Je ne crois pas que le naturel, le réel, la vie soient une condition sine qua non d’une œuvre littéraire. Des mots que tout cela.
Maupassant à Paul Alexis,
Maupassant et les « filles » (c’est-à-dire les prostituées), voilà le genre de sujet que les journalistes appellent un marronnier. Encore faut-il ne pas le confondre avec le châtaignier. On doit, en ce domaine, s’obliger à une typologie stricte, car on y rencontre toutes les sortes de personnages qui composent un imaginaire de la femme et des femmes. Qu’elles soient infidèles par vénalité, perversité ou simple curiosité, dévoyées ou honnêtes, les prostituées composent un ensemble flou, du fait d’une misogynie tantôt hargneuse, tantôt compassée, que Maupassant partage avec nombre de ses contemporains. Ils postulent que, d’une manière ou d’une autre, la plupart sont assimilables aux « filles », comme elles infantiles et vénales. Les unes et les autres participent au grand marché libertin qui régit la relation entre les sexes.
Ce qui brouille les pistes, c’est le pansexualisme de Maupassant pour qui partout circule la libido, moteur des activités humaines. Les indices en sont éminemment lisibles, comme dans « Une partie de campagne » ou « Au printemps ». Leur manifestation, audacieuse à son époque, apparaît désormais quelque peu insistante : « On eût dit qu’il y avait sur la ville une brise d’amour épandue*1 ».
À la fois objets et médiatrices, les femmes, dans les récits de Maupassant, incarnent le désir autant qu’elles l’exaltent chez l’homme. Venues en ce monde « pour deux choses […] l’amour et l’enfant », elles ne demandent qu’à « être le charme et le luxe de l’existence*2 ». De manière indistincte, toutes se vouent au même destin et leurs multiples facettes composent un archétype. Cela dit, elles ne doivent pas être confondues avec les prostituées qui accordent leurs faveurs sans autre forme de procès : publiquement, pour de l’argent et sans pouvoir choisir. Ce sont des « filles » de la rue ou de la maison close, que la maîtresse interpelle pour que soit satisfait le désir d’un client : « Ces dames au salon ! » Elles se distinguent radicalement d’autres héroïnes, libertines, courtisanes et demi-mondaines, qui sont en quête d’un partenaire ou d’un protecteur.
La classification des nouvelles de Maupassant sur les prostituées diffère selon les critiques*3, mais on peut observer que dans nombre d’entre elles la prostitution proprement dite n’apparaît guère. Le regroupement que nous proposons dans le présent volume exclut diverses héroïnes du clan des « filles publiques » : dans « Les Sœurs Rondoli », « Les Tombales » ou « Le Champ d’oliviers », entre autres exemples, les personnages féminins relèvent de la galanterie. Ces femmes recherchent un protecteur mais ne partagent pas la condition des « filles perdues ». Dans « Le Moyen de Roger », le bordel sert simplement d’arrière-plan à une mésaventure conjugale, puisque le nouveau marié y retrouve une virilité défaillante ; dans « Le Signe », une prostituée, par son exemple, initie au libertinage une épouse, bourgeoise respectable qui interpelle un passant choisi par elle. Mouche passe d’un partenaire à l’autre sans pour autant se prostituer : jeune femme de mœurs « légères », elle sert de trait d’union à l’amitié de cinq canotiers. Pourquoi « serait-elle fidèle à son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à leurs maris*4 ? », demande le narrateur. Bien d’autres exemples invitent à ne pas entremêler toutes les catégories d’amour vénal.
