4.1.

Le « style » et la théorie


4.1.1. Une structure d’exclusion

L’IMPENSÉ DY SYSTÈME

Si Brunelleschi, d’entrée de jeu, a su en donner la théorie1, l’institution perspective ne se sera cependant pas définie tout d’un coup, à point nommé, et sa fortune, au moins au départ, n’aura pas été liée à un acte d’autorité. La perspective linéaire à point de fuite unique a une histoire et il en est de la peinture, à cet égard, comme du langage : nihil est lingua quod non prius fuit in oratione — il n’y a rien dans la langue qui n’ait d’abord été dans la parole (Benveniste). La distinction langue/ parole n’étant pas pertinente dans le champ pictural (avec ce que cela implique quant à la définition d’un prétendu « code » qui ne code, en définitive, rien que lui-même et dont la fonction, comme on va voir, est moins productive que démonstrative), on retiendra cependant de la formule la dépendance où elle inscrit le « code » par rapport au dit, en même temps qu’à la phonè, faisant apparaître en négatif le non-dit (l’impensé) qui fait son envers, le dehors scripturaire sur lequel il s’enlève, le fond inarticulé qui le cerne et lui donne son contour, sa cohérence de figure. En d’autres termes, le « code » apparaît comme une structure d’exclusion dont l’équilibre et la nécessité sont fonction de cela même qu’il désigne comme extérieur à son ordre, l’imprononçable (le non-figurable) qui ne cesse cependant, en tant que tel, de « travailler » le système.

C’est une question de savoir si la peinture grecque et/ou romaine a connu des représentations de nuages ou de formations nébuleuses — une question qui n’est évidemment pas sans rapport avec celle, toujours épineuse, de la « perspective » antique2. Le poète Ausonius, dont l’activité se situe dans la seconde moitié du IVe siècle, comparait son poème Cupido cruciatus, dans la préface où il en décrit la genèse, à une nuée peinte sur un mur (nebulam pictam in pariete). Avait-il en vue, comme en juge Panofsky dans le commentaire qu’il a donné de ce texte3, une peinture illusionniste ouvrant sur un ciel en trompe l’œil, du genre de celles qui abondent dans la peinture romaine tardive ? Mais les fonds sur lesquels s’inscrivent les perspectives architecturales de la peinture pompéienne sont d’un bleu transparent, comme le sont les cieux sans nuages des paysages mythologiques du Vatican, où l’on veut cependant voir l’un des premiers exemples de traitement « pittoresque » de l’espace. Et pourtant Ausonius se réfère explicitement au nuage comme à un objet que la peinture est parfaitement à même de figurer, de représenter par les moyens qui sont les siens : chacun a pu en voir, et s’en souvient4. Dans l’état actuel des connaissances, cette assertion n’est corroborée par aucun vestige archéologique. Bien au contraire, les masses indécises dont s’ourle le bord supérieur des reliefs qui ornent les deux gobelets d’or trouvés à Vaphio (Laconie), et où il croyait reconnaître des nuées, constituaient aux yeux d’Alois Riegl un argument supplémentaire pour nier l’origine méditerranéenne de ces pièces fameuses, aujourd’hui tenues pour un travail minoen de la fin du XVIe ou du début du XVe siècle av. J.-C. : à l’en croire, les cieux nuageux ne devaient jamais se retrouver dans l’art antique, et il aurait fallu attendre le Moyen Age finissant pour voir la peinture les prendre en considération5. Exclu du champ pictural, le nuage ne l’était pas pour autant, comme déjà l’a observé Ruskin6, du texte littéraire ; pour ne rien dire des Nuées d’Aristophane, le nuage intervient dans l’Enéide, sous des espèces multiples, au titre de véhicule, d’abri, de signe menaçant, de masque, etc. : mais ce n’est qu’avec Poussin, grand lecteur de Virgile, que l’on verra Vénus, dans toute sa splendeur, descendre à travers les nuées (At Venus aetherios inter dea candida nimbos, En., VIII, v. 608) pour remettre à Enée les armes forgées par Vulcain7.

Comment la question s’est-elle posée au Quattrocento, alors qu’allait s’approfondissant un travail théorique auquel devait correspondre une véritable révolution dans l’art pictural ? L’expérience de Brunelleschi a le mérite de faire apparaître en toute clarté les termes du problème. Le nuage ne peut être figuré par les moyens de la géométrie ; ce corps « sans surface » ne se laisse pas « décrire » ni ramener aux coordonnées d’un jeu d’assemblage qui ne retiendrait des objets que le profil nettement délinéé sous lequel les appréhende un observateur placé en un point donné (c’est-à-dire dont la vision est définie comme ponctuelle). Il trouve cependant sa place dans la représentation : l’image spéculaire l’accueille, moyennant un redoublement supplémentaire et sous les espèces du reflet d’un reflet. Et de même, lorsque Mantegna voudra représenter une Ascension, il commencera par la réduire à une machine de théâtre, assortie des déploiements de coton dont s’accompagnaient les voleries du spectacle : le redoublement, la répétition qui est au principe du signe et de la représentation permettant au peintre de traiter de pareils sujets sans déroger au principe d’Alberti qui voulait que la peinture n’ait à connaître que des choses visibles (mais d’autres nuages se profilent, dans les cieux de Mantegna, comme plus tard dans ceux de Bellini, que des nuages de théâtre, et qui ne sont pas d’apparence plus « réaliste » que ceux-ci : « Dès que le signe apparaît, c’est-à-dire depuis toujours, il n’y a aucune chance de rencontrer quelque part la pureté de la réalité8. ») La plaque d’argent bruni insérée par Brunelleschi dans son panneau peint à la place du ciel avait une autre valeur que parodique ou même critique9 : pour parfaitement ajustée qu’elle fût aux autres éléments du découpage perspectif, cette pièce s’introduisait dans le réseau de l’intarsia comme un élément étranger qui manifestait la clôture du « code » et, tout ensemble, l’impossibilité pour la représentation de s’inscrire dans les limites du champ ainsi défini.

