Chapitre 1 Le Yin et le Yang

De tous les concepts théoriques de la Médecine Chinoise, celui de Yin et de Yang est probablement le plus important et le plus original. On pourrait même, à la limite, ramener à la théorie du Yin et du Yang la physiologie médicale, la pathologie médicale, ainsi que les principes de traitement. C’est un concept extrêmement simple, et pourtant extrêmement puissant. On peut avoir l’impression de le comprendre, à un niveau purement intellectuel, et néanmoins en rencontrer sans cesse de nouvelles manifestations en pratique courante et, bien entendu, dans la vie quotidienne.

De tout temps, le concept de Yin et de Yang, tout comme celui de Qi, a imprégné la philosophie chinoise et il se trouve être radicalement différent de tout concept philosophique occidental. Généralement, la logique occidentale repose sur l’opposition des contraires, prémices fondamentales de la logique aristotélicienne. Selon cette logique, les contraires (par exemple, « la table est carrée » et « la table n’est pas carrée ») ne peuvent être vrais en même temps. Cette conception a dominé la pensée occidentale pendant plus de 2000 ans. Le concept chinois de Yin et de Yang est radicalement différent d’un tel système ; le Yin et le Yang représentent, en fait, des principes antithétiques dont les qualités sont complémentaires. Chaque chose et chaque événement peuvent être à la fois eux-mêmes et leur contraire. De plus, le Yin porte en lui le germe du Yang, si bien que le Yin peut se transformer en Yang, et inversement.

Cet extrait d’un commentaire de Chuang Zi souligne l’idée de cette complémentarité des contraires :

Il n’y a pas deux choses au monde qui ne comportent pas la relation réciproque du « moi » et de « l’autre ». Le « moi » et « l’autre » ont tous deux le même désir d’agir pour euxmêmes, étant ainsi aussi fortement opposés l’un à l’autre que l’Est et l’Ouest. Par ailleurs, le « moi » et « l’autre » présentent en même temps la même relation mutuelle que celle qui lie les lèvres et les dents… C’est pourquoi l’action de « l’autre » sur lui-même a en même temps des répercussions sur le « moi ». Ainsi, bien qu’opposés l’un à l’autre, ils sont incapables de se nier l’un l’autre.1

ÉVOLUTION HISTORIQUE

La plus ancienne mention du Yin et du Yang est probablement celle qui figure dans le « Livre des mutations » (Yi Jing), qui remonte à environ 700 AEC. Dans cet ouvrage, le Yin et le Yang sont représentés par des lignes discontinues et des lignes continues (Fig. 1.1).

La combinaison, deux à deux, de ces lignes discontinues et continues fournit quatre couples de diagrammes qui représentent le Yin maximum, le Yang maximum, ainsi que deux états intermédiaires (Fig. 1.2).

En ajoutant une autre ligne à ces quatre diagrammes, et en variant les combinaisons possibles, on obtient huit trigrammes (Fig. 1.3).

Enfin, les diverses combinaisons possibles de ces trigrammes donnent 64 hexagrammes. Ces derniers sont supposés symboliser tous les phénomènes possibles de l’univers et montrent ainsi qu’en fin de compte, tous les phénomènes dépendent de ces deux pôles que sont le Yin et le Yang.

L’école philosophique qui a développé la théorie du Yin et du Yang de la façon la plus élaborée s’appelle l’École du Yin et du Yang. De nombreuses écoles de pensée ont vu le jour à l’époque des Royaumes Combattants (476-221 AEC), dont l’École du Yin et du Yang. Elle s’est consacrée à l’étude du Yin et du Yang, ainsi qu’à celle des Cinq Éléments et son principal représentant fut Zou Yan (350-270 AEC). On a parfois appelé cette école « École Naturaliste », dans la mesure où elle s’efforçait d’interpréter la Nature de façon positive et d’utiliser ses lois en faveur de l’homme, non pas en essayant de contrôler et de soumettre la Nature (comme le fait la science occidentale moderne), mais en vivant en harmonie avec elle. Cette école représente une forme de ce que nous appellerions aujourd’hui la science naturaliste et elle s’est servie de la théorie du Yin et du Yang, ainsi que de la théorie des Cinq Éléments, pour interpréter les phénomènes naturels, y compris le corps humain, qu’il soit en bonne santé ou qu’il soit malade.

