TEXTES À CONNAÎTRE ET NOTIONS À MAÎTRISER
Les marges de manœuvre juridiques de l’État en matière financière et fiscale sont bornées par le droit constitutionnel et, en premier lieu, par les principes issus de la Révolution française, ainsi que par le droit européen et le droit conventionnel. La gouvernance de la fiscalité est particulièrement marquée par ce cadre.
Trois articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 août 1789 ont spécifiquement trait aux finances publiques mais, avant cela, d’autres, plus généraux, ont une incidence particulière en la matière.
L’article 6 dispose que « La loi (…) doit être la même pour tous » et fonde ainsi le principe d’égalité devant la loi, y compris devant l’impôt et devant les cotisations sociales. L’impôt est donc universel et prohibe l’existence de privilèges fiscaux en faveur d’une catégorie de contribuables.
Si toute différence de traitement n’est pas inconstitutionnelle, elle l’est lorsqu’elle ne correspond pas à une différence de situation ou n’est pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant. Ainsi, la réduction dégressive de cotisations sociales salariales en faveur des salariés modestes, prévue par la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2014, instituait une différence de traitement « sans rapport avec l’objet des cotisations salariales de sécurité sociale » (Conseil constitutionnel (CC), décision no 2014-698 DC du 6/08/2014, cons. 13) : dès lors qu’il ne reposait pas sur une différence de situation entre les assurés sociaux qui en bénéficiaient et les autres, cet avantage social était contraire au principe d’égalité. En matière fiscale, c’est « sans motif légitime » que le législateur avait prévu que la transmission d’immeubles situés en Corse soit partiellement exonérée des droits de mutation à titre gratuit, ce qui a motivé une censure du Conseil constitutionnel (CC, décision no 2013-685 DC du 29/12/2013, LFI 2014, cons. 139 à 140).
Le Conseil constitutionnel tire des conséquences inattendues du principe d’égalité devant la loi en le faisant entrer en résonance avec les règles résultant du droit de l’Union européenne (cf. infra). Ainsi, si l’application de la loi fiscale française à un contribuable lui est plus défavorable que l’application à d’autres contribuables placés dans la même situation de règles résultant d’une directive européenne, cette loi est à l’origine d’une rupture d’égalité (on parle de discrimination « à rebours » ou « par richochet ») et doit donc être censurée (CC, décision no 2015-520 QPC du 3/2/2016, Société Metro Holding). Ce raisonnement n’a pas été étendu aux discriminations par rapport aux contribuables bénéficiant des stipulations favorables d’une convention fiscale internationale.
Le principe de non-rétroactivité de la loi n’a de valeur constitutionnelle qu’en matière pénale, en vertu de l’article 8 de la DDHC. Ce dernier peut trouver à s’appliquer en matière d’impôt et de cotisations sociales, dès lors que des sanctions s’appliquent en cas de non-respect des obligations fiscales ou sociales.
Saisi de dispositions relatives à ces sanctions, le CC s’assure de « l’absence de disproportion manifeste entre l’infraction et la peine encourue ». Plusieurs dispositions de lutte contre la fraude ou l’optimisation fiscales, jugées inadaptées ou disproportionnées, ont ainsi été invalidées par le CC, par exemple s’agissant de peines calculées en proportion du chiffre d’affaires (cf. CC, décision no 2013-679 DC du 04/12/2013, loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, cons. 7 à 10).
En dehors de la matière répressive, dans la généralité des cas, le législateur n’est pas tenu à la non-rétroactivité. Il ne peut cependant adopter des dispositions fiscales rétroactives « qu’en considération d’un motif d’intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales, des exigences constitutionnelles » (CC, décision no 98-404 DC du 25/06/1998, LFSS 1999, cons. 5)1.
Parmi ces exigences constitutionnelles figurent notamment la garantie des droits et la séparation des pouvoirs, protégées par l’article 16 de la DDHC2. Ainsi, la loi ne peut revenir sur des droits ayant été reconnus par une décision de justice passée en force de chose jugée. Sans doute sous l’influence des exigences conventionnelles résultant notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la portée accordée à ce principe par le CC est large et croissante. Il limite de fait la rétroactivité des lois, y compris en matière financière et fiscale.