Le régime perspectif exclut, dans son principe théorique, la représentation de formations nébuleuses. Mais la création picturale ne se réduit pas à la mise en œuvre d’un code ; et il est facile de montrer qu’en fait un très petit nombre seulement des productions de la Renaissance satisfont aux exigences d’une construction perspective « correcte10 » : déjà Vasari se réjouissait, avec une naïveté feinte, d’observer qu’Uccello lui-même, dans l’Ivresse de Noé, avait commis ce qu’il faisait mine de considérer comme une « erreur » des plus graves au regard de la doctrine, la composition obéissant à deux points de fuite au lieu d’un11. Mais c’est peut-être que le « code » perspectif (comme encore celui de la couleur, qui lui est subordonné) occupait dans le système représentatif de la Renaissance une position paradoxale, et qu’il y assumait des fonctions très différentes de celles qui sont assignées à un code symbolique, au sens courant du terme. Le prétendu « code » perspectif fournit les éléments d’une construction géométrique de l’espace, et leurs règles de combinaison ; mais tout se passe comme si la peinture, depuis la révolution inaugurée par Brunelleschi jusqu’à la rupture introduite par Cézanne, avait vécu, au moins pour partie, de la transgression toujours répétée de la loi qu’elle s’était donnée. Le « code » fonctionne dans le système moins comme une matrice à laquelle devraient être rapportées les productions qui en dérivent que comme un dispositif tout ensemble directeur et régulateur (Léonard définira la perspective « le frein et le gouvernail de la peinture », briglia e timone della pittura12) : un dispositif théorique, qui a valeur de modèle (au sens épistémologique du terme), et qui est avec la pratique réelle de la peinture dans un rapport analogue à celui qui lie les modèles théoriques élaborés par la science à la réalité dont celle-ci entend connaître. Modèle, a-t-on dit, plutôt que structure, et qui règle un fonctionnement qui n’est jamais de part en part « perspectif » (cf. 3.3.4.). Que ce modèle n’ait jamais cessé d’avoir une valeur normative, c’est ce que révèlent, en fin de compte, les avatars historiques du système : si les peintres du Quattrocento ont pu paraître prendre les plus grandes licences à l’égard des principes établis par Brunelleschi et codifiés ensuite par Alberti et Piero, le régime perspectif devait s’imposer avec une rigueur toujours croissante, au titre de code paradigmatique, dès lors que le système hérité de la Renaissance commença d’être menacé dans ses fondements, dans son ordre (celui que défendaient les académies). Mais s’il en est ainsi, si un même idéal spatial a pu se maintenir (fonctionner) pendant près de quatre siècles, alors que la représentation connaissait des fluctuations stylistiques considérables (celles-là dont Wölfflin a prétendu faire la théorie, et à la charnière desquelles paraît s’inscrire l’œuvre du Corrège), c’est bien là la preuve qu’il n’était pas lié a priori à un style donné, et d’abord à la linéarité. Le régime perspectif excluait le nuage dans la mesure où il ne paraissait devoir se prêter qu’à une interprétation graphique. Mais qu’en sera-t-il lorsque la hiérarchie des fonctions qui conférait au style sa physionomie, sa configuration propre, sera mise en cause — et d’abord quand la ligne se verra contestée dans ses privilèges ?

« NEBULAE IN PARIETE »

Si l’on accepte la lecture qu’en donne Panofsky, l’éloge de Dürer qu’Erasme a choisi d’insérer dans son Dialogus de recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione (publié en 1528, soit l’année même de la mort du peintre) confirme la pertinence de la question, du double point de vue historique et systématique. Dürer, déclare le porte-parole d’Erasme, est l’Apelle des temps modernes : il l’emporte même sur les Anciens dans la mesure — et c’est là le point important — où il sait tout exprimer sans le secours des couleurs, et par le seul moyen de la ligne : les ombres, les lumières, l’éclat, le relief. Des choses situées en un lieu déterminé, il réussit à donner à voir plus que le profil unique sous lequel elles s’offrent à l’œil astreint aux règles de construction de la pyramide visuelle. Il observe exactement les proportions, l’harmonie. Mais surtout, il peint ce qui ne peut être peint : le feu, les rayons lumineux, les orages, la foudre, voire, comme le disent certains, les nuées sur le mur (nebulas in pariete) — et encore : tous les sentiments et affections, enfin l’âme humaine tout entière telle que le corps la manifeste par son apparence, à la limite la voix elle-même (ac pene vocem ipsam). Le tout, encore une fois, par le moyen des lignes les plus heureuses, de lignes noires auxquelles nulle couleur ne saurait être ajoutée sans que l’œuvre n’en souffre (Durerus quanquam et alias admirandus, in monochromatis, hoc est, nigris lineis, quid non exprimit ? Umbras, lumen, splendorem, eminentias, depressiones : ad haec, ex situ rei unius, non unam speciem sese oculis intuitium offerentem. Observat exacte symmetrias et harmonias. Quin ille pingit et quae pingere non possunt, ignem, radios, tonitrua, fulgetra, fulgura, vel nebulas, ut aiunt, in pariete, sensus, affectus omnes denique totum hominis animum in habitu corporis relucentem, ac pene vocem ipsam. Haec felicissimis lineis iisque nigris sic ponit ob oculos, ut si colorem illinas, iniuriam facias operi. An non hoc mirabilius, absque colorum lenocinio praestare, quod Apelles praestitit colorum praesidio13 ?)

Texte lui aussi décisif : si, pour l’essentiel, les éléments en sont empruntés à Pline (et à Ausonius, comme l’a démontré Panofsky, pour ce qui est des nebulas in pariete), son articulation, sa progression, autant que les adjonctions qui sont le fait d’Erasme, répondent à un propos théorique dont la rigueur et l’acuité ont de quoi surprendre. Rapportée qu’elle est à la question tout à la fois de la linéarité et de la figurabilité, la problématique du nuage y trouve son lieu et sa caractérisation la plus juste, à la jointure du visible et de l’invisible, du représentable et du non-représentable.

Quae pingere non possunt : cela qui ne peut être peint (et ici, comment ne pas évoquer Goethe, Goethe qui voudra, cinquante ans avant Monet et Van Gogh, que la peinture ne se prête pas à représenter les arbres en fleurs, parce que ceux-ci ne font pas image14 ?) : le feu, les rayons lumineux, l’orage, la foudre, les nuées ; mais aussi les sentiments, les affections, sinon la voix elle-même ; et encore (suivant l’interprétation de Panofsky), le revers de l’objet qu’exclut la réduction planimétrique. Significative, dans le contexte d’un dialogue consacré à la prononciation, la référence à la voix (d’autant que l’éloge s’ouvre sur l’assertion que les enfants devraient apprendre à peindre et à dessiner en même temps qu’à écrire, pour acquérir plus d’habileté dans le tracé des lettres, de même que ceux qui savent chanter auront une meilleure élocution15 ; variation sur le paradigme albertien de l’écriture : la peinture — le dessin — est à l’écriture ce que la musique — le chant — est à la parole) : l’écriture, noir sur blanc, de la ligne, ne double pas la phonè, elle l’appelle comme le manque de ce qui est montré, le supplément de la représentation, sa preuve, toujours exigible (« Parle, et je te baptise »), à la façon dont le profil visible de l’objet, dans l’effacement calculé de son contour, promet les profils qu’il exclut et révèle ce qu’il dissimule16. La peinture n’a à connaître que du visible (du représentable). Mais le champ de la représentation ne coïncide pas avec celui du dénoté : la profondeur refoulée déchire le plan représentatif sous les espèces, éclatantes, du feu et de la lumière, fracassantes, de l’orage et de la foudre, aériennes, impalpables, des nuées dont la fixation sur le plan (in pariete) emporte d’emblée une connotation onirique (car le nuage — comme l’écrit ailleurs Erasme17 — est chose trop immatérielle pour pouvoir être exprimée par des couleurs — un nuage peint est semblable à un rêve, c’est-à-dire à rien).