On doit donc distinguer les femmes libres, infidèles, galantes, en quête d’un partenaire, de celles qui, encartées ou non, longent les trottoirs ou logent dans un bordel en s’offrant à qui les achète. Seules ces dernières, exposées comme des marchandises, sont à proprement parler des « prostituées », des filles dites de joie ou de noce. C’est cette seule catégorie que nous retenons ici, en nous demandant si, pour Maupassant nouvelliste, elles ne représentent qu’un sujet en vogue, traité pour émoustiller les lecteurs. Afin d’esquisser une typologie de ces nouvelles sur la prostitution, on distinguera deux grandes catégories : d’une part, les récits à petit nombre d’acteurs (qui sont souvent des « duos ») ; d’autre part, les ensembles qui comptent de nombreux acteurs constituant une microsociété. En somme, la miniature et la fresque.
On ne retient alors qu’un nombre réduit de nouvelles (parues pendant une dizaine d’années) où les « filles », ainsi que leurs partenaires, occupent le premier plan : « Mademoiselle Fifi » (1882), « L’Odyssée d’une fille » (1883), « Le Lit 29 » (1884), « L’Armoire » (1884) et « Le Port » (1889) qui forment le groupe « Duos » ; « Boule de suif » (1880) et « La Maison Tellier » (1881) formant les « Ensembles ». On adjoint également des nouvelles qui concernent les différents partenaires d’une maison close, comme le tenancier (« L’Ami Patience*5 », 1883), la prostituée (« Ça ira », 1885), le client (« Nuit de Noël », 1882 ; « Les Vingt-Cinq Francs de la supérieure », 1888).
Ces récits s’organisent suivant des économies différentes. Les premiers sont essentiellement fondés sur un effet de retournement. Les procédés (au sens où les formalistes russes l’ont compris) sont ceux de l’énigme, de la surprise, du paradoxe ou encore du rebond : la prostituée est tantôt perçue dans sa déchéance, tantôt héroïsée, à l’occasion d’une rencontre avec un client. Elle illustre le plus souvent une « morale » quelque peu convenue.
Les seconds disposent un panorama à partir d’un échantillon représentatif de personnages. Prime alors une « vision » de la société, le récit se donnant comme une allégorie réelle, pour reprendre une expression chère à Gustave Courbet. La fille, à titre individuel ou collectif, participe au grand marché des échanges. Elle témoigne d’une « philosophie sociale » cynique, audacieusement mise en scène.
Alors que, dans la première catégorie, domine la composante dramatique dont l’« acmè » peut coïncider avec le dénouement, dans la seconde cette composante s’estompe, au profit d’une argumentation qui occupe l’intégralité de la nouvelle. D’un côté, une anecdote dont le déroulement met en œuvre une esthétique du coup de théâtre ou de la « chute » ; de l’autre, un récit exemplaire qui propose une vision du monde.
Le destin littéraire de la fille publique emprunte un schéma qui fait peu de cas des accidents propres à toute biographie. Sa pente conduit tantôt à la déchéance ou à la mort, tantôt à la rédemption, tantôt encore à leur association, comme si était proposée à la prostituée l’inévitable alternative de l’Ange déchu et de Marie Madeleine. Le premier de ces schémas a été magistralement établi par Taxile Delord dans « La Femme sans nom*6 » (1840), bref récit qui relate la succession de déboires que connaît Mariette, une jeune orpheline. Victime de ses divers protecteurs, elle doit se résoudre à vendre « de l’amour à tant par heure », jusqu’à ce qu’elle expire sur le grabat d’une prison. Quitte à varier leurs cadres et leurs épisodes, de nombreux romans (de Chair molle ou Virus d’amour à La Turque ou La Môme*7) suivront ce scénario que Maupassant emprunte à son tour dans « L’Odyssée d’une fille », dans « L’Armoire » ou dans « Le Port », trois nouvelles dont les héroïnes font l’expérience d’un même chemin de croix.
