CHAPITRE 24

La fiscalité du patrimoine

Faut-il taxer le patrimoine ? Si oui, vaut-il mieux taxer le stock ou les flux de patrimoine ? Si l’ensemble des pays de l’OCDE répondent par l’affirmative à la première question, la réponse à la seconde question fait moins consensus. Cette dernière fut posée explicitement lors du débat sur la 1re LFR 2011. Cette loi du 29 juillet 2011 avait en effet pour principal objet de réformer la fiscalité du patrimoine, en allégeant l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) mais en alourdissant les droits de mutation à titre gratuit (DMTG). Or l’ISF frappe la détention d’un patrimoine, alors que les DMTG sont dus lors de sa transmission. Telle est bien la distinction entre le stock de patrimoine (un ensemble de bien ou de droits détenus à un moment donné) et les flux de patrimoine (les mutations, par cession ou par transmission, et les revenus que procure sa détention).

D’un point de vue budgétaire, on recherchera le mode de taxation du patrimoine qui apporte les ressources les plus fiables et les plus dynamiques pour les administrations publiques. D’un point de vue social et politique, il paraît préférable de retenir le mode de taxation qui est le plus équitable et répartit au mieux la charge fiscale en fonction des capacités contributives de chacun. Enfin, d’un point de vue économique, la taxation du patrimoine peut être dessinée de façon à être favorable à l’activité économique. Autant d’objectifs distincts, dont la diversité est susceptible d’expliquer la pluralité de la fiscalité du patrimoine.

1 L’imposition du patrimoine est parcellaire et composite

Une photographie de la fiscalité du patrimoine révèle une réalité pluriforme. Cette situation trouve des éléments d’explication dans la diversité des finalités poursuivies par chaque impôt.

1.1 L’imposition du patrimoine est éclatée et partielle

a Tant le stock que les flux de capitaux sont taxés

La fiscalité du patrimoine est éclatée puisqu’elle porte tant sur la détention du capital que sur ses flux.

En ce qui concerne l’imposition du stock, on compte d’abord les taxes foncières sur les propriétés bâties (TFPB) et non bâties (TFPNB). Elles ne frappent certes que la fraction du patrimoine composée de biens immobiliers, mais elles sont dues par l’ensemble des propriétaires. Tant les ménages que les entreprises, qu’ils soient ou non fortunés, acquittent les taxes foncières pour chaque bien immobilier possédé.

L’ISF représente certes une charge non négligeable pour ceux qui l’acquittent mais ces derniers ne sont qu’une minorité. 340 000 foyers étaient redevables de l’ISF en 2015. En effet, cet impôt est dû sur l’ensemble du patrimoine, y compris les biens immobiliers déjà imposés aux taxes foncières, mais seulement à compter d’un patrimoine taxable égal ou supérieur à 1,3 M€. Les caractéristiques de cet impôt sont précisées dans l’encadré 1.

ENCADRÉ 1

L’ISF, un impôt frappant la détention de patrimoine par les ménages

Fait générateur : l’ISF est dû annuellement au 1er janvier.

Assiette : valeur vénale nette du patrimoine (=valeur vénale – dettes).

Territorialité : ensemble du patrimoine détenu en France et à l’étranger pour les contribuables domiciliés en France ; patrimoine détenu en France seulement pour les contribuables domiciliés hors de France.

Toutefois, pour inciter les non-résidents à venir s’installer en France (hormis ceux qui ont été domiciliés en France au cours des cinq années précédentes), les personnes qui transfèrent leur domicile en France sont imposables, pendant les cinq années suivant leur installation en France, à raison de leurs seuls biens situés en France.

Redevable : foyer fiscal au sens de l’ISF, défini comme le couple et ses enfants mineurs. À la différence du foyer au sens de l’IR, qui renvoie s’agissant du couple aux époux et aux partenaires liés par un pacte civil de solidarité (PACS), le foyer au sens de l’ISF est aussi constitué par des personnes vivant en concubinage notoire. Il est fait masse du patrimoine de chacun des membres du foyer avant d’appliquer le barème et aucun quotient familial ni dispositif équivalent n’est appliqué.

Barème : progressif (cf. tableau 3 infra).

Recouvrement : déclaratif. En deçà de 2,57 M€ de patrimoine, les redevables déclarent leur patrimoine sur leur déclaration de revenus et reçoivent un avis d’imposition. Au-delà, ils souscrivent avant le 15 juin une déclaration spéciale d’ISF et l’accompagnent du paiement de l’impôt calculé par leurs soins.

S’agissant de l’imposition des flux de patrimoine, on compte d’abord celle des revenus du patrimoine, dans le cadre général de l’imposition des revenus (cf. chapitre 23).