Dans ce texte, dont la structure démonstrative n’a pas échappé à Panofsky, Erasme désigne très précisément la limite d’un mode de représentation dans lequel les principes de la perspective à point de fuite unique sont interprétés en termes strictement graphiques, à l’exclusion de toute détermination colorée. Ce faisant, il s’inscrit à l’avance en faux contre l’affirmation de Wölfflin selon laquelle un style, tout en étant lié à une certaine idée de la « beauté » et possédant des vertus spécifiques, n’en constituerait pas moins « un langage, capable de tout exprimer18 ». Ce n’est pas tellement qu’avec la peinture on ait affaire à un langage restreint, au sens où l’entend Hjelmslev, c’est-à-dire à un langage qui, à la différence du langage « philologique », ne peut servir à exprimer n’importe quelle signification possible, et ne se prête qu’à des usages spécifiques19 : dans les termes mêmes d’Erasme, et compte tenu du principe selon lequel la peinture n’a à connaître que des choses visibles, l’idée qu’un peintre puisse tout peindre, et cela même qui ne peut être peint, exclut toute caractérisation du style au titre de code dont les œuvres seraient le produit. Elle implique que le système de la représentation ne se laisse pas réduire à telle interprétation particulière — linéaire ou picturale — et pas davantage à l’un quelconque des codes — si productif soit-il — qui entrent dans sa définition. Le « style » — et celui-là même qui, par le privilège qu’il accorde au dessin, paraît le mieux accordé aux exigences du code perspectif — n’est rien qu’un moment formel, correspondant à un niveau d’analyse spécifique, et qui ne contient pas en lui-même sa propre détermination. Occupé à faire l’éloge de son portraitiste, Erasme n’en a pas moins aperçu le conflit théorique dont l’art de Dürer porte la marque. Mais Dürer n’aura pas été le seul à vouloir peindre cela qui ne peut l’être : le feu, la tempête, l’éclat et la lumière, les nuages. Deux ans avant sa mort, le Corrège entreprenait de décorer la coupole de la cathédrale de Parme, où l’Assomption de la Vierge s’opère dans un grand concours de nuées ; et vingt ans plus tard, Pontormo prétendra à imiter non plus avec les lignes, mais avec les couleurs (co’ colori), toutes les choses naturelles (lutte le cose che a fatto la natura), les feux (fuochi), l’éclat (splendori), les nuages (nugoli), etc., et à le faire sur le plan (e farla a piano) où le peintre s’exténue à animer ses figures, à leur donner l’apparence de la vie20. Nul mieux que Pontormo n’a su traduire l’inquiétude qui vient au peintre de la disproportion entre les effets et les moyens de la peinture, entre l’intensité de l’illusion et la précarité, la minceur du matériau. Mais cette inquiétude n’est pas seulement l’indice, historique, d’un prochain glissement du style. Elle a des racines autrement profondes et lointaines : elle se nourrit du paradoxe qui fait le ressort du système, et qui n’aura pas attendu l’époque désignée comme « maniériste », ni même celle de Dürer, pour se manifester.

4.1.2. Du linéaire au pictural

LA LUNETTE DE MANTEGNA

On a dit plus haut comment l’œuvre de Mantegna — dont on sait l’importance pour la formation de Dürer — témoigne d’une précision quasi ethnographique dans le rendu de certaines machines du spectacle contemporain, et comment ce peintre aura su tourner, par ce redoublement, quelques-uns des interdits liés à l’institution du code perspectif, et représenter l’Ascension du Christ sur un nuage de théâtre ou la nuée de coton qui couronnait la nuvola sur laquelle les acteurs prenaient place, tandis qu’il peuplait le ciel de ses compositions de strato-cumulus fortement dessinés. Mais sa production offre encore, comme on l’a vu, d’autres traits qui sont en rapport direct avec l’objet de ce travail. Ce sont d’abord, dans le Saint Sébastien de Vienne ou la Vertu triomphant des vices du Louvre, ces nuages où s’esquissent des silhouettes en ronde bosse, « aberration » significative dans le contexte où elle intervient, et qui démontre que la bizarrerie dont Piero di Cosimo se verra taxé par Vasari pour avoir voulu lire dans les formations nébuleuses des figures et des constructions étranges, que cette bizarrerie prétendue n’avait rien d’exceptionnel à l’époque, ni par conséquent de pathologique(Cf. ci-dessus, 1.4.2. et 1.5.). C’est ensuite la surprenante « inquiétude spatiale21 » qui « anime » les productions de ce peintre, et qui trouve à s’exprimer par des moyens essentiellement graphiques, comme le révèlent les fragments de la prédelle du retable de San Zeno (1457-1459). Dans la Crucifixion du Louvre, la fuite des lignes du sol, traitée en perspective curviligne, s’interrompt brusquement : un chemin, où s’engagent cavaliers et soldats, descend en contrebas vers un vallon dont la vue est dérobée par la dalle de pierre, conçue comme une scène de théâtre, où sont plantées les croix, et qui occupe le premier plan ; dans le lointain, le même chemin monte vers une ville située sur le sommet d’une éminence. C’est, semble-t-il, en un autre point de ce chemin, plus près de la ville, que prend place la Nuit au jardin des oliviers (Londres, National Gall.). Là encore, l’espace, défini par un réseau complexe d’arabesques, s’incurve et « fuit » en contrebas, tandis que des nuages boursouflés « parcourent » le ciel. Cette description (nécessairement métaphorique, comme l’est toute description qui, à propos d’une image fixe, introduit une référence au mouvement) vaudrait pour la plupart des paysages de Mantegna (et la roche, le rocher n’est alors pas sans remplir, dans la linéarité de ses plis et replis, des fonctions tout ensemble plastiques et thématiques, sinon fantasmatiques, d’une étendue comparable à celles assignées au nuage dans les productions du Corrège). Il semble que Mantegna ait voulu s’affranchir par le trait de la rectilinéarité des coordonnées spatiales, en même temps qu’il travaillait à ouvrir ses compositions sur le ciel. Le Corrège de la Camera di San Paolo se souviendra du dais de feuillage à claire-voie sous lequel s’abrite la Vierge de la victoire (Paris, Louvre). Et de même, à la chapelle Ovetari, aux Eremitani de Padoue, aussi bien que dans la Chambre des Epoux, au palais de Mantoue, les lignes de fuite convergent en des points situés en dessous du cadre de l’image, dont l’agencement obéit ainsi à un principe illusionniste qui devait connaître une fortune considérable, le sol de la scène représentée sur le mur étant établi à une hauteur supérieure à celle de l’œil du spectateur. Procédé dont la Crucifixion offre une variante, et que Mantegna portera à la limite dans la lunette du plafond de la Chambre des Epoux, à Mantoue (planche I B). Là s’ouvre, sinon la première perspective dal sotto in sù de l’histoire de la peinture italienne, au moins la première perspective construite strictement à la verticale et suivant un axe rigoureusement perpendiculaire au plan du sol sur lequel est établi le spectateur22 : la lunette, entièrement figurée en trompe l’œil, ne donne pas directement sur le « ciel » : il y faut l’intermédiaire d’une balustrade feinte sur laquelle s’appuient demoiselles et servantes, tandis qu’y volètent des putti et qu’un paon allonge démesurément son cou vers la nue — une nue bleutée, hantée par une brume indécise, où l’œil s’égare.

