De ces récits caucasiens, à travers les inégalités de ton et les incohérences de détail qui ne sauraient manquer dans un tel dossier folklorique, se dégage le dessin d’un personnage original, mêlé à la vie des héros, sans qui même leur vie serait toute changée et peut-être inconcevable, et qui pourtant se définit constamment par opposition à eux. Que l’on repasse le rapide signalement donné pp. 199-201 et qu’on l’étoffe de toutes les interventions et aventures qu’on vient de lire : Syrdon s’animera, dans son harmonieuse complexité. Et, avec lui, sa réplique islandaise, Loki.
Par un amusant paradoxe, Syrdon (et plus encore le Širtta, Šertuko qu’il est devenu chez les Tchétchènes et chez les Ingouches) est à certains égards plus surhumain, plus « mythique », comme dit Čax Axrijev, que Loki. Il a plus de dons que lui ; si tous deux se métamorphosent, circulent vite, découvrent tous les secrets, etc., Syrdon paraît « savoir » davantage : non seulement ce qui est loin, mais l’avenir ; il compte prodigieusement ; ses rapports avec le monde souterrain, son pouvoir de surgir et de disparaître à volonté sont peut-être aussi plus marqués. Mais ce ne sont là que des nuances différentes dans deux natures qui se recouvrent trait pour trait.
On n’aura certainement pas l’idée de chercher, dans le plus ou moins de malignité que Syrdon manifeste en diverses occasions, la preuve d’une « chronologie », d’une « évolution », les récits où il joue des tours aux Nartes étant supposés « postérieurs » à ceux où il leur rend des services : tout cela est mêlé, contemporain et, dans sa contradiction même, cohérent, et c’est justement cette contradiction qui définit la personnalité de Syrdon ; c’est à cause d’elle que les Nartes, tout en l’utilisant, le méprisent, et, tout en le haïssant et le méprisant, le supportent ; c’est grâce à elle qu’il peut ajourner longtemps le forfait majeur qui, rompant ce fragile équilibre, le précipite à sa perte. Il est clair que ces réflexions valent aussi pour Loki : les « vraisemblances » psychologiques qu’on a postulées pour faire « évoluer » vers le mal un Loki « primitivement » bon, la perspective « historique » qu’on a voulu mettre ainsi dans son dossier, sont artificiels ; Loki se définit, lui aussi, par cette contradiction, par cette tension, qui fonde sa propre conduite et celle des autres dieux à son égard.
Laissant au lecteur le soin de vérifier l’étroite analogie des deux caractères, je n’insisterai que sur une correspondance remarquable entre les deux conduites parce qu’elle résout la difficulté la plus considérable du problème de Loki. Cet élément de solution, dont j’essaierai ensuite de tirer quelques conséquences, peut se formuler d’abord brièvement ainsi : la mort de Baldr et la mort de Soslan (ou Sosryko) sont des faits mythiques homologues où Loki et Syrdon jouent des rôles homologues.
Dans une des Notes jointes aux Légendes sur les Nartes, j’ai signalé les éléments « solaires » qui subsistent dans la carrière du héros Soslan (ou Sosryko)1, comme des éléments « fulgurants » subsistent dans le héros Batradz2. Ces éléments sont particulièrement importants dans la légende de sa mort. Je reproduis ce que j’écrivais à ce sujet en 19303 :
Partant des figurations gallo-romaines du « dieu à la Roue » – un dieu tenant une roue de moyenne grandeur à bout de bras ou sur l’épaule –, Gaidoz a écrit en 1884-1885, une étude justement célèbre intitulée « Le dieu gaulois du Soleil et le symbolisme de la Roue ». Grimm, Mannhardt avaient déjà traité la question et sir J.G. Frazer l’a reprise encore dans toute son ampleur à propos du mythe germanique de Baldr4. Malgré les réserves de Frazer, il reste acquis que, dans nombre de cas, les rites européens des équinoxes et des solstices où figure une roue enflammée sont des fêtes solaires, que cette roue elle-même est un symbole solaire5. Le lecteur trouvera chez les auteurs qui viennent d’être mentionnés de très nombreux exemples de ces scènes rituelles. Une des plus caractéristiques est celle qui a été décrite, il y a un siècle, à Basse-Kontz (arrondissement de Thionville, Lorraine), et qui se pratiquait à la Saint-Jean, fête chrétienne du solstice d’été6. Ce village est situé sur le flanc d’une colline plantée d’arbres fruitiers et de vignes qui domine la Moselle. La veille de la fête, écrit Tessier, les hommes – les femmes sont rigoureusement exclues – s’assemblent au sommet de la colline où a été placée une grande roue garnie avec de la paille que toutes les maisons du village ont contribué à fournir. Le maire de la ville voisine de Sierck allume la paille et aussitôt la roue, guidée par deux jeunes gens agiles qui la tiennent par l’arbre d’essieu (dépassant de chaque côté de trois pieds), se met à rouler le long de la colline ; autour d’elle des hommes courent, tenant des torches de paille. Les deux jeunes gens qui guident la roue s’efforcent de la mener jusqu’en bas et de la jeter tout enflammée dans la Moselle ; ils y réussissent rarement, soit que les vignes arrêtent la roue, soit que la paille ait achevé de brûler avant d’avoir atteint le bas de la pente. Quand, par extraordinaire, l’opération réussit, on voit là le meilleur présage pour la vendange.
Qu’on se reporte maintenant aux récits sur la mort de Soslan-Sosryko. Les conteurs ne savent plus qui est Barsag (ou Marsug, ou Balsag, Balsik…), personnage céleste, propriétaire de la Roue de Barsag. Mais la Roue elle-même est clairement décrite, et chez les Ossètes, et chez les Tcherkesses7.
Dans les récits ossètes (no 16 a-e)8, c’est une roue de type ordinaire ou dentée et, dans une variante au moins, enflammée, puisqu’elle réduit en cendres les arbres – sauf le bouleau – qui s’opposent à sa course (no 16 b) et puisqu’elle se fait mettre au feu par son maître avant de rouler sur lui (ibid.). Elle roule du ciel à la terre, à travers forêts et plaines, jusqu’à la mer Noire (à l’Occident !) où elle tombe à l’eau (no 16 a, e). Sosryko (ou Soslan), quand il l’aperçoit, la poursuit dans une course épique ; une première fois, grâce au bouleau et au houblon qui l’empêtrent et l’arrêtent, il peut la saisir et l’emmener en captivité ; mais une seconde fois elle surgit à l’improviste et lui coupe les jambes. Alors ce sont les deux fils du héros qui la poursuivent en vain jusqu’à la mer Noire : elle est déjà au fond des eaux. On notera que, dans 16 a, c’est la « fille du Soleil » qui, pour se venger d’une injure de Sosryko, envoie la Roue contre lui.
Chez les Tcherkesses, la Roue n’est pas si fabuleuse. Elle n’a ni vie propre, ni maître céleste, et elle n’agit (bien qu’on traduise son nom par « roue magique ») que selon les principes les plus certains de la mécanique. Mais nous regagnons du côté « rite » ce que nous perdons du côté « mythe » : la roue qui tue Sosryko (18 II, a-f) est une large roue munie de dents d’acier qui, lors d’une grande réunion des Nartes sur leur habituel terrain de sport, leur sert d’instrument de jeu : un groupe de Nartes, en haut d’une montagne, la précipite sur la pente qu’elle dévale à toute vitesse, et un autre groupe de Nartes, en bas du mont, la reçoit, l’arrête et la remonte. Quand c’est le tour de Sosryko – l’invulnérable – d’encaisser le choc, les Nartes lui demandent successivement de recevoir la roue avec la poitrine, avec le genou, avec le front, jusqu’au moment où il la reçoit sur son seul endroit sensible, la hanche, et succombe.
Ces deux conceptions, assez différentes, se complètent9. La Roue fabuleuse chez les Ossètes et la Roue de fête chez les Tcherkesses présentent l’une et l’autre des traits qui rappellent les scènes populaires évoquées plus haut, notamment celle de Basse-Kontz. La roue de Barsag a l’apparence et l’usage d’une roue solaire10. Sans doute a-t-elle jadis correspondu, dans des mythes, à quelque accessoire rituel de solstice. Cette hypothèse devient presque une certitude par le fait que, dans une des variantes ossètes sur la mort de Soslan, la Roue meurtrière est appelée non point « Roue de Barsag », mais « Roue d’Ojnon », (c’est-à-dire de Jean)11, et d’ailleurs qu’elle est au service du « Père Jean », Fyd Ioanne, c’est-à-dire, comme l’a noté depuis longtemps Vs. Miller, de saint Jean-Baptiste.
D’ailleurs, aussi bien chez les Ossètes à propos de Soslan, que chez les Tcherkesses à propos de Sosryko, il y a, ou il y avait encore récemment, des traces de cultes qui orientent vers la même interprétation.
Vs. Miller, dans sa liste des dzuar (sanctuaires) d’Ossétie, a signalé12 le prétendu « tombeau de Soslan », construction de pierre en forme de dolmen érigée près de la localité de Nari, entre deux rivières, au lieu-dit Macuti. « Dans ce bâtiment, dit-il, sur une dalle de schiste, on voit le squelette bien conservé d’un homme de taille gigantesque, que la tradition appelle “squelette de Soslan”, c’est-à-dire du héros bien connu des contes nartes. Sur sa mort, on raconte la même légende que sur celle de Batraz13. Près de la tombe, en juin, les Digoriens viennent égorger des béliers et prier Soslan pour qu’il leur donne du beau temps. O. Gatujev m’a dit qu’on avait trouvé à cet endroit un crucifix de cuivre ; il est donc possible qu’il y ait eu là jadis un sanctuaire chrétien14. »
Un peu plus loin, dans le calendrier des fêtes15, et avec une légère variante dans la date (v ijule au lieu de v ijune), Vs. Miller précise la valeur de cette fête : « Parmi les fêtes locales, on peut encore signaler le kuvd (banquet, sacrifice) en l’honneur de Soslan ; il est offert en juillet par les habitants de la région, près du tombeau qui lui est attribué à Nary, en Digorie. Ils sacrifient à Soslan des béliers et le prient pour obtenir du beau temps, de la pluie. On ne voit aucun lien entre les récits épiques sur Soslan et ce kuvd. La légende qui attribue sa mort à la roue du Fyd Ioanne ou Iuane (saint Jean-Baptiste), laquelle lui aurait coupé les jambes, ne s’accorde pas avec l’état, parfaitement intact, du “squelette de Soslan”. On enregistrera peut-être ultérieurement des traditions expliquant l’origine de ce kuvd. Nous pouvons seulement dire que le compagnon de la pluie, l’arc-en-ciel, s’appelle chez les Digoriens “l’arc de Soslan” (Soslani ænduræ). »
Vs. Miller se mettait en peine pour peu de chose. Il est évident que le « squelette de Soslan » n’est pas une donnée primitive, ne remonte pas aux premiers temps du paganisme. Quand il a été découvert, on l’aura placé dans le sanctuaire uniquement parce que, étant gigantesque, il ne pouvait être que celui d’un Narte, du plus illustre des Nartes, ou de celui qu’on honorait particulièrement dans le voisinage, de Soslan. Ce squelette n’est pas mutilé comme l’aurait exigé la vulgate de l’épopée narte ? Tant pis. Ne prêtons pas aux usagers des légendes et des sanctuaires ossètes des exigences que n’ont pas eues toujours, au Moyen Âge, nos marchands de reliques. Ce qui est important, c’est : 1) le fait du sacrifice annuel ; 2) sa destination (beau temps, pluie), et le pouvoir qu’il suppose qu’on attribue à Soslan ; 3) sa date (juin ou plutôt juillet). On a sûrement là quelque chose d’archaïque et qui, par-delà l’épopée narte, rejoint la mythologie préchrétienne des Ossètes, car le nom même de Soslan (et donc du tcherkesse – repassé ensuite en ossète – Sosryko, Sewsǝrǝ-q˚o16) et aussi le nom de son père Sosæj sont en rapport avec le nom ossète de la saison chaude sos-æn (dig. susæn) et avec le nom du mois assimilé à juillet (sosæni mæjæ, dig. susæny mæi). On se rappellera ici d’autre part que l’épisode où Soslan lui-même, trompé par Syrdon, laisse périr sur un kourgan son jeune compagnon et prend son deuil (un deuil étrange : il entre dans le ventre d’un bœuf qu’il vient d’égorger et de vider) est situé par la tradition tægka amistolæj sosæni astæu, « juste entre juin et juillet17 ».