Le patrimoine est ensuite taxé lorsqu’il change de propriétaire, que ce soit par mutation à titre gratuit (donation et succession) ou à titre onéreux (cession). Les DMTG reposent sur des barèmes progressifs, variables selon le lien de parenté entre l’ancien et le nouveau propriétaire. Les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), qui s’appliquent aux cessions de biens immobiliers et à certaines cessions de biens mobiliers, sont à l’inverse déterminés par un taux proportionnel.

b Une part importante du patrimoine des ménages échappe à la taxation

Les paramètres des impôts pesant sur le patrimoine et leurs exceptions font que, selon les impôts, la plus grande part du patrimoine peut ne pas être imposée.

Ainsi, en ce qui concerne l’ISF, il n’est premièrement dû que par les ménages, ce qui exclut le patrimoine propre aux personnes morales qui représente 25 % du patrimoine français. Deuxièmement, sur une assiette potentielle de 10 500 Md€ (patrimoine des ménages français1), à peine plus de 4 % sont in fine imposés2. Cette circonstance conduit M. Olivier Fouquet, président de section honoraire au Conseil d’État, à s’interroger sur la constitutionnalité de l’assiette de l’ISF, dans la mesure où les principes constitutionnels ne s’opposent plus, en l’état de la jurisprudence du CC (cf. décision no 2010-44 QPC du 29 septembre 2010), à ce que des biens non productifs de revenus figurent dans son assiette. Or de nombreux biens sont exonérés totalement (les biens professionnels, les objets d’antiquité, d’art et de collection…) ou partiellement (à hauteur de 75 %, les titres d’entreprise faisant l’objet d’un engagement de conservation ou « pacte Dutreil », les bois et forêts…), ce qui conduit à une situation d’inégalité devant l’impôt : selon la composition du patrimoine des ménages, la cotisation sera élevée ou… nulle.

En outre, le plafonnement de l’ISF en fonction des revenus (cf. encadré 2) conduit aussi à des inégalités entre contribuables assujettis à l’ISF, selon que les revenus dont ils ont effectivement la disposition sont élevés ou non et même à des abus.

La situation est différente en matière de taxes foncières, qui ne connaissent pas d’exonérations majeures. S’agissant des ménages, seuls ceux à revenus modestes et répondant à certaines caractéristiques, notamment d’âge, sont exonérés de TFPB sur leur résidence principale. En revanche, l’assiette de ces taxes est biaisée par le caractère suranné des valeurs locatives foncières (cf. chapitre 16).

Les revenus du capital sont soumis à un taux global de prélèvements sociaux élevé (15,5 %, à comparer à un taux de 8 % pour les revenus d’activité) mais bénéficient de mesures dérogatoires, particulièrement à l’impôt sur le revenu (abattement de 40 % sur les dividendes, abattements pour durée de détention sur les plus-values mobilières et immobilières, exonération de la plus-value sur la résidence principale, exonération des loyers fictifs3 que les propriétaires occupant leur habitation sont réputés se verser à soi-même…).

Enfin, si les DMTO sont dus systématiquement, tel n’est pas le cas en pratique des DMTG. En effet, 88 % des héritiers demeurent exonérés4. Cet état de fait s’explique d’abord par l’exonération totale des transmissions entre conjoints, ainsi que par certaines autres exonérations, par exemple à hauteur de 75 % pour les transmissions de sociétés conditionnées à un engagement de conservation (« pacte Dutreil ») et les bois et forêts. En outre, des abattements sont prévus, notamment de 100 000 € par enfant pour les transmissions en ligne directe, avant que le barème progressif ne s’applique (cf. tableau 1 pour celui applicable aux transmissions en ligne directe).

Fraction de part nette taxable

Tarif applicable en %

N’excédant pas 8 072 €

5

Comprise entre 8 072 € et 12 109 €

10

Comprise entre 12 109 € et 15 932 €

15

Comprise entre 15 932 € et 552 324 €

20

Comprise entre 552 324 € et 902 838 €

30

Comprise entre 902 838 € et 1 805 677 €

40

Au-delà de 1 805 677 €

45

1.2 L’imposition du patrimoine résulte de l’addition de mesures aux finalités diverses

a L’imposition du patrimoine est au total élevée en France

L’addition d’impositions, même « mitées » par de multiples exonérations pour certaines, conduit la fiscalité française du patrimoine à être l’une des plus élevées de l’OCDE (cf. tableau 2). Elle pèse 4,1 % du PIB en 2015, contre une moyenne OCDE

