Nous avons tous, en France, été baptisés en Jean de La Fontaine, et fait notre première communion intellectuelle dans ses Fables1.
Voltaire, qui pouvait avoir la dent dure, avait un avis mitigé sur le fabuliste : « La Fontaine fut le plus simple des hommes, mais admirable dans son genre, quoique négligé et inégal. » Si l’on en croit l’anecdote racontée par A. C. M. Robert2, il semblait être agacé par le concert de louanges qui entourait l’œuvre du poète :
À son petit lever, entouré de littérateurs français qui, presque seuls, étaient admis, le roi de Prusse Frédéric II parlait des Fables de La Fontaine avec cet enthousiasme bien senti que l’on ne peut feindre : Voltaire, […] choqué de ces éloges qu’il trouvait fort exagérés, s’oublia au point de dire que si l’on examinait de sang-froid ces Fables si vantées, il ne s’en trouverait peut-être pas une qui fût à l’abri de la critique même la plus indulgente. Le monarque défia le poète de prouver ce qu’il venait d’avancer. Honteux de revenir sur ses pas, celui-ci accepte le défi, et le lendemain, à la même heure, devant les mêmes personnes, il trouve un superbe exemplaire des Fables que le prince avait fait placer sur sa propre table. « Je n’irai pas dit-il, chercher la plus mauvaise ; j’ouvre le livre au hasard. » Il lit la première qui se présente et n’ose la blâmer. Avec l’opiniâtreté d’un enfant gâté, sa main tremblante agite les feuillets du recueil ; il en lit une seconde, puis une autre, une quatrième enfin : chacune, malgré lui, le séduit à son tour, et cédant à son impatience, il fait voler l’ouvrage dans le cabinet en s’écriant : « Ce livre n’est qu’un ramas de chefs-d’œuvre ! » Le prince enchanté du triomphe de son auteur favori, pardonna au vaincu l’irrévérence de son procédé.
Nous savons si peu de chose sur La Fontaine, et lui-même ayant laissé si peu d’éléments sur sa vie, qu’il est difficile d’en faire un portrait exact. D’autant moins que les anecdotes qui courent sur son compte restent éventuelles. Tant pis. Après tout, même si les faits rapportés à l’époque ne sont pas avérés, au moins ces témoignages dépeignent-ils La Fontaine tel que ses contemporains l’ont vu.
Beaucoup s’insurgent contre le portrait du « bonhomme » (ainsi que ses proches l’appelaient) : taciturne dans les salons, un peu lourd, n’écoutant pas les autres convives, rêvant à autre chose. « Une rumeur de paresse et de rêverie » dénoncée par Valéry :
N’allons plus croire, que quelque amateur de jardin, un homme qui perd son temps comme il perd ses bas ; à demi ahuri, à demi inspiré ; un peu niais, un peu narquois, un peu sentencieux ; dispensateur aux bestioles qui l’entourent d’une espèce de justice toute motivée de proverbes, puisse être l’auteur authentique d’Adonis3.
Sans doute. Néanmoins, nous avons des témoignages de l’époque qui corroborent ce portrait. La Bruyère :
Un homme paraît grossier, lourd, stupide ; il ne sait pas parler, ni raconter ce qu’il vient de voir : s’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes ; il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point : ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel, et que délicatesse dans ses ouvrages4.
L’abbé d’Olivet écrit :
À sa physionomie du moins on ne peut pas deviner ses talents. Un sourire niais, un air lourd, des yeux presque toujours éteints, nulle contenance. […] Rarement, il commençait la conversation : et même, pour l’ordinaire, il y était si distrait qu’il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout autre chose, sans qu’il eût pu dire à quoi il rêvait5.
Les anecdotes sur le fabuliste rapportées par des contemporains ne sont pas rares.
Le père chartreux Vigneul de Marville raconte que lorsque, en 1668, le premier volume des Fables choisies et mises en vers parut (« cet ouvrage écrit avec tant de finesse et si agréable à lire »), il eut l’envie d’en connaître l’auteur et, qu’avec quelques amis, il l’invita à déjeuner. Bonne fourchette, La Fontaine ne se fit pas prier. Il vint à point nommé à midi. La table bien garnie, et la compagnie intéressante, on se mit à table sans façons ni compliments d’entrée. On ne s’étonna pas trop de ce que le poète, mangeant de bon appétit, demeurât muet, et on attendit qu’il achevât son repas pour commencer la conversation. Cependant, après avoir ingurgité comme quatre, l’invité s’endormit. On patienta trois quarts d’heure avant qu’il se réveillât. Revenu à lui, La Fontaine s’excusa, invoquant la fatigue. On protesta que ce n’était rien, et on voulut ranimer son esprit, histoire de mettre le fabuliste en humeur de parler. L’esprit ne se montra pas. On attendit. Rien ne se passa. La Fontaine semblait être une « machine sans âme ».
Lassés, les convives finirent par le jeter dans un carrosse et lui dirent adieu. La Fontaine parti, ils s’interrogèrent : comment se pouvait-il qu’un homme qui savait rendre spirituelles les plus grosses bêtes du monde et les faire parler le plus joli langage que l’on eût jamais ouï, pût rester comme absent, jusqu’à faire oublier qu’il fût là ?