Ces indications recueillies chez les Ossètes sont confirmées par ce qu’on sait de certains cultes païens des anciens Tcherkesses. En 1911, dans la région de Tuapse, le prince N. Troubetzkoy a pu encore parler avec des vieillards qui étaient nés dans le paganisme (disparu vers 1840), et surtout avec un pittoresque bonhomme, Qarbeč x˚ut, qui, après avoir été musulman fanatique, s’était pris de haine pour l’islam et se déclarait païen avec ostentation18. Il a eu ainsi des renseignements sur ce « paganisme » qui, en fait, portait fortement la marque d’anciennes phases chrétiennes. Mais, à la révolution russe de 1917, les papiers de Troubetzkoy ont été égarés et, en 1934, à Vienne, il n’a pu noter que des souvenirs vieux de vingt-trois ans. Il ne se rappelait plus les noms de toutes les grandes fêtes mais savait qu’elles se laissaient rapprocher des fêtes de l’Église orthodoxe. On célébrait une fête printanière de pleine lune (cf. Pâques) ; cinquante jours plus tard, une autre fête, au cours de laquelle on parait les maisons de feuillage (cf. la Pentecôte) ; deux fêtes d’été, l’une au cours de laquelle on allumait un grand feu (cf. la Saint-Jean), l’autre consacrée à Šible, génie de l’orage (cf. la Saint-Elie, 20 juillet) ; deux fêtes en l’honneur de Merem (la Sainte Vierge), l’une en automne (cf. l’Assomption, 15 août ; ou la Nativité de la Vierge, 8 septembre ?), l’autre au solstice d’hiver (cf. Noël). De ces dernières, Troubetzkoy dit avoir oublié les particularités. Il se rappelle seulement que, au cours de la fête d’hiver de Merem, on ornait de rubans et d’étoffes un petit arbre dépouillé de ses branches jusqu’à la moitié du tronc et qu’on l’apportait dans la maison en chantant un chant dont le refrain était : « Grande Merem, mère du grand Dieu, fais-nous vivre tranquilles, fais-nous riches, fais-nous bien portants19 ! » Cet arbre s’appelait d’un nom dont Troubetzkoy ne garantit pas le phonème final : Sewsǝrǝs˙, ou Sewsǝrǝs, ou Sewsǝrǝż20, et qui évidemment inséparable de Sewsǝrǝ-q˚o ; si, comme il est probable (les autres combinaisons n’ont pas de sens en tcherkesse), il faut choisir Sewsǝre-ż21 « le vieux22 Sewsǝr », il est clair qu’on a une variante du nom de Sewsǝrǝ-q˚o23. Cela est confirmé par ce que Qarbeč, interrogé sur le sens de la cérémonie, a répondu à Troubetzkoy : Sewsǝreż était le nom d’un homme qui avait fait beaucoup de merveilles, qui notamment pouvait marcher sur la mer ; mais il s’enorgueillit et Dieu le punit en lui enlevant une jambe ; et c’est en souvenir de ce magicien que l’arbre orné s’appelle Sewsǝreż. Il est bien clair que ce Sewsǝreż amputé de la jambe est le même que notre Sewsǝrǝq˚o, Sosryko, à qui la Roue a coupé une ou deux jambes ; et son caractère de sorcier s’accorde avec ce que j’ai noté moi-même du caractère de Sosryko, en 1930-1931, chez les Tcherkesses de la région d’Ismit24. Enfin G. Deeters, éditeur de Caucasica, a joint à l’article de Troubetzkoy une note25 où il renvoie à une ancienne description de la fête de « Séossérès » due au voyageur Taitbout de Marigny, qui l’avait observée en 181726. Voici cette description : « Séossérès [Séozérès (sic) était un grand voyageur auquel les vents et les eaux étaient soumis. Il est particulièrement en vénération chez ceux qui habitent près des bords de la mer] est un jeune poirier que les Tcherkesses coupent dans la forêt et qui, après avoir été ébranché de façon que les tronçons restent seuls, est porté chez eux pour y être adoré comme une divinité. Presque tous en ont un : vers l’automne, le jour de sa fête27, on le porte en grande cérémonie dans l’intérieur de la maison, au bruit de différents instruments et des cris de joie de toute l’habitation, qui le complimente de son heureuse arrivée. Il est couvert de petites bougies et, à son sommet, est attaché un fromage ; on boit autour de lui du bouza28, on mange, on chante, après quoi on le congédie et on le replace dans la cour où il passe le reste de l’année, appuyé contre une muraille29, sans aucune marque divine. Il est le protecteur des troupeaux et a deux autres frères30. »
Il est probable que ce « dieu » n’intervenait pas seulement aux fêtes d’automne et d’hiver. Un récit qabardi, publié en turc en 1935, après avoir raconté de la manière ordinaire la mutilation de Sosryko par la Roue et la bénédiction qu’il donne au loup, se termine ainsi31 :
Les Nartes dirent : Ne laissons pas Sosryko mourir dans ce monde-ci ! Et ils l’enterrèrent profondément. Mais, sous la terre, il continue de vivre. Quand arrive le printemps, de dessous le sol, il chante :
Là-haut le ciel bleuit,
là-haut la terre verdit,
sept jours, là-haut,
je veux être libre.
Je veux vivre
pour me venger de mes ennemis,
pour arracher leurs yeux jaloux !
On dit qu’au début de chaque printemps on entend ainsi la voix de Sosryko.
Ajoutons enfin que les Tcherkesses attribuent entre autres dons à Sosryko – comme les Ossètes à Soslan, on l’a vu – une puissance météorologique : « Comme il était malin, il pouvait provoquer la gelée, faire tomber la neige… ; quand il combattait, il emplissait l’air de brouillard », m’ont dit les Tcherkesses d’Uzun Tarla, en Anatolie32.
On entrevoit ainsi ce qu’a pu être le type divin dont les légendes de Soslan et de Sosryko et les rituels ossètes et tcherkesses conservent le souvenir. À coup sûr, en partie, « génie de la végétation » et héros de fêtes saisonnières : le rituel de Sewsǝreż aura sûrement rappelé aux humanistes la dendrophorie (arbor intrat) du culte de Cybèle, rituel qui est lui aussi en rapport avec un grand malheur, avec Attis, le jeune héros mort de son automutilation ou tué au cours d’une chasse paysanne (Atys) ; cette dendrophorie a lieu le 22 mars, c’est-à-dire au moment précis où, chaque année, le Sosryko qabardi, du fond de sa sépulture, demande à participer à la résurrection de la nature, et chante33. On comprend aussi les sacrifices des Ossètes au « tombeau de Soslan », en juin ou juillet ; et la désignation même du personnage par un mot apparenté à sosæn « la grande chaleur, juillet » ; et l’insistance avec laquelle les légendes décrivent sa « descente aux enfers » ; et aussi – pour revenir à notre point de départ – le rôle prêté à la Roue du « Père Jean »34 dans la mort du héros. Et l’on découvre comment s’explique ce qui étonnait Vs. Miller35 : il y a une profonde relation entre la Roue du Père Jean et la date estivale du kuvd de Soslan.
Soulignons enfin, avant de quitter le Caucase, l’affabulation que les Tcherkesses ont donnée au thème de la Roue : c’est au cours d’une joute d’adresse, d’un jeu auquel il se prête de bon gré, d’une « fête des Nartes » ou des géants, que, par traîtrise, Sosryko succombe.
En dépit de l’opinion fréquemment exprimée et récemment encore soutenue par F. R. Schröder36, Baldr, lui, n’est pas un génie de la végétation. Même si on ne le suit pas dans la nouvelle interprétation qu’il propose (le meurtre de Baldr figurerait une scène d’initiation de jeune guerrier), il est impossible en effet de ne pas céder à la critique que Jan de Vries a faite du « Baldr the Beautiful » frazérien37. Dans la terminologie de nos études, Baldr est une figure du premier niveau (souveraineté, religion, droit) et non du troisième (fécondité, prospérité). Il n’y a pas lieu de nous étendre ici sur ce dieu si séduisant38. Il suffira de souligner que, bien que pour des raisons différentes, l’importance, la gravité de sa mort n’est pas moindre pour la collectivité à laquelle il appartient que celle du Soslan des Ossètes, et aussi que c’est au cours d’un vaste jeu, d’une vraie fête réunissant toute la société que soudain, Baldr succombe, traîtreusement frappé : « Baldr et les Ases, dit Snorri, s’amusèrent ainsi ; il se tenait sur la place du þing et tous les autres ou bien lançaient des traits contre lui, ou bien lui donnaient des coups d’épée, ou bien lui jetaient des pierres ; mais quoi que ce fût, cela ne lui faisait aucun mal et cela semblait à tous un bien grand privilège. » Comme dans le cas du Sosryko tcherkesse, il paraît bien qu’on a ici la projection légendaire d’une de ces grandes réjouissances collectives, où toute la société s’ébat, comme les peuples demi-civilisés en montrent encore, comme les anciens peuples de l’Europe, de l’Atlantique à la steppe, en organisaient lors des fêtes capitales, saisonnières ou autres.
La ressemblance va plus loin, s’étend au ressort dramatique des deux légendes : de même que le Sosryko tcherkesse, trop sûr de son invulnérabilité, offre complaisamment toutes les parties de son corps à la Roue que les Nartes lancent contre lui39, de même Baldr, trop confiant dans le serment qu’ont prêté tous les êtres, s’offre complaisamment comme cible aux projectiles des Ases ; de même que Sosryko succombe par surprise, parce qu’une partie de son corps, une seule, la hanche ou le genou, n’est pas invulnérable, de même Baldr succombe par surprise, parce qu’un projectile, un seul, le gui, n’a pas prêté le serment de ne pas le blesser40.