Le CC considère en effet que le législateur ne saurait, « sans motif d’intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations » et que, parmi ces effets, on peut compter l’application d’un « régime particulier d’imposition », par exemple celui lié au respect de la durée légale de détention des contrats d’assurance-vie. C’est pour cette raison qu’il a déclaré contraire à la Constitution l’application des prélèvements sociaux aux taux en vigueur, au lieu des taux historiques, aux revenus générés pendant cette durée légale de conservation (CC, décision no 2013-682 DC du 19/12/2013, LFSS 2014, cons. 8 à 20). Ainsi, sans reconnaître le principe de confiance légitime appliqué par la CEDH, le CC a évolué en adaptant sa jurisprudence qui fait désormais une large interprétation de l’article 16 de la DDHC.
À noter que la « petite rétroactivité » (ou « rétrospectivité »), pratiquée notamment en matière d’impôt sur le revenu et d’impôt sur les sociétés, ne constitue pas une rétroactivité au sens juridique du terme. Autrement dit, le régime fiscal des revenus et bénéfices acquis au cours d’une année peut être déterminé et modifié jusqu’au 31 décembre de cette année3. Cet usage est critiquable sur le plan économique, dans la mesure où les acteurs économiques doivent fonder leurs décisions (par exemple travailler plus) sur une loi fiscale susceptible d’évoluer.
Pour mémoire, les principes énoncés par le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 peuvent également avoir une incidence sur les finances publiques, en l’espèce la dépense publique. En effet, certains droits dits « droits créances » induisent un devoir pour l’État d’apporter une aide, le cas échéant financière, à la population ou à certaines catégories de personnes. Par exemple, le dixième alinéa du préambule affirme que « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. », lesquelles sont aussi matérielles. De même, le quatrième alinéa dispose que « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République », ce qui contraint la législation relative à l’asile et les aides subséquentes.
L’article 13 de la DDHC proclame que « pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
Est ici posé le principe de nécessité de l’impôt : la ressource fiscale doit financer l’État afin qu’il puisse assumer ses missions régaliennes. Corrélativement, les dépenses d’administration et l’entretien d’une force publique sont à la charge de l’État et ne sont pas déléguées à des corps privés. L’impôt revêt ainsi une dimension civique. L’appartenance au corps politique que constitue la Nation induit des droits – bénéficier de sa protection et de son administration – mais aussi des devoirs – contribuer à son financement.
Le principe d’égalité devant les charges publiques (ou de proportionnalité de l’impôt) découle de ce même article 13, puisque les contribuables devront payer l’impôt en fonction de leurs « facultés contributives », selon l’expression consacrée par la jurisprudence constitutionnelle. Cette dernière est abondante en la matière, le principe d’égalité devant les charges publiques étant celui qui, sans doute parce qu’il est d’interprétation à la fois large et difficile, fonde le plus de déclarations d’inconstitutionnalité de dispositions fiscales.
À cet égard, le Conseil constitutionnel assure un véritable contrôle de proportionnalité de la loi, vérifiant que l’impôt est équitablement réparti entre citoyens, que la charge fiscale est proportionnée aux facultés contributives des redevables et, en particulier, ne revêt pas un caractère confiscatoire et, enfin, que le dispositif fiscal réponde aux objectifs que s’est fixés le législateur. Les marges de manœuvre de ce dernier sont réduites d’autant.
Le principe d’égalité devant les charges publiques trouve par excellence à s’appliquer en matière d’imposition des revenus. Ainsi, le taux d’une imposition sur le revenu doit tenir compte de l’ensemble des facultés contributives du foyer : sauf à ce que l’imposition soit purement proportionnelle (comme les prélèvements sociaux, sauf exception), le taux appliqué doit tenir compte de la composition du foyer et de l’ensemble de ses revenus. Différentes techniques peuvent être utilisées à cette fin (barème progressif applicable à l’ensemble des revenus et associé au quotient familial, taux proportionnel éventuellement modulé selon les ressources totales du foyer…). En revanche, un impôt progressif individuel est inconstitutionnel, comme l’a jugé le CC pour la contribution exceptionnelle de solidarité sur les très hauts revenus d’activité (CC, décision no 2012-662 DC du 29/12/2012, LFI 2013, cons. 73).
Par une jurisprudence encore susceptible de nouveaux développements, le CC invalide également les dispositions conduisant à ce qu’une catégorie de redevables supporte de manière pérenne une charge fiscale excessive au regard de ses facultés contributives. Cette charge peut résulter de l’addition de plusieurs impôts pesant sur une même assiette, quelle qu’elle soit, notamment un revenu ou un patrimoine.