La théorie du Yin et du Yang et celle des Cinq Éléments, toutes deux élaborées de façon systématique par 1’École Naturaliste, sont devenues plus tard l’héritage commun des écoles de pensée qui ont suivi et tout particulièrement des Écoles néo-confucianistes, sous les dynasties des Song, des Ming et des Qing. Ces écoles ont combiné la plupart des éléments que l’on trouvait dans les principaux courants de pensée précédents pour les intégrer dans une philosophie cohérente de la nature, de la morale, de l’ordre social et de l’astrologie.2

2. Une présentation plus détaillée de l’évolution historique de la théorie du Yin et du Yang au cours des siècles dépasse le propos de cet ouvrage. Le lecteur peut se reporter, au besoin, aux ouvrages suivants :

Fung Yu-Lan A Short History of Chinese Philosophy, MacmilIan, New-York, 1966.

Granet, M. La Pensée Chinoise, Albin Michel, Paris, 1968.

Moore, C.A. The Chinese Mind, University Press of Hawaii, Honolulu, 1967.

Needham, J. Science and Civilization in China, vol 2, Cambridge University Press, Cambridge, 1956.

Wing Tsit Chan A Source Book in Chinese Philosophy, Princeton University Press, Princeton, 1969.

Je présenterai la théorie du Yin et du Yang tout d’abord d’un point de vue philosophique, puis d’un point de vue médical.

NATURE DU CONCEPT DE YIN ET DE YANG

Les idéogrammes chinois pour le « Yin » et le « Yang » symbolisent les côtés ombragés et ensoleillés d’une colline. Ces idéogrammes sont les suivants :

image représente une « butte » ou une « colline »

image représente un « nuage »

image représente le « soleil »

image représente le « soleil au-dessus de l’horizon »

image représente les « rayons de la lumière »

Ainsi, l’idéogramme du Yin indique le côté ombragé de la colline, tandis que l’idéogramme du Yang indique le côté ensoleillé de la colline. Par extension, ils indiquent aussi « l’obscurité » et la « lumière », ou « l’ombre » et la « clarté ».

Le Yin et le Yang sont deux phases d’un mouvement cyclique

L’origine la plus ancienne des phénomènes Yin et Yang doit provenir de l’observation des paysans, qui constataient l’alternance cyclique du jour et de la nuit. Dans cette optique, le jour correspond au Yang et la nuit au Yin et, par extension, l’activité correspond au Yang et le repos au Yin. Ceci constitue la première observation qui fut faite de l’alternance permanente de tout phénomène entre deux pôles cycliques, dont l’un correspond à la lumière, au soleil, à la clarté et à l’activité (le Yang), et l’autre à l’obscurité, à la lune, à l’ombre et au repos (le Yin). De ce point de vue, le Yin et le Yang sont deux phases d’un mouvement cyclique, phases qui se transforment sans cesse l’une en l’autre, comme le jour cède la place à la nuit et réciproquement.

Le Ciel (où se trouve le soleil) est donc Yang, et la Terre est Yin. Les paysans chinois de l’ancien temps concevaient le Ciel comme une voûte ronde et la Terre comme quelque chose de plat. C’est pourquoi ce qui est rond est Yang et ce qui est carré est Yin. Le Ciel, qui contient le soleil, la lune et les étoiles, sur lesquels les fermiers chinois basaient leur calendrier, correspond donc également au Temps ; la Terre, qui se compose de parcelles et de champs, correspond à l’Espace.

Parce que le soleil se lève à l’Est et se couche à l’Ouest, le premier est Yang et le second est Yin. Si nous regardons le Sud, l’Est est à notre gauche et l’Ouest à notre droite. Dans la cosmologie chinoise, les points cardinaux sont établis en regardant le Sud. Cette conception se retrouve dans le cérémonial impérial : « L’Empereur regardait le Sud, face à ses sujets qui regardaient le Nord … L’Empereur s’ouvrait ainsi aux influences du Ciel, du Yang et du Sud. C’est pourquoi le Nord est en bas, comme la Terre … En regardant le Sud, l’Empereur identifie le côté gauche à l’Est et le côté droit à l’Ouest ».3

C’est pourquoi la gauche est Yang et la droite est Yin. Les « Questions simples » lient à la physiologie la correspondance entre le Yang et la gauche et entre le Yin et la droite. Il y est écrit : « L’Est représente le Yang … l’Ouest représente le Yin … à l’Ouest et au Nord, il y a une insuffisance de Ciel, et c’est pourquoi l’oreille gauche entend mieux que la droite, et l’œil gauche voit mieux que le droit ; à l’Est et au Sud, il y a insuffisance de Terre, c’est pourquoi la main droite est plus forte que la gauche et le pied droit est plus fort que le gauche ».4 Les idéogrammes pour « gauche » et « droit » montrent clairement les liens avec le Yin et le Yang puisque celui désignant la gauche comprend le symbole du travail (l’activité est Yang), et celui désignant la droite comprend une bouche (qui mange les produits de la Terre, qui est Yin).5

image image

image représente le « travail »

image représente la « bouche »