CHIMÈRES : LANAMORPHOSE ET LA NUÉE

Ces effets de perspective accélérée ou renversée, liés à la position qu’occupe le spectateur par rapport à la surface peinte, ne sont pas tellement éloignés, dans leur principe, d’autres jeux où le code se donne explicitement pour ce qu’il est : un artifice, l’instrument d’une illusion. Dans la pratique « normale », « scientifique », « rationnelle », la perspective fonctionne comme une technique d’appropriation et de mise en ordre du réel, dont on a pu prétendre qu’elle correspondait à l’établissement d’une relation « adulte » avec le monde23. Mais la même technique, les mêmes principes peuvent être utilisés à contresens, à des fins hallucinatoires ou déconcertantes (la delusion, ou déception, opposée à l’illusion). L’histoire de la perspective ne s’identifie pas avec celle du « réalisme » artistique : elle est aussi celle d’un songe, dont Jurgis Baltrušaitis a su pénétrer les arcanes24. Connue dès le XVIe siècle (le mot n’apparaîtra qu’au XVIIe), et répandue entre autres dans les milieux proches de Dürer (un élève de celui-ci, le graveur Ehrard Schön, en a laissé des exemples fameux), l’anamorphose retourne l’ordre perspectif contre lui-même. Cette « bella e secreta parte di perspettiva » (Daniel Barbaro, 1559) — l’art de la perspective secrète, die Kunst in geheimer Perspektive auquel Dürer aurait été initié à Bologne25 ? — qui démontre « la force de la perspective dans ses tromperies » (P. Accolti, Prospectiva Pratica, 1625), se fonde sur la déformation systématique, par des moyens mécaniques ou géométriques, de figures régulièrement construites. On obtient ainsi soit une image dans laquelle se laissent reconnaître, moyennant l’adoption du point de vue approprié, un certain nombre d’objets ou de portraits cryptés, soit un « chaos de lignes » qui ne se recomposent que lorsque l’image est considérée obliquement, à travers un trou percé dans l’écran qui la dissimule (le jour viendra où l’anamorphose s’adjoindra la catoptrique et jouera de la réflexion spéculaire comme d’un moyen supplémentaire). On reconnaît là les éléments de l’expérience de Brunelleschi, et jusqu’au trou, au point de vue strictement défini et ponctuel auquel l’œil est astreint, et dont le décentrement entraîne, avec la rupture de la continuité des contours, une façon de désarroi, d’affolement du système de la linéarité : « Au lieu d’une réduction à leurs limites visibles, c’est une projection des formes hors d’elles-mêmes et leur dislocation de manière qu’elles se redressent lorsqu’elles sont vues d’un point de vue déterminé26. »

L’anamorphose n’est peut-être qu’une curiosité, une « chimère ». Elle n’en révèle pas moins, par l’effet d’une variation d’écriture, les limites que le code impartit à la construction perspective, les interdits qui en commandent le fonctionnement « normal ». Plutôt qu’à l’anéantissement du système, elle travaille à son dérèglement systématique, et cela — il faut y insister — par les moyens mêmes du code, défini comme régulateur. Or il est remarquable que le même Mantegna, dans l’œuvre duquel se fait jour une inquiétude spatiale nouvelle, ait également conçu la première coupole céleste en trompe l’œil. L’inscription au centre de cette coupole d’une nuée évanescente signale que les jeux où se plairont les perspectivistes auront été liés dès l’origine à l’assomption des nuages au ciel des coupoles et des décors peints, et que certains emplois de cet élément ne seront sans doute pas sans rapport avec l’anamorphose. C’est d’ailleurs ce que suggère Galilée, lorsque dans les Considerazioni déjà évoquées, il reproche à la poésie allégorique, qu’il assimile un peu plus loin à un travail d’intarsia (cf. 2.2.2.), d’assujettir la narration naturelle à un sens oblique, sous-entendu, et de l’obscurcir d’une manière extravagante par des inventions parfaitement inutiles, allant jusqu’à la comparer à l’une de « ces peintures qui, considérées de biais et d’un point de vue déterminé, nous montrent une figure humaine, mais sont construites suivant une règle de perspective telle que, vues de face, ainsi qu’on le fait naturellement et communément des autres peintures, elles ne nous donnent rien à voir qu’un mélange confus et sans ordre de lignes et de couleurs où l’on peut, avec beaucoup d’application, former l’image de fleuves et de routes sinueuses, de plages désertes, de nuages ou d’étranges chimères27 » (je souligne).

LÉONARD I

Fleuves, chemins tortueux (et comment ne pas songer ici à Mantegna ?), nuages, chimères où l’œil se prend à rêver, comme le peintre devant les taches d’un mur : c’est à quoi se réduit l’image anamorphique si l’œil ne la redresse, en la visant sous l’angle approprié (comme encore l’allégorie, si l’esprit n’en reconnaît pas le sens caché, impliqué). Comme si le décentrement, dont la possibilité est inscrite dès l’abord dans le « code », ne pouvait jouer qu’entre des limites très étroites au-delà desquelles l’image paraîtra se défaire, alors qu’elle n’aura été, en fait, que transformée : ainsi sait-on réduire aujourd’hui la parole, par des moyens électroniques, à un magma sonore susceptible d’être transmis dans les meilleures conditions d’économie, pour ensuite la recomposer, la restituer dans son articulation signifiante. Léonard de Vinci, qui pourrait en avoir été l’inventeur28, a bien vu comment l’anamorphose — dans son langage : la « perspective composée » — résumait en elle tous les problèmes de la perspective, en même temps qu’elle en subvertissait la fonction de connaissance. La perspective est l’instrument d’une mise en ordre de la réalité perçue qui afflue vers l’œil sous les espèces des images des corps dont l’air est empli et pour lesquelles l’œil est à la fois « cible et aimant29 ». En référant la peinture à la perception (et non plus à la seule géométrie), Léonard a su produire tout ensemble l’implicite du système d’Alberti, et sa critique. Les images des objets étant toutes infuses dans la totalité de l’air et toutes en chacune de ses parties, rien ne pouvait être vu, selon lui, que par une petite fissure à travers laquelle passait l’atmosphère et où les rayons lumineux trouvaient à s’isoler, à se concentrer, à s’ordonner, à se composer30. Rien de plus trompeur, à cet égard, que la métaphore spéculaire : car aucun objet n’est défini en soi dans le miroir, mais par l’œil seulement qui l’y voit, et lui donne sa figure31. La perspective démontre en termes géométriques cette opération, tout à la fois sélective et organisatrice. Mais là où la perspective simple, « naturelle », joue sur un plan d’intersection perpendiculaire à l’axe de la pyramide visuelle, et laisse au spectateur une relative liberté de déplacement, la perspective composée, qui combine la perspective naturelle et la perspective artificielle (ou encore accidentelle), travaille sur des plans obliques, où la diminution naturelle se combine au raccourci géométrique, et contraint l’observateur à regarder l’image par un petit trou : de plusieurs personnes qui regarderont simultanément un tableau ainsi construit, une seule sera en position de reconnaître l’office de la perspective, au lieu que les autres n’en auront qu’une perception confuse32, l’anamorphose apportant une façon de démonstration par l’absurde des apories où engage la réduction de la perspective à ses seules composantes linéaires. Mais cette démonstration, à son tour, n’est pas sans conséquences picturales.