Il a ainsi été établie la nécessité de prévoir un plafonnement de l’ISF en fonction des revenus ou un dispositif équivalent, sauf à fixer un barème d’imposition plus faible (CC, décision no 2012-654 DC, 2e LFR 2012, cons. 33). Plusieurs mesures conduisant à un taux marginal d’imposition cumulé4 considéré comme excessif – supérieur à 66 % – sur certaines catégories de revenus, telles les retraites chapeau, ont été censurées (cf. CC, décision no 2012-662 DC du 29/12/2012, LFI 2013, cons. 19).
Le CC applique ce raisonnement à des personnes morales et pour d’autres assiettes, comme les rémunérations : c’est notamment en considération de son caractère exceptionnel que le CC a validé la taxe sur les très hautes rémunérations conduisant pourtant, pour les employeurs, à un taux marginal cumulé d’imposition pouvant aller jusqu’à 132 % sur certains éléments de ces rémunérations – soit « seulement » 57 % si on rapporte l’impôt au coût total de ces éléments de rémunérations pour l’employeur, impôts compris5. Le caractère confiscatoire d’autres impôts pourrait à l’avenir être contrôlé, par exemple des taxes foncières, dont le taux d’imposition peut dépasser 100 %.
Enfin, un impôt qui n’est pas à même d’atteindre l’objectif qui lui a été conféré conduit à imposer de manière injustifiée certains contribuables et, par là même, à rompre l’égalité devant les charges publiques. Le législateur se doit donc d’être cohérent, en particulier lorsqu’il ne poursuit pas un objectif budgétaire mais un objectif incitatif : en instituant une contribution climat énergie afin de lutter contre le réchauffement climatique, il ne pouvait pas légitimement exclure du champ de la taxe une très grande partie des émissions de gaz à effet de serre (CC, décision no 2009-599 DC du 29/12/2009, LFI 2010, cons. 77 à 83). De même, une taxe sur des boissons énergisantes (dépourvues d’alcool), instituée afin de lutter contre l’alcoolisme « n’est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l’objectif poursuivi » et méconnaît par conséquent les exigences de l’article 13 de la DDHC (CC, décision no 659 DC du 13/12/2012, LFSS 2013, cons. 26).
Ce contrôle s’étend aussi aux dispositions introduisant des avantages fiscaux. Le CC apprécie alors également la proportionnalité des moyens déployés au regard des effets attendus, veillant ainsi aux intérêts financiers de l’État (cf. CC, décision no 2007-555 DC du 16/08/2007, loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat, cons. 20).
L’article 14 de la Déclaration proclame que « les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes, ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». Il s’agit ici du principe du consentement à l’impôt, au sens juridique6 (cf. infra s’agissant de son sens psychologique), et du principe de légalité de l’impôt. Ainsi, seul le législateur peut créer un impôt et en autoriser la levée.
Pour que ce consentement soit régulièrement vérifié et que les citoyens puissent utilement suivre l’emploi des deniers publics – c’est-à-dire les dépenses publiques, sans distinguer si leur financement provient de l’impôt ou d’autres ressources –, l’intervention du législateur doit se faire à un rythme annuel. L’article 14 induit par conséquent le principe d’annualité budgétaire (cf. chapitre 6). Celui-ci se traduit concrètement par l’article 1er de chaque loi de finances initiale, qui autorise la perception de l’ensemble des impôts, qu’ils abondent le budget de l’État ou soient affectés à d’autres personnes.
L’article 34 de la Constitution confirme la compétence du législateur en matière fiscale en des termes très proches à ceux de l’article 14 de la DDHC. Il dispose en effet que « La loi fixe les règles concernant (…) l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ». L’impôt est de la compétence exclusive du législateur, qui doit épuiser sa compétence, c’est-à-dire qu’il ne peut par exemple renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de déterminer le taux d’un impôt sans encadrer cette compétence. À défaut, en cas d’incompétence négative, les dispositions sont inconstitutionnelles.
Selon l’article 15 de la DDHC « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », induisant que la Nation peut désormais, par ses représentants, contrôler l’exécution du budget par l’administration. Ce contrôle s’entend en effet d’abord comme a posteriori : les citoyens doivent pouvoir apprécier les comptes de l’État, ce qui suppose que ces derniers soient rendus publics.
Mais pour assurer que l’usage des deniers publics serve l’intérêt général et non des intérêts particuliers, ce contrôle du corps social s’entend aussi comme a priori : les citoyens participent à la prévision et à l’autorisation des dépenses. Les comptes devront refléter fidèlement l’autorisation délivrée a priori et le gouvernement est comptable de son respect. Est ainsi mise en place la notion de responsabilité7 de la puissance publique.