Il en découle tout d’abord les correspondances suivantes :

Vus ainsi, le Yin et le Yang semblent être essentiellement l’expression d’une dualité exprimée dans le temps, l’alternance de deux phases temporelles opposées. Chaque phénomène de l’univers alterne, de façon cyclique, entre une phase haute et une phase basse, et l’alternance du Yin et du Yang constitue la force motrice de son changement et de son évolution. Le jour se change en nuit, l’été en hiver, la croissance en déclin et inversement. Ainsi, l’évolution de tout phénomène de l’univers est le résultat de l’interaction de deux phases opposées, symbolisées par le Yin et le Yang, et chaque phénomène porte toujours en lui ces deux aspects, à des degrés divers. Le jour appartient au Yang, mais après avoir atteint son apogée à midi, le Yin qui est en lui commence petit à petit à se déployer et à se manifester. Ainsi, un phénomène quelconque peut se situer dans une phase Yin ou Yang et toujours contenir en même temps le germe de la phase opposée. Le cycle quotidien illustre clairement cette idée (Fig. 1.4).

On retrouve exactement les mêmes caractéristiques dans le cycle annuel ; il suffit de remplacer « aurore » par « printemps », « midi » par « été », « crépuscule » par « automne », et « minuit » par « hiver » (Fig. 1.5).

Ainsi :

Les deux phases intermédiaires (aurore-printemps et crépuscule-automne) ne représentent pas un stade d’équilibre neutre entre le Yin et le Yang ; elles sont encore associées, en priorité, à l’un ou l’autre aspect (par exemple, l’aurore et le printemps restent associés au Yang alors que le crépuscule et l’automne restent associés au Yin), de sorte que le cycle peut toujours être ramené à une polarité de deux phases.

Le Yin et le Yang représentent deux états de densité de la matière

Selon un autre point de vue, le Yin et le Yang peuvent représenter deux phases du processus de changement et de transformation de toute chose dans l’univers.

Comme nous l’avons vu ci-dessus, chaque phénomène passe par les différentes phases d’un cycle et, par là même, sa forme change. Par exemple, l’eau des lacs et des mers se réchauffe pendant le jour et se transforme en vapeur. Le soir, lorsque l’air se rafraîchit, la vapeur se condense et redonne de l’eau.

La matière peut présenter des densités différentes. Par exemple, une table est une forme dense de la matière mais si on la brûle, cette matière se transforme en chaleur et en lumière, formes moins denses de la matière. Vu ainsi, le Yang symbolise les états les plus immatériels, les plus raréfiés de la matière, tandis que le Yin symbolise les états les plus matériels, les plus denses de la matière.

Pour reprendre le même exemple, l’eau, sous sa forme liquide, se rattache au Yin et la vapeur qui se forme sous l’effet de la chaleur se rattache au Yang ; de la même façon, le bois, dans son état solide, se rattache au Yin tandis que la chaleur et la lumière engendrées par sa combustion se rattachent au Yang.

Cette dualité dans les états de condensation était souvent symbolisée, dans l’ancienne Chine, par la dualité entre le « Ciel » et la « Terre ». Le « Ciel » symbolise tout ce qui est rare, immatériel, pur et éthéré, alors que la « Terre » symbolise tout ce qui est dense, matériel, solide et brut. Au chapitre 2 des « Questions simples », on lit : « Le Ciel est une accumulation de Yang, la Terre est une accumulation de Yin ».6 C’est pourquoi la condensation et l’« agglomération » sont des états Yin de la matière alors que la dispersion et l’évaporation sont des états Yang de la matière.

Il est très important de bien comprendre que ces deux phases opposées de condensation ou d’agrégation ne sont pas indépendantes l’une de l’autre, mais se transforment l’une en l’autre. Le Yin et le Yang symbolisent aussi ces deux formes opposées d’agrégation. Lie Zi, philosophe taoïste (environ 300 AEC) disait : « (Les éléments) les plus purs et les plus légers, qui ont tendance à s’élever, ont donné le Ciel ; (les éléments) les plus lourds et les plus grossiers, qui ont tendance à descendre, ont donné la Terre ».7

Dans sa forme la plus pure et la plus éthérée, le Yang est totalement immatériel et correspond à l’énergie pure ; le Yin, dans sa forme la plus grossière et la plus dense, correspond à la matière. Dans cette optique, l’énergie et la matière ne sont rien d’autre que deux états d’un même continuum, et le nombre de leurs combinaisons possibles est infini. Au chapitre 2 des « Questions simples », on lit : « Le Yin est calme, le Yang est actif. Le Yang crée la vie, le Yin la fait se développer … Le Yang se transforme en Qi, le Yin se transforme en matière vivante ».8

Comme le Yang correspond à la création et à l’activité, il est tout naturel qu’il corresponde également à l’expansion et qu’il s’élève. Comme le Yin correspond à la concentration et à la matérialisation, il est tout naturel qu’il corresponde également à la compression et qu’il descende. Nous pouvons donc maintenant compléter la liste des caractéristiques des correspondances Yin-Yang données précédemment :

Les relations et les interdépendances du Yin et du Yang peuvent être représentées par ce symbole bien connu (Fig.1.6). Ce symbole s’appelle « Les confins du suprême » (Tai Ji) et il illustre bien les interdépendances du Yin et du Yang.