Toute perspective a rapport au plan où elle s’inscrit. Mais la perspective linéaire implique une réduction supplémentaire, celle de la faculté visuelle à un point, — d’où s’engendre la série de ses éléments : point / ligne / surface, lesquels, pour servir à une construction rationnelle, n’ont cependant aucune valeur de réalité. La perspective géométrique fait en effet abstraction de l’élément même de la vision, l’atmosphère qui véhicule les images, les couleurs, etc. ; elle réduit les corps aux surfaces que définit le contour sous lequel elles se laissent représenter à partir d’un point de vue déterminé, sans égard au fait que « point », « ligne », « surface » n’ont d’existence que nominale. La surface est limite : elle n’est pas une partie des corps, mais leur frontière commune, le point de contact (contingenzia) de leurs extrémités33. Référée à l’élément où opère la vision, la surface a un nom, mais pas de substance : « La surface est le nom donné aux frontières qui séparent le corps de l’air ou, plutôt, l’air des corps, autrement dit ce qui est inclus entre le corps et l’air qui l’environne ; et si l’air est en contact avec le corps, il ne reste point de place pour un autre corps ; dès lors il est permis de conclure que la surface n’a point de corps et n’a donc pas besoin de place (…). La surface a une existence mais point de lieu. Par conséquent, elle égale néant et tout le néant du monde est égal à sa plus petite partie, si tant est qu’il puisse en avoir une. Voilà pourquoi nous pouvons conclure que surface, ligne et point sont équivalents et que chacun d’eux est égal aux deux autres réunis34. » La peinture, si elle prétend à une existence qui ne soit pas seulement nominale (à être autre chose qu’un « néant »), devra donc recourir à d’autres moyens que ceux de la perspective linéaire : à la perspective de la couleur qui a trait à la décoloration qu’entraîne l’éloignement, et à la perspective de la diminution (qui tient compte de l’effacement des contours, de l’imprécision des formes vues à distance), elle-même liée à la perspective aérienne qui est fonction de la densité de l’air et de l’interposition entre l’œil et l’objet de brumes ou brouillards plus ou moins épais35. La perspective linéaire a valeur essentiellement démonstrative : elle explicite la fonction des lignes visuelles et sert à définir et à caractériser les formes sans égard aux effets qu’entraîne la distance36. Ce faisant, elle contredit à l’ordre perspectif, auquel la peinture prétend s’égaler37 : car l’image de la substance d’un corps, comme le confirme et démontre l’expérience, se projette plus loin de sa source que sa couleur, et celle-ci à son tour plus loin que sa forme38.

On voit ici comment l’attention prêtée aux conditions « réelles » de la perception, et non plus aux seules données de l’optique géométrique, a pour conséquence la subversion de la hiérarchie des composantes de la peinture telle que l’impose l’interprétation linéaire de la construction perspective. La forme, que définit le contour, a moins de pouvoir que la couleur, laquelle le cède elle-même à la substance, ou pour mieux dire à l’image de la substance (la similitudine corporea) — par quoi Léonard entend la masse visible des corps, hors de toute détermination de forme et de couleur39. L’expérience, au sens que le mot peut avoir dans le texte de Léonard40, prouve que l’œil ne connaît les limites d’aucun objet et qu’il lui est impossible de vérifier en quelle partie du champ un objet se termine exactement lorsqu’il se détache sur le lointain. Cela tenant, à l’en croire, au fait que la faculté visuelle ne réside pas en un point, comme le soutenaient les peintres qui ont traité de la perspective, mais tout entière dans toute la pupille où s’intègrent les images des objets41, et, simultanément, au fait que les limites des corps sont constituées par la ligne de la surface, ligne d’une épaisseur invisible42. Adunque tu pittore non circumdare li tua corpi di linie (Richter, no 49, I, p. 129) : « Donc ô peintre ne cerne pas tes corps d’un trait » — en énonçant ce précepte, Léonard ne prétend pas opposer une esthétique à une autre, pas plus qu’il n’entend faire l’éloge du « flou » en peinture. Son propos est essentiellement théorique et ne vise aucunement à la destruction, ni même à la mise en cause de l’ordre perspectif, mais plutôt à son élargissement, et pour prendre le mot à la lettre : à son approfondissement. Il le conduit à assigner au système de la linéarité, fondé sur le strict découpage des surfaces, une valeur d’abord démonstrative, et à porter une attention accrue aux déterminations que le système excluait (comme on le voit par l’expérience de Brunelleschi) ou auxquelles il ne reconnaissait qu’une position subordonnée. Nés de la distance (ou d’une trop grande proximité), de l’obscurité, de la brume, le sfumato, le mezzo confuso font que les contours des objets ne se distinguent guère de l’atmosphère43, laquelle apparaît alors comme l’élément fondamental de la représentation. Léonard aura peut-être inventé l’anamorphose (pour la refuser) : mais il aura été autrement intéressé par la représentation des phénomènes atmosphériques qui perturbent le plus violemment l’ordre de la linéarité : le vent, la tempête, l’ouragan, le déluge même (et il est instructif de voir quel rôle est assigné au nuage dans ces représentations).

 

« Pour figurer le vent, outre le fléchissement des branches et le rebroussement de leurs feuilles à son approche, tu représenteras les nuages de fine poussière mêlés à l’air troublé » (li ranugolamenti della sotil polvere mista col la interbida aria). (Comment peindre le vent, E, 6 v. ; Carnets, II, p. 234 ; Richter, no 470, I, p. 298.)

« On verra l’air sombre et nébuleux combattu par les vents contraires qui tourbillonnent en pluie incessante mêlée de grêle. » (D’un déluge, et sa description en peinture ; Windsor, 12665 v. ; Carnets, II, p. 240.)

« Les crêtes des vagues marines commencent à descendre à leur base et battent, en s’y frottant, les concavités de sa surface ; et l’eau soumise à cette friction, quand elle retombe en menues particules, se change en un épais brouillard et se mêle au cours des vents, telle une fumée onduleuse ou un nuage sinueux, puis enfin élevée en l’air, s’y mue en nuage. » (Description du déluge, Windsor, 12665 r. ; Carnets, II, p. 243.)

« Si tu veux figurer convenablement la tempête, considère et inscris exactement ses effets, quand le vent balaye la surface de la terre et de la mer, en emportant avec lui tout ce qui ne résiste pas à l’universelle marée. Et pour bien figurer l’ouragan, tu feras d’abord les nuages, dispersés et rompus, entraînés par la course des vents, accompagnés des tempêtes de sable que soufflent les rives marines, et de branches et feuilles arrachées par l’irrésistible rafale, éparses dans l’air avec beaucoup d’autres choses légères (…). Tu montreras les nuages sous la poussée des vents impétueux, lancés contre les hautes cimes des montagnes, où en se tordant ils formeront des tourbillons comme la vague qui bat les rochers. L’air même sera effrayant, à cause des sinistres ténèbres faites de poussière, de brumes et de nuages épais. » (Comment représenter la tempête, B.N. 2038, 21 r. ; Carnets, II, p. 204-205 ; Richter, no 606, I, p. 351.)