Le narrateur a fait la connaissance de la première à l’occasion d’une rafle qu’organise la police, boulevard Drouot. À peine âgée de vingt ans et « fanée déjà » (voir ici), elle lui raconte son histoire non sans tenter de se vendre à lui. Orpheline, elle est entrée au service d’un grainetier mais perd sa place pour avoir résisté à ses avances. Partie pour Rouen à la recherche d’un emploi, elle rencontre des rustres qui abusent d’elle. Par la suite, un vieux juge, des passants de rencontre puis un « grand richard » (voir ici) âgé de soixante-quinze ans, lui permettent de subvenir à ses besoins. La seconde de ces filles est abordée par le narrateur dans le promenoir des Folies-Bergère. Ayant été séduite et engrossée toute jeune par un chef cuisinier, elle a fait croire à l’un de ses clients canotiers qu’il est le père de son enfant, alors âgé de douze ans. Lorsqu’elle racole un inconnu pour une heure ou deux, elle cache le garçonnet dans l’armoire de son étroit logis, rue des Martyrs. Un troisième destin de fille est évoqué dans « Le Port », longue nouvelle où un client, Célestin Duclos, se découvre peu à peu le frère de Françoise, la prostituée qui vient de lui vendre une passe. Il y a plus de trois ans, alors qu’il avait quitté depuis peu sa famille, celle-ci a été emportée par une épidémie, laissant Françoise sans ressource à quinze ans. Débauchée par un notaire, elle a dû se résoudre à « entrer en maison, comme bien d’autres » (voir ici). Ainsi vogue-t-elle de ville en ville, venue de Rouen pour se vendre dans un bouge de Marseille à ce frère qu’elle n’a pas reconnu. Toutes ces prostituées ont fait l’expérience de la misère ou de la malédiction, provoquant chez le lecteur un apitoiement de bonne conscience. D’autres figures cependant incarnent leur rédemption.
Les filles publiques sont au centre de trois des six nouvelles qui composent Les Soirées de Médan, dont le titre projeté avait été L’Invasion comique, en référence à la défaite des troupes de Napoléon III devant les Prussiens. Maupassant y donne sa plus célèbre nouvelle, « Boule de suif ». Quelques années plus tard, en 1884, il illustre de nouveau ce thème sur un mode à la fois bouffon et cruel, dans « Le Lit 29 ». Le fringant capitaine Épivent reçoit une lettre d’Irma qui a été sa maîtresse à Rouen, avant la défaite et l’occupation de la ville. Elle est à l’hôpital, « bien malade, bien malade ». Lorsqu’il lui rend visite, elle lui apprend qu’elle a été « prise de force » et contaminée par des soldats prussiens. Pour se venger, elle a refusé de se soigner et les a infectés à leur tour, autant qu’elle a pu. Revenu voir la moribonde à l’appel d’un aumônier, son ancien amant ne cache pas la répugnance qu’il éprouve. Alors qu’il bat en retraite entre les lits des syphilitiques, elle l’agonit d’injures et lui rappelle qu’elle a combattu l’ennemi plus qu’il ne l’a fait lui-même : « j’en ai tué plus que tout ton régiment réuni… » (voir ici). À la débandade du capitaine répond l’héroïsme grotesque que revendique la prostituée.
À la différence du « Lit 29 », « Mademoiselle Fifi » (1882) rejette la dérision au profit d’une glorification. L’auteur y aménage des surprises à la gloire de Rachel, l’inévitable « belle Juive » des bordels bien achalandés. Alors que le titre de la nouvelle annonce une héroïne, il désigne en fait le marquis Wilhem d’Eyrick, un officier allemand efféminé, arrogant et cruel, qui ne cesse de s’écrier : « fi, fi donc ! ». Rachel, l’une des prostituées commandées pour le divertissement de la troupe qui occupe le château d’Uville, le défie. Humiliée puis giflée par Wilhem d’Eyrick, son partenaire d’un soir, au cours d’un festin qu’ont organisé les occupants, elle le poignarde à mort et s’enfuit. Au fur et à mesure du récit, une succession de paradoxes magnifient la Juive. C’est ainsi qu’elle est la seule des cinq prostituées à s’indigner des toasts que les officiers portent à leur victoire et à leur domination de « toutes les femmes de France ». Elle est aussi la seule à prendre le risque d’une résistance armée, dans le pays normand qui opte pour une résistance passive. Pourchassée, elle trouve refuge dans le clocher du village, avec l’aide du curé de la paroisse. Et, lorsqu’elle rejoint à Rouen son « logis public », elle trouve un « patriote sans préjugé » qui l’épouse « pour sa belle action », et qui en fait une « Dame » (voir ici).