Ce premier point établi, il est aisé de vérifier que Loki et Syrdon jouent dans ces deux sombres histoires des rôles homologues. L’un comme l’autre poursuit de sa haine le jeune et sympathique héros. L’un comme l’autre tue par procuration, n’est que le ráđbani, « le meurtrier par conseil » et non l’exécutant, le handbani. Pour cela, l’un comme l’autre use de son don de métamorphose : Loki se transforme en femme pour surprendre le secret de l’exception qui fait du gui l’unique arme possible du crime, puis, sans nouvelle métamorphose, conseille à l’aveugle Höđr de frapper Baldr avec le gui et lui indique la direction du coup ; Syrdon se transforme d’abord en objets divers (vieux bonnet, objets d’or…) pour surprendre le secret de l’exception qui fait de la hanche (ou du genou…) de Soslan-Sosryko l’unique endroit possible de la blessure mortelle ; puis, dans les variantes ossètes, tantôt sous sa forme ordinaire, tantôt successivement sous les traits d’une jeune fille, d’une vieille femme et d’un vieil homme, il donne à la Roue les conseils et lui fait les révélations qui lui permettront d’abattre Soslan ; quant aux variantes tcherkesses, dans la surprise du secret comme dans l’avis pernicieux, elles ont si bien « fixé » la transformation de Syrdon en vieille femme que Syrdon a disparu et qu’il ne reste que la vieille femme. Enfin, comme Loki, Syrdon a commis par ce crime et par la froide haine dont il fait montre ensuite, son imprudence suprême : de même que Loki est saisi et supplicié par les Ases, on voit soit Soslan, avant d’expirer, soit le cheval de Soslan, soit plus généralement l’ensemble des Nartes mettre Syrdon à mort et l’enterrer de façon ignominieuse.
Il n’est qu’un trait de la conduite de Loki envers Baldr qui ne se retrouve pas dans la conduite de Syrdon envers Soslan-Sosryko : c’est la cruelle intervention par laquelle, sous les traits d’une sorcière, il fait mourir Baldr une deuxième fois, confirme sa mort, la rend irrémédiable, en rompant l’unanimité du deuil qui seule procurerait sa résurrection. Rien de tel ne suit la mort de Soslan-Sosryko : les outrages de Syrdon sont d’autre sorte. Mais on a vu qu’une scène homologue se rencontre dans l’épopée caucasienne, simplement appliquée non plus à la mort de Soslan lui-même, mais à celle d’un jeune garçon, ami et allié de Soslan, que Soslan doit sauver d’une blessure mortelle pour réussir son entreprise, et qu’il a commencé en effet à sauver : pour que le jeune garçon survive à cette blessure mortelle (ou revive, car elle paraît avoir déjà fait son œuvre), il suffirait que Soslan le portât d’une traite, sans le poser à terre, par-delà sept ruisseaux ; sous les traits d’un vieillard, après le troisième ruisseau, puis sous les traits d’une vieille femme après le sixième, Syrdon donne par deux fois à Soslan une fausse nouvelle qui doit l’amener à poser le corps et à s’en aller ; la première fois, Soslan ne l’écoute pas ; mais, la seconde fois, il place le corps sur sa bourka et le laisse sur un kourgan ; quand il revient, la fraude découverte, il est trop tard : la mort est irrémédiable et Syrdon a déjà jeté « la terre du cadavre1 ». On voit que le sens de l’épisode, de la méchanceté est bien le même dans le cas de Loki et dans le cas de Syrdon. Et si l’on se rappelle l’indication rituelle et temporelle qui termine le récit ossète et qui situe le deuil que prend à cette occasion Soslan au moment précis de l’année où les Ossètes font leur sacrifice à Soslan lui-même (« juste entre juin et juillet »), on voit que, bien que sans lien dramatique avec la mort de Soslan, cet épisode, où Syrdon n’agit d’ailleurs que par hostilité pour Soslan, doit prolonger un mythe qui, au temps du paganisme, s’appliquait au même moment, à la même circonstance rituels.
Ainsi le rôle de Loki dans la mort et la « non-résurrection » de Baldr, et le rôle de Syrdon dans la mort de Soslan (et accessoirement dans la « non-survie » du jeune allié de Soslan) se correspondent et par leur motivation, et par leur affabulation, et par leurs conséquences. Comme déjà, en elles-mêmes, on l’a vu, ces deux morts sont homologues et se fondent sur le même type de représentations religieuses, on n’a certainement plus le droit d’examiner séparément le cas Loki-Baldr et le cas Syrdon-Soslan. Du coup, plusieurs solutions s’éliminent et, en vérité, il n’en reste qu’une. Il est invraisemblable qu’il faille partir d’un Loki et d’un Syrdon « primitivement » bienveillants et bienfaisants et admettre que deux « développements historiques » (par définition contingents) les aient transformés dans le même sens et amenés au même résultat ; qu’ils aient, par exemple, tous deux tourné à l’aigre sous l’influence du diable chrétien ou mazdéen et qu’ils se soient trouvés, pour finir, insérés par une suite de hasards parallèles dans deux grands crimes de signification et de portée analogues, avec des rôles exactement équivalents.
Mais il n’est pas moins invraisemblable qu’un des deux seulement, Loki ou Syrdon, ait eu d’emblée, de toujours, la figure complexe qui ressort de son dossier, y compris sa participation au grand crime final, et que l’autre au contraire n’ait obtenu, rejoint cette figure que par un « développement historique ». Or, tout porte à croire que le rôle de Syrdon dans la mort de Soslan est fondamental, primitif, qu’il couronne par un crime inexpiable mais prévisible une carrière ambiguë et il est clair que, dans cette histoire, Soslan ne doit rien au Christ supplicié ni Syrdon au diable ou à Judas ; si donc il reste probable, comme je l’ai dit plus haut, que certaines expressions de Snorri à propos de Baldr témoignent qu’une analogie a été sentie entre le Christ et Baldr et s’il reste possible que le diable ait déteint sur Loki, nous devons néanmoins penser que, avant toute intervention chrétienne, le drame de la mort de Baldr et les rôles des deux protagonistes étaient déjà fixés ; que par conséquent la complexité et l’ambivalence de Loki, ou plutôt ses ambivalences (serviable et nuisible, bouffon malicieux dans la « petite mythologie » et criminel endurci dans la « grande »), sont congénitales. Bref, un des résultats de notre recherche comparative est de réduire à peu de chose, dans l’étude de Loki, le problème d’évolution religieuse et de le remplacer par la définition d’une structure ; le parallélisme Syrdon-Loki garantit l’unité, l’harmonie essentielle du caractère et de toutes les actions de Loki.
Enfin, la médiation des variantes relatives à la mort de Soslan-Sosryko permettra aux germanistes de mieux comprendre, d’apprécier à leur juste et mince valeur la diversité, les contradictions mêmes qu’ils ont relevées entre les récits relatifs à la mort de Baldr : sur ces points homologues, la tradition germanique ne devait pas avoir plus d’uniformité ni de cohérence que la tradition caucasienne. On peut même s’amuser à remarquer que, par rapport à l’Edda de Snorri (où la perfidie de Loki éclate, sous son nom), les deux récits de Saxo Grammaticus (où Loki n’apparaît pas, mais où c’est quand même un conseiller, hostile à Balderus, qui révèle à Hotherus le seul moyen de tuer Balderus) se situent de la même manière que, par rapport aux variantes ossètes (où la perfidie de Syrdon éclate, sous son nom), les variantes tcherkesses (où Syrdon n’apparaît pas, mais où c’est quand même une conseillère, hostile à Sosryko, qui révèle aux ennemis de Sosryko le seul moyen de le tuer). Cette rencontre n’a, bien entendu, pas de signification particulière ; elle permet seulement cette constatation de bon sens, que l’ampleur des divergences entre les variantes germaniques ne dépasse pas la normale et ne comporte pas, ne supporte pas les lourdes conséquences que certains ont prétendu en tirer2.
Dans les sciences dites humaines comme dans les autres, on ne résout ni ne supprime un problème sans qu’aussitôt un autre surgisse à sa place. Nous n’échapperons pas à cette fatalité. Le succès même de la confrontation nous met en demeure d’expliquer l’étroite parenté de Loki et de Syrdon, c’est-à-dire de faire un choix dans le quadrille d’hypothèses qui se forme toujours en pareil cas. Loki a-t-il été directement ou indirectement calqué sur Syrdon par les Scandinaves ou leurs ancêtres, ou Syrdon calqué sur Loki par les Ossètes ou leurs ancêtres, et cela soit par emprunt de société à société, soit par fusion de sociétés, de tribus nomades, comme il a dû s’en produire dans les steppes de l’Europe orientale ? Loki et Syrdon ont-ils été l’un et l’autre empruntés au folklore ou à la mythologie, conservée ou aujourd’hui disparue, d’un même troisième peuple ? Les analogies d’organisation sociale, de civilisation matérielle et morale qui ont existé entre les Ossètes (ou les Scythes) et les Scandinaves (ou les Germains) permettent-elles de concevoir la formation indépendante de ces deux personnages de même type et des légendes où ils interviennent ? Loki et Syrdon ont-ils été l’un et l’autre hérités, conservés par les Ossètes et par les Scandinaves à partir d’un même prototype datant soit de l’unité indo-européenne soit d’une unité partielle ultérieure où futurs Ossètes et futurs Scandinaves se seraient encore trouvés associés ? Annonçons-le tout net : nous sommes en état de recommander, mais pas encore de démontrer la dernière hypothèse, notre principal argument n’étant que négatif : les trois premières sont évidemment, en elles-mêmes, très peu probables.
La première hypothèse, celle de l’emprunt, consisterait en somme à reprendre, autrement orienté, appliqué à une matière plus précise, le thème du Ragnarök d’Axel Olrik1. On sait que cet auteur a supposé que les légendes eschatologiques des Scandinaves, de la Völuspá et de Snorri, étaient venues de l’Orient, du Sud-Est européen, exactement du Caucase ; en particulier que Loki enchaîné et déchaîné était le démarquage nordique de ces Artavazd, Amirani, Rokapi, Abrskil, etc., de ces « Prométhées » qui peuplent tant de cavernes dans les hautes montagnes du Caucase. Chose étrange, ce puissant érudit n’a rien retenu de l’épopée ossète, il a passé à côté de Syrdon et de Soslan sans les voir, parce que son attention était centrée sur les Weltuntergang, sur la fin de ce monde, et que, bien sûr, les légendes sur les Nartes, aventures humaines et non cosmiques, ne lui fournissaient pas sur ce point de matière de comparaison2. Mais devons-nous, mutatis mutandis, reprendre ce moyen d’explication ? Sans doute non, et d’abord pour la raison qui fait qu’Olrik n’a pas été généralement suivi : les Scandinaves sont bien loin du Caucase et, des contacts directs étant évidemment exclus, on voit mal quel aurait été l’intermédiaire. Olrik a proposé les Gots, les Gots orientaux qui ont en effet rôdé sur les bords de la mer Noire (où ils ont laissé un petit résidu, les « Gots de Crimée », qui parlaient encore leur langue au XVIIIe siècle) et qui ont pu établir des « chemins » de diverses sortes vers les Germains du Nord. L’année même qui a suivi la publication du Ragnarök, dans quelques pages des Danske Studier3, Olrik a pensé avoir résolu le problème, c’est-à-dire avoir établi un contact historique précis, et en même temps une rencontre littéraire, entre Gots et Tcherkesses au IVe siècle de notre ère. Mais son article est un de ces petits égarements que la Providence inspire une ou deux fois dans leur vie aux plus grands savants pour les rappeler à l’humilité. Tout y est d’une grande naïveté. Olrik prend au sérieux l’extravagante « histoire » des Tcherkesses cuisinée par Šora Bekmursin Nogmov et servie en allemand par Ad. Bergé en 18664 ; il admet l’étymologie fantaisiste du nom indigène des Tcherkesses, adǝğe à partir des anciens Antes, traités de Caucasiens pour les besoins de la cause ; il admet qu’un fragment de chant tcherkesse (sur un chef nommé Bakssan, tué avec son peuple par le nommé Gut), chant noté au XIXe siècle, peut être relatif à des événements du IVe ; dans les circonstances vagues qu’il déduit de ce chant, il découvre la version tcherkesse d’une catastrophe que les Ostrogots infligèrent à un roi des Antes nommé Box (ou Boz) et dont l’historien Jordanès (Getica, ch. 48) a fait mention ; il ne reste plus qu’à décréter que, phonétiquement, Boz, Box est la même chose que Bakssan, ce qui est fait allègrement p. 17… Bref, rien n’est à retenir de cette tentative.