Les caractéristiques principales de ces interdépendances sont :

Les quatre principaux aspects de la relation entre le Yin et le Yang

On peut ramener à quatre les principaux aspects des relations entre le Yin et le Yang :

Opposition entre le Yin et le Yang

Le Yin et le Yang sont deux phases opposées d’un cycle, ou deux formes différentes de synthèse, comme nous l’avons expliqué plus haut. Rien, dans la nature, ne peut échapper à cette opposition. C’est cette contradiction interne elle-même qui constitue la force motrice de tous les changements, de toutes les mutations et de tous les déclins.

Toutefois, cette opposition n’est que relative et non absolue, dans la mesure où rien n’est jamais totalement Yin ou totalement Yang. Toute chose contient le germe de son opposé. De plus, cette opposition entre le Yin et le Yang est aussi relative dans la mesure où la caractéristique Yin ou Yang de toute chose n’est pas vraiment intrinsèque, mais toujours relative par rapport à quelque chose d’autre. C’est pourquoi, au sens strict, il est faux de dire que quelque chose est « Yin » ou est « Yang ». Une chose, quelle qu’elle soit, n’est jamais Yin et Yang que par rapport à une autre chose. Par exemple, la chaleur correspond au Yang et le froid au Yin, aussi pourrions-nous dire que le climat de Barcelone est Yang par rapport à celui de Stockholm, mais Yin par rapport à celui d’Alger. Pour donner un autre exemple emprunté à la diététique chinoise, les légumes sont généralement Yin et la viande généralement Yang. Toutefois, à l’intérieur de chacune de ces catégories, il y a divers degrés de Yang ou de Yin : ainsi, le poulet est Yang par rapport à la laitue, mais Yin par rapport à l’agneau.

Bien que toute chose contienne à la fois du Yin et du Yang, ce Yin et ce Yang ne sont jamais présents de façon statique et égale (50/50), mais forment un équilibre dynamique qui change sans cesse. Par exemple, la température du corps humain est pratiquement constante et présente des variations de faible amplitude. Ceci ne provient pas d’une situation statique mais d’un équilibre dynamique entre de nombreuses forces antagonistes.

Équilibrage mutuel du Yin et du Yang

Le Yin et le Yang sont sans cesse en état d’équilibre dynamique, équilibre qui est assuré par un ajustement permanent des niveaux relatifs du Yin et du Yang. Lorsque l’un ou l’autre est en déséquilibre, le Yin et le Yang en subissent nécessairement les répercussions et modifient alors leur rapport afin de trouver un nouvel équilibre.

À côté de l’état d’équilibre normal du Yin et du Yang, on trouve quatre possibilités de déséquilibre :

Lorsque le Yin est prépondérant, cela entraîne une diminution du Yang (l’excès de Yin épuise le Yang). Lorsque le Yang est prépondérant, cela entraîne une diminution du Yin (l’excès de Yang épuise le Yin).

Lorsque le Yin est faible, le Yang est en excès apparent et lorsque le Yang est faible, le Yin est en excès apparent. Cet état n’est qu’apparent dans la mesure où l’excès n’est pas absolu, mais seulement relatif par rapport à un manque.

Ces quatre possibilités sont représentées par les schémas de la figure 1.7. Ces schémas seront commentés plus en détail lorsque nous aborderons les applications des concepts de Yin et de Yang à la médecine chinoise. Bien que le schéma symbolisant un équilibre normal entre le Yin et le Yang montre une proportion égale de l’un et de l’autre, il ne faut pas le comprendre de façon littérale ; l’équilibre est réalisé grâce à des proportions différentes et changeantes de Yin et de Yang.