Les juridictions et corps de contrôle contribuent à l’effectivité de cette responsabilité. Tel est en particulier le cas de la Cour des comptes, dont l’article 47-2 de la Constitution, introduit par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, précise que par « ses rapports publics, elle contribue à l’information des citoyens ».
Les normes entourant les finances publiques de manière générale et celles, respectivement, de l’État, de la sécurité sociale et des collectivités territoriales ont un ancrage constitutionnel. Ces grandes règles ici esquissées sont détaillées dans la suite de cet ouvrage.
La Constitution détermine directement les grandes lignes de l’organisation de la décision en matière de finances publiques. Plus précisément, elle indique quels textes normatifs sont nécessaires afin que les administrations publiques puissent disposer de ressources et procéder à des dépenses, ainsi que les principales règles entourant la prise de décision.
L’article 34 prévoit que des lois de finances (LF) et des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) déterminent, respectivement, les ressources et les charges de l’État et celles – prévisionnelles – de la sécurité sociale. Deux lois organiques précisent les attributions du législateur financier. Mais les articles 47 et 47-1 de la Constitution, notamment, déterminent les grandes règles de calendrier et de procédure applicables au processus législatif en matière de LF et de LFSS.
Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, l’article 34 prévoit également que le législateur définisse à titre programmatique les « orientations pluriannuelles des finances publiques [lesquelles] s’inscrivent dans l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques ».
Enfin, l’article 47-2 de la Constitution, issu de cette même révision, précise, d’une part, l’organisation institutionnelle du contrôle de l’application de la législation financière. Cette mission est dévolue tant au Parlement qu’au gouvernement, qui bénéficient à cet effet de l’assistance de la Cour des comptes qui se positionne à équidistance entre les deux. Il en va de même, plus largement, en matière d’évaluation des politiques publiques (cf. chapitre 12). À cet égard, la loi organique prise sur le fondement de l’article 39 de la Constitution impose que les projets de loi soient assortis d’une évaluation préalable de leur impact, y compris financier8.
D’autre part, l’article 47-2 fixe les principes directeurs de la comptabilité publique, en énonçant que « Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères » et « donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière ». Par là, le Constituant a érigé en impératifs – et non pas seulement en objectifs – le respect des principes fondamentaux de la comptabilité tels qu’ils ont été définis pour les personnes privées.
Les finances locales sont abordées dans le texte constitutionnel sous un angle général, laissant au législateur le soin d’encadrer plus précisément la vie financière des collectivités territoriales.
Ainsi, le principe de libre administration des collectivités territoriales, prévu par l’article 72 de la Constitution, contraint juridiquement peu l’État dans la mesure où il s’applique dans les conditions prévues par la loi.
En revanche, l’État est tenu de respecter le principe d’autonomie financière prévu à l’article 72-2 de la Constitution, qui se traduit par une proportion minimale de ressources propres dans les ressources des collectivités territoriales. Ce ratio minimum s’apprécie par niveau de collectivités, par référence à la situation constatée en 2003 (60,8 % pour les communes, 58,6 % pour les départements, 41,7 % pour les régions). Par conséquent, toute réforme se traduisant par une diminution des ressources fiscales locales est limitée par la nécessité de respecter ces valeurs (cf. chapitre 12).
Enfin, l’article 55 de la Constitution confère aux traités « une autorité supérieure à celle des lois ». Ceux dont les stipulations ont des incidences financières ou fiscales ne font pas exception.
L’article 88-1, qui prévoit la participation de la France à l’Union européenne, a même des conséquences plus profondes puisqu’il accorde un statut particulier aux prescriptions du droit de l’Union européenne, la transposition des directives étant notamment une exigence constitutionnelle.
Ces dispositions constitutionnelles ont des implications lourdes pour la gouvernance de la fiscalité.
Entre le principe de consentement à l’impôt ancré dans l’article 14 de la DDHC et la réalité du processus décisionnel en matière fiscale, la gouvernance de la fiscalité apparaît à la fois comme très encadrée et comme produisant des résultats fragiles.
« Consentir à l’impôt suppose aussi la confiance » rappelait l’historien Jean Sévillia dans Le Figaro Magazine du 4 octobre 2013. Autant le consentement libre et exprès des citoyens à l’impôt peut être organisé de manière irréprochable sur le plan institutionnel, autant l’acceptation concrète du système fiscal par ces mêmes citoyens ne peut jamais être considérée comme acquise.