Dans les nouvelles en duos, la « fille » est confrontée à son destin par l’homme qui la paye. À cette occasion, elle suscite le plus souvent la pitié, parfois l’admiration. Dans tous les cas, il revient à l’argent de révéler les valeurs qui rendent l’aventure tantôt conforme à la morale courante, tantôt fidèle à une doxa non conformiste, lorsqu’elle décrit la « fille » digne de considération : une putain respectueuse, comme l’écrira bien plus tard Jean-Paul Sartre, en adoptant ce paradoxe galvaudé. Quoi qu’il en soit, ces nouvelles ne prennent aucun risque : elles portent sur les prostituées et la prostitution le jugement de tout un chacun. Il en va autrement, lorsqu’au commerce de deux individus se substitue un groupe représentatif de l’ordre social en son entier.
Le plus souvent, les duos se déroulent dans un lieu unique où la « fille », face à son partenaire, est amenée à raconter sa vie. Ce sont des aventures « statiques » qui adviennent dans un espace clos : chambre privée, dortoir d’hôpital, salle d’un bordel ou salon d’un château. Très différentes apparaissent « Boule de suif » et « La Maison Tellier », de loin les plus remarquables récits publiés au XIXe siècle sur les « filles » et les maisons closes. Ils sont tous les deux caractérisés par le passage d’un lieu à un autre : un aller simple de Rouen au Havre pour les voyageurs de la diligence qui sera contrainte à une halte par un officier prussien ; un aller-retour de Fécamp à Virville et du train à la charrette, pour le groupe des filles qui accompagnent leur patronne à la communion de sa nièce. Dans un cas comme dans l’autre, cette mobilité confirme l’immuable stabilité des statuts : considérée avec obligeance par ses partenaires lorsqu’elle partage avec eux son repas alors qu’ils ont oublié d’apporter le leur, Élisabeth Rousset n’en redevient pas moins une prostituée, une fois qu’ils l’ont convaincue de coucher avec l’officier allemand qui l’exige, pour les laisser repartir ; de leur côté, les filles de Madame rejoignent leur point de départ, après avoir été admirées par les villageois et consacrées par le curé de Virville.
Ces deux nouvelles se distinguent par la mise en scène de très nombreux personnages. Bien qu’elles excluent pour une bonne part le peuple, elles offrent un échantillonnage aussi complet que possible. Représentant l’une et l’autre une microsociété, elles donnent à considérer l’ensemble des classes supérieures, de la grande à la petite bourgeoisie. Dans « Boule de suif », les places qu’occupent les voyageurs ont valeur de dispositif : la rangée des hommes fait face à celle des femmes, tous occupent les sièges en fonction de leur fortune et on connaît par ailleurs leurs opinions politiques. De même, dans « La Maison Tellier », sont précisément indiquées les fonctions des habitués : un marchand de bois, un armateur, un agent d’assurances, un juge du tribunal de commerce, un percepteur, le fils d’un banquier et un saleur de poissons. Outre ces notables, des matelots, clients moins fortunés du bordel, et les villageois de Virville. Bien que les actions diffèrent dans ces deux nouvelles, elles sont pareillement programmées par des jeux d’échange et d’équivalence.