Non pas qu’il soit exclu que les Ostrogots aient rencontré, au cours de leurs pérégrinations, non seulement des ancêtres des Tcherkesses mais aussi les ancêtres des Ossètes ou du moins de tribus apparentées et en possession d’un folklore analogue. Mais nous avons vu à quel point le vaste dossier de Syrdon et celui de Loki, y compris les épisodes de la mort de Soslan-Sosryko et de la mort de Baldr, forment chacun un tout et à quel point l’action de Loki et celle de Syrdon pénètrent l’ensemble des récits nartes et l’ensemble des mythes scandinaves. Il faudrait donc supposer : d’abord que les Gots ont emprunté à ces peuples de la Russie méridionale un morceau de mythologie très considérable et bien articulé ; puis qu’ils l’ont fait passer de proche en proche jusque dans la Scandinavie occidentale ; enfin que cet intrus a bouleversé, rénové la mythologie des Norvégiens. Pour m’engager dans cette voie, je demande un peu plus que la possibilité théorique des contacts entre Ostrogots et peuples caucasiens.
Mais surtout – et nous touchons ici à l’un des points les plus délicats de notre étude – pourquoi disons-nous que le dossier Syrdon et le dossier Loki sont inséparables ? Parce qu’on y constate une correspondance totale entre deux types pourtant complexes, c’est-à-dire une correspondance entre leurs natures, dons, situations sociales, moyens d’action, contradictions internes, etc. ; parce que le déroulement de leurs deux carrières est aussi le même, aboutissant dans les deux cas et pour la même raison à la même catastrophe ; en particulier parce que, entre le récit sur la mort de Baldr et les récits sur la mort de Sosryko et entre les parts qu’y prennent respectivement Loki et Syrdon, existent les nombreuses similitudes, de sens et de forme, qui ont été signalées plus haut. Tout cela exclut le hasard et pose le problème qui nous arrête. Il n’en reste pas moins que, si l’on confronte terme à terme les parties les plus évidemment homologues des deux dossiers, jamais il n’y a de ces superpositions rigoureuses qui commandent ou recommandent l’explication par l’emprunt. Par exemple, dans les récits sur la mort de Baldr et sur celle de Sosryko, il y a cette correspondance très remarquable que ces deux sympathiques héros, presque invulnérables, succombent au cours d’un grand jeu auquel, se croyant à l’abri d’un coup mortel, ils se prêtent complaisamment ; mais ces deux jeux, tout en consistant l’un et l’autre à lancer sur le héros des projectiles normalement dangereux et ici, exceptionnellement, inoffensifs, ne se recouvrent pas, la Roue, si caractéristique des récits caucasiens, n’intervenant pas dans les récits scandinaves. L’immunisation et l’exception unique ont le même rôle à propos de Baldr et à propos de Soslan-Sosryko, mais sous des formes constitutivement différentes : ici, invulnérabilité de tout le corps, sauf de la hanche (ou du genou…) ; là, neutralisation de tous les projectiles, sauf du gui. Loki, sous les traits d’une sorcière, rend définitive la mort de Baldr quand elle est encore remédiable, comme Syrdon, sous les traits d’un vieillard et d’une vieille femme, rend définitive la mort du jeune allié de Soslan, et cette manifestation de méchanceté est un thème rare, dont on ne signale pas d’autre exemple dans les folklores européens ; mais le détail est différent dans les deux cas et, chez les Ossètes, il s’agit non pas de Soslan lui-même, mais d’un compagnon chéri et précieux de Soslan, si bien que la méchanceté de Syrdon tend cette fois à affliger Soslan et à lui nuire, non à le supprimer. On multipliera aisément les exemples. Au cours des conférences où ce livre a été préparé, j’ai prié un étudiant, à titre de contrôle, de relever dans les deux dossiers ce qui peut passer pour des correspondances de détail significatives ; voici tout ce qu’il a trouvé : 1° le « bain de siège » qui est, en plein milieu de la rivière, infligé à Syrdon accroché à la queue du cheval de Soslan, rappelle le « bain de siège » subi, au milieu de la rivière, par Loki accroché à la ceinture de Þórr5 ; 2° pendant que la Roue de Barsag était sur la forge du forgeron céleste, Syrdon a volé des fragments de son fer, ce qui l’a affaiblie, comme Loki a causé un défaut au marteau de Þórr pendant qu’un nain forgeron le fabriquait6. Et c’est tout, et ces correspondances mêmes qui comportent de grosses différences, s’insèrent en des points fort différents, nullement homologues, des deux dossiers.
Des critiques étourdis tireront sûrement argument de cette constatation, qu’ils appelleront un aveu, pour détruire à peu de frais les conclusions du rapprochement Loki-Syrdon, pour dire qu’elles se bornent à constater des correspondances « générales » qui ne prouvent rien. Ils auront tort. Pour détruire ce livre, il faudra découvrir, dans les littératures anciennes et modernes, d’autres personnages qui ressemblent à Loki et à Syrdon autant que Loki et Syrdon se ressemblent entre eux : sous une réserve qui sera faite tout à l’heure7, et qui est d’ailleurs une confirmation, ce troisième larron n’existe pas. Les correspondances relevées ne sont pas générales, mais précises, en elles-mêmes et dans leur agencement ; sur les points essentiels, d’ailleurs solidaires, des deux dossiers, elles définissent un schéma commun qui n’est nullement, en dépit du jeu de mots qui s’offre, schématique ni banal, mais au contraire original et complexe et qu’on ne retrouve pas ailleurs (schéma du caractère de Loki et de Syrdon, schéma de la mort de Baldr et de Soslan-Sosryko) ; seulement, dans l’affabulation, ces correspondances comportent toutes – et, laissant là les censeurs futurs, nous revenons à notre propos – une marge de liberté telle que je ne vois pas le moyen de tirer Loki de Syrdon ni Syrdon de Loki. Et c’est l’objection la plus grave contre toute explication par l’emprunt, direct ou indirect, de la Scandinavie au Caucase ou du Caucase à la Scandinavie ; objection qui vaut aussi contre la deuxième hypothèse formulée plus haut, à savoir l’emprunt fait, indépendamment, par le Caucase et par la Scandinavie à un même peuple indéterminable, étranger à l’un et à l’autre8.
La troisième hypothèse a contre elle d’être obscure, de faire uniquement appel aux rapports de causalité qui lient l’état social, économique, culturel d’un peuple et les produits de son imagination. Ces rapports sont réels, cette causalité joue. Mais dans des conditions et dans des limites qu’on ne peut préciser. De plus, dès qu’il ne s’agit plus de simples et évidentes transpositions de l’expérience courante, une telle explication tombe dans l’arbitraire.
J’ai moi-même signalé plusieurs fois1 les remarquables rencontres de thèmes légendaires qui s’observent entre Celtes, Germains et Ossètes (ou Scythes), soulignant que ces rencontres s’expliquent en grande partie par des conditions de vie analogues : intensité de la vie collective, grandes beuveries (coupes celtiques, Nartamongæ) et toute la casuistique des préséances masculines et féminines, des rivalités, des défis, des concours ; parlotes, jugements, jeux sur le þing scandinave, sur le nyxæs ossète, sur la place « au nord-est d’Emain-Macha2 » ; existence de bandes guerrières avec initiation (Batradz et Cúchulainn, plongés dans les cuves d’eau froide ; Fianna, Harii, Berserkir) ; pratique de la chasse, des razzias ; souveraineté magique (talismans des Scythes, des Tuatha Dé Danann)… Tout cela est évident et il n’est pas étonnant que des légendes reproduisant des modes de vie apparentés aient un air de famille. Le « type » de Loki et de Syrdon peut-il avoir été ainsi soit suscité, soit du moins précisé, orienté indépendamment chez les Ossètes et chez les Scandinaves par des faits d’expérience et par des traits de vie sociale analogues ?
Oui et non. On croira volontiers que, dans ces sociétés où la vie commune, publique, est très développée, où justement la parlote, l’astuce, le conseil sont de pratique et de nécessité journalières, où les susceptibilités, les rivalités déclarées ou latentes offrent une matière surabondante aux intrigants, il ait existé couramment un type social correspondant en gros à Loki et à Syrdon, susceptible de se styliser ici en Loki, là en Syrdon3. Les sagas, les biographies islandaises consignent plusieurs cas, plus ou moins romancés peut-être mais très plausibles, de conseillers pernicieux, qui font le mal sans raison, de fauteurs d’intrigues et de discordes – généralement des bannis ou des hommes de naissance inférieure –, d’hommes ingénieux et imprévoyants qui, poussés par la haine ou par leur démon, marchent d’imprudence en imprudence jusqu’à la catastrophe : pour m’en tenir aux grands textes, le Skamkal de la Saga de Njáll (chap. XLVII-LIII), le Björn de la Saga de Grettir (chap. XXI-XXII) font penser à Loki, en moins complexes. Si nous avions des sagas, des biographies de chefs ossètes ou tcherkesses, il est probable que nous y verrions, par la force des choses, agir des Syrdon, fonctionner ce qu’on a presque envie d’appeler un rouage social, tant il paraît peu évitable dans cette forme de société. Mais on touche immédiatement les limites étroites de ce genre d’explication : le caractère ambigu (serviable, pernicieux) qui fait l’intérêt de Loki et de Syrdon ne se retrouve pas dans ces personnages des sagas, mauvais tout d’une pièce, sauf parfois un certain dévouement à leur seul patron ; Björn, Skamkal, tout ingénieux qu’ils sont dans le mal, n’ont qu’une intelligence ordinaire qui ne les distingue pas du reste de la société : nous sommes loin de ce Loki, de ce Syrdon auxquels la société entière, menaçante, hostile, vient pourtant demander le « service d’esprit » que seul il peut rendre ; d’autre part, la faculté de métamorphose de Loki et de Syrdon et leurs dons surhumains, leurs rapports avec l’autre monde, leur aptitude à surgir et à disparaître, ne peuvent sortir, même par stylisation, de la pratique sociale ; enfin et surtout, il y a le dernier épisode, les rôles si analogues de Loki et de Syrdon dans les légendes de la mort de Baldr et de la mort de Soslan-Sosryko, que la chronique quotidienne ne saurait avoir produits et qui doivent s’expliquer à partir de l’ensemble mythique, religieux (peut-être même, anciennement, rituel) dont ils font partie, – et sur ce point essentiel, il est clair qu’il est tout à fait vain d’expliquer les analogies thématiques des légendes caucasiennes et scandinaves par la ressemblance des formes sociales ; l’accord, les raisons de l’accord restent mystérieux4.