De ce point de vue, le consentement à l’impôt a une double dimension, légale d’une part, psychologique et sociale d’autre part. Un consentement à l’impôt trop formel, insuffisamment incarné, conduit à affaiblir le civisme fiscal et à relativiser les obligations fiscales.
Or l’acceptation du système fiscal français n’est pas unanime, tout d’abord dans la mesure où la connaissance et le respect du système fiscal sont encore perfectibles.
La fiscalité, votée par le Parlement, reste un objet complexe et souvent mal maîtrisé par les citoyens. Le débat parlementaire en matière de fiscalité reste technique. Quant aux évolutions de charge fiscale d’une année à l’autre, à la hausse ou à la baisse, elles sont souvent mal comprises : un avis de taxe d’habitation paraît au premier abord relativement hermétique.
Cette distance à l’impôt ne nuit cependant pas de manière évidente à l’observation par les contribuables de leurs obligations fiscales. La France ne connaît pas de phénomène de fraude massive comme peuvent le connaître d’autres pays dont les habitants sont moins civiques.
Néanmoins, la fraude, tant interne qu’internationale, reste réelle et, surtout, un doute s’est instillé sur la tolérance des Français à l’impôt. La dernière révolte significative à dimension fiscale remontait au mouvement des vignerons du Languedoc qui, en 1905, ont appelé à la « grève » de l’impôt ; sur le plan fiscal, elle s’était soldée par une exonération d’impôt rétroactive, une fois la crise résolue en 1907. Les actes de sabotage perpétrés, notamment en Bretagne par les « Bonnets rouges », pour empêcher l’instauration en janvier 2014 de la taxe poids lourds constituent cependant une alerte quant à la fragilité du civisme fiscal français.
Pour le consolider, l’équité et l’accessibilité de la loi fiscale apparaissent comme des axes de travail pour les autorités. Perçu comme équitable et mesuré, l’impôt serait probablement mieux accepté. À l’inverse, l’existence de « niches » fiscales (cf. chapitre 22) et la concentration de l’impôt sur certaines catégories de redevables sont de nature à fragiliser le consentement à l’impôt. De même, des marges de manœuvre existent pour rendre le système fiscal plus simple et plus lisible car, dispersé entre une multitude de prélèvements, le système fiscal français donne l’impression d’une fiscalité envahissante. À cet égard, des taux d’imposition moins élevés pourraient être obtenus en adoptant des assiettes plus larges, afin de rendre le système fiscal plus attractif. En tout état de cause, toute réforme de la fiscalité gagnerait à s’appuyer sur un discours mettant en valeur le civisme fiscal, sans incriminer un excès d’impôt.
Le caractère très concret des obligations fiscales pour les contribuables appelle de la part de l’État tact et mesure et limite de fait, par principe de réalité, la possibilité de légiférer en matière fiscale.
Conséquence directe de l’article 55 de la Constitution, le droit de l’Union européenne et le droit conventionnel contraignent la fiscalité française de manière importante.
Les développements récents conduisent à faire du droit de l’UE le premier cadre institutionnel des finances publiques de la France, avec des contraintes pesant sur ses objectifs et sur les voies et moyens pour les atteindre. Mais la prégnance du droit de l’UE se fait aussi sentir sur le contenu même des politiques budgétaires et fiscales.
En premier lieu, la législation européenne encadre strictement les aides d’État, c’est-à-dire tout avantage pécuniaire consenti à une ou plusieurs entreprises et financé au moyen de ressources publiques, qui revêt un caractère sélectif et est susceptible d’affecter les échanges intracommunautaires.
Les aides d’État sont, par principe, interdites par l’article 107 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Mais la Commission peut autoriser certaines aides d’État, qu’elles soient compatibles par nature avec le marché commun, par exemple du fait de leur caractère social, ou qu’elles puissent être considérées comme compatibles, par exemple les aides régionales ou encore les aides à l’investissement et à l’emploi en faveur des PME. Une aide d’État incompatible ne peut être mise en œuvre ; si elle l’a néanmoins été, son bénéficiaire doit rembourser les avantages dont il a illégalement bénéficié. Certaines aides ne sont pas soumises à l’obligation de notification. C’est essentiellement le cas des aides placées sous le règlement de minimis, dont le montant global ne dépasse pas 200 000 € par bénéficiaire sur une durée de trois ans.