Dans « Boule de suif », au cours du trajet qu’entreprennent les voyageurs de la diligence, on assiste à une circulation des aliments qui passent du panier d’Élisabeth Rousset aux mâchoires de ses comparses affamés. Tous mastiquent les parts de la collation qu’elle leur offre, portions de poulet confites dans leur gelée, pâtés, fruits ou friandises. L’échange d’aimables propos fait suite à ce partage. Mais lorsque l’officier prussien pose ses conditions pour que le groupe reparte, le corps de la prostituée devient à son tour monnaie d’échange. Donnant-donnant : à l’exception du démocrate Cornudet, tous les voyageurs, y compris les deux bonnes sœurs, encouragent son sacrifice qui doit leur permettre de reprendre la route.
Le voyage des filles de « La Maison Tellier » pour une communion villageoise illustre également une circulation des personnes. Passant des pratiques vénales aux rituels religieux, il donne lieu à un jeu d’équivalences qui double l’action proprement dite d’un discours implicite sur les mœurs, sur les institutions et sur les valeurs que prône la société.
Quand un commis-voyageur s’installe dans le compartiment qu’occupent les femmes de la Maison Tellier, il leur demande, ayant compris à qui il a affaire, si elles « changent de garnison », puis, en manière d’excuse pour son indélicatesse : « je voulais dire de couvent ». Auparavant, un couple de paysans considérait qu’elles appartenaient à « la belle société », avant de les juger comme « des traînées ». Cette diversité des appellations fait sens : elle est fonction des regards qui ne cessent de varier dans le cours du récit : au village de Virville, alors que tous admirent ces « belles femmes de la ville », une vieille à béquille, « presque aveugle », se signe sur leur passage. Et s’il revient au curé de la paroisse de consacrer ses « chères sœurs » « brebis d’élite », « édification de ma paroisse », le frère de Madame n’en traite pas moins de « salope ! » l’une d’elles. De même, le bordel participe aux divers espaces de rencontre qu’offre la vie sociale : de la Maison Tellier, « maison familiale » sise « derrière l’église Saint-Étienne », à la « maison de Dieu » où souffle l’Esprit saint, en passant par la demeure des villageois, se déclinent toutes les sortes de lieux de vie dont chacun assure une fonction à tous nécessaire.
Ces deux nouvelles mettent en lumière un ensemble de personnages, et plus exactement, par le biais d’échantillons, les représentants des divers groupes sociaux. Leurs acteurs, chacun à sa place, participent au bon fonctionnement d’un ensemble. La prostitution y apparaît une institution comme une autre, parmi d’autres – et les prostituées, des agents qui agissent exactement de la même manière que les acteurs d’autres institutions. Comme elles, le fonctionnaire, le juge, le marchand jouent leur rôle suivant un principe de permutation et d’équivalence. En contraignant Boule de suif à céder au chantage d’un officier prussien, ses compagnons de voyage, par sa médiation, se prostituent à lui ; le curé de Virville consacre ses fidèles et les « filles publiques » qu’il confond en une seule communauté. En somme, si le bordel fonctionne à l’image de la société, la société fonctionne à l’image d’un bordel, car ainsi va le monde !
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De « La Maison Tellier », Alain Corbin a écrit, dans son étude sur Les Filles de noces, que « la fermeture pour cause de première communion […] et l’escapade des pensionnaires ne sont visiblement que de brillantes idées littéraires*8 ». Leurs couleurs documentaires, leurs constantes références aux réalités de l’époque, leur recours à des stéréotypes qui renforcent les effets de réel empêchent de lire les nouvelles de Maupassant comme autant de fables. Toutefois, en dépit de confidences qui en signalent les « sources » et les « modèles » possibles, elles malmènent la vraisemblance au profit d’aménagements propres aux récits exemplaires. Quels qu’en soient les points de départ, Maupassant nous conte de belles histoires qu’il conçoit édifiantes : « Si Peau d’âne m’était conté, / J’y prendrais un plaisir extrême*9 ».