2005

2012

2013

2014

2015

République tchèque

0,5

0,5

0,5

0,4

0,4

France

3,3

3,8

3,8

3,9

4,1

Allemagne

0,8

0,9

0,9

1,0

1,1

Italie

2,0

2,7

2,7

2,9

2,8

Japon

2,6

2,7

2,7

2,7

2,6

Corée

2,7

2,6

2,5

2,7

3,1

Espagne

3,0

2,0

2,2

2,4

2,4

Suède

1,4

1,0

1,1

1,1

1,1

Suisse

2,1

1,7

1,7

1,8

1,9

Royaume-Uni

3,9

3,9

4,0

4,1

4,1

États-Unis

3,0

2,9

2,9

2,8

2,7

OCDE (moyenne non pondérée)

1,8

1,8

1,9

1,9

de 1,9 % en 2014. Elle est ainsi nettement plus élevée que dans d’autres pays d’Europe continentale : 0,4 % en Tchéquie, 1,1 % en Allemagne, 1,9 % en Suisse, 2,8 % en Italie. Elle est en revanche proche du niveau des pays anglo-saxons : 4,1 % au Royaume-Uni, encore 2,7 % aux États-Unis.

b L’imposition du stock, relativement élevée, poursuit principalement un objectif budgétaire

Dans ce total, la fiscalité du stock ne revêt pas un poids négligeable. Les taxes foncières, qui sont des taxes exclusivement locales, ont en effet pour objet de faire contribuer les propriétaires aux charges des collectivités locales sur lesquelles sont implantés les biens immobiliers imposés. Leur rendement budgétaire est important (30,7 Md€ pour la TFPB et 0,9 Md€ pour la TFPNB en 2015) – plus élevé que celui résultant de la taxation des occupants de ces mêmes biens immobiliers par la taxe d’habitation et la cotisation foncière des entreprises.

Les taxes foncières sont susceptibles d’avoir des finalités secondaires mais qui sont relativement marginales. De manière générale, taxer la propriété, incite à un usage rationnel des biens concernés et participe ce faisant à une allocation optimale des biens immobiliers. De manière spécifique, des dispositifs incitent à un comportement particulier. Par exemple la majoration de valeur locative des terrains constructibles, obligatoire depuis 2015 dans les zones géographiques où existe un déséquilibre particulièrement important entre l’offre et la demande de logements, incite les propriétaires à construire ou à céder leur terrain à un promoteur. Cette incitation est puissante puisqu’elle conduit à multiplier par environ 500 la cotisation de TFPNB des terrains concernés.

L’objet de l’ISF apparaît de manière moins évidente mais, de par son nom même, on peut considérer qu’il a une finalité principalement sociale, de participation à la redistribution verticale des patrimoines. Son rendement budgétaire est en revanche relativement modeste, avec 5,2 Md€ en 2015.

Dans certaines situations individuelles cependant, son application en combinaison avec les différents prélèvements sur le revenu peut aboutir à un taux global d’imposition confiscatoire ; le contribuable est cependant garanti par le plafonnement ISF (cf. encadré 2) de l’ISF et de l’ensemble de l’imposition directe sur le revenu.

Un objectif économique consistant à faire un usage rationnel du patrimoine pourrait lui être conféré. Cependant, les mesures particulières qui affectent son assiette ou l’impôt dû ne permettent pas à l’ISF d’être neutre économiquement et ainsi de faire jouer les seules incitations du marché. Elles relèvent d’autant d’objectifs particuliers, par exemple l’incitation à investir dans certaines petites et moyennes entreprises (PME) pour ce qui concerne la réduction d’impôt de 50 % dite ISF-PME.

c L’imposition du flux répond respectivement à des objectifs budgétaires et d’équité

De manière générale, l’imposition des revenus trouve sa pleine légitimité dans l’esprit de l’article 13 DDHC. Qu’il provienne du capital ou du travail, le revenu confère à son titulaire une faculté contributive incontestable et aisément mesurable, ce qui permet de le taxer sans l’appauvrir. L’imposition des revenus, qui procure chaque année aux APU des ressources relativement assurées, répond bien entendu à une finalité budgétaire mais constitue également un outil de redistribution des richesses. Au regard de ces deux objectifs, il serait peu cohérent de renoncer à imposer les revenus du capital, lesquels représentent, au surplus, une proportion plus élevée des revenus des ménages aisés.

Taxer les mutations présente un avantage similaire. Les droits de mutation consistent en effet à taxer des biens au moment où le changement de propriétaire crée une capacité contributive. Ils sont à l’origine, en 2015, de 12,0 Md€ pour les DMTO et de 12,2 Md€ pour les DMTG (perçus par l’État).