Il n’en demeure pas moins un fait géographiquement et ethnographiquement remarquable, auquel il a été fait incidemment allusion plus haut5 : dans toutes les mythologies, dans tous les folklores connus, ce n’est ni Hermès ni Prométhée ni Héphaïstos, ni non plus Typhon ni Lucifer, ni bien entendu Lug ni Wieland6, ni le culture-hero ni le trickster des Indiens de l’Amérique du Nord7 qui rappellent le plus le type de Loki et de Syrdon : c’est un personnage de l’épopée irlandaise, du cycle des Ulates, c’est Bricriu (ou Bricne) Nemthenga (ou Nemthengtha) ; « Bricriu (à la) langue venimeuse ». Il n’est pas probable que ce soit le hasard qui, sur ce point encore, rapproche le monde celtique du monde germanique et du monde scythique : les conditions analogues de vie matérielle et morale doivent bien être pour quelque chose dans cette rencontre.
Bricriu sert souvent aux Ulates de messager et généralement leur est utile, car il est intelligent : c’est l’homme des « plans » et, dans les textes tardifs, il est volontiers présenté comme un ollam, comme un savant ; on le voit signalé, à la fin de l’inventaire de la maison du roi Conchobar comme « l’homme d’une grande utilité8 ». Mais il est insolent injurieux, menteur, cupide, sans scrupule, et sa joie est de semer la discorde entre les chefs, entre les clans, entre les femmes. Il est curieux, découvre les secrets9 et, devinant les malheurs dont les autres n’ont pas encore pris garde ou prévoyant les malheurs à venir, il se fait un malin plaisir de les révéler ou de les prophétiser10. Il est couard et tâche de ne pas participer aux combats ; il reste neutre dans la grande guerre où les siens sont engagés à l’occasion de la Táin. Les Ulates le supportent impatiemment et l’emploient tout en se défiant de lui et en le méprisant. Par une sorte de fatalité, il se trouve souvent en posture ridicule : tombant du haut de son balcon dans le fumier lors de son fameux festin11 ; marchant à contrecœur quand Fergus menace de le tirer par les cheveux ; lancé dans le feu par un coup de pied de Ceinnliath et sauvé de justesse par les domestiques12… On connaît le récit intitulé Fled Bricrend, « le festin de Bricriu » : les traits malins de son caractère y éclatent. Quand il invite les Ulates, leur premier mouvement est de refuser13 :
§ 5. Cela arriva un jour qu’il y avait l’assemblée des Ulates à Emain Macha. On lui souhaita la bienvenue et on l’assit à côté de Conchobar. Il s’adressa à Conchobar et aux Ulates en même temps. « Venez chez moi, leur dit-il, consommer un festin avec moi. » « Je suis d’accord, dit Conchobar, si les Ulates sont d’accord. » Fergus mac Roig et les nobles d’Ulster aussi répondirent en disant : « Nous n’irons pas, car nos morts seront plus nombreux que nos vivants après que Bricriu nous aura enflammés les uns contre les autres si nous allons consommer son festin. »
§ 6. « Ce sera bien pire pour vous, dit-il, ce que je ferai si vous ne venez pas avec moi. » « Que feras-tu donc, dit Conchobar, si les Ulates ne viennent pas avec toi ? » « Je ferai en sorte, dit Bricriu, que les rois, les princes, les héros de valeur et les jeunes guerriers se querellent, si bien qu’ils se tueront les uns les autres s’ils ne viennent pas à mon festin. » « Nous n’irons pas avec toi à cause de cela », dit Conchobar. « Je ferai des querelles entre le fils et le père si bien qu’ils s’entretueront. Si cela ne réussit pas, dit-il, je ferai des querelles entre les filles et leurs mères. Si cela ne réussit pas, je ferai se battre les deux seins de chaque femme, si bien qu’ils en viendront à des coups mortels et qu’ils seront meurtris et pourris. » « Il vaut mieux y aller », dit Fergus. « Entretenez-vous, dit Sencha, fils d’Ailill, à son sujet avec les nobles Ulates si vous le voulez bien. » « Il n’en sortira que du mal, dit Conchobar, s’il n’est pas tenu conseil contre lui. »
Puis, quand le festin va commencer :
§ 8. Bricriu agitait dans son esprit comment il provoquerait des querelles entre les Ulates quand vinrent à ses côtés les garants des champions. Quand furent claires dans son esprit sa réflexion et sa décision, il alla trouver la troupe de Loegaire Buadach, fils de Connad, fils d’Iliach14… !
Et, à l’insu les uns des autres, il excite successivement Loegaire, Conall, Cúchulainn à briguer « le morceau du héros ». Ensuite il retourne au milieu de ses gens, « calme comme s’il n’eût provoqué aucune querelle… » Un peu plus tard, la querelle des trois héros ayant fait long feu :
Bricriu et sa reine étaient dans leur appartement. L’état de sa maison royale lui était bien visible de son lit, et comment les choses étaient. Il agita dans son esprit comment il pourrait provoquer une querelle des femmes comme il avait fait une querelle des hommes… Tandis que la tête de Bricriu travaillait ainsi, il arriva que la femme de Loegaire sortit du palais avec cinquante compagnes pour se dégager le cerveau, que la bière et l’eau-de-vie avaient alourdi15…
Et entre les femmes de Loegaire, de Conall et de Cúchulainn, il suscite un conflit de préséances…
Sa mort, enfin, répond à sa vie. Il n’a pas participé à la Táin (du moins dans une des versions) parce que, juste avant, à la suite d’une parole insolente, Fergus, à qui il était venu demander des présents et avec qui il faisait une partie, lui a abattu sur la tête son poing et les cinq pièces d’échecs qu’il tenait16 : pendant un an, l’année que dura la Táin, il est resté alité et il ne s’est montré que pour le dernier jour, le jour où les deux taureaux, causes de toute l’aventure, vont lutter l’un contre l’autre. Suivant une des versions, Bricriu, de lui-même, en spectateur, vient assister au combat avec tous les autres héros survivants17 ; d’après l’autre version, ce sont les Irlandais qui (à titre de sanction pour sa scandaleuse abstention dans les périls de la guerre) le désignent pour assister, comme témoin officiel, au combat18. Quoi qu’il en soit, les deux taureaux, tout en se pourchassant et s’encornant, bondissent sur l’endroit où est Bricriu et le piétinent, l’enfonçant à une coudée dans le sol19.
On reconnaît, avec des nuances qu’explique assez une société plus royale et féodale que les sociétés germaniques et scythiques, des traits importants des personnages de Loki et de Syrdon. Mais d’autres traits sont aussi marqués : l’avidité, la cupidité de Bricriu paraît bien répondre à une pente non seulement de l’imagination mais de la passion irlandaise et généralement celtique. Et surtout il manque un trait sûrement essentiel : la mort ignominieuse du perfide et ridicule Bricriu ne châtie pas un crime comparable à ceux du ráđbani Loki et du haineux Syrdon ; si quelque jeu périodique, quelque mythe de fête est à l’origine du thème de la Táin et spécialement du combat final des deux taureaux, il ne rappelle ni le jeu des Nartes lançant la Roue sur Sosryko ni le jeu des Ases lançant sur Baldr des projectiles de toutes sortes ; et Bricriu, dans l’affaire, ne brille que par sa lâche absence.
De plus, le type de Bricriu, dans la pensée des Irlandais, est intégré à un système dont la Scandinavie20 et l’Ossétie n’ont pas l’équivalent : il est surtout, si l’on peut dire, la moitié d’un mécanisme bien équilibré ; il est le fauteur de discorde et de guerre auquel s’oppose le spécialiste de la paix et de la concorde, Sencha Mór, « le pacificateur des armées de l’Ulster21 », qui, du levant au couchant, calmerait tous les hommes du monde « par ses trois belles paroles », da thri findfoclaib. Dans l’Aided Guill meic Carbáda, Sencha, en secouant le rameau de paix, calme Conchobar que Bricriu vient d’exciter contre Cu´chulainn22. Dans la Fled Bricrend, c’est Sencha qui calme les trois compétiteurs du « morceau du héros » que Bricriu a traîtreusement opposés23.
Il s’agit sans doute ici d’une conception celtique, de deux types constitutivement accouplés, dont l’un fait donc attendre l’autre, car on les retrouve, schématiquement indiqués, dans le Mabinogi de Branwen, qui raconte l’extermination presque complète d’une vieille population de l’île de Bretagne24. Les fils de Llyr, Bendigeit Vran (Bran) et Manawyddan, rois de l’île de Bretagne, ont avec eux leurs deux demi-frères (inférieurs : par la mère), Nissyen et Evnissyen : « L’un de ces jeunes gens était bon, il mettait la paix au milieu de sa famille quand on était le plus irrité ; c’était Nissyen. L’autre mettait aux prises deux frères quand ils s’aimaient le plus25. » Et c’est bien ainsi qu’ils se comportent tout au long de l’histoire : Evnissyen mutile les chevaux donnés au roi d’Irlande qui vient d’épouser la sœur de Bran et de Manawyddan et provoque ainsi les représailles et la guerre26. Puis, dans le banquet qui marque la conclusion de la paix, après avoir d’ailleurs intelligemment et légitimement déjoué une ruse des partenaires27, il jette brusquement dans le feu le tout jeune fils du roi d’Irlande (en faveur de qui son père vient d’abdiquer), que Nissyen avait au contraire affectueusement appelé28 : il en résulte un combat et un grand carnage. Mais la fin d’Evnissyen rachète un peu ces méfaits, car elle ne manque ni de courage ni d’abnégation : les ennemis, les Irlandais, grâce à un grand « chaudron de résurrection », ressuscitent tous leurs tués, tandis que les morts gallois restent morts, ce qui doit fatalement entraîner la défaite de Bran et de Manawyddan, des Gallois, dans cette guerre qu’Evnissyen a provoquée et rallumée. Alors,
Evnissyen, voyant sur le sol les corps privés de renaissance des hommes de l’Île des Forts (= l’île de Bretagne)29, se dit en lui-même : « Ô Dieu, malheur à moi d’avoir été la cause de cette destruction des hommes de l’Île des Forts ! Honte à moi, si je ne trouve pas un moyen de salut ! » Il s’introduisit au milieu des cadavres des Gwyddyl (= Gaëls, Irlandais). Deux Gwyddyl aux pieds nus vinrent à lui et, le prenant pour un des leurs, le jetèrent dans le chaudron. Il se distendit lui-même dans le chaudron au point que le chaudron éclata en quatre morceaux et que sa poitrine à lui se brisa30. C’est à cela que les hommes de l’île [de Bretagne] durent tout le succès qu’ils obtinrent : il se réduisit à ce que sept hommes purent s’échapper…
Ainsi ce fléau des Gallois (et des Irlandais), par son sacrifice inattendu, permet à sept notables, dont Manawyddan et Bran (mais celui-ci mortellement blessé d’un coup de lance empoisonnée), de survivre à la ruine de leur armée.