Ils ne devaient plus jamais le revoir…
On assure aussi qu’un jour où il avait été convié à dîner6, il prétendit être obligé de partir à peine le repas terminé afin de se rendre à une séance de l’Académie. « Qu’est-ce donc qui vous presse ? demanda un des convives. L’Académie est à deux pas d’ici. – N’importe, répondit le partant, je prendrai le chemin le plus long… »
À la première représentation de sa tragédie lyrique, l’Astrée (1691), La Fontaine était placé dans une loge derrière des dames qui ne le connaissaient pas. À plusieurs endroits de la représentation, il s’écria : « Cela est détestable ! » Au bout d’un moment, insupportées par ces manifestations intempestives, les dames se tournèrent vers lui : « Mais enfin, monsieur ! Cet opéra n’est pas mauvais, et d’ailleurs il est de M. de La Fontaine ! – Mesdames, il ne vaut rien ! Ce La Fontaine est un stupide, et c’est moi qui le suis… »
L’écrivain et avocat Cotolendi raconte que La Fontaine avait un procès assez important qu’on devait juger quelques jours plus tard. Un de ses amis, M. de M…, lui envoya, à la campagne où il était, un cheval pour lui permettre d’aller rencontrer ses juges. Parti pour Paris, il oublia le procès et s’arrêta chez un ami à une lieue de la capitale. Ils parlèrent poésie jusque très tard dans la nuit. Le lendemain, lorsqu’il arriva à Paris à dix heures du matin, ses juges avaient quitté le palais. Comme M. de M… lui fit des reproches, La Fontaine lui répondit qu’il était bien aise d’être arrivé trop tard parce qu’il détestait parler et s’entretenir d’affaires…
Le même Cotolendi prétend encore qu’après avoir dîné avec des connaissances, il arrivait à La Fontaine de ne plus les reconnaître le lendemain dans la rue. De même, il pouvait, après quelques jours, ne plus se souvenir d’événements qui venaient d’affecter ses amis. Ainsi, après avoir suivi le corbillard d’une connaissance, il était allé une semaine plus tard voir la nièce du défunt pour demander des nouvelles de la santé de celui-ci…
D’autres contemporains ont cependant nuancé le portrait. Ainsi, Mme Ulrich, amie du poète :
La Fontaine était semblable à ces vases simples et sans ornement, qui renferment au-dedans des trésors infinis. Il se négligeait, était toujours habillé très simplement, avait dans le visage un air grossier ; mais […] dès qu’on le regardait un peu attentivement, on trouvait de l’esprit dans ses yeux ; une certaine vivacité que l’âge même n’avait pu éteindre, faisait voir qu’il n’était rien moins que ce qu’il paraissait. Il est vrai qu’avec des gens qu’il ne connaissait pas, ou qui ne le connaissaient pas, il était triste et rêveur, et que même à l’entrée d’une conversation avec des personnes qui lui plaisaient, il était quelquefois froid : mais dès que la conversation commençait à l’intéresser, et qu’il prenait parti dans la dispute, ce n’était plus cet homme rêveur, c’était un homme qui parlait beaucoup et bien, qui citait les Anciens […]. C’était un philosophe, mais un philosophe galant ; en un mot, c’était La Fontaine tel qu’il est dans ses livres. Il était encore très aimable parmi les plaisirs de la table. Il les augmentait ordinairement par son enjouement et par ses bons mots et il a toujours passé avec raison pour un très charmant convive. Si celui qui a fait son portrait7 l’avait vu dans ces occasions, il se serait absolument dédit de tout ce qu’il avait avancé de sa fausse stupidité. […]. Il aurait avoué au contraire que le commerce de cet aimable homme faisait autant de plaisir que la lecture de ses livres. Tous ceux qui aiment ses ouvrages (et qui est-ce qui ne les aime pas ?) aimaient aussi sa personne. Il était admis chez tout ce qu’il y a de meilleur en France. Tout le monde le désirait ; et si je voulais citer toutes les illustres personnes et tous les esprits supérieurs qui avaient de l’empressement pour sa conversation, il faudrait que je fisse la liste de toute la cour. Je ne prétends pas néanmoins sauver ses distractions, j’avoue qu’il en a eu ; mais si c’est le faible d’un grand génie et d’un grand poète, à qui les doit-on plutôt pardonner qu’à celui-ci ? […] Enjoué, poli, il a de l’esprit et trouve le secret de le cacher sous la même simplicité8.
L’abbé d’Olivet ajoute une précision qui complexifie la silhouette :
Une chose qu’on ne croirait pas de lui, et qui est pourtant très vraie, c’est que dans ses conversations il ne laissait rien échapper de libre ni d’équivoque. Quantité de gens l’agaçaient, dans l’espérance de lui entendre faire des contes semblables à ceux qu’il rimait : il était sourd et muet sur ces matières.
Plus étonnant :
Si des personnes dans l’affliction et dans le doute s’avisaient de le consulter, non seulement il écoutait avec grande attention, mais je sais de gens qui l’ont éprouvé, il s’attendrissait, il cherchait des expédients, il en trouvait ; et cet idiot, qui de sa vie n’a fait à propos une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde9.
Par ailleurs, nous avons le témoignage de la Fontaine lui-même, intarissable sur sa distraction, son errance, sa paresse… Lors de son voyage en Limousin, en compagnie de Jannart, l’oncle de sa femme, il écrit à cette dernière :
Les occupations que nous eûmes à Clamart, votre oncle et moi, furent différentes. Il ne fit aucune chose digne de mémoire : il s’amusa à des expéditions, à des procès, à d’autres affaires. Il n’en fut pas ainsi de moi : je me promenai, je dormis, je passai le temps avec les dames qui nous vinrent voir10.