Ainsi, lors de la vente d’un bien immobilier, ce bien est monétisé et son acquéreur a par construction la capacité financière de l’acquérir. Il devient alors possible d’ajouter au prix de vente une fraction de son montant (jusqu’à 5,81 %), qui sera également acquittée par l’acquéreur à cette occasion, qui est unique et non récurrente. Les DMTO obéissent à la même logique que la TVA. Ils tendent à renchérir le coût total des transactions ou, selon la répartition du pouvoir de marché entre offreurs et demandeurs, à réduire le prix hors taxe. Économiquement, ils sont donc susceptibles de nuire à la fluidité du marché immobilier et à la mobilité des facteurs de production.

Lors d’une succession, son bénéficiaire n’est pas encore en possession de l’héritage lors du fait générateur de l’impôt (le décès) : il n’est donc pas appauvri quand il reçoit un patrimoine amputé des DMTG. Toutefois, le bien n’est pas forcément reçu sous forme monétaire et le règlement des DMTG peut dans certains cas conduire à céder une partie de l’héritage, circonstance qui peut être vécue comme traduisant une imposition « confiscatoire ».

Dans les sociétés occidentales contemporaines, une telle taxation paraît socialement équitable, dans la mesure où l’on considère volontiers qu’hériter d’un bien constitue une forme d’enrichissement sans cause et qu’il convient, pour lutter contre les inégalités de répartition de patrimoine, de prélever une fraction – croissante avec la valeur de ce dernier – de la richesse transmise. Cette approche se double d’une stratégie économique avantageant la création dynamique de richesses ; aux États-Unis il s’agit de favoriser la New Money (enrichissement sur une génération) par rapport à la Old Money (enrichissement par héritage). Dans d’autres sociétés ou en d’autres époques, une telle manière de voir ne serait pas partagée tant elle procède d’une conception individualiste de la vie sociale. En effet, si l’on ne considère plus l’individu mais la famille ou le lignage, la transmission entre M. X Senior et M. X Junior d’un bien de famille (un château par exemple) ne crée aucune capacité contributive justifiant une quelconque taxation5.

Finalement, la fiscalité française pesant sur le patrimoine apparaît largement opportuniste : chaque événement et chaque situation touchant au patrimoine sont identifiés comme révélant une capacité contributive et justifiant une taxation.

2 Une fiscalité du patrimoine peu cohérente et peu efficace

2.1 La fiscalité du patrimoine a été plusieurs fois réformée depuis 2011, sans avoir in fine beaucoup évolué

a Pour améliorer l’attractivité de la France, la fiscalité sur le stock de patrimoine a été allégée en 2011, en contrepartie d’un renforcement de la taxation des flux

Le gouvernement Fillon a entrepris en 2011 de réformer la fiscalité du patrimoine. La 1re LFR 2011 a notamment allégé l’ISF afin de limiter ainsi son incidence négative en termes d’attractivité du territoire. En effet, la France est le seul pays européen doté d’un impôt pesant sur l’ensemble du patrimoine des ménages. Dès lors, l’ISF est susceptible d’encourager l’évasion fiscale et de pénaliser les investissements productifs.

Après une baisse du nombre de départs nets à l’étranger de redevables de l’ISF en 2011 (379), en raison de l’allégement de l’ISF par la réforme Sarkozy-Fillon, ce nombre est reparti à la hausse les années suivantes, marquées par un retour en arrière : 491 en 2012, 635 en 2013. Pour cette dernière année, ce sont près de 0,2 % des assujettis qui ont quitté la France – et sans doute une proportion plus importante de l’assiette de l’ISF, les exils fiscaux étant d’autant plus intéressants que le patrimoine est important (cf. note du CAE no 2013/009). Des motivations fiscales sont en effet avérées : pour un chef d’entreprise, s’installer en Belgique présente l’avantage de bénéficier d’une exonération des plus-values mobilières lors de la cession des titres de son entreprise. Pour l’imposition de forts revenus du patrimoine de source étrangère, l’imposition « au forfait » suisse ou le statut de non-résident fiscal britannique sont plus favorables.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une « exit tax » (ou taxe à la sortie) a été introduite en 2011 et durcie par la suite. Elle consiste à soumettre à l’impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux les plus-values latentes sur des titres d’entreprises constatées lors du transfert du domicile fiscal à l’étranger. Cette taxe n’est due que par les contribuables disposant d’un patrimoine mobilier important (participations dans des sociétés d’une valeur d’au moins 1,3 M€) ou dont leurs participations dans une société leur confèrent un droit à au moins 1 % des bénéfices de cette société. Le fait générateur n’est par ailleurs pas constitué par la seule mobilité de l’assujetti pour ne pas enfreindre la législation européenne sur la mobilité des personnes et des capitaux.