« Mais peut-être me blâmeras-tu d’avoir représenté les divers parcours du vent dans l’air, puisque le vent par lui-même n’est pas visible ; à cela je réponds que l’on voit dans l’air, non le mouvement du vent mais celui des choses qu’il emporte et qui seules y sont visibles44. »

SYMBOLE, ICÔNE, INDEX

« L’aria spaventosa per le oscure tenebre fatte in nell’aria dalla polvere, nebbia e nuvoli folti. »

L’intérêt de ces textes est double. D’une part, ils révèlent que les limites assignées par Alberti à la représentation du mouvement sont, historiquement parlant, sur le point de céder : là où le Della Pittura signalait au peintre que parmi les « changements de lieu », les seuls dont il ait à connaître (solo riferiamo di quel movimento si fa mutando el luogo, II, p. 95), il en est qui passent toute raison (in questi movimenti si truova chi passa ogni ragione), pour lui conseiller d’en user avec modération, la peinture exigeant des mouvements doux et gracieux (et conviensi alla pittura avere movimenti soave et grati), les écrits de Léonard introduisent une conception autrement dynamique de la représentation. Mais ce n’est pas par hasard si cette conception appelle, en guise d’illustration, l’image de perturbations, voire celle d’un déluge (où toute histoire — soit dit en passant — trouverait sa fin). L’espace perspectif n’est pas nié, mais seulement mis à l’épreuve, perturbé : comme il le sera encore par l’expérience du vol auquel Léonard a consacré les développements que l’on sait (« Le grand oiseau prendra son vol à la stupéfaction de la terre et remplira toutes les annales de sa grande renommée. »). D’autre part, dans la mesure où ils se donnent explicitement pour le programme d’une représentation (comment représenter le vent, le déluge, etc.), ces mêmes textes introduisent dans le champ représentatif un clivage décisif : là où le discours classique entendra réduire la représentation à un rapport binaire de substitution et de réciprocité entre le signifiant et le signifié(Cf. ci-dessus, 2.2.2.), Léonard, par le projet qu’il forme de montrer (dimostrare : soit le mot qui s’applique à la représentation du ciel, dans la « Vie de Brunelleschi », par Manetti) par leurs signes visibles des phénomènes ou événements en eux-mêmes invisibles, impose l’idée d’une relation, certes encore triadique, mais qui n’a cependant plus rien d’allégorique, qui n’emprunte plus rien à la similitude. Dans les termes de Peirce, on dira que le nuage intervient dans le texte de Léonard au titre de symbole (de mot) qui se réfère à une icône elle-même visée comme un index : l’objet dont le mot est le representamen et le graphe pictural l’interprétant, cet objet fonctionne à son tour comme un representamen et qui appelle un interprétant. Si l’icône se définit par sa qualité représentative immédiate, intrinsèque, le mot « vent » n’admet pas d’interprétant iconique ; l’objet auquel il est associé ne se donne à voir, ne peut être représenté que par le détour d’un index qui implique une connexion physique entre le signe et la chose signifiée : le mouvement des nuages sera l’index du vent (on verra qu’il en est aussi la cause)45. C’est dire que les fonctions imparties au nuage sont, dans ce contexte, de nature essentiellement sémiotique : le nuage est signe, au triple sens de symbole (mot), d’icône et d’index46. Mais c’est déjà à ce titre qu’il apparaissait dans le texte d’Alberti (le vent n’a droit de cité dans la peinture que pour autant qu’il souffle à travers les nuages : che soffi fra le nuvole) et dans celui que Manetti a consacré à l’expérience de Brunelleschi (la plaque d’argent bruni reflétait non le vent mais les nuages qui passaient dans l’air quand il soufflait, e nugoli che si vegono in quello arieto essere menati dal vento, quand’ e’ trae).

Cette relation triadique conditionne tout discours sur l’art, et s’inscrit à ce titre au principe de ce travail. Le graphe marqué comme /nuage/ fonctionne au titre de signe dans plusieurs registres à la fois. Sur le plan descriptif, le signe iconique acquiert la valeur d’un index : de même que le peintre ne saurait représenter les mouvements de l’âme autrement que par leurs manifestations corporelles, il figurera le vent, la tempête, etc., par leurs effets visibles. Sur le plan de l’expression, le signe prend valeur de symbole (« l’air même sera effrayant, à cause des sinistres ténèbres faites de poussière, de brumes et de nuages épais »). Mais il fonctionne encore comme index en un autre sens du mot et dans une autre dimension : celle du style, de son évolution, de ses révolutions. Léonard n’a pas fait place au /nuage/ dans ses peintures, et rien ne permet de penser qu’il ait prévu de lui consacrer des développements autonomes dans le traité qu’il projetait d’écrire. La mise en valeur des textes où référence est faite à cet élément dans les éditions anciennes du Traité de la peinture compilé au XVIe siècle par Francesco Melzi, leur regroupement sous un titre spécifique dans la partie consacrée au « paysage » signalent l’apparition d’intérêts (en même temps que d’un « genre ») nouveaux : et comment ne pas songer aux paysages plus ou moins fantastiques, aux cieux chargés de nuages « menaçants », dont la peinture de ce siècle offrira de si nombreux exemples, à commencer par l’énigmatique Tempête de Giorgione ? Mais il faut aller plus loin, pénétrer plus avant dans la texture objective du style. Associé à la figuration du mouvement (le mouvement, dira Braque, qui « dérange » les lignes), le /nuage/, dans son occurrence répétée et la prolifération où il tend à disparaître en tant qu’unité indépendante, est le symptôme d’un problème que l’analyse stylistique formule dans les termes qui sont les siens. Dans les coupoles de Parme, on l’a dit en commençant, le procédé de la nuée s’étend aux dimensions du champ concédé au décor et paraît ouvrir les voies d’un style fondé non plus sur la délinéation des figures et la construction perspective, mais sur la dissolution de la forme et les effets de lumière. Mais cette caractérisation, pas plus qu’elle ne fait justice à l’aspect proprement théorique de la question de la linéarité, ne permet de mesurer la portée historique des entreprises du Corrège : car le signe — comme l’ont déjà fait entrevoir les analyses qui précèdent — sert ici à d’autres fins que stylistiques, il prête (et emprunte) à d’autres figures.


1.

Et la théorie complète, comme on le montrera ailleurs (cf. La Fissure, en préparation).

2.

Que l’Antiquité ait connu une forme de « perspective », un passage célèbre de Vitruve, bien analysé par Panofsky (« Die Perspektive als symbolische Form », note 18, p. 137-139), suffit à l’attester. La question théorique porte (a) sur les principes et sur les moyens respectifs de la perspective antique et de la perspective renaissante et (b) sur le statut du code perspectif, sur sa position et ses fonctions dans l’économie de la représentation.

3.

E. Panofsky, « Nebulae in pariete ; notes on Erasmus Eulogy on Dürer », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. XIV (1951), p. 34-41.

4.

