NOTES

I. Album zutique

La situation du texte dans le manuscrit est indiquée après le titre (ou l'incipit, en l'absence de titre) comme suit : « f » pour « feuillet », suivi du numéro du feuillet et de la lettre « ro » pour « recto » ou « vo » pour « verso ».

« Propos du Cercle » f2ro

Ce texte liminaire cosigné par Jean Keck et Léon Valade met en fiction la société zutique dans sa convivialité désordonnée. Ces « Propos » forment une saynète comportant les interventions de quatorze participants. Le Zutisme se présente lui-même comme un joyeux foutoir, excluant certains absents (Catulle Mendès, vu « au café Riche »). L'ambiance d'un groupe est exposée : Verlaine réclame de l'alcool (« Cabaner, de l'eau d'aff ! ») ; Cabaner joue le rôle d'un barman dépassé par les événements (« Je….. ne.. pu..is répondre à tous ! ») ; le célèbre caricaturiste Gill joue les grands seigneurs (« Je ne bois rien, je paye ! ») ; Mérat est épinglé en raison de sa pingrerie (« Cinq sous ! C'est ruineux ! Me demander cinq sous ? / Tas d'insolents ! ») ; enfin, Rimbaud, qui clôt le poème en criant « merde ! », correspond à sa réputation de trublion ingérable.

« Avril, où le ciel est pur… » f2vo

Commis par Camille Pelletan, ce texte pastiche Charles Cros, rappelant « Souvenir d'avril », publié le 1er août 1869 dans L'Artiste et repris en 1873 dans Le Coffret de santal. Il glorifie la saison des amours et se construit sur différentes allusions. Dieu lui-même donne le coup d'envoi des réjouissances en proclamant « Futuatur » (« que soit foutu », « qu'on foute » – au sens érotique du terme) : les gourmes (une infection des muqueuses) doivent être astiquées, les agents d'administration qui d'ordinaire « taillent des plumes sur les registres » le font « derrière un mur » (l'expression, dès lors, devient figurée et évoque la masturbation), tandis que « les langues des Cabaners » (le doyen zutique) se mêlent à celles « des Cydalises » (personnage d'amoureuse tour à tour invoqué par Hugo, Nerval, Gautier).

« Sonnet du trou du cul » f2vo

Ce sonnet, cosigné par Verlaine et Rimbaud, tourne en dérision le genre poétique du « blason », en vogue au XVIe siècle et remis au goût du jour par le recueil d'Albert Mérat L'Idole (1869), qui présentait une succession d'éloges des différentes parties du corps féminin. Le titre du sonnet annonce l'argument du poème (« sonnet à propos du trou du cul ») et désigne celui qui en est l'auteur (« sonnet rédigé par un trou du cul »). Le sujet décrit est de prime abord indiqué par une forme d'allitération visuelle en O : « Obscur et frOncé cOmme un Oeillet viOlet ». Verlaine et Rimbaud renouent avec la pratique des clercs médiévaux qui usaient volontiers des messages cryptés et du style héroïcomique consistant à exprimer sur le mode poétique des thèmes prosaïques ou vulgaires. Selon la belle formule de Steve Murphy, les deux poètes dressent une « carte de Tendre d'un genre nouveau1  », en égrenant une suite de termes précieux, voire pastoraux, qui se construit en écho d'une strophe à l'autre : « mousse », « douce », « cœur », « larmes », « pleuré », « flûtes », mais aussi « nid », « céleste » ou « œillet ». Hyperbole du pet, le « vent cruel » mentionné au second vers du deuxième quatrain, souffle jusqu'au dernier tercet, où l'assimilation de l'anus à une « flûte câline » invoque la classe des instruments à vent, dont le comparé est l'un des représentants. La polysémie de « flûte » importe, car, en plus d'une interjection (« flûte ! », proche de « zut ! »), le terme renvoie à l'acception en vigueur dans les débits de boisson : désignant aussi un verre fin et long, la flûte peut s'accorder avec la mousse évoquée au deuxième vers pour imposer l'image d'un champagne peu orthodoxe. Instrument ou coupe, on comprend que le « je » admette, au début du premier tercet, s'y être souvent « abouché ». Moins innocent qu'il y paraît, le comparant « œillet » désigne l'anus masculin dans l'argot homosexuel.

« Autres propos du Cercle » f2vo

Témoignant d'une représentation récurrente du lieu de réunion – tour à tour dénommé « turne », « taudis », « réduit » –, ce quatrain confirme l'intérêt du groupe pour le mot de Cambronne : placé dans la bouche de Rimbaud pour clore les Propos du Cercle (au recto du même feuillet), l'interjection est ici clamée à cinq reprises, peut-être en réaction aux crachats de Jacquet. La deuxième rime de ce texte rappelle ceux que leurs amis amateurs de contrepèteries surnommaient les inséparables, Mérat et Valade, « verrat » et « malade ».

« Lys » f2vo

Ce quatrain est un collage composé à partir des poèmes du Parnassien Armand Silvestre, qui avait fait paraître deux recueils chez Lemerre, Rimes neuves et vieilles, préfacé par George Sand (1866), et Les Renaissances (1869). Rimbaud savait peut-être qu'il était également l'auteur, sous le pseudonyme de Ludovic Hans, de deux livres anticommunards intitulés Le Comité central et la Commune et Paris et ses ruines (1871). Il prolonge ici la raillerie à l'égard de la poésie florale, amorcée dans « Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs », où les lys étaient présentés comme des « clystères d'extase » (lettre à Théodore de Banville, 15 août 1871).

« Vu à Rome » f3ro

Rimbaud tourne en dérision le culte des reliques de différents « nez » conservés à la chapelle Sixtine : il indique que le pape n'est plus en « odeur de sainteté » (puisque l'« immondice schismatique » est introduite dans ces reliques). Ce pastiche cible le Parnassien Léon Dierx, héritier de l'intérêt que Théophile Gautier, dans Émaux et Camées, portait aux marbres, moulages, fragments, empreintes et vestiges. En outre, Gautier affectionnait les quatrains d'octosyllabes, souvent regroupés en série de trois strophes. Dierx, pour sa part, venait de publier, en octosyllabes également, Les Paroles du vaincu, texte partageant la vision anticommunarde d'un Coppée.

« J'occupais un wagon… » f3ro

Les trains comptaient alors trois classes et chaque wagon se composait de compartiments séparés à portières par lesquelles on montait ou descendait directement sur le quai. Les voyages sont l'occasion de rencontres inopinées et, lorsque le train traverse un tunnel, de comportements douteux que l'absence d'éclairage rend possibles (voir également Dixains réalistes, XXXVIII). La première moitié de ce dizain relate la rencontre banale du narrateur et d'un prêtre en soutane que des passagers « brocardent » ; mais la deuxième moitié multiplie les sous-entendus scabreux : le prêtre fumeur de pipe (un brûle-gueule) sollicite du tabac réservé aux gradés subalternes de l'armée (du « caporal ») en invoquant sa fonction, sans doute éducative, auprès d'« un rejeton royal ». L'obscurité du tunnel lui offre l'occasion de « malaxer l'ennui » pour une « petite chique », alors que le train chemine dans l'Aisne. En marge, une quasi-bande dessinée illustre le poème. François Coppée, dans le dizain XXX de Promenades et Intérieurs, avait mis en scène un « discret abbé » qui chaperonnait un « marquis de douze ans », s'apprêtant à lui confier que l'un de ses aïeux fut le « mignon de Henri Trois ».