De manière plus positive, des aménagements, par ailleurs coûteux, ont été introduits pour corriger certains effets de l’ISF pénalisant la compétitivité de l’économie française. En effet, l’ISF pèse sur les patrimoines les plus élevés, qui sont ceux qui contribuent le plus au financement de l’économie (la part de leur patrimoine investie en titres financiers et, plus particulièrement, en actions est plus importante, cf. CPO, 2009). Leur faculté d’investir étant diminuée par le paiement de l’ISF, on pouvait craindre un accès plus difficile au financement en fonds propres pour les entreprises françaises, notamment celles qui n’ont pas accès aux marchés internationaux. Il faut par ailleurs tenir compte du « risque » subi par l’investisseur, qu’il ne faut pas décourager6.

Pour répondre à ces critiques, des exonérations ont été instituées (cf. supra). Leurs conditions ne les rendent cependant pas accessibles à tous les investisseurs et peuvent receler des effets pervers. Ainsi, pour bénéficier de l’exonération partielle des participations détenues dans le cadre de pactes « Dutreil » d’actionnaires, ce pacte doit porter sur des participations d’au moins 34 % des actions de la société (20 % des droits pour les sociétés cotées). Or ce seuil est élevé pour les business angels, surtout lorsque l’entreprise doit renforcer ses fonds propres pour accompagner son développement : si l’investisseur ne peut participer à l’augmentation de capital, il doit soit renoncer à l’exonération d’ISF, soit bloquer cette augmentation.

Un autre mécanisme a été mis en place pour inciter à investir, même faiblement dans des PME : une réduction d’impôt est accordée à hauteur de 50 % des investissements directs dans une PME ou de 25 % des investissements indirects dans des PME, via des fonds de capital-risque. Son coût est évalué à 555 M€ en 2017.

Pour résoudre de manière plus systémique l’obstacle à l’attractivité de la France que constitue l’ISF, la 1re LFR pour 2011 a entrepris de le simplifier et de l’alléger. L’entrée dans le champ de l’ISF a été relevée de 800 000 € à 1,3 M€, l’abattement sur la résidence principale a été porté de 20 à 30 %, la réduction d’impôt pour personne à charge a été doublée (300 €) et, surtout, un barème en taux moyen a été introduit, de façon à réduire les taux faciaux d’imposition : au lieu d’un barème progressif allant de 0 à 1,8 %, le nouveau barème reposait sur deux taux de 0,5 % et 0,75 % et était assorti d’un mécanisme de décote pour lisser les effets de seuil. Le rendement de l’ISF devait être réduit de 40 %. Enfin, les obligations déclaratives ont été simplifiées pour les redevables situés dans la tranche de patrimoine imposée à 0,25 %, qui n’ont plus à souscrire la déclaration spéciale d’ISF (avec ses annexes et ses justificatifs) et portent directement le montant de la valeur nette taxable de leur patrimoine sur leur déclaration de revenus. Pour eux, l’impôt n’est plus payé spontanément mais recouvré par voie de rôle.

En contrepartie de cette réforme allégeant l’ISF, le « bouclier fiscal » (cf. encadré 2), qui avait alimenté les critiques du fait de son fonctionnement et de son ciblage, qui conduisait à rembourser des sommes élevées à des contribuables fortunés, a été supprimé. Malgré cette économie de 600 M€, il manquait encore 800 M€ pour boucler financièrement la réforme. C’est pourquoi d’autres mesures de financement, sollicitant notamment les détenteurs de hauts patrimoines, ont été adoptées : augmentation de cinq points des taux applicables aux deux dernières tranches du barème d’imposition des DMTG, suppression des réductions de droits de donation accordés en fonction de l’âge du donateur, augmentation de six à dix ans du délai de rappel des donations7 et augmentation des droits de partage (dus e.g. en cas de divorce).

b Le gouvernement Ayrault est revenu sur la réforme de l’ISF, renforçant globalement la fiscalité du patrimoine

Créé en 1982 sous le nom d’impôt sur les grandes fortunes par le gouvernement Mauroy, supprimé en 1986 par le gouvernement Chirac, restauré sous son nom actuel en 1989 par le gouvernement Rocard, l’ISF est un impôt éminemment politique. Aussi la réforme de 2011 ne vécut-elle pas. Alors que « l’ISF Sarkozy » devait pleinement s’appliquer pour la première fois en 2012, l’élection de François Hollande à la présidence de la République conduisit à le neutraliser.