« Et unquam vidisti nebulam pictam in pariete ? Vidisti utique et meministi. » Decimi Magni a Ausonii Burdigalensis Opuscula, éd. Peiper, Leipzig, 1886, cit. par Panofsky, art. cit., p. 222. Dans une lettre à Aurelius Symmachus, le même Ausonius parle des feuilles dorées et des nuages peints qui ne plaisent qu’aussi longtemps qu’on les voit (« Hoc velut aerius bratteae fucus aut picta nebula non longius, quamdum videtur, oblectat », ibid.).

5.

Aloïs Riegl, « Zur Kunsthistorischen Stellung der Becher von Vafio », Gesammelte Aufsätze, Vienne, 1929, p. 77-79 ; cf. Friedrich Matz, La Crète et la Grèce primitive, trad. française, Paris, 1962, p. 121-125.

6.

John Ruskin, Modern Painters, t. III, Londres, 1855, IVe partie, chap. 16, « On Modern Landscape ».

7.

Cf. les deux versions de Vénus armant Enée dues à Poussin (musées de Toronto et de Rouen) ; Catalogue de l’exposition Nicolas Poussin Paris, 1960, no 44 et 59.

8.

Jacques Derrida, De la grammatologie, p. 139.

9.

G.-C. Argan (art. cit., p. 105) y voit une allusion satirique aux fonds d’or de la peinture médiévale.

10.

Cf. Pierre Francastel, Peinture et Société, Lyon, 1951, 1re partie.

11.

« Onde mi sono maravigliato assai, che un tanto accurato e diligente facesse un errore cosi notabile. » Vasari, « Vie d’Uccello », p. 210.

12.

B.N., Ms 2038, 132 r. Cf. Les Carnets de Léonard de Vinci, t. II, p. 190 ; Jean-Paul Richter, The Literary Works of L. da V., 2éd., Londres, 1939, t. I, p. 127. Pour Léonard comme pour Alberti, le peintre, avant de s’exercer à composer l’histoire, devait avoir appris à fond la perspective (Carnets, II, p. 217). Il faut noter ici que Cennino Cennini regardait déjà l’étude de la nature comme le gouvernail en même temps que comme la porte triomphale (timone e porta trionfale) d’un disegno (Traité, chap. XXVIII) qu’il établissait dans la dépendance d’une puissance — définie comme puissance du voir — qui aurait eu à son tour pour gouvernail et pour guide (a) la lumière du soleil, (b) la lumière de l’œil du peintre, et (c) la main de celui-ci : sans la rencontre de la pratique picturale avec les données de base de l’optique théorique, rien ne pouvait être fait, selon lui, dont on pût rendre raison (E’l timone e la guida di questo potere vedere, si è la luce del sole, la luce dell’ occhio tuo, e la man tua : chè senza queste tre cose nulla non si puo fare con ragione. Ibid., chap. VIII, éd. Milanesi, p. 6).

13.

Erasme, Dialogus de recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione, cit. par Panofsky (d’après l’édition de Leyde, 1643), art. cit., p. 35-36.

14.

Goethe, Conversations avec Eckermann, trad. française, Paris, 1949, p. 75.

15.

« Ut autem qui musici periti sunt, rectius pronuntiant etiam non cantantes : ita qui ducendis in omnem formam lineis digitos habet exercitatos mollius ac felicius pinget literas. » Erasme. Dialog., cit. par Panofsky, art. cit., p. 35.

16.

La formule est empruntée à Pline : « Ambire enim se ipsam debet extremitas et sic desinere, ut promittat alia et post se, ostendatque etiam quae occultat. » (Pline, Hist. Nat., XXXV, LXVII.)

17.

Se référant, dans ses Adagia, au poème d’Ausonius déjà cité, Erasme conclut, à l’inverse du poète latin, qu’on ne saurait peindre un nuage : « Nam nebula res inania quam ut coloribus exprimi queat. » (Cit. par Panofsky, art. cit., p. 39, n. 4.)

18.

Wölfflin, Principes, p. 13. On observera que le texte de Wölfflin procède très exactement du champ de culture que ce travail vise à cerner, et que ponctuent les noms de Pline, Erasme et Léonard : « L’art de la Renaissance… a été capable de représenter tout ce qu’il a voulu, et l’on se fera une juste idée de sa puissance si l’on se rappelle qu’en fin de compte il a pu trouver une expression linéaire pour les objets les moins plastiques, les buissons, les chevelures, l’eau et les nuages, la fumée, les flammes. Est-il bien sûr qu’on ait raison d’affirmer que ces choses sont plus malaisées à appréhender par des lignes que des corps aux formes déterminées ? De même qu’on peut entendre dans le son des cloches toutes les paroles possibles, on peut rendre compte de diverses manières de ce que l’on voit, et personne n’a le droit de dire qu’une expression est plus vraie qu’une autre. » Ibid., p. 33.

19.

Si la peinture était un langage, au sens strict, n’importe quel texte dans n’importe quel langage devrait pouvoir être traduit dans ses termes, et vice versa. Cf. Louis Hjelmslev, « La structure fondamentale du langage », in Prolégomènes, p. 179.

20.

Pontormo, Lettre à Benedetto Varchi. (Cf. 1.5.).

21.

L’expression est de Giuseppe Fiocco, Mantegna, trad. française, Paris, 1938, p. 121.

22.

En fait, il n’aura pas fallu attendre Mantegna, et les fresques de Padoue ou de Mantoue, pour voir le modèle perspectif prêter à des variations qui paraissent contredire à la lettre de la doctrine exposée par Alberti dans le Della pittura et qui laissait au peintre toute liberté pour établir le point centrique, pourvu que ce fût dans les limites qu’il avait assignées à sa composition. Alessandro Parronchi a montré comment deux œuvres de peu postérieures aux expériences de Brunelleschi, le tondo avec l’Ascension de saint Jean de Donatello, à la sacristie vieille de San Lorenzo, et la Trinité de Masaccio, à Santa Maria Novella (cf. 4.2.3.), étaient déjà construites suivant une perspective dal sotto in sù, parfaitement justifiable dans les termes de la théorie (cf. Parronchi, « Le due tavole… », op. cit., p. 281-287). Avec cette réserve, s’agissant de la Trinité, qu’elle n’était qu’une partie d’un ensemble plus vaste, traité en trompe l’œil, et où l’effet perspectif était destiné à renforcer l’illusion (cf. U. Schlegel, « Observations on Masaccio’s Trinity Fresco in Santa Maria Novella », Art Bulletin, XLV (1963), p. 19-33.)

23.

Maurice Morleau-Ponty, Signes, Paris, 1960, p. 63. Cf. La Fissure, en préparation.

24.

Jurgis Baltrušaitis, Anamorphoses et Perspectives curieuses. Paris, 1955.

25.