« Je préfère sans doute… » f3ro

Reprenant à son compte les marottes de Coppée (la banlieue, les guinguettes, le bonheur simple des petites gens), Rimbaud pastiche ici quelques dizains des Promenades et Intérieurs qu'il fond dans une pièce unique : le « gai cabaret », où « des gens du peuple » dînent et s'amusent (V), puis « vont dans les champs » en taillant des « baguettes » arrachées aux bosquets proches de leurs « guinguettes » (VII), autant de lieux où l'on danse, où l'on rit et où l'on trinque : « Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère… » (Promenades et Intérieurs, XII). Au deuxième vers, les « marronniers » sont qualifiés de « nains » parce que la plantation de ces arbres sur le territoire français avait été encouragée par celui que Victor Hugo appelait « Napoléon le petit ».

« Fête galante » f3ro

Rimbaud tourne en dérision les pièces « Pantomime » et « Colombine » des Fêtes galantes de Verlaine en les sexualisant : le « lapin » est ici le masculin potache de « la pine », à partir duquel se construit une petite intrigue riche en allusions et doubles sens coquins.

« L'Humanité chaussait… » f3ro

Cet alexandrin a suscité de nombreuses interprétations. Républicain et procommunard – fait rarissime chez les proches de Leconte de Lisle –, le Parnassien Louis Xavier de Ricard avait fondé en 1863 la Revue du progrès. L'alexandrin composé par Rimbaud, suspect de contrepèterie (« L'Humanité sauvait le chaste enfant Progrès »), est détourné du poème « L'Égoïste ou la Leçon de la mort » paru dans Les Chants de l'aube (1862) de Ricard. Dans ce volume, on peut lire : « Prends en pitié ce fou qui, se pensant un sage,/ Croit que l'humanité marche dans le progrès ».

« Malgré son nez d'argent… » f3vo

Le récit d'Eugène Mouton, L'Invalide à la tête de bois (1857), a rendu ce personnage légendaire. Il fait l'objet d'innombrables piques et plaisanteries (voir Dixains réalistes, XVIII : « Cet invalide était la gaîté de son dôme »). Léon Valade s'inspire de lui pour tourner en dérision l'ancien combattant qu'a évoqué François Coppée dans Promenades et Intérieurs (XXI) :

Malgré ses soixante ans, le joyeux invalide

Sur sa jambe de bois est encore solide.

« Ventre de jade… » f3vo

Ce sonnet est signé par Charles Cros, qui y joint le monogramme de Gustave Pradelle : sans doute les deux hommes avaient-ils composé ensemble ce poème que le second, étranger aux réunions du Cercle, n'avait pu recopier dans l'Album zutique. Il s'agit une nouvelle fois d'un blason, dédié au ventre et attribué au Parnassien José Maria de Heredia. Peut-être faut-il voir une filiation avec l'auteur des Trophées dans l'allusion aux « coupes » peintes par Blaise Desgoffes, spécialiste de natures mortes aux vases, bustes et coupes.

« À un caricaturiste » f3vo

Ce sonnet monosyllabique non signé doit sans doute être attribué à Germain Nouveau. Il a été recopié sur une page que Charles Cros et Valade avaient pratiquement remplie à deux. Au bas du feuillet, Camille Pelletan s'amuse de la marque des doigts laissée par Charles Cros, qui se passionnait pour les langues anciennes et modernes. Il traduit le mot cinq en différentes langues, y compris le sanskrit des doigts de Charles Cros. Les 5. cinq. cinque. quinque. pente. five. fünf. panéca. doigts. (addition du doigteur. savinq. etc.) ».

« Intérieur matinal » f3vo

Ce poème sera repris dans Le Coffret de santal (section « Grains de sel », 1879) sous une version modifiée. Parodiant Daudet (qui est caricaturé en marge), Charles Cros y évoque la vie d'un foyer petit-bourgeois dans ses occupations routinières : de l'exercice d'une enfant au clavecin Pape (du nom de l'inventeur d'un modèle vertical peu encombrant) au projet d'assister à un concert public que le musicien Musard donne en plein air, avenue des Champs-Élysées. Le poème s'ouvre sur le distique « Joujou, pipi, caca, dodo…/ Do, ré, mi, fa, sol, la, si, do… » dont l'auteur inverse les termes à la fin pour créer un effet de redite circulaire, sur le mode des chansons enfantines.

« Oaristys » f4ro

Rare et littéraire, le terme qui tient lieu de titre, emprunté au grec, désigne une idylle, des ébats amoureux. Verlaine l'a utilisé dans Poèmes saturniens : « Ah ! les oaristys ! les premières maîtresses ! » (« Vœu », section « Mélancholia », IV). Ce poème de Charles Cros sera repris dans Dixains réalistes,XXXIII, puis dans la deuxième édition du Coffret de santal (section « Grains de sel », 1879), sous le titre « Vue sur la cour ». Il relate une idylle entre une bonne et son galant, soldat de la troupe (un « troubade », terme suggérant celui de « troubadour ») : manière de transposer sur le mode burlesque les scènes d'intérieur bourgeois chères à François Coppée. Le dernier vers reproduit la clausule du long poème « Le Banc. Idylle parisienne » : dans un jardin public, une bonne et un militaire font connaissance puis se confient l'un à l'autre. Une relation amoureuse s'engage, que scelle l'échange d'un baiser. Mais bientôt le clairon de la caserne rappelle le soldat à son devoir :

Et lorsque dans le ciel pointe le clair de lune,

 

Je la vis, pâle encor du baiser de l'amant

Et les larmes aux yeux, écouter vaguement

La retraite s'éteindre au fond du crépuscule.

 

Et je n'ai pas trouvé cela si ridicule.

Dans l'Album zutique, la rime à « ridicule » diffère considérablement de celle qui figure dans les deux versions publiées (Dixains réalistes et Le Coffret de santal). Une reprise du même explicit conclut le dizain satirique de Germain Nouveau intitulé « À l'église »2.

« Quand la danse saisit, féroce et tyrannique… »f4ro

Cette mythologie caricaturale du bal est l'œuvre de Camille Pelletan, qui l'attribue par dérision à Eugène Manuel. Ce dernier, longtemps professeur au collège Rollin, deviendra inspecteur de l'enseignement, ce qui aura pour effet de lancer sa carrière poétique : soucieux d'être bien vus de ce poète du dimanche, les professeurs faisaient réciter ses productions par leurs élèves.

« Cabaner » f4vo

Ce sonnet est consacré au poète-musicien doyen des Zutistes. Malade des poumons (il mourra de la tuberculose en 1881), hirsute et adepte d'un régime singulier (lait, riz et harengs), Cabaner, souvent moqué par ses amis, vivait en marginal. Édouard Manet a laissé de lui un portrait au pastel. Outre de nombreux poèmes et chansons, il a composé l'accompagnement musical du célèbre « Hareng saur » de Charles Cros. Nous avons connaissance de l'une de ses compositions les plus célèbres, « Le Pâté » (ici qualifiée de « chose épatante »), par les Confessions (I, 12) de Paul Verlaine :

  Décidément ce pâté

  Est délicieux ; de ma vie

  Je n'en ai, je le certifie,

  Mangé de mieux apprêté…

  Ami Jean, retournes-y !