Il est important de bien comprendre la différence entre une prépondérance de Yin et une insuffisance de Yang ; à première vue, on pourrait penser qu’il s’agit de la même chose, mais ce n’est pas vrai. Il s’agit, en fait, de savoir ce qui est primaire et ce qui est secondaire. Dans le cas d’une prépondérance du Yin, c’est cette prépondérance qui est primaire et, par conséquent, le Yin en excès épuise le Yang. Dans le cas d’une insuffisance du Yang, c’est cette insuffisance qui est primaire et, par conséquent, l’excès de Yin n’est qu’apparent. On peut penser être en présence d’un excès, mais cet excès n’est en fait que relatif et dû à l’insuffisance du Yang. Les mêmes remarques sont valables pour l’excès de Yang et l’insuffisance du Yin.

APPLICATIONS DES CONCEPTS DE YIN ET DE YANG À LA MÉDECINE

On pourrait dire que toute la médecine chinoise, que l’on considère la physiologie, la pathologie, le diagnostic ou le traitement, peut se réduire à cette théorie fondamentale et essentielle qu’est la théorie du Yin et du Yang. Chaque processus physiologique, chaque symptôme, chaque signe, peut être analysé à la lumière de la théorie du Yin et du Yang. En définitive, chaque modalité de traitement se résume à l’une de ces quatre stratégies, comme on peut le voir dans le cadre ci-dessous.

Comprendre les applications des concepts de Yin et de Yang en médecine est donc d’importance primordiale pour la pratique clinique ; on peut même dire qu’il n’existe pas de médecine chinoise sans le Yin et le Yang.

Le Yin, le Yang et les parties du corps

Chaque partie du corps est plutôt Yin ou plutôt Yang, et ceci a son importance en pratique clinique. On doit souligner, toutefois, que cette caractéristique est toute relative. Par exemple, la région de la poitrine est Yang par rapport à l’abdomen (parce qu’elle est placée audessus de lui), mais Yin par rapport à la tête.

En règle générale, les diverses caractéristiques des différentes parties du corps sont les suivantes :

De façon plus précise, les caractéristiques Yin et Yang des parties du corps, des organes et des énergies sont les suivantes (Fig. 1.8) :

Chacun de ces points donnera lieu à une explication détaillée.

Fonction et structure des organes

Le Yang correspond à la fonction et le Yin à la structure. Nous venons de dire que certains organes « sont » Yang et que d’autres « sont » Yin. Toutefois, en accord avec le principe selon lequel rien n’est totalement Yang ou totalement Yin, chaque organe porte en lui un aspect Yin et un aspect Yang. Par exemple, la structure de l’organe même, tout comme le Sang, l’Essence ou les Liquides Organiques qu’il contient, correspond au Yin et constitue donc son aspect Yin.

L’activité fonctionnelle de l’organe constitue son aspect Yang. Bien entendu, ces deux aspects sont liés et interdépendants. Par exemple, la fonction qu’a la Rate de transformer et de transporter les essences extraites de la nourriture représente son aspect Yang. Le Qi ainsi extrait de la nourriture se transforme alors en Sang qui, étant Yin, contribue à former la structure même de la Rate. Au chapitre 5 des « Questions simples », il est écrit : « Le Yang transforme le Qi, le Yin forme la structure ».11 On peut représenter cette relation par un schéma (Fig. 1.9).

Un autre bon exemple de la fonction et de la structure d’un même organe est celui du Foie. Le Foie stocke le Sang et cela représente son aspect Yin et constitue sa structure ; d’un autre côté, le Foie contrôle le mouvement du Qi dans toutes les parties du corps et cela représente son aspect Yang et constitue sa fonction.

APPLICATION DES QUATRE PRINCIPES DU YIN ET DU YANG À LA MÉDECINE

Voyons maintenant dans le détail l’application, en médecine chinoise, des quatre principes impliqués dans les relations entre le Yin et le Yang.

Opposition entre le Yin et le Yang

L’opposition entre le Yin et le Yang se retrouve, en médecine, dans l’opposition entre les structures Yin et les structures Yang du corps humain, dans l’opposition entre les caractéristiques Yin et les caractéristiques Yang des organes, et surtout, dans l’opposition entre la symptomatologie de type Yin et la symptomatologie de type Yang. Quelle que soit leur complexité, tous les signes et symptômes de la médecine chinoise peuvent être ramenés à leur caractéristique élémentaire et fondamentale, qui est d’être Yin ou Yang.

Pour interpréter, en termes de Yin ou de Yang, les signes des manifestations pathologiques, nous pourrons, pour faciliter notre pratique clinique, nous reporter aux caractéristiques de base ci-dessous :

Le Feu et l’Eau

C’est une des dualités les plus fondamentales du Yin et du Yang en médecine chinoise. Bien que ces termes proviennent de la Théorie des Cinq Éléments, il existe une interaction entre celle-ci et la théorie du Yin et du Yang.