Une aide d’État peut aussi prendre une forme fiscale, lorsque la charge fiscale est inférieure à celle résultant du droit commun. Sauf à ce qu’une telle mesure spécifique puisse se justifier par l’économie du système fiscal en cause, par exemple le taux réduit d’impôt sur les sociétés applicable aux petites et moyennes entreprises, un avantage fiscal doit être notifié à la Commission européenne aux fins d’être autorisé préalablement à son entrée en vigueur.
En second lieu, certains domaines de la fiscalité font l’objet d’une harmonisation européenne. Les règles fiscales étant soumises à la règle de l’unanimité au Conseil de l’UE, les textes législatifs sont relativement peu nombreux, ce qui accorde, par défaut, une place d’autant plus importante à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
La fiscalité indirecte fait l’objet d’une large harmonisation au niveau européen, sur le fondement de l’article 113 du TFUE. La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) est l’impôt le plus harmonisé, ce qui se traduit par exemple par l’encadrement du nombre et de la valeur des taux de TVA. Les accises font également l’objet d’une harmonisation, notamment s’agissant de leur champ et de leur assiette.
La fiscalité directe est harmonisée dans une moindre mesure, sur le fondement de l’article 115 du TFUE relatif au rapprochement des législations « qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur ». Plusieurs textes ont été adoptés (directives « mère-fille », « fusions », « intérêts et redevances », « épargne »). Des travaux visent actuellement à renforcer cette harmonisation législative, par exemple en matière d’impôt sur les sociétés.
En troisième lieu, les grands principes européens contraignent la loi fiscale. En dehors de la simple application des textes adoptés en vue d’harmoniser la fiscalité, la législation fiscale française est en effet contrainte par les principes de non-discrimination et de libre circulation inscrits dans les traités européens et interprétés de manière très extensive par la CJUE9.
Ainsi, le droit de l’UE prescrit une égalité du traitement entre les situations domestiques et transfrontalières comparables. Cette égalité est de rigueur au sein de l’espace économique européen en matière de droit d’établissement, de libre prestation de services, de circulation des personnes et des travailleurs et de circulation des marchandises. En matière de circulation des capitaux, elle concerne également les flux entre États membres de l’UE et pays tiers.
L’absence d’égalité de traitement n’est admise que si elle est appropriée pour atteindre un objectif impérieux d’intérêt général et si la restriction qu’elle induit ne va pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour l’atteindre. Il est ainsi en principe contraire au droit de l’UE de soumettre des avantages fiscaux à une condition de territorialité ou encore d’introduire des dispositifs ayant pour objet ou pour effet de dissuader les transferts d’actifs hors de France. À titre d’exemple, le plan d’épargne en actions (PEA), limité à l’origine aux actions françaises, a dû s’ouvrir en 2002 aux actions européennes. Prélever des impôts contraires au droit de l’Union européenne recèle un risque financier, dès lors que les redevables peuvent les contester au contentieux et en obtenir le remboursement, ainsi que l’illustre le contentieux massif mené par des organismes de placement collectifs en valeurs mobilières (OPCVM) non-résidents10.
La France est signataire de 132 conventions fiscales internationales, qui précisent le droit applicable entre deux juridictions dans une situation donnée. Ces conventions ont pour objectifs l’élimination des doubles impositions et la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales.
Ces conventions sont négociées et conclues dans un cadre bilatéral mais aussi multilatéral car il est souhaitable, pour le développement des échanges internationaux et la lisibilité de la fiscalité pour le contribuable, que des solutions communes soient appliquées par chacun des États. C’est pourquoi des modèles de convention sont définis par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Ils prévoient des règles générales d’interprétation des traités en cas de problème de définition. Cependant, si un État est confronté à un problème de définition d’un terme de la convention, il pourra appliquer la définition résultant de son droit national (loi du for).
Les conventions fiscales internationales limitent la souveraineté fiscale de l’État. La territorialité des impôts visés par les conventions signées par la France est limitée aux revenus ou au patrimoine correspondant à un territoire donné. Un résident français ne peut par exemple pas être imposé par la France sur des salaires qu’il tirerait de son activité dans un autre État lié à la France par une convention d’élimination des doubles impositions.
À l’inverse, les conventions attribuent le droit de taxer certains revenus à l’État ou au territoire dans lequel ces revenus prennent leur source. Tel est le cas des revenus immobiliers et des bénéfices des entreprises. Ainsi une entreprise disposant d’une succursale dans un autre État est-elle taxable dans cet autre État sur les bénéfices de sa succursale, et ne peut être imposée dans l’État de son siège que pour l’activité qu’elle y déploie effectivement.