Quelques jours plus tard, après s’être promené seul dans Cléry et avoir visité l’église, il écrit :
Au sortir de cette église, je pris une autre hôtellerie pour la nôtre ; il s’en fallut peu que je n’y commandasse à dîner, et, m’étant allé promener dans le jardin, je m’attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu’il se passa plus d’une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit : un valet de ce logis m’ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus, et j’arrivai assez à temps pour compter11.
Et enfin, nous avons l’épitaphe qu’il s’était rédigée :
Jean s’en alla comme il était venu,
Mangea le fonds avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait12 passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire.
Si cette image du fabuliste est une construction, reconnaissons que La Fontaine en a été au moins l’architecte, sinon le promoteur. La Fontaine semble raffoler d’exercer son regard narquois sur lui-même. Et il ne s’épargne pas. L’idée d’être assimilé à un tâcheron du texte ne devait pas être du goût de ce chantre de la paresse13. Mais surtout, ne nous cachons pas le bénéfice et le confort qu’il pouvait tirer de cette image d’homme lourd, maladroit, embarrassé, improbable : quel préservatif contre les fâcheux, les pédants et l’ennui…
En 1647, à l’âge de vingt-six ans, La Fontaine épouse Marie Héricart, ravissante jeune fille de quatorze ans, légèrement bas-bleu. Mari approximatif et père improbable, son caractère de paresse et d’« oubliance » (Sainte-Beuve) aidant, La Fontaine vivra comme s’il n’avait ni charge ni ménage. « Il rêve tellement qu’il est quelquefois trois semaines sans s’apercevoir qu’il est marié… », se plaignait sa femme. Tallemant des Réaux nous dit que cette dernière était une « coquette qui s’était assez mal gouvernée », mais que « La Fontaine ne s’en tourmentait guère ». Et de fait, un jour qu’un ami lui dit qu’un homme cajolait sa femme, il répondit : « Qu’il fasse ce qu’il pourra, je ne m’en soucie guère. Il s’en lassera comme j’ai fait14… »
Cette indifférence blessait Marie Héricart qui séchait de chagrin. Quant à lui, amoureux où il pouvait, il logea une abbesse retirée dans la ville. Surpris un jour par sa femme, il ne fit « que rengainer, avant de lui faire la révérence et de s’en aller15 ».
De cette indifférence, d’autres anecdotes font foi. Dans ses Mémoires sur la vie et les ouvrages de Jean Racine (1747), le fils de l’auteur dramatique, Louis Racine, raconte qu’un jour quelqu’un s’avisa de demander au fabuliste pourquoi il souffrait que M. Poignant allât chez lui tous les jours :
« Et pourquoi, dit La Fontaine, ne viendrait-il pas ? C’est mon meilleur ami. – Ce n’est pas, répond-on, ce que dit le public : on prétend qu’il ne va chez toi que pour Mme de La Fontaine. – Le public a tort, reprend-il ; mais que puis-je faire à cela ? » On lui fait entendre qu’il faut demander satisfaction, l’épée à la main, à celui qui nous déshonore : « Et bien je la demanderai ! » Le lendemain, à quatre heures du matin, il se rend chez Poignant qu’il trouve au lit. « Lève-toi et sortons ensemble », dit-il à son ami. Mal réveillé, éberlué, Poignant lui demande quelle affaire pressée l’a rendu si matineux : « Je t’en instruirai quand nous serons sortis. » Poignant se lève, s’habille, et sort avec lui. Ils prennent la route vers les Chartreux. Chemin faisant, Poignant lui demande où diable le mène-t-il, et pour quelle affaire. « Tu vas le savoir ! » Arrivés enfin derrière les Chartreux, La Fontaine se tourne vers son ami : « Mon cher, il faut nous battre ! » Poignant, surpris, lui demande en quoi il l’a offensé, et lui représente que la partie n’est pas égale : « Je suis un homme de guerre, et toi tu n’as jamais tiré l’épée. – N’importe, le public veut que je me batte avec toi. » Poignant, après avoir inutilement résisté, tire son épée et se rend aisément maître de celle de La Fontaine. « Mais me diras-tu, enfin, de quoi il s’agit ? – Mon cher, le public prétend que ce n’est pas pour moi que tu viens tous les jours chez moi, mais pour ma femme. – Eh, mon ami, je ne t’aurais pas soupçonné d’une telle inquiétude, et je proteste que je ne mettrai plus les pieds chez toi. – Au contraire, reprend La Fontaine en lui serrant la main, j’ai fait ce que le public voulait : maintenant je veux que tu viennes tous les jours chez moi. Et si tu refuses, je me battrai encore avec toi ! »
Signalons en passant qu’en 1653, il naît au couple un fils qui sera baptisé du nom de Charles et dont le parrain sera le plus proche ami de La Fontaine, François de Maucroix. Il semble bien que, père improbable, La Fontaine ne se souciait guère de son fils et qu’il se conduisit toute sa vie comme en ignorance de cette paternité. Ce fut Maucroix qui tint le rôle de père du petit Charles…
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit un souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique16.
Chez ce bon vivant, libertin tout en tendresse, jamais lassé du spectacle des jeunes femmes, dépourvu de toute méchanceté, la volupté ne fut jamais sans emploi.