  Va-t'en faire à la pâtissière

  Mon sincère

  Compliment…

  Excellent,

  Excellent !

« Remembrances » f4vo

Mot littéraire vieilli, la « remembrance » désigne un souvenir fortuit ou volontaire. Son emploi au pluriel, en guise de titre au poème, permet à Verlaine de suggérer l'organe génital masculin (le « membre » viril), en développant une évocation aussi amusante que scabreuse des premières masturbations : « ô terreur sébacée ! » (le sébum est le produit des glandes de la peau qui lubrifient les poils). Dans l'autographe de l'Album zutique, ce huitain est signé F. Coppée et P. V. (Paul Verlaine). Il est accompagné d'un dessin obscène qui représente l'auteur des Promenades et Intérieurs en « branleur-éjaculateur » couronné d'une auréole. À ces souvenirs du petit enfant, fera écho le long poème non moins scabreux de Rimbaud, « Les Remembrances du vieillard idiot ».

« Éloge de l'âne », « Amour maternel », « Combat naval » f5ro

Les dessins qui accompagnent ces trois sonnets monosyllabiques signés par Valade n'ont pas été inscrits directement sur la page ; il s'agit de collages ajoutés après coup. Celui qui illustre « Éloge de l'âne » couvre un dessin antérieur, dont dépassent les jambes d'un personnage. Charles Cros publiera « Amour maternel » (sous le titre « Monologue de l'Amour maternel ») et « Combat naval » dans une chronique de la Revue du Monde nouveau en 1874. Le dernier tercet du deuxième poème est ambivalent : l'invitation du nourrisson à boire prend un autre sens dans le cadre zutique, où l'alcool était consommé en quantité. La caricature qui illustre ce texte représente Valade en nourrice.

« Cabaner-Cantinière » f5vo

Cosigné par Valade et Keck, ce sonnet met en scène Cabaner dans ses fonctions de barman, ici féminisé en « cantinière » alimentant la troupe zutique. Après avoir été accusé de « triche[r]/ Sur la cantine » dans les « Propos du Cercle », ce « vieillard maigre et sobre » de trente-huit ans est une nouvelle fois décrit comme pingre, au point d'être prêt à « jouer du grattoir » (l'instrument tranchant du peintre ou du sculpteur faisant office de couteau) pour protéger ses bénéfices. Dans le dernier tercet, les auteurs avancent que ces économies seraient destinées à l'entretien de jeunes gens, faisant allusion à l'affection que Cabaner portrait à Rimbaud, auquel il dédie une chanson plus qu'amicale aux verso du feuillet 23 et recto du feuillet 24 (« De Charleville s'arrivé… »).

« L'idée à Bergerat, et la forme à Coppée ! » f5vo

Cette sentence recopiée par Valade loue de façon ironique les faiblesses principales du poète et critique Émile Bergerat (1845-1923) et de François Coppée. Elle est également motivée par un calembour sur pharmacopée.

« L'illumination de mille cierges… » f5vo

Ce poème est signé par Henri Mercier, qui avait proposé de présenter Rimbaud au directeur du Figaro en 1871 et fondera avec Charles Cros la Revue du Monde nouveau en 1874. S'il n'est pas nommé explicitement, il est très probable que « l'organiste, athée autant qu'un pape » désigne Cabaner, toujours présenté comme un « vieillard » par ses comparses. La façon dont l'« organiste » interprète cet « air zutique » est conforme à la logique du Cercle, dont les membres, riant en secret et entre eux, étaient « tout hilare[s] sous cape ».

« Soleil couchant » f6ro

Ce sonnet sera repris par Valade dans son recueil À mi-côte (1874). Il est consacré au pharmacien Homais, personnage emblématique de Madame Bovary. Cette incarnation de la bêtise suffisante s'inscrit à la suite du « Monsieur Prudhomme » que Verlaine emprunte à Henry Monnier et des bourgeois décrits par Rimbaud dans « À la musique ». Le personnage se perd dans la contemplation d'un coucher de soleil, reconnaissant dans la forme des nuages le dessin d'un « bocal peuplé de poissons rouges ».

« Sur la femme… » f6ro

Charles Cros n'a jamais publié ce sonnet monosyllabique. L'exercice formel vaut plus que le cliché sur la complexité des femmes.

« Pantoum négligé » f6ro

Ce poème a été publié à diverses reprises. D'abord dans La Renaissance littéraire et artistique (24 août 1872), où Silvius (Léon Valade) feint de l'attribuer à Alphonse Daudet. Puis, longtemps plus tard, dans Le Chat noir (26 mai 1883), avant que Verlaine le reprenne l'année suivante dans Jadis et Naguère (section « À la manière de plusieurs »). Dans le pantoum, poème à forme fixe, deux thèmes alternent et les rimes se croisent : les vers 2 et 4 de chaque strophe deviennent les vers 1 et 3 dans la strophe suivante, et le dernier vers du poème reproduit le premier. Mais ces « règles » donnent lieu à toutes sortes de variations, comme dans « Harmonie du soir » de Baudelaire (Les Fleurs du mal, XLVII), irrégulier en son dernier vers. Également irrégulier (« négligé »), le présent pantoum de Verlaine se réfère à des œuvres de contemporains peu ou prou amis, eux aussi auteurs de poèmes en décasyllabes. Parmi eux, Alphonse Daudet et ses « Trois Jours de vendange », dans une pièce des Amoureuses :

Je l'ai rencontrée un jour de vendanges,

La jupe troussée et le pied mignon…

Mais aussi Charles Frémine et sa « Chanson », dans Floréal :

Dans les bois mouillés, aux blancheurs de l'aube,

La main dans la main, celle que j'aimai

Courait avec moi sur les bords de l'Aube ;

Les ans et les cœurs ont leur mois de mai

Ou encore Catulle Mendès et son « Marché de la Madeleine » :

Debout ! le soleil caresse nos draps.

Que ne suis-je né près de Mytilène !

Allons respirer l'odeur des cédrats

Au marché qu'on tient à la Madeleine.

Ces références en clins d'œil associent au canon d'une forme fixe les incongruités fantasques de la comptine et de la chanson enfantine.

« Jeune goinfre » (Conneries, I) f6vo

Rimbaud a placé les poèmes intitulés « Jeune goinfre » et « Paris » sous le titre « Conneries ». Ce sonnet composé de vers brefs est construit en écho aux poèmes de La Comédie enfantine de Louis Ratisbonne (1827-1900), qui évoquent la gourmandise d'un enfant prénommé Paul. La reprise de ce personnage permet de taquiner Verlaine, dont la garde-robe aurait pu comporter une « casquette de moire » (tissu auquel la lumière donne un effet ondulé).