En pratique, ce réseau conventionnel a pour effet de limiter les marges de manœuvre du législateur lorsque ce dernier souhaite faire évoluer les règles de la fiscalité existante pour des situations couvertes par une convention fiscale. Concrètement, toute mesure législative portant sur un revenu ou un bénéfice qui, en vertu du droit conventionnel, est imposé par un État étranger, restera sans effet, sauf à pouvoir exploiter l’imprécision des conventions.
En outre, une mesure d’augmentation de l’impôt dû en France, sur des revenus ou bénéfices de source française perçus par un résident étranger ou une entreprise étrangère, peut être limitée par des stipulations bornant l’impôt maximal exigible, voire prévoyant une exonération (cas des investisseurs qatari).
Toutefois, les conventions ne couvrent pas la totalité des impôts. Elles excluent en général ceux sur les transactions (taxes sur le chiffre d’affaires, TVA, accises, etc.). Par conséquent, alors que l’imposition des bénéfices localisés à l’étranger d’entreprises françaises pourrait se révéler sans effet du fait des stipulations conventionnelles, le législateur peut envisager sans obstacle conventionnel d’imposer ces entreprises sur leur chiffre d’affaires. Par ailleurs, dans les situations clairement abusives, notamment lorsqu’un contribuable fait usage des règles des traités dans un but clair de diminution de sa charge fiscale (« Treaty shopping »), l’État peut s’appuyer sur les objectifs de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale et de lutte contre l’évasion fiscale pour limiter les cas d’application des traités.
Enfin, un État est toujours libre de dénoncer une convention fiscale, comme il peut le faire de tout traité. En l’absence de convention, des situations de double imposition sont néanmoins susceptibles d’apparaître, ce qui n’est guère satisfaisant pour les parties en présence mais peut constituer, en dernier ressort, un moyen de pression pour un État souhaitant renégocier les termes d’une convention. À cet égard, suite au rejet par le Parlement suisse en décembre 2013 du projet de loi ratifiant la révision de la convention relative aux droits de successions, la France, par un décret du 30 octobre 2014, a dénoncé purement et simplement la convention existante, qui accordait à la Suisse le droit d’imposer les successions dont les bénéficiaires sont résidents français.
Dans ce cadre, le processus décisionnel en matière fiscale n’est pas seulement le fait du législateur mais fait largement intervenir le gouvernement et son administration, sous le contrôle des juges.
D’un point de vue institutionnel, l’initiative de la loi fiscale vient davantage du gouvernement que du Parlement. Par un principe dit du « monopole fiscal », les mesures fiscales doivent, en principe, être votées dans le cadre des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale. Ce principe n’est cependant pas contraignant et a été établi par circulaire du Premier ministre (initialement, circulaire du 4 juin 2010, confirmée par celle du 14 janvier 201311).
D’un point de vue technique, nonobstant l’intervention des parlementaires, c’est en premier lieu l’administration qui est force de rédaction et de proposition. C’est en particulier la mission de la direction de la législation fiscale (DLF) que de rédiger les projets de textes fiscaux puis de coordonner les travaux du gouvernement pendant la phase parlementaire. D’autres administrations interviennent, selon les impositions en jeu, par exemple la direction de la sécurité sociale (DSS) pour les prélèvements sociaux12.
Par ailleurs, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel encadrent la procédure législative. Le premier, en tant que conseiller du gouvernement, est saisi des projets de lois et contribue par sa science juridique à améliorer la qualité des textes et leur adaptation aux objectifs poursuivis par le gouvernement. Le second, lorsqu’il est saisi, procède à un contrôle de constitutionnalité de plus en plus approfondi, quasiment jusqu’à devenir une troisième chambre législative (cf. supra).
Une fois la loi promulguée, elle est appliquée par le pouvoir réglementaire et, surtout, commentée par l’administration fiscale. Ces commentaires, équivalents de circulaires, forment la doctrine administrative, dont est chargée, pour les impôts de sa compétence, la DLF. Leur objectif est d’abord d’assurer une application homogène de la loi par l’ensemble des services qui participent à une mission fiscale. Mais il s’agit aussi d’assurer la sécurité juridique des usagers, en leur donnant accès à ces « instructions » et en leur donnant la possibilité de s’en prévaloir.