Certes, en cours d’année, il n’était pas possible de revenir rétroactivement sur l’ISF, dont le fait générateur se situe au 1er janvier. En 2012, l’ISF s’est donc appliqué conformément à la réforme Sarkozy. Toutefois, le gouvernement a contourné l’obstacle juridique en instituant, pour 2012, une contribution exceptionnelle sur la fortune (CEF), qui conduisait en pratique à appliquer pour 2012 l’ancien ISF avant réforme Sarkozy mais sans les mêmes avantages. En effet, la CEF était en tout point identique à l’ancien ISF (sans pour autant être assortie du plafonnement, du bouclier fiscal et des réductions d’impôt) et, pour éviter une double taxation du patrimoine cette année, le nouvel ISF acquitté en 2012 s’imputait sur elle.

En LFI pour 2013, l’ISF a été réformé de manière pérenne. On a assisté en réalité à un retour au statu quo ante, modulo trois acquis de la réforme de 2011 : le maintien de l’entrée dans le champ de l’ISF au seuil de 1,3 M€ de patrimoine net, de la déclaration simplifiée pour les patrimoines les moins élevés (inférieurs à 2,57 M€) et de l’abattement de 30 % (contre 20 % auparavant) sur la résidence principale.

En revanche, le barème est à nouveau progressif, composé de six tranches de 0 à 1,5 % (le taux marginal supérieur a donc été diminué puisqu’il s’élevait à 1,8 % jusqu’en 2011) (cf. tableau 3), il n’existe plus de réduction d’impôt pour personne à charge et, si le bouclier fiscal n’est pas restauré, un plafonnement à 75 % du revenu (contre 85 % auparavant) s’applique à nouveau (cf. encadré 2).

Fraction de la valeur nette taxable du patrimoine

Tarif applicable (en %)

N’excédant pas 800 000 €

0

Supérieure à 800 000 € et inférieure ou égale à 1 300 000 €

0,50

Supérieure à 1 300 000 € et inférieure ou égale à 2 570 000 €

0,70

Supérieure à 2 570 000 € et inférieure ou égale à 5 000 000 €

1

Supérieure à 5 000 000 € et inférieure ou égale à 10 000 000 €

1,25

Supérieure à 10 000 000 €

1,50

Ce faisant, le rendement budgétaire de l’ISF est revenu à celui qui était le sien jusqu’en 2011. Si la taxation du stock de patrimoine a donc été légèrement durcie, la taxation des flux de patrimoine n’a pas pour autant connu d’allégement.

ENCADRÉ 2 : BOUCLIER FISCAL ET PLAFONNEMENT DE L’ISF

Le plafonnement de l’ISF en fonction des revenus

En 1989, pour apporter une solution au syndrome de la veuve de l’Île de Ré redevable de l’ISF du fait de la valeur élevée de sa résidence principale mais disposant de peu de revenus, le gouvernement Rocard a instauré le plafonnement de l’ISF. Pour les redevables domiciliés en France, la somme de l’ISF et des impositions sur le revenu (à l’exclusion donc des taxes foncières et de la taxe d’habitation) était limitée à 85 % du revenu.

En 1996, le gouvernement Juppé a plafonné le plafonnement. Au-delà de la troisième tranche d’ISF (patrimoine supérieur à 2,57 M€), le plafonnement ne pouvait aboutir à une réduction de l’impôt supérieure à la moitié de l’impôt normalement dû. Un tiers des redevables bénéficiant du plafonnement étaient ainsi plafonnés. Cette mesure permettait de limiter l’optimisation fiscale des redevables organisant leur patrimoine (créations de trusts, placement en assurance-vie…) de manière à ne pas percevoir davantage de revenus qu’ils n’en ont l’utilité.

Le plafonnement a été supprimé en 2011, lors de la réforme de l’ISF. En 2012, le Conseil constitutionnel, se prononçant sur la contribution exceptionnelle sur la fortune instituée par la 2e LFR 2012, a considéré « que le législateur ne saurait établir un barème de l’impôt de solidarité sur la fortune tel que celui qui était en vigueur avant l’année 2012 sans l’assortir d’un dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents destinés à éviter une rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques » (CC, décision no 2012-654 DC du 9 août 2012, 2e LFR 2012, cons. 33).

Ainsi, la réforme de l’ISF par la LFI 2013 a été assortie de la restauration du plafonnement de l’ISF. Son taux est cependant diminué à 75 %. Son dénominateur est in fine proche du précédent plafonnement « Rocard ». En effet, les tentatives du législateur et du gouvernement d’étendre les revenus pris en compte à certains revenus latents (produits capitalisés dans une assurance-vie ou dans un trust, intérêts des plans d’épargne logement…) ont buté sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, pour lequel la prise en compte dans les revenus de sommes dont les contribuables n’ont pas la disposition au cours de l’année considérée méconnaît l’exigence de prise en compte des facultés contributives (cf. notamment CC, décision no 2012-662 DC du 29/12/2012, LFI 2013, cons. 95).