Don Juan, certes non, plutôt un rêveur amoureux mais timide avec les nobles dames auprès desquelles il ne poussait pas nécessairement la séduction jusqu’au bout : il était homme à abandonner certaines bonnes fortunes déjà en train pour retourner à ses songes. Qui sait si le rêve de ces comtesses et duchesses ne le nourrissait pas suffisamment ? D’ailleurs, a-t-il vraiment aimé ? Le désir, le violent désir, bouleversa-t-il jamais ce poète ? Nous n’en savons rien, sinon que, nonchalant, La Fontaine n’avait rien du romantique passionné. Ce prince du madrigal et de la galanterie amoureuse, quelque peu naïve mais si voluptueuse, fut aimé des femmes qui raffolaient de recevoir des flatteries, mais comme l’avait compris Sainte-Beuve, « son goût déclaré pour le beau sexe ne rendait son commerce dangereux aux femmes que lorsqu’elles le voulaient bien ». A-t-il suscité des passions ? Il aura probablement été plus souvent épris qu’amant, et je suivrais volontiers Barbey d’Aurevilly, qui s’y connaissait en matière de passions féminines, lorsqu’il écrit : « Les femmes qui l’aimèrent, l’aimèrent surtout comme de belles marraines. » Elles le voyaient comme un « Chérubin attardé qui devint une barbe grise avant de cesser d’être un enfant […]. Et dans sa vieillesse […], l’amitié des femmes ramassait encore ce dont l’amour ne voulait plus17. »
Mais pour être galant, La Fontaine n’en était pas moins gaulois, et tandis qu’il adressait ses madrigaux aux Iris et aux Climènes, il cherchait des plaisirs plus immédiatement charnels auprès des Jeannetons et des Margotons, amours de peu de défense. En cela, il peut nous faire penser à Georges Brassens qui pratiquait lui aussi cette gauloiserie tendre et souriante qui estompe la grivoiserie.
Dans les six lettres à sa femme qui constituent sa Relation d’un voyage de Paris en Limousin (Paris-Limoges, aller-retour, pour toute odyssée…), nous découvrons un La Fontaine avec son inoffensive malice, tout en franchise, jusqu’à l’indiscrétion. Parlant d’une voyageuse qui les accompagnait, voici ce qu’il écrit :
Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse ; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l’esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari : toutes qualités de bon augure, et j’y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s’y fut rencontrée ; mais sans elle, rien ne me touche ; […] je vous défie de me trouver un grain de sel dans une personne à qui elle manque18.
L’enfance et l’éducation de la Fontaine n’ont rien de remarquable. « Il est du nombre des génies qui n’ont point eu d’aurore », disait La Harpe19. Quant à sa jeunesse, ce fut, dit-on, un temps où le futur poète se laissait aller au gré de son humeur et de ses rêveries. À vingt-deux ans, rien encore ne faisait soupçonner un quelconque talent pour la poésie.
Selon une tradition reçue, c’est une ode de Malherbe lue devant lui par un officier en quartiers d’hiver à Château-Thierry qui l’aurait ouvert à la poésie. Enthousiaste, La Fontaine découvre l’harmonie des vers. Immédiatement, ce paresseux se lance dans la composition d’odes – d’assez mauvaise qualité aux yeux d’un de ses parents, Pintrel, et de son camarade de collège, Maucroix. Ils veulent le détourner d’un genre pour lequel il ne semble pas être fait. Puisqu’il veut écrire, ils l’incitent à étudier les Anciens, ce qu’il fera.
Térence lui plaît, si bien qu’en 1654 il compose et publie une traduction en vers de son Eunuque20. Jacques Jannart, oncle de la femme de La Fontaine et proche du surintendant des Finances Foucquet, ayant lu et apprécié la traduction, décide de conduire le jeune poète à Paris et de le présenter au ministre. Cette rencontre sera décisive dans la « carrière » de La Fontaine. Foucquet le prend en amitié, se l’attache et lui fait une pension de 1 000 francs. Il y met cependant une condition : le poète va devoir s’en acquitter régulièrement par une pièce de vers, ballade, madrigal, dizain ou sixain.
Foucquet pensionnait largement plusieurs artistes et écrivains. Tous lui en étaient reconnaissants, mais La Fontaine éprouvait une véritable affection pour le surintendant, comme en témoignerait sa conduite au moment de la chute de celui-ci.
Pendant les six premières années de son séjour à Paris, La Fontaine ne produit pas beaucoup. Il s’abandonne au plaisir de cette vie de fêtes d’une société élégante qui apprécie son commerce et où les femmes aiment entendre ses « bagatelles galantes ».
En 1659, Foucquet demande à La Fontaine une œuvre poétique à la gloire du magnifique domaine qu’il vient de bâtir à Vaux-le-Vicomte. Ce sera Le Songe de Vaux21, première véritable œuvre de La Fontaine qui y dépeint les beautés du château. On y trouve déjà ce caractère de rêverie voluptueuse qui n’appartient qu’à l’auteur.
Mais cette vie de délices qui convient tant au poète va brutalement s’effondrer deux ans plus tard avec la chute du mécène.