« Qui sait si l’immortalité n’est pas plutôt une nouvelle en trois cents lignes, la fable ou le conte que les écoliers des siècles futurs se transmettent, comme l’exemple inattaquable de la perfection classique ? », a déclaré Zola aux obsèques de Maupassant. Et Mallarmé de renchérir : « J’applaudis Zola […] d’avoir indiqué La Fontaine et les Fables comme un exemple de la probable immortalité qui accompagne nombre de contes fermes et libres de notre contemporain […] c’est restituer aux lettres la vertu d’une fonction originelle et inapprise*10. » De fait, le romancier nouvelliste avait tôt rappelé qu’il se préoccupait avant tout de donner à ses lecteurs « l’illusion complète du vrai » : « Les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes*11. »
Par le biais des « filles publiques » – leur état, leurs peines, leurs joies, leurs obligations –, Maupassant décrit le partage des rôles et les relations de pouvoir qui lient les différents acteurs d’une société où ne cessent de circuler les corps, les pulsions, les désirs : une société du libre échange dont le moteur est l’argent mais dont les « filles » ne représentent que la pointe émergée. Allant du microcosme au macrocosme, de la miniature à la fresque et de la marge au centre, ces nouvelles disent autre chose que ce qu’elles relatent. Celles qui relèvent de relations duelles mettent en scène des contrats ordinaires, la prostituée étant acquise contre rémunération par le client qui la convoite. Plus remarquables sont les nouvelles qui mettent en jeu les relations sociales dans leur ensemble, et qui illustrent la logique d’un jeu universel. En effet, si l’acquisition des femmes par l’argent des hommes suit les règles du négoce, elle répond avant tout à l’impératif d’une circulation généralisée à laquelle chacun participe. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne », écrivait Montaigne. Pour Maupassant, la mobilité des biens et des personnes apparaît comme la condition sine qua non de la vie sociale : une circulation qui se produit de toutes parts et qui ne prend jamais fin.
DANIEL GROJNOWSKI
*1. Le vent me paraissait chargé d’amours lointaines
Alourdi de baisers, plein de chaudes haleines […]
Un rut puissant tombait des bises attiédies…
« La fille », Revue moderne et naturaliste, 1879, p. 570.
*2. Maupassant, Le Gaulois, 30 décembre 1880. – Il écrit aussi : « la femme a dans la vie deux fonctions, l’amour et la maternité » (Le Gaulois, 20 juillet 1882).
*3. De Pascaline Mourier-Casile à Noëlle Benhamou en passant par A.-M. Schmidt, Éliane Lecarme-Tabone ou Brigitte Monglond (voir la Bibliographie).
*4. « Mouche », dans L’Inutile Beauté, Folio classique, p. 103.
*5. « Et dire que j’ai commencé avec rien… ma femme et ma belle-sœur », déclare au narrateur son ancien compagnon de collège devenu tenancier de maison close (voir ici).
*6. Voir Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du XIXe siècle, deux volumes édités par Léon Crumer, Omnibus, 2003, t. I, p. 347-363.
*7. On trouvera Chair molle (1885) de Paul Adam, Virus d’amour (1886) d’Adolphe Tabarant, La Turque (1906) d’Eugène Montfort dans Un joli monde. Romans de la prostitution, édité par M. Dottin-Orsini et D. Grojnowski, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2008. Le roman d’Henri Boutet, La Môme, a paru en 1913.
*8. Flammarion, coll. « Champs », 1982 [1re éd., 1978], p. 127.
*9. La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables, VIII, IV.
*10. É. Zola, « Aux obsèques de Maupassant », Œuvres complètes, t. XV, Nouveau monde éditions, 2007, p. 657. S. Malllarmé, « Deuil » (22 juillet 1893), dans Œuvres complètes, édition de B. Marchal, Bibliothèque de la Pléiade, 2003, t. II, p. 318-321.
*11. « Étude sur le roman », préface de Pierre et Jean (1887).