Ces héros, Bricriu et Evnissyen, constituent, je le répète, ce qu’il y a, dans l’ancienne Europe, de plus proche de Loki et de Syrdon. L’analogie n’est pas niable, bien qu’elle n’atteigne pas aux rencontres précises du dieu scandinave et du héros ossète. Mais cela laisse entière la question que nous débattons : la ressemblance d’organisation sociale et de civilisation entre Scandinaves, Ossètes, Irlandais, explique peut-être la ressemblance de caractère et de conduite entre Loki, Syrdon (et partiellement Bricriu) ; elle ne saurait expliquer l’identité des rôles que les légendes attribuent à Loki, à Syrdon (mais non à Bricriu)31 dans le meurtre d’un « bon » héros, Baldr ou Soslan. Il y a là une affabulation devant laquelle les considérations de sociologie structurale sont impuissantes32.
Tout en réservant ces questions d’origine, il n’est pas impossible de faire quelques progrès dans l’interprétation du type de Loki et de Syrdon1. Nous venons de voir que l’expérience sociale de l’ancienne Europe a pu le susciter en partie, fournir d’importants éléments aux imaginations qui le composaient. À la différence des dieux engagés dans la grande tripartition indo-européenne, à la différence d’Óđinn et de Týr, de Þórr, de Njörđr et de Freyr, Loki n’est pas le patron d’une « fonction » régulière, nécessaire (ce qui explique qu’il ne reçoive pas de culte), mais il illustre, pour une part, une « situation » tellement fréquente et naturelle qu’elle pouvait passer pour nécessaire et régulière.
Mais il y a sûrement autre chose. Il y a toujours autre chose que la « fonction » ou la « situation » dans un dieu. D’une part chaque fonction ou situation comporte un caractère, une forme d’esprit idéal, que le dieu qui l’incarne a charge de représenter : jalousie, fureur, générosité, sensualité, etc., se répartissent, se combinent et s’expriment différemment, par exemple, aux trois niveaux du monde. D’autre part chaque fonction ou situation a une affinité particulière avec une ou plusieurs parties du macrocosme, une ou plusieurs des forces qui contribuent à son équilibre : Óđinn (ou Varun.a) n’est pas seulement le Roi et le Voyant, Þórr (ou Indra) n’est pas seulement le Guerrier et le Fort, ni Njörđr et Freyr (ou les Nāsatya) les Producteurs et les Riches ; des mythologies du ciel et de l’ordre universel, de l’atmosphère et de la tempête, de la terre et de la sexualité, s’associent, en images, en théorie dramatisée, à ces définitions sociales et à ces modèles psychologiques. Il est probable qu’il en est de même pour Loki : des éléments psychologiques et des éléments naturalistes, sentis comme liés par nécessité ou convenance à la « situation » sociale précédemment définie, ont dû nourrir l’affabulation. Commençons par les éléments psychologiques, qui sont ici les plus considérables.
À la faveur de la « situation » sociale qu’expriment Loki et Syrdon, les Scandinaves et les Ossètes ont poussé assez loin l’exploration d’une des forces les plus étranges de la nature qui n’est autre que l’activité cérébrale de l’homme. Car Loki et Syrdon tranchent d’abord sur tout – ou presque tout – ce qui les entoure par cela : ils sont plus intelligents ; d’une intelligence qui a sa forme et ses limites et qu’il faut définir, mais qui est en évidence. L’exploration est d’ailleurs double, couvre ce que nous appellerions et la sociologie et la psychologie de l’esprit.
Loki et Syrdon sont des êtres « en marge », de naissance inférieure, traités en inférieurs, incomplètement adoptés par la société et se détachant eux-mêmes de la société2 ? Mais n’est-ce pas une expérience courante, de tous les pays et de tous les temps, et qui a partout inspiré les littérateurs, que l’esprit souffle où il veut, ignorant les barrières sociales quelles qu’elles soient, et que tout régime comporte ce scandale : l’appétit et le don du savoir éclatant dans un valet, ou dans un bâtard, ou dans un nabot, ou dans un hors-la-loi ou simplement dans un étranger ? Et n’est-ce pas une autre expérience que souvent un homme « né » sort de sa place et de son cadre, se déracine et se déclasse, parce qu’il est, comme on dit, « trop intelligent » ? Pour ces raisons et pour quelques autres, devant ce prodigieux ressort de subversion qu’est une pensée inquiète, l’ordre établi n’a-t-il pas des réactions de défense, d’hostilité – qui amènent par contrecoup l’esprit à consacrer une partie plus ou moins grande et souvent de plus en plus grande, de ses dons à ruser, à tromper, à intriguer, et aussi quand la sensibilité s’en mêle et s’aigrit, à persifler, à nuire, à haïr ? Dans Loki, dans Syrdon, il y a du Vanini.
Mais les mythes de Loki et les légendes de Syrdon ne mettent pas moins en scène les résultats d’une analyse, on oserait presque dire d’une profonde introspection, de l’une des formes les plus voyantes de l’intelligence.
On ne perdra pas de temps à rappeler que l’activité cérébrale est à chaque instant ambivalente, jetant des vues malignes et cocasses dans les méditations les plus sérieuses et les plus droites. Mais cette ambivalence est radicale et profonde : l’esprit détruit autant et plus qu’il ne conserve. Depuis un petit nombre de siècles, l’Occident s’est habitué à honorer le doute méthodique et la critique, l’observation et l’expérience ; les manuels élémentaires de philosophie enseignent aujourd’hui que le véritable esprit scientifique ne connaît ni œillère métaphysique, ni tabou religieux, ni obstacle moral ou social. Mais ce sont là des conquêtes récentes et beaucoup de sages ne regardent encore ce statut qu’avec inquiétude, bien qu’il ait perdu, en devenant tout à fait conscient et en s’énonçant dans de graves formules, quelque chose de sa puissance. Avant d’être légitimé, de tout temps, ce statut existait ; de tout temps, des esprits vifs ont connu la tentation de condamner et de supprimer quant à eux beaucoup de choses, petites et grandes, et d’en essayer d’autres. Loki et Syrdon n’ont pas le souci de la « tenue », se mettent en posture « ridicule » ? Loki gourmande Þórr quand celui-ci, prié de se déguiser en femme pour reconquérir son marteau, objecte le qu’en-dira-t-on ? Mais la tenue, la peur du ridicule ne sont-elles pas de ces contraintes sociales qui, neuf fois sur dix, seraient bien en peine de se justifier en raison ? Encore est-ce là menue matière. Il y a plus grave. Les esprits vifs sont volontiers des explorateurs, non seulement dans les domaines ouverts, là où ils peuvent espérer se faire gloire des résultats qu’ils obtiendront, mais dans les domaines secrets que le consensus des vivants, l’instinct de chacun, des scrupules héréditaires, considèrent comme défendus, à commencer par la sexualité et les sciences occultes. Il y a des liens subtils et forts entre la chasse amoureuse, la voluptuaire même, et certaines hardiesses intellectuelles. L’homme qui inquiéta le plus saint Bernard avait commencé par débaucher Héloïse et c’est une question légitime, bien qu’insoluble et inconvenante, de savoir si les hérésies sexuelles tant reprochées aux ouvriers du « miracle athénien » et de la Renaissance italienne, de Platon à Michel-Ange, n’étaient pas comme un sous-produit inévitable de la fermentation de leurs esprits. Quant aux sciences occultes, dans les dernières générations, les progrès accélérés des sciences patentes en ont exorcisé quelque peu le prestige ; encore ne l’ont-ils fait qu’en distribuant une autre forme d’ivresse ; jusqu’à des temps récents, des pythagoriciens à Kepler, et au-delà, le nombre est imposant des savants – pour ne pas parler des poètes et des politiques – qui ont cru gagner des lumières sur l’inconnaissable. Le docteur Faust est légion.
Qu’on regarde Syrdon et Loki. Leurs rapports avec l’autre monde, leurs auxiliaires merveilleux dans leurs courses rapides – le cheval à trois jambes qui va comme le vent, le plumage de faucon et les bottes magiques –, leurs dons de métamorphose, d’apparition et de disparition soudaines, de prévision, de vue à distance, etc., sont ceux-là mêmes qu’on attribuait volontiers dans notre Moyen Âge aux sorciers et aux sorcières et que, sûrement, dans leurs solitaires recherches, des milliers et des milliers d’individus avides ont tâché d’obtenir, et nos ingénieurs auraient-ils inventé le sous-marin et l’avion si tant de générations impuissantes n’avaient pas rêvé de l’homme-poisson et de l’homme-oiseau ? Cette maison souterraine, labyrinthique, que les Ossètes attribuent à Syrdon, cet étrange repaire, cet observatoire quadruple qui, parmi les rochers, sert de refuge à Loki, où il invente le filet qu’ignoraient encore les dieux et les hommes et qui sera sa perte, ne rappellent-ils pas les isoloirs où, à l’abri de la société soupçonneuse, tant d’alchimistes et de magiciens ont poursuivi et manqué les grands problèmes ?
Quant à Loki, sans qu’il soit besoin d’insister, il présente de maintes façons, comme dit J. de Vries3, a bisexual character dont on mesurera la portée pour peu qu’on sache combien la mythologie scandinave, dans son ensemble, est pudique, sinon vertueuse : il se métamorphose en femme, il enfante, on lui jette au visage qu’il est argr, ragr, c’est-à-dire coupable d’ergi4, d’accrocs à sa vocation virile, et même il se mue en jument pour se faire saillir par le cheval d’un géant ; à quoi il ne faut pas négliger de joindre un cas d’exhibitionnisme sous les yeux de Skađi. De nos jours, la fiche de police de Loki serait chargée et les psychiatres expliqueraient peut-être par cette vie secrète sa fondamentale amoralité, son goût du mensonge (qu’ils appelleraient mythomanie) et son glissement final vers le crime. Rien de tel ne nous est conté de Syrdon : ses métamorphoses en jeune fille et en vieille femme n’ont pas cette pointe ; mais la pudeur des clans caucasiens est grande et ce sont là des choses dont on ne parle pas.
Instables, bénéficiaires et victimes d’une curiosité surexcitée, tout à la jouissance du moment – spectacle, ou bon tour, ou découverte, jamais à court d’expédients mais peu capables ou peu soucieux de prévoir les conséquences d’un geste, Loki et, dans quelque mesure, Syrdon reproduisent la marche de certains esprits, rapide et même trépidante, tournée vers l’image et l’acte plus que vers la réflexion, joueuse et étourdie, brillante dans l’immédiat et ruineuse à longue échéance ; bref, cette variété d’intelligence dont les rouages chargés de la conservation sociale – les Souverains, les Forts, les Riches – doivent à la fois rechercher les services aussi souvent que l’imprévu les assaille et redouter constamment les caprices et les malices. Quand il est encadré dans l’ordre social et y collabore (frère de serment et compagnon de route d’Óđinn, guide et servant de Þórr, bouffon chargé de désarmer par le rire la femme de Njörđr ou de lever la menace qui pèse sur Freyja, conseiller, messager, négociateur, factotum des Ases), Loki introduit dans cet ordre social un élément de fantaisie, de vie, de fertilité qui n’est pas sans danger, mais qui, en général, finit bien et qui, en tout cas, est irremplaçable. Mais quand il ne suit que ses propres impulsions ou les introduit dans ses tâches publiques, il met tout en péril ou fait scandale : envoyant Þórr sans arme chez le géant Geirrøđr, bâtonnant Þjazi, enlevant Iđunn, coupant les cheveux de Sif, gâtant le Marteau, bafouant la loi sexuelle et, finalement, tuant Baldr.