En 1661, Foucquet est au faîte de sa gloire. Non content d’être l’homme le plus riche de France, bien plus riche que le roi lui-même, il est adulé par la société artistique et littéraire française. Il pensionne nombre de ses membres et en emploie d’autres pour l’érection de son château de Vaux-le-Vicomte : l’architecte Le Vau, le peintre Lebrun, le jardinier Le Nôtre, ou, pour la somptueuse fête qui sera donnée le 17 août en l’honneur du roi : Molière, Pellisson, et bien d’autres…
Colbert, le ministre montant, nettement moins flamboyant que le surintendant, lui voue une haine mortelle, alimentée chaque jour un peu plus par la jalousie éprouvée devant les pompes de Foucquet, et n’aura de cesse de dénoncer au roi les prévarications de son rival. Prévarications bien réelles mais pas vraiment plus graves que celles de Mazarin, qui amassa lui aussi une fortune colossale. Colbert ne manquera pas non plus de s’enrichir grâce à sa position, mais, connaissant la susceptibilité du roi, il aura la prudence de ne jamais étaler ses richesses.
La grandiose fête de Vaux signera la perte de Foucquet.
Ce soir là, Louis XIV, visitant le château, s’arrête devant une tapisserie représentant un écureuil (l’emblème de Foucquet) tout au haut d’un arbre, avec cette devise Quod non ascendet ? (Jusqu’où ne montera-t-il pas ?). Lorsque l’allégorie est expliquée à Sa Majesté, celle-ci aurait réprimé un mouvement de rage. Louis ne pouvait décidément pas supporter tant de magnificences ni de mugnificence, et encore moins tant d’ambition. Il aurait d’ailleurs pensé faire arrêter son ministre le soir même, mais sa mère, la reine Anne d’Autriche, également invitée, l’en aurait dissuadé. Quoi qu’il en soit, le surintendant est arrêté le lendemain et emprisonné puis traduit en justice.
La chute brutale du ministre bouleverse La Fontaine. Aucun autre événement, même personnel, ne l’a autant affecté. Le poète traverse à cette époque une phase difficile, mais l’emprisonnement de Foucquet l’ébranle encore davantage. Il se confie à son ami Maucroix : « Je ne puis te rien dire de ce que tu m’as écrit sur mes affaires, mon cher ami ; elles me [sic] touchent pas tant que le malheur qui vient d’arriver au surintendant. Il est arrêté, et le roi est violent contre lui, au point qu’il dit avoir entre les mains les pièces qui le feront pendre23. »
Dès le début du procès, il circule dans Paris non pas un libelle, mais un poème, Élégie aux Nymphes de Vaux pour le malheureux Oronte24. Une élégie où des nymphes implorent la clémence du roi en faveur de l’ex-ministre. Elle n’est pas signée mais tout le monde reconnaît la patte du poète qui d’ailleurs ne s’en défend pas. Cette solidarité affichée est un geste très courageux – La Fontaine sera d’ailleurs, avec Pellisson, l’un des seuls écrivains protégés par Foucquet à oser manifester leur attachement au surintendant. Un an et demi plus tard, il va plus loin : il envoie au roi une supplique en forme d’ode pour demander la grâce du ministre déchu. Il fait d’abord parvenir le texte au surintendant afin d’avoir son avis. Foucquet lui reproche de solliciter « trop bassement une chose qu’on doit mépriser » – cette chose, c’est sa vie. Fier, le ministre estime que le poète s’humilie et l’humilie en implorant le roi de la lui laisser. « Ce sentiment est digne de vous, lui répond La Fontaine. […] Peut-être n’avez-vous pas considéré que c’est moi qui parle, moi qui demande une grâce qui nous est chère plus qu’à vous. […] Il n’y a point de termes si humbles, si pathétiques et si pressants que je ne m’en doive servir […]. » Il ajoute que s’il devait parler au nom de Foucquet, il utiliserait un autre ton : « Je vous prêterai des paroles convenables à la grandeur de votre âme25. »
Le poète décide d’envoyer son ode au roi sans la modifier. Il sait qu’en défendant aussi résolument Foucquet, il a tout à perdre. Ce sera le cas. Ni le roi ni le bientôt très puissant ministre Colbert n’oublieront ce geste. La Fontaine sera le seul grand écrivain privé de tout soutien royal. Le bonhomme avait le sens de la fidélité – sinon en amour, au moins en amitié.
Quant à Foucquet, il sera condamné au bannissement : le roi, qui voulait une condamnation à mort, commuera la peine en un emprisonnement à vie. Le mécène mourra dans la prison de Pignerol en 1680.
Quel écrivain est plus souvent relu,
plus souvent cité ?
Quel autre est mieux gravé
dans la mémoire de tous
les hommes instruits,
et même de ceux qui ne le sont pas ? […]
Nul n’a fait un si grand nombre
de vers devenus proverbes26.
Comme le fruit tardif d’un arbre paresseux, La Fontaine sera « sous Louis XIV le dernier et le plus grand des poètes du XVIe siècle27 » (Sainte-Beuve), et on ne saisit pas complètement son œuvre si l’on ne prend pas en compte les auteurs de fabliaux, les vieux poètes français, les conteurs Rabelais et Tabarin à la grivoiserie souriante, et les « grotesques » du temps de Louis XIII, toutes formes littéraires auxquelles La Fontaine s’était attaché.