En effet, en vertu d’une disposition législative de portée générale (article L. 80 A du livre des procédures fiscales), tout contribuable peut opposer à l’administration l’interprétation de la loi qu’elle a fait publiquement connaître par ses instructions et circulaires, quand bien même cette interprétation serait erronée ou illégale. Il peut également s’en prévaloir devant le juge dans le cadre d’un contentieux. À l’inverse, l’administration ne peut opposer à un contribuable une doctrine illégale… sauf à prendre le risque de perdre un contentieux juridictionnel.
La répartition du contentieux fiscal entre juge administratif et juge judiciaire
Le juge judiciaire est essentiellement compétent pour le contentieux de l’assiette des impôts ayant trait au patrimoine et à la propriété. Il est ainsi compétent pour l’impôt de solidarité sur la fortune et les droits d’enregistrement (sur les successions, donations, mutations à titre onéreux, partages…), ainsi que pour les contributions indirectes. Il connaît en outre du contentieux relatif à la régularité des actes de recouvrement, quels que soient les impôts recouvrés.
Le juge administratif est chargé de la plus grande part du contentieux fiscal d’assiette. Il est notamment compétent en matière d’impôt sur le revenu, d’impôt sur les sociétés, de taxe sur la valeur ajoutée et d’impôts directs locaux. Il connaît en outre du contentieux relatif au recouvrement de l’ensemble des impôts lorsqu’est en cause la dette fiscale recouvrée elle-même.
Cette force juridique singulière de la doctrine administrative permet une grande réactivité de l’administration et du gouvernement. Ainsi, en 2009, pour mettre fin à la fraude de TVA sur les transactions de quotas d’émissions de carbone, une instruction de la DLF a exonéré temporairement ces dernières de TVA, dans l’attente de dispositions législatives. Plus récemment, la réforme de l’imposition des plus-values immobilières par la LFI 2014 a été mise en place par anticipation dès septembre 2013 sur le fondement d’une instruction signée par le ministre de l’économie et des finances.
Depuis septembre 2012, la doctrine administrative est codifiée dans une base documentaire unique, actualisée en continu et accessible sous format dématérialisé. Il s’agit du Bulletin officiel des finances publiques (BOFiP) – Impôts.
L’application de la loi fiscale, entendue comme l’appréhension opérationnelle de l’impôt, est essentiellement du ressort de la direction générale des finances publiques (DGFiP). D’autres administrations interviennent cependant : certains impôts sont gérés par les douanes, d’autres par la sécurité sociale, d’autres encore le sont par des ministères sectoriels (tel le ministère chargé du développement durable pour les taxes d’équipement).
Dans cette mission, les administrations prennent aussi appui sur des personnes privées (notaires, employeurs, banques…), chargées de calculer et de prélever l’impôt afin de le reverser au Trésor public. Même lorsque le recouvrement est assuré directement par l’administration, les redevables sont dans une certaine mesure les premiers acteurs de l’application de la loi fiscale, par exemple lorsqu’ils déclarent leurs revenus ou collectent la TVA.
Enfin, l’évaluation de la norme fiscale est une œuvre collective, dans laquelle interviennent, outre l’administration fiscale, les corps d’inspection et de contrôle. Les premiers conduisent des inspections, des audits et des missions de conseil. La Cour des comptes contrôle et évalue l’impôt et sa gestion au regard de la régularité, de l’efficience et de l’efficacité. Quant au Conseil des prélèvements obligatoires (CPO), il apprécie l’évolution et l’impact économique, social et budgétaire de l’ensemble des prélèvements obligatoires.
La société civile a naturellement son rôle à jouer. Si l’intervention des groupes de pression et d’influence auprès des cabinets ministériels voire des administrations afin d’améliorer l’adéquation de la fiscalité à telle ou telle situation n’est pas désintéressée, celle des laboratoires d’idées et fondations de recherche apporte un regard indépendant utile.
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De par le bloc de constitutionnalité, le législateur est l’acteur essentiel des finances publiques en général et de la fiscalité en particulier. Il évolue cependant dans un cadre contraint par le droit constitutionnel, le droit de l’Union européenne et le droit international.
Il a aussi la charge, avec les autres acteurs de la gouvernance de la fiscalité et notamment le gouvernement et son administration, de veiller à ce que le consentement à l’impôt ne reste pas seulement un formalisme à respecter mais aussi une réalité vécue et entretenue par la confiance entre corps social et pouvoirs politiques.
SUJETS D’EXAMEN ET DE CONCOURS
RÉFÉRENCES
Guy Carcassonne, La Constitution, Paris, Le Seuil, 2013.