« Paris » (Conneries, II) f6vo

Ce poème est construit suivant une énumération fantaisiste de figures et de topiques de la capitale française. Il fait se rencontrer :

– des célébrités locales (le zouave Jacob, un ancien soldat devenu rebouteux, et le chasseur de fauves Charles Laurent Bombonnel) ;

– des communards et des anticommunards (le Zutiste André Gill contre Veuillot, journaliste, et Guido Gonin, dessinateur), mais aussi des indécis (le docteur Robinet, maire du VIe arrondissement jusqu'en novembre 1870, et qui refusa de prendre position) ;

– des commerçants (Alexis Godillot, fabricant de chaussures ; Gambier, une marque de pipes ; Galopeau, manucure et pédicure ; Volf – qu'il aurait fallu écrire Wolff – et Pleyel, un facteur de pianos associé à un compositeur ; Menier, chocolatier ; Le Perdriel, spécialisé en bas contre les varices) dont il relaie la réclame (« Enghiens chez soi », slogan vantant les mérites d'un appareil soignant les « maladies de la gorge, grippes et bronchites », qu'on pouvait utiliser à domicile) ;

– des écrivains (Catulle Mendès et Eugène Manuel) ;

– et le couple improbable que forment un assassin et sa victime (Troppmann et Kinck).

Par la juxtaposition de ces personnalités issues de classes diverses, Rimbaud parvient à recréer l'ambiance haute en couleurs du Paris au lendemain de la Commune. Une consigne ironique, « Soyons chrétiens ! », boucle le poème.

« Le divin Cabaner… » et « Maxime sévère » f6vo

Ce quatrain est l'œuvre de Valade, qui se moque de la bisexualité de Cabaner en détournant un extrait de « L'An neuf de l'Hégire » de Victor Hugo (La Légende des siècles) :

Le divin Mahomet enfourchait tour à tour

Son mulet Daïdol et son âne Yafour ;

Car le sage lui-même a, selon l'occurrence,

Son jour d'entêtement et son jour d'ignorance.

Sous le quatrain, deux maximes parodiques peuvent se lire comme des réponses au « Jeune goinfre » de Rimbaud, dans lequel Verlaine avait pu se reconnaître. Celui-ci adapte d'une part la réplique « La polygamie est un cas/ est un cas pendable », prononcée dans la onzième scène du deuxième acte de Monsieur de Pourceaugnac de Molière, en un adage plus conforme à l'esprit zutique ; puis il détourne la sentence célèbre de Joseph Proudhon, « La propriété c'est le vol », conclusion radicale de l'essai Qu'est-ce que la propriété ? ou Recherches sur le principe de droit et du gouvernement (1840).

« Mérat à sa muse » f7ro

L'une des contributions de Cabaner à l'Album zutique concerne Mérat qui n'y a rien écrit mais est épinglé à plusieurs reprises par ses camarades. Ce sonnet monosyllabique, construit de façon antithétique, témoigne de la mélancolie ambiante régnant après la guerre civile.

« La Mort des cochons » f7ro

Ce texte transforme « La Mort des amants » de Baudelaire, pour lequel Villiers de l'Isle-Adam avait effectivement composé un accompagnement au piano :

 Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,

 Des divans profonds comme des tombeaux,

 Et d'étranges fleurs sur des étagères,

 Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Si le modèle baudelairien se prête à la parodie, ici appliquée vers par vers, la moquerie de Valade et Verlaine à l'encontre d'un poète dont l'œuvre était vénérée par les membres du Cercle peut surprendre. La reprise relève de toute évidence d'une profanation ludique.

« (Oh ! n'avoir pas trouvé même…) » f7vo

Sur le manuscrit, le premier vers de ce dizain semble avoir été ajouté pour les besoins du nombre de vers et pour la rime (« elles »/ « belles »). Par exception dans l'Album zutique, il évoque, sans pathos mais avec émotion, les victimes de la « Semaine sanglante » (21-28 mai 1871) ainsi que l'exil des proscrits (réfugiés notamment en Angleterre, comme ce fut le cas, parmi tant d'autres, pour Jules Vallès, ami d'André Gill) et la déportation dans les bagnes des colonies. Le dizain, inscrit dans le dessin d'un orgue de Barbarie, emprunte le ton de la complainte. La deuxième édition de La Muse à Bibi d'André Gill (1881, soit deux ans après la première édition et dix ans après la Commune) compte un poème proche de ce dizain. Intitulé « Idylle » et daté de décembre 1871, il évoque les lendemains de la défaite des Fédérés (« T'en souviens-tu ? C'était du temps de la Commune », demande le dernier vers) :

Quel ouragan de haine a soufflé sur les choses !

Morts le soleil, la foi, l'espoir ; mortes les roses.

La terre est rouge au pied des tilleuls dépouillés,

Sous l'herbe grasse encor du sang des fusillés ;

Et la tourmente avec ses plaintes éternelles

Déchaînée, apportant du fond des mers cruelles

Le râle des pontons, fait ce parc plein d'effroi

Plus morose et plus noir qu'un sépulcre de roi.

(v. 3 à 10)

« À madame **** » et « À tuer son beau-père… » f8ro

Amateur d'opérettes, Verlaine s'inspire d'une chanson de Florimond Hervé (qui se désignait lui-même comme « le compositeur toqué »), « La Gardeuse d'ours », dont les paroles sont composées en octosyllabes. Elle a été popularisée par Thérésa (1837-1913) au café-concert de l'Alcazar d'hiver, en 1863 :

 Bastien me parl'de mariage

 Mais ça demande réflexion

 Toujours près d'soi l'même visage

 Voilà z'un'drôle d'invention.

La « diligence de Lyon » désigne une position amoureuse qui relève du fantasme : proposée par des prostituées à d'éventuels clients, elle n'est jamais réalisée et tient de l'escroquerie. L'expression est une scie de la littérature licencieuse, qu'on attribue à Henry Monnier. Richard Lesclide (l'éditeur des Dixains réalistes) l'a exploitée tardivement dans un récit portant ce titre (La Diligence de Lyon, 1890).

Sous cette contribution, les deux alexandrins de Verlaine participent de la logique de défouloir de l'Album et témoignent des relations tendues entre le poète et son beau-père, Théodore Mauté. Le slogan qui suit le distique est une reprise parodique, par Valade, de l'Extinction du paupérisme, ou Projet d'organisation agricole pour l'amélioration du sort des travailleurs par Louis-Napoléon Bonaparte représentant du peuple (1844).

« L'Orpheline » f8ro

Avec François Coppée, les petits métiers, les gens modestes font leur entrée dans le Parnasse poétique : la bouquetière, la bonne, le militaire, le petit épicier de Montrouge. Léon Valade met en scène une jeune fille préposée aux « retraits » (c'est-à-dire aux cabinets d'aisance) pour lesquels elle perçoit un droit d'entrée et dont elle assure l'entretien. Pour ce faire, dans la tradition burlesque, il traite sur le mode poétique un sujet trivial.

« Cocher ivre » (Conneries, 2e Série) f8vo

Il semblerait que Rimbaud ait voulu constituer une seconde série de « Conneries », après celles du verso du feuillet 6. Celle-ci ne comporte qu'un seul sonnet monosyllabique, narrant en style prétélégraphique les malheurs d'une femme qui tombe de calèche en raison de l'ébriété de son peu recommandable conducteur (substantif familier vieilli, le « pouacre » désigne une personne repoussante).

« La grande sœur pissait… » f8vo

Ce sizain de Raoul Ponchon, accompagné d'une illustration, participe des œuvres de la seconde génération zutique. Son auteur attribue par dérision cette historiette coquine à Louis Ratisbonne, auteur de livres moralisants pour la jeunesse, dont Les Petits Hommes (1869).