Nous le savons, La Fontaine n’a jamais inventé ses sujets. Comme Molière qui déclarait sans ambages prendre son bien là où il le trouvait et s’inspirait pour certaines de ses pièces des Anciens ou des farces italiennes, La Fontaine s’est nourri de mille fruits littéraires des provenances les plus diverses. Il est le seul écrivain français à avoir puisé à autant de sources, remontant à l’Antiquité et s’étendant jusqu’au continent indien. Pêchant çà et là des apologues anciens, il convoque Ésope et Phèdre dont il goûte les « grâces infinies » ; retourne aux auteurs romains comme Pétrone et Virgile ; aux Italiens renaissants comme Abstémius, l’Arioste, ou Verdizotti, ou encore aux si gauloises Cent Nouvelles nouvelles. Il se dit le « disciple de Maître François [Rabelais] aussi bien que de Maître Vincent [Voiture] » ; il imite volontiers « de Marot l’élégant badinage », mais reste sensible à la « juste cadence » de Malherbe ; l’Arioste le stimule ; et c’est avec délice qu’il se plonge dans le merveilleux exotique de l’Indien Pilpay. Enfin, le « divin esprit » du Décaméron l’enchante : Boccace sera le conteur qu’il adaptera le plus naturellement.
À partir de tant d’histoires diverses amassées, amalgamées, aménagées, il tire de minuscules comédies et des drames en miniature dont l’originalité et la grâce font une œuvre qui ne ressemble finalement qu’à elle-même. « Aperçoit-on dans ses ouvrages un trait qui ait l’air d’être emprunté ? demande La Harpe. Tout n’est-il pas d’un caractère particulier28 ? » « J’ignore si Ésope a eu la gloire de l’invention ; mais La Fontaine a certainement celle de l’art de conter », disait Voltaire29.
« La Fontaine est notre Homère, écrit Taine, nous n’en avons point d’autre. Et ses Fables sont notre épopée30. »
Épopée de mille saynètes, gaies, moqueuses, gauloises, parfois aussi dramatiques et cruelles, dans lesquelles le conteur fait vivre des hommes, des dieux, des animaux, et la société du temps avec ses rois, ses riches, ses misérables, chacun dépeint dans son état, trivial ou noble : La Fontaine n’écarte aucune face de la condition humaine.
Plutôt qu’un chef-d’œuvre isolé, les Fables, dont il entreprend la rédaction au moment où il a acquis la maîtrise de son instrument poétique, marquent un premier aboutissement et constituent une première synthèse de son art. Si je ne craignais pas de commettre un anachronisme, je dirais qu’il y a quelque chose de balzacien dans les Fables : deux siècles avant La Comédie humaine, le fabuliste entend faire de son ouvrage
Une ample Comédie à cent Actes divers,
Et dont la Scène est l’Univers31.
Oui, La Fontaine a composé un spectacle où les « héros dont Ésope est le père » passent d’une scène à l’autre, exposant leur orgueil et leur avarice, leur envie et leur colère, leurs injustices et leurs ambitions, leur vanité et leur misère, leur hypocrisie et leur sottise, leurs cruautés et leurs ruses – mais aussi, pour d’autres, leur tendresse et leur amour, leur sens de l’amitié et de la solidarité. Par petites touches, La Fontaine déroule ce film composé de quelque deux cent cinquante saynètes, toutes diverses mais toutes insensiblement rattachées entre elles et formant une œuvre animée, qui paraît se développer selon une loi organique invisible. Mais si, autour de ce noyau, nous ajoutons les Contes et nouvelles, Psyché, ainsi que les pièces de l’époque de Foucquet ou celles plus tardives, l’œuvre change de sens : La Fontaine n’apparaît plus comme un fabuliste plus ou moins moralisant qui se serait fourvoyé à commettre ces contes grivois dont Valéry disait ne pouvoir « souffrir le ton rustique et faux » : il s’impose au contraire comme le conteur par excellence qui, poussé par une exigence esthétique sévère, va élever le conte à son degré le plus haut jusqu’à le convertir en apologue, genre noble qui vient des Antiques.
Au dire des contemporains, le regard du fabuliste paraît souvent vague. Pourtant, à le lire, nous constatons que bien qu’il ne fasse qu’effleurer ce qu’il voit, peu lui échappe. Il ne s’attarde pas, cependant. Il suggère plus qu’il ne dit, et n’insiste pas. La litote est chez lui souveraine. Néanmoins, sans avoir l’air d’y toucher, le bonhomme a le regard acéré. Il lui suffit de quatre vers pour révéler la réalité d’un régime politique :
Entre les pattes d’un Lion,
Un Rat sortit de terre assez à l’étourdie :
Le Roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il était, et lui donna la vie32.
Qui d’autre que La Fontaine aurait pensé à ce verbe ? Car oui, entre les pattes du monarque absolu, le sujet est déjà mort.
Vous avez dit « distrait », « rêveur » ?
Chantre de l’amour, La Fontaine est d’abord un amoureux de la langue. Après Rabelais, et encore plus que lui, il a des élans d’amant pour ce français qu’il explore avec volupté. Il n’est aucune part de ce pays qu’il ne prend plaisir à arpenter.
Contemporain et ami de Boileau et de Racine, La Fontaine leur est pratiquement étranger. Au moment même où, sous l’influence de l’auteur de L’Art poétique, le français se corrige jusqu’à se corseter, le fabuliste s’évade de ces lois, abandonne le jardin à la française pour errer librement dans la nature.
Il a décidé que tout lui serait permis, et tant pis si l’alexandrin monotone est roi : la régularité restera étrangère à ce poète qui varie tout le temps et le rythme et la longueur de ses vers, redoublant les rimes, les entrecroisant à son gré, sinon à sa fantaisie, dans une irrégularité qui ajoute à l’originalité. Aucun poète avant lui n’avait osé plier les vers de tant de manières.