Dans le corps, l’équilibre entre le Feu et l’Eau est crucial. Le Feu est nécessaire à tous les processus physiologiques ; il symbolise la flamme qui maintient la vie et alimente tous les processus métaboliques. Le Feu, le Feu physiologique, aide le Cœur à abriter l’Esprit (Shen), il fournit à la Rate la chaleur qui lui est indispensable pour transformer et transporter, il stimule la fonction de séparation de l’Intestin Grêle, il donne à la Vessie et au Réchauffeur Inférieur la chaleur nécessaire à la transformation et à l’excrétion des liquides, et il fournit à l’Utérus la chaleur utile à la circulation du Sang.

Si le Feu physiologique décline, l’Esprit souffre de dépression, la Rate ne peut plus transformer et transporter, l’Intestin Grêle ne peut plus séparer les liquides, la Vessie et le Réchauffeur Inférieur ne peuvent plus les excréter et des œdèmes apparaissent, l’Utérus devient Froid et peut-être même stérile.

Le Feu physiologique est appelé « Feu de la Porte de la Vie » (Ming Men) et provient du Rein.

Dans toutes les fonctions physiologiques du corps, l’Eau a pour rôle d’humidifier et de rafraîchir, de contrebalancer l’action de réchauffement du Feu physiologique. L’origine de l’Eau est également le Rein.

L’équilibre entre le Feu et l’Eau est donc fondamental dans tous les processus physiologiques du corps. Le Feu et l’Eau s’équilibrent et se contrôlent mutuellement dans le moindre processus physiologique. Lorsque le Feu devient incontrôlable et excessif, il a tendance à s’élever ; c’est pourquoi il se manifeste surtout au niveau de la tête et de la partie supérieure du corps, sous forme de céphalées, d’une rougeur des yeux, d’une rougeur du visage ou de soif. Lorsque l’Eau est excessive, elle a tendance à descendre et à causer des œdèmes des jambes, des mictions abondantes ou de l’incontinence.

La transformation ou le changement, et la conservation, le stockage ou le maintien

Le Yin correspond à la conservation et au stockage ; ceci se retrouve dans les fonctions des organes Yin, qui stockent le Sang, les Liquides Organiques et l’Essence, et les conservent en tant que substances précieuses. Le Yang correspond à la transformation et au changement ; ceci se retrouve dans les fonctions des organes Yang qui, constamment, se remplissent et se vident et, constamment, transforment, transportent et excrètent.

Ces remarques générales constituent les lignes directrices qui vont nous permettre, dans le cadre de la théorie du Yin et du Yang, d’interpréter des manifestations cliniques. Tous les signes et symptômes peuvent être interprétés à la lumière de ces lignes directrices, car toute manifestation clinique est le résultat d’une séparation du Yin et du Yang. Lorsque l’individu est en bonne santé, le Yin et le Yang sont harmonieusement intégrés dans un équilibre dynamique. Lorsque le Yin et le Yang sont ainsi équilibrés, on ne peut les identifier comme entités distinctes, et par conséquent aucun signe, aucun symptôme n’est perceptible. Par exemple, si le Yin et le Yang, le Qi et le Sang sont équilibrés, le visage est d’aspect normal, rose, resplendissant de santé, ni trop pâle, trop rouge ou trop sombre. Autrement dit, aucun signe particulier n’est visible.

Si le Yin et le Yang sont en déséquilibre, ils se sé parent ; l’un ou l’autre est alors en excès, le visage est soit trop pâle (excès de Yin), soit trop rouge (excès de Yang). Le Yin et le Yang se manifestent alors parce qu’ils sont en déséquilibre. On peut imaginer que le graphisme « les confins du suprême » (voir Fig.1.6), symbole du Yin et du Yang, se met à tourner très vite sur lui-même. Le blanc et le noir ne sont alors plus visibles car l’œil n’est plus capable de les percevoir séparément. De la même façon, lorsque le Yin et le Yang sont équilibrés et circulent de façon harmonieuse, on ne peut pas les percevoir séparément, ils ne sont pas visibles, et aucun signe, aucun symptôme n’est perceptible.

Tous les signes et symptômes peuvent être interprétés ainsi, comme manifestations d’un déséquilibre entre le Yin et le Yang. Prenons un autre exemple. Si le Yin et le Yang sont équilibrés, les urines sont d’une couleur jaune pâle normale et leur quantité est normale également. Si le Yin est en excès, elles sont extrêmement pâles, presque comme de l’eau, et extrêmement abondantes. Si le Yang est en excès, elles sont alors foncées et peu abondantes.