« Sonnet sur R. P. » f8vo

Ce sonnet de Germain Nouveau offre un portrait de Raoul Ponchon, désigné par ses initiales et présenté comme un bon vivant malicieux, rappelant à la fois le Sancho Pança empâté de Cervantès (que son nom de famille évoque autant que son physique) et la mythologie du satyre.

« Oh ! qui n'a pas rêvé ce paisible destin » f9ro

La congrégation des Frères ignorantins, fondée à Reims à la fin du XVIIIe siècle, se vouait à l'éducation des jeunes gens des classes modestes : ignorantins parce que, afin d'accomplir au mieux leur mission, il leur était interdit d'apprendre le latin. Ces frères portaient une soutane noire, sans boutons, rehaussée d'un large rabat blanc. En plus des vœux traditionnels d'obéissance, de pauvreté, de chasteté, ils se consacraient tout particulièrement à la Sainte Trinité. Le dizain de Léon Valade, prolongé par une caricature obscène, met l'accent sur les hantises charnelles des frères et sur les satisfactions qu'ils trouvent dans le châtiment d'élèves, lorsqu'ils les déculottent « en des coins écartés ».

« Vieux de la vieille ! » f9ro

Rimbaud reprend ici des vers des Poésies guerrières du poète bonapartiste et belliciste Louis Belmontet (1798-1879), dont il transforme les éloges en satire. S'esquisse un portrait ironique de la famille impériale, dont le patriarche, « empereur des paysans », est détesté de ses sujets. Pour se moquer de lui, ils l'appellent Badinguet, du nom du maçon auquel il avait, le 25 mai 1846, emprunté le vêtement pour s'enfuir du fort de Ham, où il était retenu prisonnier depuis sa tentative de coup d'État manquée. Ce « fils de Mars », dont les médiocres qualités de chef de guerre s'étaient révélées lors de la campagne contre la Prusse, avait engendré en 1856 un fils, Louis. Rimbaud déplace toutefois sa date de naissance du 16 au 18 mars : le mois est écrit en plus grands caractères au quatrième vers. Cet écart de deux jours rappelle le début de la Commune, et le poème d'anniversaire initialement destiné au fils de l'empereur se transforme en pamphlet antinapoléonien.

« État de siège ? » f9ro

Le titre interrogatif du dizain comporte des doubles sens : la position du cocher de l'omnibus, le « siège » sur lequel il est installé et le « siège » que Paris venait de subir, après la déroute des armées de Napoléon III devant les Prussiens. Mais ces jeux allusifs ne semblent guère exploités : l'intérêt du narrateur se porte, non sans équivoques, successivement sur le cocher (préoccupé par une douleur à l'aine), sur ses passagers qui contemplent la lune et enfin sur un « débauché » braillard que le véhicule rencontre à son terminus, carrefour de l'Odéon – à moins que le débauché ne soit le cocher lui-même ?

« Je sors de Satory… » f9vo

Ce fragment est signé par Charles de Sivry, qui avait dans le courant du mois de juillet été arrêté et emprisonné au camp de Satory, près de Versailles, en raison de son engagement communard. Le « plus bel ornement du doigt » auquel réfère le pianiste dans cette notule est sans doute le transfert textuel d'un geste obscène à l'encontre de ses anciens geôliers. La partition qui suit accompagne les paroles d'une chanson populaire : « C'est pas toujours les mêmes/ Qu'aura l'assiette au beurre ! »

« Le Balai » f9vo

Ni instrument ménager, ni outil de peintre en bâtiment, ce balai est destiné à l'entretien des latrines. Rimbaud s'amuse à l'évoquer avec vénération, rêvant de l'utiliser après que des femmes ont quitté le « lieu d'aisance », afin de percevoir leurs subtiles émanations (« l'esprit de nos sœurs »). Si on convoque le sens argotique du mot « lune » (« postérieur »), le texte perd son innocence de pastiche gentiment décalé. À noter du reste que le second hémistiche du troisième vers parodie un extrait d'« Un fils » de Coppée, qui sera repris dans le recueil Les Humbles : « Le calembour stupide et dont il faut qu'on rie » devient « L'usage en est navrant et ne vaut pas qu'on rie ».

« L'Aumône » f10ro et vo

Ce texte débordant d'humour noir est de Léon Valade, qui fait directement écho à la pièce « La Mère et l'enfant » d'Eugène Manuel (Poëmes populaires, 1871). Dans celle-ci, une mendiante se sert d'une poupée de chiffon pour susciter la pitié des passants ; un agent de police, lui attrapant le bras, fait tomber l'« informe paquet » et révèle la mystification. Dans l'historiette de Valade, le stratagème est repris par un chien, qui utilise une baudruche de faux aveugle. Rendant la situation absurde, Valade raille un Manuel réactionnaire, qui dénonce les mendiants charlatans. Le « poëte obscur » qui, à la suite du texte de Valade, affirme par dérision que son âme est sœur de celle de Manuel, est probablement Verlaine.

« Sur un poëte moderne » f11ro

Qui est le « poëte moderne » ici fustigé par Paul Verlaine ? Le médaillon qui suit le texte présente une caricature de François Coppée, auteur des Poëmes modernes en 1869 et qui, la même année, avait déjà été épinglé dans la parodie d'Eugène Vermersch, La Grève des poètes, où figurent les vers « Car une croix d'honneur, voyez-vous pour salaire,/ Un lit à Saint-Gratien et quelques sacs d'écus/ Sont peu de choses […] ». Toutefois, en 1870, Leconte de Lisle avait été nommé au grade de chevalier de la Légion d'honneur et la publication des Papiers impériaux dans la presse avait révélé qu'il bénéficiait d'une pension impériale. La soif de gratifications exprimée dans le poème se prolonge par une référence à des génuflexions monarchistes, correspondant à son opportunisme.

« Pieux souvenir » f11ro

Dans « Pieux souvenir », Léon Valade entrelace deux motifs. D'une part, il relate le rituel catholique de la communion au cours de laquelle est consommé le corps du Christ sous les espèces de l'hostie : émule de Frédéric Ozanam, catholique républicain auteur d'un Discours sur la Société Saint-Vincent de Paul (1861), le prêtre prononce les paroles consacrées : « Que le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ […] garde ton âme […] pour la vie éternelle. » D'autre part, le narrateur, dans un propos sacrilège, met l'accent sur la personne physique du prêtre (sa voix onctueuse, sa main potelée, ses quintes de toux) pour tourner l'office en dérision.

« O superbe quid super est » et « omne animal post coïtum… » f11ro

La première inscription latine se présente comme un rébus digne des Grands Rhétoriqueurs : elle se lit « O [super]be quid [super]est tuæ [super]biæ/ [ter]ra es et in [ter]ram i[bis] ». Ce qui peut se traduire par : « Orgueilleux, que reste-t-il de ton orgueil ? Tu es terre et tu iras en terre. » Son auteur n'a pu être identifié. La seconde citation se traduit par « Tout animal est triste après le coït/ Sauf le coq qui chante ».

« Invocation synthétique » f11ro

Signé du monogramme H. C., ce sonnet monosyllabique est très probablement l'œuvre de Henry Cros. Plus encore qu'une « invocation », c'est une incantation qui se met en place ici, sans qu'un objectif quelconque soit formulé.