Un plafonnement qui donne lieu à des abus, auxquels l’État tente de répondre

Ce plafonnement est critiqué car il permet l’optimisation fiscale, voire les abus : en minimisant les revenus effectivement perçus, il est possible de réduire fortement son ISF. C’est effectivement ce qui se produit : ceux qui tirent leurs ressources de leur capital – et non de leur travail ou de leurs retraites – peuvent organiser leur patrimoine de manière à percevoir peu de revenus. Le coût du plafonnement de l’ISF a ainsi largement dépassé celui de l’ancien bouclier fiscal et continue à augmenter. En 2015, ce coût a atteint 1,1 Md€, en hausse de 19 % par rapport à 2014 ! Plus de 9 500 contribuables ont bénéficié du plafonnement, soit 2,8 % des foyers soumis à l’ISF. L’allégement moyen dépasse 110 000 €. Près de 90 % du coût du plafonnement est concentré sur les redevables dont le patrimoine dépasse 10 M€. Ce plafonnement révèle ainsi l’absurdité de l’ISF, qui repose sur un barème élevé, tellement élevé que le Conseil constitutionnel a imposé au gouvernement d’ouvrir une voie de contournement. Grâce à ce plafonnement, nombre de contribuables plafonnés renoncent à l’exil fiscal, mais au prix d’un impôt illisible et injuste.

Ce sont les raisons pour lesquelles la LFI 2017 a introduit une clause anti-abus pour redresser des abus, constatés chez des contribuables disposant de facultés contributives substantielles mais reversant leurs revenus à une société holding patrimoniale interposée (« cash box ») pour qu’ils ne soient pas pris en compte dans le calcul du plafonnement. Dans ces cas abusifs, l’administration pourra, sur contrôle, réintégrer ces revenus détournés dans le calcul du plafonnement, à condition de démontrer que ces revenus lui bénéficient effectivement (CC, décision no 2016-744 DC du 29/12/2016). Le gouvernement en attend un rendement de 50 M€ en 2017.

L’imposition des revenus du capital a évolué, avec la barémisation des dividendes, des intérêts et des plus-values mobilières par la LFI 2013 (cf. chapitre 23). S’agissant de ces dernières, suite au mouvement dit « des pigeons », l’abattement pour durée de détention qui leur était applicable a été rendu plus favorable par la LFI 2014, en particulier pour les entrepreneurs de PME pour lesquels l’abattement sur les titres de leur société atteint 85 % après 8 ans de détention.

Quant aux droits de mutations, ils ont évolué dans le sens d’une imposition plus élevée, tant en ce qui concerne les DMTG que les DMTO. S’agissant des premiers, l’abattement pour enfant a été ramené de 159 000 à 100 000 € et le délai de rappel des donations a été porté de 10 à 15 ans par la 2e LFR 2012. S’agissant des seconds, leur plafond a été relevé en 2014. En effet, une marge de manœuvre supplémentaire de 0,7 point a été donnée aux départements. Le taux maximum cumulé applicable à la plupart des mutations à titre onéreux (sur les biens immobiliers anciens notamment) atteint ainsi 5,81 %.

2.2 L’imposition du patrimoine pourrait être davantage centrée sur le stock

Imposer la détention de capital incite à son utilisation économiquement efficace et contribue par conséquent à la croissance potentielle.

a L’imposition de la détention de patrimoine paraît économiquement souhaitable

Pour optimiser le rendement du capital des Français, il est plus efficace de les inciter à le faire fructifier (en taxant le patrimoine sans tenir compte du revenu qu’il produit et en ne taxant pas le revenu) plutôt que de les désinciter à créer du revenu (en leur prélevant, par l’imposition des revenus, un taux d’impôt d’autant plus élevé que le revenu est élevé).

Telle est la logique défendue par Maurice Allais (1976), prix Nobel d’économie. Concrètement, son adoption permettrait en théorie d’inciter à orienter davantage l’épargne et le patrimoine des ménages vers l’investissement productif (plus rentable pour le contribuable et plus favorable au développement des entreprises et de l’économie) plutôt que sur des produits sans risque ou improductifs (comme les œuvres d’art…). Toutefois, la limite posée par le Conseil constitutionnel est que l’impôt ne devienne pas confiscatoire (cf. chapitre 5).