Même toute question d’amoralité mise à part, une telle forme d’activité cérébrale est trois et quatre fois amie du mensonge : et parce qu’elle aime créer et jouer et parce qu’elle est rapide et pressée, et parce que, n’hésitant pas à défaire ce qu’elle a d’abord fait, elle ne saurait attacher au « vrai » l’importance, la constance que lui prêtent les hommes graves ; et aussi parce que mentir est pour elle la manière la plus économique de vérifier et souvent d’utiliser sa supériorité sur des médiocres, géants ou dieux, ennemis ou amis. Mensonge d’enfant, « pour s’amuser » ; mensonge sportif, « pour voir » ; mensonge d’évasion, comme ceux du poète ; mensonge de guerre : tout cela aboutit naturellement au mensonge d’habitude, au mensonge gratuit, au mensonge du pur menteur, lokalýgi5.
Enfin, une telle forme de pensée est inévitablement vaniteuse, et donc vulnérable, indiscrète de ses découvertes comme des choses d’autrui ; toute à l’éphémère, sans recul et sans perspective, elle ne résiste pas à la démangeaison de se dire, de dire tout haut : « J’ai gagné… je sais… quelle belle chasse !… » Beaucoup des persiflages, des prophéties cruelles de Syrdon – et de Bricriu –, beaucoup des insolences et des indiscrétions de Loki sont de ce type ; l’être qui sait ne se tient pas, bavarde, lâche son savoir en fusées éparses, au lieu de le thésauriser pour un de ces feux d’artifice qui « font sérieux », qui mènent aux sénats et aux académies.
Nous avons, je crois, une preuve latérale que cette analyse n’est pas arbitraire, a posteriori, mais représente bien le sens et la raison d’être du « type Loki » dans la mythologie scandinave, du « type Syrdon » dans les légendes nartes. Il existe heureusement une autre forme de pensée, à bien des égards antinomique de celle-ci, et plus rassurante, bien qu’elle ait aussi des inconvénients : je dirais « la pensée lente », si le mot n’avait pris un sens fâcheux ; l’intelligence recueillie, maîtresse de ses impulsions, tournée vers la réflexion plus que vers l’action, plus soucieuse d’assurer son cheminement que d’aboutir vite, et aussi morale et bonne, c’est-à-dire respectueuse des lignes de force de la société où elle s’exerce. Or, les Scandinaves ont personnifié cette forme d’intelligence, comme l’autre, et dans des conditions où elle fait diptyque avec celle de Loki, et cela dans l’entourage du dieu qui, en principe, doit le plus s’intéresser aux choses de l’esprit, le dieu de la première fonction, de la Souveraineté, Óđinn6. Un texte sûr, et trois autres qui, tous ou quelques-uns, paraissent avoir emprunté cette formule au premier7, montrent trois dieux cheminant ou agissant solidairement à travers le monde : Óđinn, accompagné de Loki et de Hœ´nir. C’est ainsi associés qu’ils rencontrent l’aigle Þjazi8, c’est ainsi qu’ils se présentent devant la cascade d’Andvari9 ; on les retrouve dans une ballade des îles Færöer10 et probablement (« God » remplaçant, à côté de « Wod » et de « Lok », un équivalent anglo-saxon de Hœ´nir ?) dans une incantation médicale du Lincolnshire11. Même si l’histoire de Þjazi est la seule où il soit original, ce groupe des trois dieux mérite considération.
On sait comment Loki se comporte dans l’histoire de Þjazi (et dans celle de l’or d’Andvari) : de la façon la plus étourdie, se plaçant lui-même et plaçant ses compagnons dans la situation la plus délicate. Et que fait Hœ´nir ? Il ne fait rien, bien que, comme on dit, il n’en pense pas moins. Les positions respectives des deux dieux méritent d’être regardées de près. Voici comment s’exprime le poème de Þórleifr12 :
… st. 4 : Le géant demanda à Hœ´nir de lui donner son saoul ; il échut à Hœ´nir13, près de la table sainte, de souffler [de colère : blása]. L’oiseau belliqueux se posa là où les très parcimonieux refuseurs de la gent divine étaient allés.
st. 5. Óđinn dit aussitôt à Loki de partager équitablement le bœuf entre les hommes. Mais, après cela, le preste ennemi des dieux enleva de la large table quatre parts du taureau !
st. 6. Et puis (cela s’est passé il y a longtemps), Þjazi mangea gloutonnement le bœuf, affamé qu’il était, perché sur une racine de chêne, jusqu’à ce qu’un dieu malin, éveillé [= Loki] frappa, de dessus, l’aigle entre les épaules avec un bâton.
st. 7. Loki (lui que [maintenant] tous les dieux contemplent dans les chaînes) fut attaché à Þjazi : le bâton adhéra au fort, sinistre (?) géant, et les mains de Loki au bout du bâton…
Or, cette attitude de Hœ´nir, réservée, muette, extérieurement passive, attitude qui est la plus sage, la seule sage, comme le prouve ensuite la mésaventure de Loki, correspond exactement à l’unique « mythe de Hœ´nir », qui nous a été conservé par Snorri et qui vaut une définition. C’est au chapitre IV de la Heimskringla, dans le récit du traité qui met fin à la guerre des Ases et des Vanes :
Les Vanes donnèrent aux Ases leurs meilleurs hommes, Njörđr le riche et son fils Freyr ; en échange, les Ases donnèrent aux Vanes celui qui s’appelait Hœ´nir, disant qu’il était tout à fait apte à être chef14 ; il était grand et le plus beau. Avec lui, les Ases envoyèrent celui qui s’appelait Mímir, l’homme le plus sage (inn vitrasti mađr). Les Vanes envoyèrent en échange celui qui était le plus sage15 de leur troupe (þann, er spakastr var í þeira flokki) ; il s’appelait Kvasir16. Et quand Hœ´nir arriva au Vanaheimr, il fut aussitôt fait chef. Mímir lui indiquait toutes les décisions (c’est-à-dire lui disait tout ce qu’il fallait dire ou faire) et, quand Hœ´nir était au þing ou à l’assemblée sans que Mímir fût près de lui, et qu’un cas difficile était porté devant lui, il répondait toujours la même chose : « Que d’autres décident ! » (ráđi ađrir !), disait-il. Alors les Vanes soupçonnèrent que les Ases les avaient trompés lors de l’échange des hommes. Ils prirent Mímir, le décapitèrent et envoyèrent sa tête aux Ases. Óđinn prit la tête, l’oignit d’herbes pour qu’elle ne pourrît pas, prononça sur elle des chants magiques (galdra) et lui donna la puissance de lui parler et de lui dire beaucoup de choses secrètes17.
Ce mythe présente une véritable coupe anatomique de l’intelligence non plus précipitée, mais réfléchie18. Le binôme Hœ´nir-Mímir qui, réuni, fait un chef parfait et qui, séparé, ne vaut plus rien, n’est certainement pas une tromperie des Ases, comme l’ont cru les Vanes et, après eux, beaucoup de germanistes, mais au contraire un cadeau somptueux et en même temps une juste image du mécanisme de nos meilleures pensées : devant une question, une difficulté, nous suspendons d’abord notre réaction et notre jugement, nous savons d’abord ne pas agir et nous taire, ce qui est déjà une grande chose ; et puis nous écoutons la voix de l’inspiration, le verdict qui nous vient de notre savoir et de notre expérience antérieurs ou de l’expérience héréditaire de l’espèce humaine ou de plus loin encore, cette parole intérieure qui, comme la Raison des philosophes ou la « conscience collective » des durkheimiens, est à la fois en nous et plus que nous, autre que nous. Mímir, près de Hœ´nir (et ensuite près d’Óđinn), représente cette partie mystérieuse, intime et objective, de la sagesse, dont Hœ´nir représente la partie extérieure, individuelle, l’attitude conditionnante. Hœ´nir a l’air d’un sot ? Il pourvoit seulement au vide, à l’attente que remplira Mímir. Ainsi Brutus passait pour un faible d’esprit ; mais quand l’oracle annonça que le premier qui embrasserait sa mère deviendrait roi, il regarda ses cousins irréfléchis bondir en selle et courir embrasser leur mère humaine ; il se laissa seulement tomber, comme par un faux pas, et baisa la terre, que la sagesse des nations enseigne être la mère de tous les hommes.
Je crois donc que ce dieu, qui passe pour énigmatique, est au contraire très clair quand on le considère ainsi différentiellement. Et naturellement, en tant que dieu de la pensée réfléchie, il appartient au cercle de la première fonction : il accompagne Óđinn ; Óđinn et lui, dans des périphrases usuelles, sont réciproquement définis comme ami ou camarade l’un de l’autre ; il est envoyé, on vient de le voir, aux Vanes par les Ases avec la note qu’il est tout à fait propre à faire un chef, höfđingi ; enfin, dans le monde renouvelé qui succédera à celui-ci après la crise cosmique où Loki aura joué son rôle violent, Hœ´nir incarnera la fonction oraculaire19 suivant le vers de la Völuspá (st. 63, v. 1) : « Alors Hœ´nir pourra choisir la baguette de sort » (c’est-à-dire explorer l’avenir en tirant les sorts)20. Du même coup se trouve confirmée par opposition l’interprétation psychologique – « l’intelligence impulsive » – proposée plus haut pour Loki.
Syrdon n’a pas devant lui, pour faire diptyque, l’équivalent de Hœ´nir. Il existe pourtant, de la valeur symbolique qui lui a été ici attribuée, une confirmation du même ordre. Syrdon trouve son maître, ou plutôt sa maîtresse. Il y a quelqu’un parmi les Nartes, disent les Ossètes21, qui est plus malin que lui : c’est Satana, la sœur et femme d’Uryzmæg, le modèle des dames d’Ossétie. Et pourquoi ? Parce qu’elle est prévoyante, qu’elle réfléchit et sait combiner de loin des plans où Syrdon, étourdiment, vient à l’heure prévue jouer le rôle qu’elle lui a silencieusement assigné. Les Nartes ont-ils besoin de savoir exactement le nombre des soldats d’une armée magique qui n’est mise à leur service qu’à cette condition ? Satana ne possède pas le don merveilleux de calculateur que possède Syrdon, mais elle a le moyen de faire parler Syrdon. Pendant la nuit, tandis que Syrdon rôde et compte pour s’amuser, elle coud une culotte à trois jambes et, quand vient l’aube, étale son ouvrage sur la haie. Syrdon aussitôt paraît et se met à la railler : « Tu es malade ! Il y a dans votre armée 30 fois 30 000 hommes avec 100 en sus et pas un seul qui ait trois jambes ! Et te voilà qui fabriques des uniformes à trois jambes ! » C’est précisément ce qu’attendait Satana : Syrdon, le léger Syrdon, pour le plaisir d’une raillerie et sans doute par vantardise, a dit le chiffre dont elle avait besoin22. Et voyez l’attitude de Syrdon et celle de Satana (Æxsijnæ) dans la terrible famine qui accable les Nartes23 : Syrdon, certes, se tire d’affaire sur le moment en volant l’unique vache du ravitaillement officiel, et, sans souci du lendemain, il persifle, il outrage les malheureux Nartes, trop affaiblis pour lui répondre. Au contraire, prévenue par Uryzmæg, Satana révèle ses réserves : en maîtresse de maison prévoyante, elle a caché, stocké toutes les denrées pendant qu’elles étaient libres, elle peut rassasier les Nartes et, de fait, les rassasie. Il n’y a pas ici seulement l’opposition d’un égoïsme maladif et d’une saine charité ; il y a vraiment l’opposition de deux types d’intelligence, l’un à court terme, l’autre à longue portée ; simplement, par une liaison remarquable, la première est facilement « mauvaise », antisociale, la seconde est naturellement « bonne » et produit automatiquement un service d’assistance publique. Dans des affabulations bien différentes, les Ossètes incarnent donc, en face de Syrdon, comme les Scandinaves en face de Loki, et en ne donnant évidemment pas à Syrdon la supériorité, la forme de pensée qui s’oppose à la sienne24.