On épure le vocabulaire ? Il glane des mots anciens ou dialectaux, et ne se prive d’aucun archaïsme, d’aucun latinisme, qu’il assortit gaiement de termes juridiques ou de vénerie. Il va jusqu’à inventer des mots au charme inattendu en parlant, par exemple, du peuple « souriquois33 ».
Et c’est avec le bonheur gourmand du jardinier qui a réussi une greffe inédite qu’il glisse dans ses vers, le plus naturellement du monde, des expressions inattendues, des néologismes poétiques, des appellations d’origine non contrôlée qui formeront une langue. Car bien qu’il en ait puisé des bribes dans celles de Rabelais ou de Marot, la sienne, si composite, ne ressemble à aucune autre.
Boileau, qui appelle les poètes à un resserrement du style, ne peut l’entendre. Pour autant, il reconnaît, à propos du conte Joconde34, que « M. de La Fontaine a pris à la vérité son sujet de l’Arioste ; mais en même temps il s’est rendu maître de sa matière : ce n’est point une copie qu’il a tiré un trait après l’autre sur l’original ; c’est un original qu’il a formé sur l’idée que l’Arioste lui a fournie ».
« Ce qui a trompé sur La Fontaine, écrit Claude Roy, c’est la moralité. » Il n’a pas tort : il est difficile de voir en La Fontaine un moralisant, moins encore un moralisateur. Dès le deuxième volume des Fables (du Livre VI au Livre XI), la moralité ne semble plus être là que par habitude, voire par réflexe, pour sacrifier à la loi du genre. En réalité, bien plus que fabuliste, La Fontaine est un conteur.
La Fontaine est incapable de sévérité ou de dureté : déjà l’austérité lui est étrangère. Quelle folie, pense-t-il, que d’exiger de l’homme une vertu parfaite. Si morale il y a chez lui, elle n’est jamais hérissée, et n’oblige à aucun sacrifice. Le poète s’écarte de ces maximes démesurées prêchées par les fanatiques de la vertu. Il n’est pas fait pour la superbe, ni pour l’héroïsme. Il ne professe pas le mépris de la mort. Il prône une « morale traitable », opposée à celle, chimérique, fruit de l’orgueil. Il y a bien des actions vertueuses dans ses Contes et ses Fables, mais elles ne sont pas empaquetées de ces préceptes roides que beaucoup se sentent obligés de sermonner. Lorsque La Fontaine relate des exemples de générosité, il s’agit de gestes simples, désintéressés, spontanés, nullement guidés par quelque prescription que ce soit. Le regard narquois qu’il pose sur tout ce qui l’entoure (« Tongue in cheek », comme disent les Anglo-Saxons), le préserve des envolées bruyantes. Indulgent pour les faiblesses et les travers humains, il ne les considère que comme des incommodités et se contente de tenter de s’en protéger.
« Il rit et ne hait point », dit Chamfort, qui ajoute : « Le mal qu’il peint, il le rencontre ; les autres [La Bruyère, Pascal] l’ont cherché », et il parle de son « heureuse disposition de supporter patiemment les défauts d’autrui, et même les siens : leçon qui n’est peut-être pas une des moindres que puisse donner la philosophie ». En cela, La Fontaine est proche du Philinte du Misanthrope. Il n’éprouve ni n’inspire
Ces haines vigoureuses,
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses35.
Au printemps 1664, la très jeune Marie-Anne Mancini (elle a quinze ans), nièce de feu Mazarin et devenue récemment duchesse de Bouillon par son mariage, arrive à Château-Thierry. Son mari, seigneur de la ville parti combattre les Turcs, l’a assignée là, de crainte qu’elle ne se livre aux tentations de la société parisienne.
La jeune duchesse s’ennuie. On lui recommande un poète local, Jean de La Fontaine : il ne manquera pas de la distraire par ses contes. Car, à Château-Thierry, plus personne n’ignore que depuis peu La Fontaine s’est essayé aux contes lestes. Mme de Bouillon invite donc le poète à lui faire la lecture. L’invité s’empresse de la satisfaire : il lui offre le Conte d’une chose arrivée à Château-Thierry37, qui a l’heur de beaucoup amuser la destinataire. Elle lui en demande sitôt un autre. Ce sera le fameux Joconde, imité de l’Arioste. La duchesse en est si enchantée qu’elle décide de faire connaître son conteur à son entourage. Encouragé et en verve, La Fontaine poursuivra sa rédaction de contes inspirés de son cher Boccace, des Cent Nouvelles nouvelles, de Bonaventure Des Périers, de Marguerite de Navarre. Le premier recueil des Contes et nouvelles en vers paraît dans le courant même de l’année.
Lorsque, en 1666, paraît le deuxième volume de ses Contes et nouvelles en vers, le poète et critique Chapelain lui écrit :
Vous avez, Monsieur, damé le pion au Boccace à qui vous donneriez jalousies s’il vivait, et qui se tiendrait honoré de vous avoir pour compagnon en ce style. Je n’ai trouvé en aucun écrivain de nouvelles tant de naïveté, tant de pureté, tant de gaieté, tant de bons choix de matières, ni tant de jugement à ménager les expressions ou antiques ou populaires qui sont les seules couleurs vives et naturelles de cette sorte de composition38.