En gardant bien à l’esprit les principes généraux qui régissent les caractéristiques Yin ou Yang des signes et symptômes, on peut ainsi dresser la liste des principales manifestations cliniques :

Enfin, après avoir présenté les caractéristiques Yin et Yang des signes et symptômes, il faut bien insister sur le fait que, bien que l’identification du caractère Yin ou Yang soit fondamentale, ces caractéristiques ne sont pas suffisamment précises pour être performantes en pratique clinique. Par exemple, si le visage du malade est trop rouge, cela indique un excès de Yang. Toutefois, cette conclusion est trop générale pour nous fournir des indications utiles à l’élaboration d’un traite ment correct. En fait, la rougeur du visage peut provenir d’une Chaleur-Plénitude ou d’une Chaleur-Vide (toutes deux pouvant être classées dans les pathologies de type « excès de Yang »). Si la rougeur est due à une Chaleur-Plénitude, il faut alors trouver quel est l’organe impliqué dans la pathologie. La rougeur peut provenir d’un Feu du Foie, d’un Feu du Cœur, d’une Chaleur du Poumon, ou d’une Chaleur de l’Estomac. Le traitement sera alors différent dans chaque cas.

La théorie du Yin et du Yang, bien que fondamentale, est donc trop générale pour nous fournir des indications concrètes quant au traitement nécessité. Comme nous le verrons plus loin, il est nécessaire de l’intégrer à la théorie des Huit Principes et à la théorie des Organes Internes pour pouvoir l’utiliser effectivement dans des situations cliniques réelles (voir chapitres 30 à 42). La théorie du Yin et du Yang est néanmoins indispensable et fondamentale pour la compréhension des signes et symptômes.

Interdépendance du Yin et du Yang

Le Yin et le Yang s’opposent mais ils dépendent également l’un de l’autre. Le Yin et le Yang ne peuvent exister isolément, et ceci se comprend parfaitement quand on considère la physiologie du corps. Tous les processus physiologiques sont le résultat de l’opposition et de l’interdépendance du Yin et du Yang. Les fonctions même des organes en médecine chinoise témoignent très clairement de l’interdépendance du Yin et du Yang.

Le Yin et le Yang s’épuisent mutuellement

Le Yin et le Yang se modifient constamment, de sorte que si l’un augmente, l’autre diminue afin de rétablir l’équilibre. On peut facilement constater ce phénomène dans le flux et le reflux du jour et de la nuit ; alors que le jour s’achève, le Yang décroît et le Yin s’accroît. On peut faire les mêmes constatations pour ce qui est du cycle des saisons ; lorsque le printemps arrive, le Yin commence à décroître et le Yang à croître. Au-delà de la pure préservation de leur équilibre, le Yin et le Yang « s’épuisent » mutuellement. Lorsque l’un croît, l’autre doit décroître. Par exemple, si le temps devient exagérément chaud (Yang), l’eau du sol (Yin) se raréfie.

Par conséquent :

Dans le corps humain, on peut constater ce rééquilibrage mutuel à la fois au niveau physiologique et au niveau pathologique.

Au niveau physiologique, le rééquilibrage mutuel du Yin et du Yang est un processus normal destiné à préserver l’équilibre des fonctions physiologiques. Ce phénomène peut s’observer dans tous les processus physiologiques, comme par exemple la régulation de la transpiration, des mictions, de la température du corps, de la respiration, etc. Par exemple, en été, lorsqu’il fait chaud (Yang), nous transpirons plus (Yin) ; lorsque la température extérieure est très basse (Yin), le corps commence à grelotter (Yang) pour produire de la chaleur.

Au niveau pathologique, le Yin et le Yang peuvent augmenter dans des proportions anormales et aboutir à l’épuisement de leur opposé. Par exemple, la température peut augmenter (excès de Yang) à l’occasion d’une maladie infectieuse et entraîner de la sécheresse et une diminution des liquides organiques (épuisement du Yin). Bien que certains puissent encore y voir une tentative du corps pour maintenir l’équilibre entre le Yin et le Yang (la température du corps et les liquides organiques), cet équilibre n’est pas normal mais pathologique et provoqué par un excès de Yang. On peut même aller plus loin et dire que la fièvre elle-même constitue une tentative du corps pour combattre le facteur pathogène, mais cela ne change rien au fait que la poussée de température signe la présence d’un excès de Yang qui a conduit à l’épuisement du Yin.

Au niveau pathologique, on peut rencontrer quatre situations différentes dans lesquelles un excès de Yin ou un excès de Yang conduisent respectivement à un épuisement du Yang ou du Yin, ou bien où un épuisement du Yang ou un épuisement du Yin conduisent respectivement à un excès apparent de Yin ou de Yang. Il est important de noter qu’un excès de Yang et un épuisement du Yin ne sont pas identiques. Dans l’excès de Yang, le facteur principal est une augmentation anormale de Yang qui a conduit à un épuisement du Yin. Dans l’épuisement du Yin, le facteur principal est une insuffisance spontanée de Yin qui a conduit à un excès apparent de Yang.