« Causerie » f11vo

Reprenant le motif médiéval de Tristan et Yseult, Charles Cros lui confère une coloration potache en l'intégrant à un dialogue pornographique fort peu typique de l'amour courtois. Dans le Parnasse contemporain de 1869, Niña de Callias, qui deviendra Nina de Villard, avait publié deux sonnets, dont le second, « Tristan et Iseult », faisait dialoguer les amants :

Iseult : Ô timide héros oublieux de ton rang

Vous n'avez pas daigné saluer votre dame !

[…]

Tristan : Je suis le blanc gardien de votre honneur tout blanc.

« Éreintement de Gill » f11vo

Dans ce sonnet monosyllabique, Valade se moque de son ami André Gill. Celui-ci avait été accusé d'avoir activement participé à la Commune et devait alors faire amende honorable : le poème de Valade indique que, en raison de sa brusquerie, on pouvait le qualifier de « braque » (« écervelé, fantasque »).

« Autre causerie » f11vo

Germain Nouveau signe ce sonnet monosyllabique en prolongeant la « Causerie » érotique signée par Charles Cros et en y intégrant un double de ce dernier. Difficile de dire qui est Yonne (une première fois nommée Yionne, au vers 5).

« Souvenir d'une enfance… » f12ro

Le locuteur évoque deux images d'Épinal (des gravures sur bois, très souvent coloriées, de qualité ordinaire) qui ont nourri son imagination d'enfant : l'une représente Napoléon III « terrassant l'Anarchie », c'est-à-dire réprimant tout désordre politique ou social ; l'autre un lion (est-ce celui de la place de la Seigneurie, à Florence, qui pose pacifiquement la patte sur un bouclier orné d'une fleur de lys ?). D'où l'ironie de l'adulte à l'égard de sa naïveté d'antan et la moquerie qui incite Verlaine à imiter les niaises invocations de François Coppée, comme celle qui termine Promenades et Intérieurs (XV) déjà citée : « Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes ! »

« Épilogue » f12ro

Ce titre renvoie au dernier dizain de Promenades et Intérieurs (XXXIX), de François Coppée :

J'écris ces vers ainsi que de simples bluettes,

Pour moi, pour le plaisir ; et ce sont des fleurettes

Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir ?

À François Coppée qui prétend composer une œuvre destinée à des plaisirs sans conséquence, Léon Valade, le faisant parler à la première personne, rappelle ses prises de position politiques et moralisantes : tantôt paternalistes (La Grève des forgerons, en 1869, au théâtre de l'Odéon), tantôt hostiles aux revendications sociales et aux communards, soldats factieux qui, à l'en croire, ont fomenté « L'émeute parricide et folle au drapeau rouge » (Fais ce que dois, pièce en un acte représentée dans le même théâtre le 21 octobre 1871). C'est ainsi que, dans le poème, des références sont socialement ou politiquement marquées, comme celle de la maison Caussinus qui métallise des objets décoratifs pour sa clientèle bourgeoise, ou l'illustrateur Guido Gonin qui a publié « Une mauvaise vision » sur une double page de L'Esprit follet (7 octobre 1871) : sa gravure représente un prolétaire incendiaire dont la bannière, INTERNATIONALE, se transforme en hydre menaçant de ses trois gueules une femme endormie figurant la France.

« Exil » f12ro

Ces six alexandrins peuvent intriguer à la première lecture. Rimbaud les attribue de façon apocryphe à l'empereur déchu Napoléon III, qui s'adresse à son médecin, son « cher [Henri] Conneau ». L'évocation du « vent que les enfants nomment Bari-barou », sur lequel il faudrait « pousser le verrou », laisse deviner une allusion à des flatulences. Le « Petit Ramponneau », auquel Napoléon III semble regretter qu'on se soit plus intéressé qu'à son « oncle vainqueur », rappelle le marchand de vin Jean Ramponneau, immortalisé par Louis Sébastien Mercier (Tableau de Paris) et par une chanson antibourgeoise que Victor Hugo place dans la bouche de Gavroche (« Je fais la chansonnette,/ Faites le rigodon,/ Ramponneau, Ramponnette, don !/ Ramponneau, Ramponnette ! »). La rue Ramponneau, dans le quartier de Belleville, fut le dernier bastion défendu par les communards, lors de la Semaine sanglante.

« J'entre dans l'antre… » f12ro

Cette notule signée par l'inconnu J. M. témoigne du délitement du Cercle, trop désordonné pour maintenir un horaire de réunions strict.

« L'Angelot maudit » f12vo

Ce poème tourne en dérision Louis Ratisbonne, que Rimbaud égratigne indirectement dans « Jeune goinfre » et qui sera parodié à deux reprises par Raoul Ponchon (« La grande sœur pissait… », et « Un monsieur, une madame et un bébé »). Outre le rire scatologique inhérent aux mésaventures de cet « Angelot » malade d'avoir consommé trop de « jujube » laxative, on peut deviner une pique visant Verlaine : le quatrième vers rappelle la clausule de « L'heure du berger » dans les Poëmessaturniens (« Blanche, Vénus émerge et c'est la nuit »). Il contient également une évocation de la rue Blanche, où Verlaine avait étudié au collège Chaptal. L'Angelot malade serait-il un avatar du « Jeune goinfre » ?

« Les soirs d'été, sous l'œil ardent… » f13ro

Le « kiosque mi-pierre étroit » où s'« égare » le locuteur, est l'un des urinoirs publics en forme de colonne sur la paroi desquels on exposait des réclames (ici, le chocolat Ibled). Ces lieux étaient propices aux rencontres homosexuelles, ce que laisse entendre le vers 5 : « Suceurs du brûle-gueule ou baiseurs du cigare ». Dans ce dizain remarquable, Rimbaud évoque en une phrase unique tout un ensemble d'informations, de sensations, de réflexions : un décor, des acteurs, la rumeur d'une ville, les rêveries d'un usager qui associe les soirées de l'été et leur montée de sève aux froideurs à venir.

« Mais enfin… » et « Bouts-rimés » textes amputés, f13ro et vo

Le feuillet 13 a été déchiré, laissant incomplet, au recto, ce qui s'apparente à un nouveau dizain à la manière de Coppée imaginé par Rimbaud ; au verso, un sonnet ponctué par le monogramme du même Rimbaud.

« Néant d'après-soupée » f13vo

Ce sonnet de Léon Valade a été publié par Charles Cros dans la Revue du Monde nouveau en 1874, sous le titre « Suicide du soupeur blasé ». Une anecdote relatée par Émile Blémont, dans une interview publiée en 1924 et citée par Pascal Pia, permet d'expliquer la caricature qui accompagne le sonnet. Quand Verlaine croisait Valade, il lui répétait inlassablement la même boutade : « Ôte donc ta barbe, sacré farceur ! » Les deux hommes en riaient, et s'amusaient ensuite à imiter le mugissement du bœuf.