La Fontaine a quarante-cinq ans. Pour tardive que fut sa vocation, une fois trouvé le genre qui lui convient le mieux, celui du conte et de la fable, il s’y adonne avec effusion. Il va alors dépenser son talent, son temps et ce qu’il lui reste de fortune39 au service de beaucoup : des contes pour la duchesse de Bouillon ; des fables pour Monseigneur le Dauphin ; un opéra, Daphné, pour Lulli ; la Captivité de saint Male à la requête de Messieurs de Port-Royal ; et quantité de longues lettres mêlées de vers et de prose, à sa femme (Relation du voyage de Paris en Limousin), à son ami Maucroix, à Saint-Évremond, aux Conti, aux Vendôme, à tous ceux enfin qui lui en demanderont.
Car, dès l’époque de Vaux, La Fontaine, consciemment ou non, conçoit ses ouvrages comme des séries de lettres écrites sur le ton de la conversation. La pièce poétique qui lui vaut d’entrer chez Foucquet est une « Lettre » à l’abbesse de Mouzon ; les nombreuses petites œuvres de circonstance qu’il rédige pour le surintendant sont également des textes écrits à la manière d’épîtres ; la relation de la fête de Vaux s’adresse à son ami Maucroix, comme si, pour lui, écrire ne prenait de sens que par rapport à son interlocuteur. Sa relation au lecteur est celle d’un petit Socrate souriant, ironique, qui emporte l’adhésion non par l’argumentation, mais par la complicité. Une espèce de dictionnaire philosophique non alphabétique où chaque article prend la forme d’une petite fiction.
Mais lire La Fontaine ne suffit pas : il faut l’entendre pour le goûter pleinement. Il faut entendre les inflexions de cette voix pour voir le bûcheron tout couvert de ramée sous le faix du fagot ; pour toucher le tapis de Turquie sur lequel le couvert se trouve mis ; pour s’étonner devant l’ânier son sceptre à la main qui mène en empereur romain deux coursiers à longues oreilles. Il faut entendre le ton du lion, de l’âne, du renard ou du bouc : l’on voit alors les yeux du narrateur se plisser et sa bouche retenir un sourire tandis qu’elle continue d’égrener sa petite musique moqueuse. Sur l’air du menuet de la vie, et avec le sens de la litote ironique, La Fontaine tient une gazette personnelle dans laquelle il nous parle de mille choses, comme en dansant : il discute de l’âme des bêtes, glisse des allusions à certains événements politiques, et n’hésite pas, quand on le lui demande, à chanter les vertus du quinquina, la dernière médecine qui fait fureur à la cour…
L’œuvre se déploie à travers mille façons de raconter, sans pathos ni emphase, à peine désabusée, des histoires cocasses, des drames, des contes scabreux, des fables narquoises et des aventures érotiques. Tour à tour tendre, grivois, enjoué, rêveur, enthousiaste, mélancolique, complice, insouciant ou – sous un sourire bonhomme – âprement critique, La Fontaine est bien « notre Schéhérazade à perruque Louis XIV », comme l’appelle Claude Roy. Il nous conte ses mille et une nuits…
La Fontaine n’était pas ce que l’on appelle aujourd’hui un bon gestionnaire, et l’ex-maître des Eaux et Forêts se retrouva assez tôt « perdu de fortune, n’ayant plus ni feu ni lieu ». Mme de La Sablière, « dame réputée d’un mérite singulier et de beaucoup d’esprit » (Sainte-Beuve), persuadée que le fabuliste n’était pas capable de pourvoir lui-même à ses besoins, l’accueillit chez elle. Cette relation avait toutes les apparences d’une très belle amitié. À la fois familière et respectueuse, elle convenait parfaitement à un La Fontaine qui allait commencer à prendre de l’âge. Une amitié sans façons. « Je n’ai gardé avec moi que mes trois animaux : mon chien, mon chat et La Fontaine », avait dit Mme de La Sablière un jour qu’elle avait congédié tous ses domestiques…
L’animal demeura vingt heureuses années dans cette maison fréquentée par une société « spirituelle et de bon goût », où il trouvait « toutes les douceurs de l’aisance », materné par une « dame d’un rare mérite, nous dit l’abbé d’Olivet, et dont l’esprit avait beauté d’homme avec grâce de femme ». Il ajoute qu’elle « se plaisait à la poésie, et plus à la philosophie, mais sans ostentation40 ».
On raconte que, en 1693, peu après la mort de Mme de La Sablière, La Fontaine croisa dans la rue M. Herwarth qui l’aimait beaucoup et qui le pria de venir loger dans sa maison. « Je m’y rendais justement », répondit le poète. C’est là qu’il termina ses jours, choyé par une autre Mme de La Sablière, la riche et belle Mme Herwarth qui l’entoura d’amitié.
Là, malade, affaibli, sentant sa fin prochaine, angoissé à l’idée du Jugement dernier, La Fontaine se retrouva sous la férule d’un jeune abbé du nom de Pouget. Il subira les pénitences imposées par ce vicaire et devra obéir à ses injonctions : renier ses Contes et en interdire toute réimpression ; jeter au feu la pièce qu’il venait d’écrire et dont ses amis, à commencer par Racine, jugeaient que la qualité atteignait celle des Fables ; jurer de ne plus jamais composer que des œuvres pieuses ; rédiger une confession dans laquelle il reviendrait sur tous ses péchés et en implorerait le pardon, confession devant être lue par l’auteur… devant les membres de l’Académie française dont il faisait partie depuis 1683.
À sa mort, le 13 avril 1695, on découvrit qu’il portait un cilice.