Par ailleurs, la fiscalité peut jouer un rôle dans le bon fonctionnement du marché immobilier. D’une part, il ne paraît pas souhaitable d’encourager spécifiquement la détention de biens immobiliers, au risque de pousser les prix à la hausse, ce qui est néfaste à plusieurs égards (risque de bulle immobilière, réduction du pouvoir d’achat des ménages…). D’autre part, les transactions de biens immobiliers ne doivent pas être pénalisées, au risque de nuire à la fluidité du marché immobilier et à la mobilité géographique des actifs. Ainsi, il paraît légitime d’imposer la détention des immeubles, quand bien même il s’agit de la résidence principale, et de ne pas imposer trop lourdement leurs mutations à titre onéreux.

b Les exemples étrangers plaident néanmoins pour supprimer ou réinventer l’ISF

À la lumière des exemples de nos partenaires européens, toute réforme d’un impôt comme l’ISF gagnerait à s’inscrire dans une réflexion plus globale sur l’organisation de la fiscalité du patrimoine. Ainsi, nos voisins ayant supprimé des impôts équivalant à l’ISF depuis les années 1990, afin notamment d’éviter l’évasion fiscale, ont à cette occasion opté pour différentes formules de remplacement. L’Allemagne a augmenté son taux marginal supérieur d’impôt sur le revenu, la Finlande a accentué l’imposition du patrimoine immobilier, les Pays-Bas ont imposé les revenus « fictifs » du patrimoine.

Ce dernier exemple s’inscrit dans la logique défendue par Maurice Allais : le patrimoine des ménages, quelle que soit sa composition, est réputé procurer à son propriétaire un rendement de 4 %, ce qui permet de définir une assiette de revenus fictifs auxquels on applique le taux d’imposition de 30 % – soit un taux d’imposition du patrimoine de 1,2 %. Si ce dernier taux peut paraître élevé au regard du barème de l’ISF, il n’est pas comparable à ce dernier car il ne se double pas d’une imposition des revenus « réels » du patrimoine comme en France.

En tout état de cause, si on regarde globalement la taxation implicite du capital, qui rapporte dans chaque pays la somme des différents impôts pesant sur le patrimoine aux revenus estimés du capital, on observe un taux extrêmement élevé en France : 47 %, contre 36 % au Royaume-Uni et 22 % en Allemagne8.

c Un nouvel impôt assis sur le patrimoine pourrait être institué

Dès lors, la suppression de l’ISF longtemps envisagée mais politiquement difficile ne paraît pas indispensable pour rendre la fiscalité du patrimoine plus cohérente et plus efficace économiquement. Au contraire, la transformation en profondeur de l’ISF en un nouvel impôt assis sur le patrimoine, tel qu’esquissé par Olivier Fouquet, pourrait être envisagée. Il s’agirait d’instituer un impôt dû sinon par la totalité du moins par la majorité des ménages, à l’instar de l’IR, dépourvu de toute exonération et reposant sur un ou plusieurs taux moyens d’imposition. Si ce nouvel impôt pesait sur les 10 500 Md€ de patrimoine des ménages français, un taux de 0,05 % suffirait à dégager des ressources équivalentes au niveau actuel !

Dès lors, dans une logique économique, le taux d’un tel impôt sur la détention du patrimoine pourrait être relevé de manière à financer la diminution de la pression fiscale portant sur les flux, en particulier les DMTO, afin de fluidifier le marché immobilier, et l’imposition des revenus, qui est désincitative.

D’autres objectifs peuvent naturellement être poursuivis, selon les priorités des gouvernements. Ainsi un objectif budgétaire pourrait conduire à instituer, parallèlement aux DMTG, une taxe à taux proportionnel unique (flat tax) sur les successions et donations, à l’image de ce que la CSG est à l’IR. Un objectif social de redistribution appellerait plutôt à renforcer la progressivité des DMTG, moins en augmentant leurs taux (déjà élevés) qu’en étendant leur portée en réduisant encore les abattements.

Quant aux taxes foncières, il est important que l’actualisation des valeurs locatives cadastrales soit menée à bien (cf. chapitre 16) afin qu’elles reflètent davantage la valeur réelle du patrimoine, de manière à tarifer correctement la détention des immeubles et de faciliter ainsi une allocation optimale du parc immobilier.

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La fiscalité du patrimoine est un exemple d’opposition de la théorie économique, qui invite à imposer le stock, et de la pratique politique, en partie fondée sur l’article 13 de la DDHC, qui privilégie la taxation des flux. Dans ce cadre, la préférence française pour des impôts à assiette étroite et taux élevé paraît néanmoins regrettable. Quelle que soit la priorité d’une politique fiscale (objectif économique, social ou budgétaire), elle pourrait tendre à corriger ce défaut.