« Aux livres de chevet… » f15ro

Dans ce poème de Rimbaud, les livres de chevet que le locuteur envisage d'assembler pour ses vieux jours forment une liste composite : Oberman (1804) de Senancour, roman sous forme de lettres qu'envoie le héros, est empli de considérations mélancoliques ; Mémoires inédits sur le XVIIIe siècle et sur la Révolution (10 volumes, 1825) de Mme de Genlis, éducatrice et disciple de Rousseau, rapporte de nombreuses anecdotes piquantes ou scandaleuses ; Ver-Vert ou les Voyages du perroquet de la Visitation de Nevers (1734), conte en vers de Jean-Baptiste Gresset, a pour héros un perroquet qui révèle les mœurs des couvents ; Le Lutrin (1636) de Boileau, « poème héroï-comique », relate une querelle bouffonne à la Sainte-Chapelle. Mais un ouvrage, mentionné à deux reprises (v. 5 et 10), occupe une position particulière. Présenté comme un précieux « cordial », il traite de la vie du couple : Traité de l'État du mariage ou Tableau de l'amour conjugal de Nicolas Venette (Venetti, en italien) comprend deux grandes sections : dans la première sont présentées les « parties de l'homme et de la femme qui servent à la génération » ; dans la seconde, l'auteur passe aux recommandations : « Éloge de la virginité », « Éloge du mariage » ou encore « Devoir des mariés ». Bien que cet ouvrage ait été souvent réédité (avec des planches anatomiques), il est considéré comme « rempli d'erreurs » et « indigne de figurer dans la bibliothèque d'un médecin », par le Grand Dictionnaire encyclopédique de P. Larousse (t. XV, 1876).

« Un monsieur, une madame et un bébé » f15ro

Raoul Ponchon raille une nouvelle fois le fabuliste Louis Ratisbonne dans ce texte qui détourne « La Pudeur de Lise », publié dans Les Petites Femmes (1872). Le texte original met en scène une fillette sermonnée pour s'être présentée en chemise, et qui la retire pour éviter une nouvelle remontrance. La morale est la suivante : « Chez la femme, dit-on, la pudeur est innée./ Je le crois ; mais on peut avouer sans détour/ Qu'il lui faut, pour fleurir, plus d'une matinée./ Sainte Innocence est seule entière au premier jour ! »

« L'Orgue » f15vo

Ce huitain signé Verlaine est en réalité l'œuvre de Valade. Il prend pour sujet l'ambivalence d'un orgue, capable d'alterner développements sombres et mielleux : le texte fait écho au poème « Jésuitisme » des Poëmes saturniens de Verlaine (1866), qui mettait en scène le personnage de Tartuffe. Le dernier vers est une citation de la pièce de Molière (acte IV, scène 5), où l'hypocrite propose ce remède à Elvire, prise d'une quinte de toux.

« Sur Les Fleurs du mal » f16vo

Recueilli dans les Épigrammes de Verlaine (1894), ce quatrain constitue, par l'éloge explicite qu'il contient, une petite exception. Signé en toutes lettres par son auteur (contrairement à « La Mort des cochons », sous lequel ne figure que son monogramme et celui de Valade), il paraît destiné à racheter une forme de profanation qui n'est assumée qu'à moitié.

« Sonnet » f15vo

Attribué de façon apocryphe à Musset, ce sonnet de Germain Nouveau est pourvu d'une épigraphe empruntée à Rolla : « Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire/ Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? » Le texte est en net décalage avec ceux de la première période zutique : Germain Nouveau parodie un auteur dont les membres du Cercle n'avaient aucune raison de se moquer.

Fac-similé f16ro ( caricatures )

Les trois dessins qui ornent ce feuillet sont accompagnés de légendes. À droite du personnage sur lequel est indiqué le nom Valade, on lit « De peur qu'on ne s'égare/ Cecy est ung cigarre » ; à droite du personnage coiffé d'un chapeau : « On diroit don Quixote/ Qui rote » ; en bas à gauche, sous le personnage : « Nuage » ; en bas à droite, enfin : « J'ai l'air ici,/ Si/ Je ne m'abuse,/ Buse ». Le personnage de gauche peut être identifié à Valade ; celui du centre, décapité et perché sur des échasses, est vêtu d'une jupette : celle des cantinières auxquelles les Zutistes associaient souvent Cabaner ? Le troisième larron, enfin, pourrait être Émile Blémont, qui avait fondé avec Jean Aicard La Renaissance littéraire et artistique, dans laquelle quatre sonnets de Valade sur don Quichotte avaient été publiés en 1872. La caricature affectionne ce genre de clin d'œil, qui fait sens en contexte.

« Dans les douces tiédeurs… » f17ro

Ce poème de Charles Cros est repris dans Dixains réalistes (XXVI), puis dans la deuxième édition du Coffret de santal (section « Grains de sel »,1879), sous le titre « Cœur simple ». En dépit d'une clausule qui parodie, une fois encore, François Coppée, (« Ma mère, sois bénie, entre toutes les femmes ! », Promenades et Intérieurs ; voir aussi Dixains réalistes, VI), le poème traite un sujet jusqu'alors jamais abordé : l'atmosphère particulière d'un lieu réservé aux femmes qui viennent d'accoucher, et les diverses sensations qui s'y trouvent associées (moiteurs, bruits, senteurs, couleurs).

« Conseils à une petite moumouche » f17ro

Ces vers sont de Camille Pelletan, qui les attribue par dérision à Albert Millaud. Ce dernier collaborait au Figaro, dont le directeur, Hippolyte de Villemessant (1810-1879), est la véritable cible du poème : même la mouche scatophage doit fuir son haleine puante.

« Il ne faut jamais oublier qu'il y a neuf chœurs d'anges… » f18ro

Antoine Cros recopie sur ce feuillet trois hiérarchies célestes inspirées de Denys l'Aréopagite. Ce témoignage d'érudition théologique est peut-être inspiré par « L'Angelot maudit » de Rimbaud (f12vo) ou par le fait qu'un quatrain de Verlaine assimile Baudelaire à un « marquis de Sade discret/ Qui saurait la langue des anges » ? (f16vo).

« Fêtes galantes » f18vo

Parodiant le « Clair de lune » qui ouvre les Fêtes galantes (1869), Germain Nouveau dépoétise le carnaval amoureux imaginé par Verlaine. C'est ce qu'indique, dès le premier vers, la référence au « Colbert à deux louis », c'est-à-dire à un bordel pour gens aisés, situé autrefois au 8, rue Colbert (proche de la Bibliothèque nationale). La référence justifie que les « jets d'eau » du poème de Verlaine se changent ici en « jet des pines ».

« Fleur de bohême et de candeur » f18vo

Nouvelle raillerie à l'égard de Mérat, ce poème de Valade pastiche « Le Dernier Omnibus » (texte de la section « Fleurs de bohème » des Chimères, 1866). Dépeint ailleurs sous les traits d'un pingre et d'un puritain, Mérat est ici présenté par son ami comme un cocu candide : au-delà de l'argument du poème et de son titre, la moquerie réside dans la composition, Valade s'amusant à faire rimer le terme rare clepsydre, remis à l'honneur par Baudelaire et désignant un procédé horloger antique, avec le prosaïque cidre.