Les cinq schémas suivants vont permettre de clarifier cette notion (Figures 1.10 à 1.14). La figure 1.10 illustre l’équilibre entre le Yin et le Yang.

Transmutation du Yin et du Yang

Bien que de nature opposée, le Yin et le Yang peuvent se transformer l’un en l’autre. Cette transformation ne s’opère pas au hasard ; elle est conditionnée par les stades d’évolution et les conditions internes.

Tout d’abord, la transformation n’intervient que le moment venu, lorsque les conditions favorables sont réunies. Le jour ne se change pas en nuit à n’importe quel moment, mais seulement lorsqu’il a atteint son point limite.

La seconde condition nécessaire au changement est déterminée par les caractéristiques internes de toute chose et de tout phénomène. Le bois peut se transformer en charbon, une pierre ne le pourra jamais.

Le processus de transformation du Yin en Yang et du Yang en Yin s’observe dans de nombreux phénomènes naturels, comme par exemple l’alternance du jour et de la nuit, les saisons, le climat.

Le principe de transmutation du Yin et du Yang a de nombreuses applications en pratique clinique. Comprendre cette transmutation est essentiel pour la prévention des maladies. Si nous sommes conscients que toute chose peut se transformer en son opposé, nous pouvons agir préventivement et retrouver l’équilibre qui est l’essence même de la médecine chinoise.

Par exemple, une somme de travail excessive (Yang), sans repos, entraîne une insuffisance extrême (Yin) des énergies du corps. Faire du jogging de façon excessive (Yang) donne un pouls très lent (Yin). Une consommation exagérée d’alcool crée un état d’euphorie (Yang) qui est très vite suivi par une « gueule de bois » (Yin). Des soucis excessifs (Yang) épuisent (Yin) l’énergie du corps. Une activité sexuelle excessive (Yang) épuise l’Essence (Yin). C’est pourquoi réaliser un équilibre dans notre vie, notre alimentation, notre dépense physique, notre travail, notre vie affective et sexuelle constitue l’essence de la prévention en médecine chinoise. De même, une bonne compréhension de la façon dont le Yang peut se transformer en Yin, et inversement, peut nous aider à éviter des passages trop rapides de l’un à l’autre, passages qui seraient néfastes à notre vie physique et émotionnelle. Bien entendu, rien n’est plus difficile à réaliser dans nos sociétés occidentales modernes qui semblent être prédisposées à nous assurer le maximum de passages d’un extrême à l’autre.

La transmutation du Yin et du Yang peut aussi s’observer dans les modifications pathologiques que l’on rencontre en pratique clinique. Par exemple, le Froid externe peut envahir le corps et, au bout d’un certain temps, il peut facilement se changer en Chaleur. Un état de Plénitude peut aussi facilement se transformer en état de Vide. Par exemple, une Chaleur excessive peut endommager les liquides organiques et entraîner une insuffisance de ces mêmes liquides. Un état de Vide peut également se transformer en état de Plénitude. Par exemple, un vide de Yang de la Rate peut entraîner un excès d’Humidité ou des Glaires. C’est pourquoi il est extrêmement important d’être capable de discerner les transmutations possibles du Yin et du Yang en pratique clinique, afin de traiter correctement le malade.

LECTURES COMPLÉMENTAIRES

1. Needham, J. 1977 Science and Civilization in China, vol 2, Cambridge University Press, Cambridge, p. 303.

3. Granet, M. 1967 La Pensée Chinoise, Albin Michel, chapitre 2, p. 367.

4. 1979 Le Classique de médecine interne de l’Empereur Jaune - Questions simples (Huang Ti Nei Jing Su Wenimage), People’s Health Publishing House, Beijing, 1979, p. 44.

5. Il est intéressant de comparer cette attitude avec l’attitude culturelle occidentale vis-à-vis de la gauche et de la droite, selon laquelle la droite est en quelque sorte « bonne » et la gauche en quelque sorte « mauvaise ». Par exemple, « sinistre », étymologiquement, est en liaison avec « gauche », ou bien « avoir les deux mains gauches » signifie à la fois être maladroit et paresseux, alors que « dextre » signifie à la fois « à droite » et « adroit ».

6. Questions simples, p. 31.

7. Science and Civilization in China, Vol.2, p. 41.

8. Questions simples, p. 31.

9. Cité par Bahm A 1960 Tao The King, Frederick Ungar Publishing, New-York, p. 38.

10. Questions simples, p. 32.

11. Ibid., p. 32.

12. Ibid., p. 42-43.