C’est dans le sens d’un désir d’être initié à des pratiques alors tenues secrètes que Baltrušaitis interprète la lettre déjà citée (cf. ci-dessus, 3.3.3.) de Dürer à Pirkheimer. On se souvient que Panofsky y voit seulement la preuve de l’intérêt porté par Dürer aux fondements théoriques de la perspective. Les deux interprétations ne sont pas exclusives l’une de l’autre dès lors qu’une initiation aux mystères de l’anamorphose impliquait la mise en évidence de la coïncidence spéculaire du point de vue et du point de fuite, dont le traité d’Alberti ne fait pas mention, mais qui n’en est pas moins, comme le prouve l’expérience de Brunelleschi, au principe de la perspective de la Renaissance.

26.

Baltrušaitis, op. cit., p. 5.

27.

« Una di quelle pitture, le quali, perché (benché) riguardate in scorcio da un luogo determinato, mostrino una figura umana, sono con tal regola di prospettiva delineate, che, vedute in faccie e come naturalmente e communemente si guardano le altre pitture, altro non rappresentano che una confusa e inordinata mescolanza di linee e di colori, dalle quale anco si potriano malamente raccapezzare imagini di fiumi o sentier tortuosi, ignude spiagge, nugoli, o stranissime chimere. » Galilée, Consid. al Tasso, Opere t. IX, p. 129, cité par Panofsky, Gal. as a critic, p. 13-14, n. 4.

28.

Comme le suggère Lomazzo au liv. VI, chap. 19 (« Manière de faire la perspective inverse qui paraisse vraie étant vue par un seul trou ») de son Traité de la peinture (Milan 1584) ; cf. Baltrušaitis, op. cit., p. 18-21.

29.

« Subito che l’aria fia alluminata s’empirera d’infinite spetie, le quali son causate da vari corpi e colori, che infra essa sono collocati, delle quali spetie l’ochio si fa bersaglio e calamita. » A. 27r., cf. Richter, no 58, t. I p. 135.

30.

« L’air est plein d’une infinité d’images des choses, distribuées à travers, lui, toutes en toutes, toutes en une et toutes en chacune. » (C.A., 138r. ; Carnets, II, p. 301.) « Démontre comment rien ne peut être vu que par une petite fissure à travers laquelle passe l’atmosphère chargée des images d’objets qui s’entrecroisent, entre les côtés épais et opaques desdites fissures. » (C.A. 345r. ; Carnets, I, p. 218.) Cf. La Fissure, en préparation.

31.

Carnets, I, p. 240.

32.

Ibid., II, p. 309-310 ; Richter, no 107-108, t. I, p. 159-160.

33.

C.A. 182r. ; Carnets, I, p. 542.

34.

C.A. 68v. ; Carnets, I, p. 336. Cf. Br. M., 131b (Richter, no 45, I, p. 126) : « La superficie è termine del corpo. E’l termine d’un corpo non è parte d’esso corpo, e’l termine d’un corpo è principio d’un altro quello è niente che non è parte d’alcuna cosa. Quella è niente che niente occupa. »

35.

Sur les trois sortes de perspectives usitées en peinture, cf. Carnets, II, p. 200, 310, 312. On notera qu’Alberti lui-même déclarait tenir pour nul tout peintre qui ne comprendrait pas quelle puissance l’ombre et la lumière exercent sur les surfaces, et dont les figures n’auraient d’autres qualités que celle de leur contour (Della Pitt., liv. III, p. 99) ; le Della Pittura fait place à la perspective atmosphérique, qu’il caractérise en termes tout pittoresques ; chargés de lumière et de couleur, les rayons traversent l’air humide et gras (l’aere quale humido di certa grassezza) et s’affaiblissent (indeboliscono) en fonction de la distance. D’où la règle : « Quanto maggiore sarà la distantia tanto la veduta superficie parrà più fusca. » (Ibid., liv. I, p. 60-61.)

36.

« La véritable connaissance de la forme d’un objet se perd peu à peu, à mesure que la distance réduit sa dimension. » Carnets, II, p. 302.

37.

« La peinture a partie liée avec les dix fonctions (ofiti) de l’œil, à savoir : ombre, lumière, substance et couleurs, figure et position, éloignement, proximité, mouvement et repos ; ces fonctions seront la trame de mon petit ouvrage, lequel doit rappeler au peintre suivant quelles règles et quelles méthodes il doit imiter (imitare) toutes ces choses qui sont les œuvres de la nature et l’ornement du monde. » B.N. 2038, 22 b ; Richter, no 23, II, p. 120.

38.

« Ogni forma corporea, i quanto allo ofitio dell’ochio, si dividc in 3 parti cioè corpo, figura e colore : la similitudine corporea s’astende più lontana dalla sua origine che non fa il colore o la figura, di poi il colore s’astende più che la figura. » B.N. 2038, 12v. ; Richter, no 224, I, p. 210-211. Cf. Carnets, II, p. 197.

39.

« Sur un homme vu de près, tu distingues le caractère de la substance, de la forme et même de la couleur ; mais s’il s’éloigne un peu de toi, il te sera impossible de le reconnaître parce que le caractère de sa silhouette s’est effacé. S’éloigne-t-il davantage, tu seras incapable de discerner sa couleur, il te fera l’effet d’un corps sombre, et à une distance plus grande encore, d’un très petit corps, rond et obscur. » B.N. 2038, 12v. ; Carnets, II, p. 197.

40.

Cf. Léonard de Vinci et l’expérience scientifique au XVIe siècle, Paris, 1953 (Colloque international du C.N.R.S.).

41.

Carnets, I, p. 212 et 227.

42.

Paris, Inst. de Fr. Ms G., 37a ; Carnets, II, p. 237 ; Richter, no 49, I, p. 129.

43.

« Ce clair-obscur (il mezzo confuso) qui se produit en raison de la distance, ou la nuit, ou quand la brume s’interpose entre l’œil et l’objet, fait que les contours de l’objet ne se distinguent guère de l’atmosphère. » C.A., 316v. ; Carnets, II, p. 305.

44.

« E ti parra forse potermi riprendere dell’ avere io figurato le vie fatte per l’aria dal moto del vento, chè’l vento per se non si vede infra l’aria. A questa parte si risponde che non il moto del vento, ma il moto delle cose da lui portate è sol quel che per l’aria si vede. » Diluvio e sua dimostratione in pictura, Windsor, 12665 ; Richter, no 608, I, p. 354.

45.

Pour Peirce, un signe, ou representamen, est un terme qui s’établit par rapport à un autre (son objet) dans une relation telle qu’il détermine un troisième (son interprétant) à assumer par rapport au second une même relation triadique, et ainsi à l’infini. Si un representamen ne fonctionne comme tel qu’à partir du moment où il détermine en fait un interprétant, cependant sa qualité représentative ne dépend pas de la détermination effective d’un interprétant, ni même du fait qu’il ait effectivement un objet (cf. Peirce, Elements of Logic, II, chap. 3, Coll. Papers, vol. II, p. 156-157).

46.

C’est dans cette triple acception qu’il intervient encore dans le programme destiné à la « représentation d’une bataille » : « Et si tu représentes les chevaux galopant hors de la mêlée, fais de petits nuages de poussière, à une foulée de cheval l’un de l’autre. Le nuage le plus éloigné du cheval sera le moins visible car il devra être haut, étalé et ténu, et le plus proche sera plus évident, plus petit et plus compact. » Carnets, II, p. 223-224.