Si l’on était sûr, comme beaucoup d’auteurs l’ont pensé, mais sans pouvoir fournir de preuve décisive, que, à la strophe 17 de la Völuspá, dans le récit de la création du premier couple humain par Óđinn, Hœ´nir et Lóđurr, ce dernier, hapax divin, n’est qu’une autre désignation de Loki (ce qui fournirait un autre cas de la triade Óđinn, Hœ´nir, Loki25), on tirerait de ces vers un enseignement du même ordre, bien qu’ils contiennent plusieurs mots très obscurs. Il s’agit des deux morceaux de bois, Askr et Embla, qui deviendront le premier homme et la première femme :
Ils n’avaient tous deux ni souffle vital (önd) ni esprit (óđr)26
ni (? lá) ni (? læ´ti) ni couleurs belles (litir góđir).
Óđinn donna souffle vital (önd), Hœ´nir donna esprit (óđr),
Lóđurr donna (? lá) et couleurs belles (litir góđir).
Les mots lá (sans autre usage dans l’Edda poétique) et læ´ti (qui ne se retrouve, avec la même indétermination, que dans un vers de la Grípisspá, 392) ont été traduits de plusieurs manières ; læ´ti peut signifier « voix » (F. Jónsson, Nordal…) ou, moins probablement, « gestes » (Gering…) ; le sens de lá est tout à fait incertain (« chaleur », suivant Gering, d’après une étymologie hardie ; il y a, en vieux-scandinave, plusieurs mots lá qui sont aussi peu admissibles ici les uns que les autres : « liquide », qu’il faudrait comprendre comme « sang », mais cet emploi n’est nulle part attesté ; « chevelure »).
Cette strophe est heureusement éclairée par un passage de l’Edda de Snorri où les dieux créateurs sont nommés collectivement « fils de Burr27 » :
Le premier donna souffle et vie (önd ok líf), le deuxième intelligence et mouvement (vit ok hrœring), le troisième l’apparence, la parole et l’ouïe et la vue (ásjónu, mál ok heyrn ok sjón).
Sauf le mouvement (hrœring), qu’on n’attend pas à cette place (et auquel d’ailleurs rien ne correspond dans la strophe de la Völuspá), la répartition des tâches est claire : le premier dieu (cf. Óđinn) fait le grand miracle, il anime, donne aux deux planches cette force vitale qui est commune à l’homme, aux animaux et aux plantes ; le deuxième (cf. Hœ´nir) leur donne ce qui est le propre de l’homme, l’esprit (óđr), l’intelligence ou la raison (vit) [et le mouvement, hrœring ? ?] ; le troisième (cf. Lóđurr) leur donne les moyens de s’exprimer, la parole (mál, cf. læ´ti) et l’apparence (ásjóna) ou les « belles couleurs » (litir góđir), c’est-à-dire sans doute la « physionomie », et aussi, ajoute Snorri, les deux sens fondamentaux, l’ouïe et la vue. Sous le grand dieu Óđinn, qui fait le don primordial et le plus général (la vie), Hœ´nir patronne donc la partie profonde, invisible de l’intelligence, « l’intelligence en soi », tandis que Lóđurr patronne l’intelligence incarnée dans le « système de relation », dans les organes, accrochée aux sens, au gosier, à la peau, comme une araignée à sa toile. Mais, encore une fois, Lóđurr est-il Loki28 ?
Nous voici parvenus au terme de cette longue analyse psychologique, qui rencontrera, je le sais, des résistances29. Quoi, dira-t-on, les vieux Germains, les vieux Scythes auraient fait cette théorie ? Ils auraient disséqué la pensée, distingué la pensée curieuse ou hâtive et la pensée profonde ou recueillie, et les Scandinaves auraient même, dans celle-ci, distingué deux temps, la concentration et la réflexion, l’attente et la réponse ? Et ils auraient incarné les résultats abstraits de cette analyse dans des personnages mythologiques ou épiques ? composé des scénarios pour les mettre en œuvre ? associé en diptyques ces représentations ? C’est là un travail à la fois subtil et puéril, concevable chez les auteurs du Roman de la Rose ou de la carte du Tendre, mais hors de question chez les barbares païens de l’ancienne Europe…
En effet, présenté sous cette forme, un tel « travail » de l’imagination germanique ou scythique est hors de question. Dans les pages qui précèdent, pour simplifier l’exposé, j’ai parlé comme s’il y avait eu d’abord analyse abstraite, puis traduction imagée des concepts ainsi obtenus, et enfin invention de petits drames pour en recomposer, en simuler le jeu naturel. Il est trop clair que, si le résultat final, le sens des mythes, peut bien être ainsi présenté, le processus qui a produit les mythes a été tout différent.
La pensée mythique, je veux dire celle qui crée et administre les mythes, est intermédiaire entre la pensée onirique et la pensée verbale, entre le rêve, dont elle a le caractère illustré, dramatique et en général symbolique, et le discours, dont elle a le caractère lucide, articulé et en général cohérent. Mais, comme le rêve et comme le discours (et sans être, bien entendu, absolument indépendante de l’un ni de l’autre), elle se suffit à elle-même, elle fait elle-même les opérations qui, transposées dans la pensée verbale, seraient des analyses et des synthèses, mais qui, en elle, comme dans l’intuition dynamique du peintre, du poète ou du romancier, sont plutôt la prise de conscience immédiatement imagée et scénique des rapports essentiels (liaisons causales, ressemblances, oppositions), sans qu’il y ait à aucun moment dissociation de l’ensemble. Ce n’est pas ici le lieu d’esquisser une théorie de la pensée mythique ; elle soulève de gros problèmes dont l’un est justement celui de sa nature mixte, imagée et logique, de sa fantaisie associée à sa stabilité ; et dont un autre (à moins que ce ne soit le même) est le « problème des auteurs » c’est-à-dire celui de la collaboration des individus et du groupe social dans la genèse, l’entretien, le rajeunissement, et aussi la « folklorisation » ou la mort des mythes. C’est la matière d’un petit livre qu’il faudra bien qu’un mythographe écrive un jour, et auquel contribueront certes la sociologie et l’ethnographie, mais aussi toutes les provinces de la psychologie, y compris la psychanalyse, et même la théologie, spécialement la théologie catholique, parce qu’elle connaît des problèmes partiellement comparables avec la maturation, l’acceptation et l’évolution des dogmes, des opinions probables et surtout des dévotions. Je voulais ici simplement avertir des critiques hâtifs de ne pas se laisser prendre aux apparences et de ne pas rejeter, à cause de la forme inévitablement discursive de l’exposé qu’en fait l’observateur moderne, l’idée que les barbares indo-européens, les Germains, les Scythes ont eu une « mythologie de la Pensée », comparable aux mythologies de la Voyance, du Droit, de la Force, de la Fécondité. Beaucoup de peuples ont une philosophie mythique fort avancée qui n’ont pas encore ou n’auront jamais de philosophie discursive. La mythologie précède, prépare souvent, en tout cas remplace l’idéologie et rend les mêmes services.
Je ne m’attarderai pas sur le troisième et dernier aspect de la mythologie de Loki (aspect auquel Syrdon, personnage simplement épique, ne participe guère), c’est-à-dire sur les éléments naturalistes qui, par suite d’affinités symboliques plus ou moins nettement perçues, se sont amalgamés à cette projection d’un type social et à cette incarnation d’un type psychologique. S’il paraît aujourd’hui indéfendable de partir de définitions comme celles qu’on proposait il y a quelques décennies (« Loki est le feu1 »), on ne doit pas pourtant rester aveugle aux vêtements naturalistes, d’ailleurs discrets et variables, dont Loki se couvre parfois.
Deux éléments ou forces de la nature, semble-t-il, étaient prédestinés à rejoindre Loki : le vent et le feu2. Tous deux échappent aux cadres habituels de notre vie comme Loki échappe à l’ordre social : ne sont-ils pas à la fois insérés dans cette société d’éléments que forme n’importe quel paysage, et libres de tout lien, prêts à rompre cruellement toute solidarité ? Tous deux sont ambivalents : l’Iran ne distingue-t-il pas le bon côté et le mauvais côté de Vayu, établissant entre les deux mondes radicalement distincts du Bien et du Mal une liaison redoutable, et le feu n’est-il pas le type même du serviteur perfide3 ? Tous deux sont de notre expérience quotidienne, nous rendent des services et nous jouent des tours à notre échelle, et, brusquement, dans la tempête et dans l’incendie, deviennent les agents de catastrophes qui nous dépassent et nous détruisent. Tous deux sont des magiciens : le vent et le feu ne vont-ils pas partout, et vite, trop vite ? Ne surgissent-ils pas, ne disparaissent-ils pas sans qu’on sache d’où ils sont venus, où ils sont allés ? Ne prennent-ils pas – le feu surtout – mille apparences ou ne laissent-ils pas, de leur passage, les marques les plus diverses ? Etc.
Aussi ne s’étonne-t-on pas de lire l’autre nom de Loki, Loptr, c’est-à-dire à peu près « die Luft », l’Aérien, le dieu de cet air où il circule si volontiers. Et même si son premier nom n’est pas un doublet de logi (masc. ; cf. allemand Lohe) « flamme », les éléments ignés de ses mythes (et aujourd’hui, de son folklore) sont nombreux4 : son match à armes égales avec Logi, la flamme personnifiée, dans le voyage de Þórr chez Utgarđaloki5 ; l’incendie qu’il allume d’un mot et qui embrase la salle d’Ægir à la fin de la Lokasenna6 ; son assimilation au charbon dans l’expression proverbiale islandaise qui fait allusion à la mort de Baldr7 ; en Islande encore, à la fin du XVIIIe siècle, l’attribution à Loki du « sulphureus foetor quem fulgetra, ignes fatui et aliae faces igneae in aer relinquunt » et le nom de la canicule, Lokabrenna8 ; au Danemark, l’attribution à Loki des mouvements scintillants de l’atmosphère9 ; les croyances et pratiques du sud de la Norvège et de la Suède qui assimilent Loki au feu du foyer10… Tout cela est indéniable11 et ne doit pas être sous-estimé, pourvu qu’on ne revienne pas aux anciennes erreurs, pourvu qu’on ne voie pas dans ces traits ignés l’élément premier, le centre germinatif de la conception de Loki, d’où le reste serait sorti, pourvu qu’on les prenne pour ce qu’ils sont : des harmoniques naturalistes du type social et psychologique que représente d’abord et surtout Loki.