« Le sous-Chef est absent… » f19ro

Ce dizain sans titre signé François Coppée figure déjà dans une lettre que Verlaine envoie à Valade le 14 juillet 1871. Le texte se termine ici par un astérisque renvoyant à la page 23, sur laquelle on trouve un autre poème également joint à cette lettre (le dizain « Bien souvent dédaigneux… »). Celui-ci est accompagné d'une caricature de Coppée occupé à lire le journal et à boire, profitant du fait que « le sous-Chef est absent du bureau », et indiquant « pour l'illustration, voir page 19 ». Paul Verlaine, Léon Valade, François Coppée ont été de modestes employés (« expéditionnaires » chargés de la copie des actes officiels) : les deux premiers à l'Hôtel de Ville, le troisième au ministère de la Guerre. Mais alors que le narrateur de François Coppée se plaît à évoquer ses sorties dans les faubourgs ou la banlieue, celui de Verlaine (comme celui de Maurice Rollinat, dans Dixains réalistes, XLIII) évoque ses journées d'employé au bureau où il est placé sous la coupe d'un supérieur tyrannique.

Fac-similé de la caricature de Mérat f19ro

Caricaturé sous l'énoncé « Il ne faut pas que Verlaine prenne de haschisch ! » qui lui est attribué et qui s'échappe d'un phylactère de fumée formé par une pipe, Albert Mérat est une nouvelle fois placé en porte à faux avec les adeptes du Cercle au sein duquel toute forme d'ivresse est célébrée.

« Intérieur (d'omnibus) » f19ro

Dans les villes, les transports en commun sont des véhicules tirés par des chevaux (voir « État de siège ? » de Rimbaud, et le « dixain réaliste » XLV d'Hector L'Estraz). Ici, Raoul Ponchon fait à deux reprises référence aux œuvres de François Coppée : dans le titre de son dizain (allusion à Promenades et Intérieurs), et à travers la mention de sa pièce en vers et en un acte représentée au théâtre de l'Odéon le 11 septembre 1872, Le Rendez-vous (relation d'une idylle qui n'a pas lieu, entre un artiste peintre et une comtesse). Mais l'intérêt des voyageurs, qui sont tous des hommes, se concentre sur le sein qu'une nourrice dénude pour donner la tétée à un enfant. La scène donne lieu à des comptabilités farfelues : elles portent d'abord sur le nombre de places libres dans l'omnibus, puis sur celui des regards qui se tournent vers la femme, enfin sur les économies que peut faire celui qui perd la vie avant d'avoir à gratifier ses semblables d'« étrennes », à l'occasion des prochaines fêtes de fin d'année.

« Fable » f19ro (p. 102) ; f 20o inexistant

Raoul Ponchon signe cette imitation du fabuliste Pierre Lachambeaudie (1806-1872). Occasion pour le parodiste de reprendre deux blagues musicales : d'une part, celle du « clavier à chats » (invention improbable, où des chats remplacent les cordes du piano traditionnel, les marteaux activés par les touches écrasant leurs queues et provoquant leurs cris) ; d'autre part, celle d'un impôt sur le piano, qui aurait permis d'éviter les aspirants musiciens sans talent et de soulager les oreilles de leurs voisins. Le « o muthos dèloi oti » annonçait la morale des fables d'Ésope et signifie « Cette fable montre que… ».

« Sonnet de la langue » f21ro

Moins célèbre que le « Sonnet du trou du cul », ce « Sonnet de la langue » composé par Germain Nouveau se donne à lire en complément virtuose de la parodie de L'Idole ourdie par Rimbaud et Verlaine. Dès l'incipit, l'évocation de la couleur « rose » fait écho à la pratique de la « feuille de rose », et rappelle le « bijou rose et noir » que Baudelaire célébrait dans « Lola de Valence » (Les Épaves, 1866).

« Les Trois Sœurs » f21vo

De la main du seul Charles Cros, qui ajoute le monogramme de Léon Valade au sien, ce poème aux allures de chansonnette est rythmé d'anaphores et de triolets. Ses trois héroïnes de mœurs légères, conformes au stéréotype des « belles juives », hantent le café d'Harcourt, situé boulevard Saint-Michel (non loin de l'Hôtel des Étrangers), en attendant d'éventuels clients. La dernière « charmante » est baptisée Héloise, au premier vers du troisième triolet, pour rimer « à l'œil » avec noise et grivoise.

« À Léon Valade » f21vo

Premier des deux poèmes dédiés à Valade par Paul Bourget, ce texte a été collé dans le manuscrit. La scène de café qu'il décrit rassemble moins les Zutistes première manière que le groupe des Vivants, occupé à débattre au sujet de Verlaine, absent de la scène, sous le regard triste de Mérat.

« Intérieur » f22ro

Les pieds que les clientes dénudent provoquent une intimité qu'ont relevée les humoristes : le héros d'un monologue de Mac Nab, « Plus de cors ! », raconte comment sa femme a disparu après avoir voulu acheter de la pommade Galopeau, destinée à soigner les durillons. La scène que décrit Léon Valade est composée à la manière d'un tableau galant : le pédicure s'est agenouillé devant une patiente dont « la pudeur ingénue » peut transformer le moment de soins en épisode de séduction.

« Hypotyposes saturniennes » f22ro

Après avoir repris certains de ses vers pour forger « Vieux de la vieille ! », Rimbaud opère ici un « collage » à partir d'emprunts à l'œuvre de Louis Belmontet. L'« hypotypose », qui donne son titre au poème, est une figure de style consistant à donner une description vive d'une scène, telle que le lecteur puisse croire qu'elle se déroule sous ses yeux. L'association du terme à l'adjectif saturnien (qui définissait le premier recueil de Verlaine, publié en 1866) contrecarre d'emblée cet effet de réel. Elle annonce un catalogue de platitudes conclu par une signature apocryphe désignant ironiquement le poète comme l'« Archétype Parnassien ». Sous ce florilège, un Zutiste a ajouté « Assez », écœuré par cette poésie aussi grandiloquente que plate.

« Sur Bouchor » f22vo

Ce sonnet monosyllabique de Germain Nouveau est dédié à Maurice Bouchor, dont on ne trouve guère de contribution dans l'Album. Né en 1855, celui-ci, surnommé « Bouche d'or » par référence à Jean Chrysostome (docteur de l'Église, 349-407), réputé pour son éloquence, fut pour les Vivants le jeune prodige atypique que Rimbaud était aux yeux des Zutistes.

« Garçon de café » f22vo et « Bien souvent dédaigneux… » f23ro

Le monogramme P. N. évoque « P. Néouvielle », pseudonyme par lequel Germain Nouveau signe les premiers vers qu'il donne à la Renaissance littéraire et artistique, en 1872. Dans ces deux dizains consacrés à des « types parisiens » (le garçon de café, la servante qui a en charge un « ménage » et fait « danser le panier », c'est-à-dire majore les prix pour empocher la différence), le locuteur adopte chaque fois leur point de vue : vers 5 à 9 pour le dizain de Germain Nouveau ; vers 5 à 10 pour celui de Verlaine. Le premier pastiche François Coppée par une clausule « personnelle » (« J'ai regret de porter du drap noir tous les jours », Promenades et Intérieurs, VI, v. 10). Le second se plaît à reproduire l'adverbe itératif « souvent » (v. 1, 3 et 6) qu'affectionne François Coppée : « Un rêve de bonheur qui souvent m'accompagne » (ibid., VII, v. 1) ; « Près du rail où souvent passe comme un éclair » (ibid., XXXV, v. 1) ; « Je penserai souvent aux pauvres sourds-muets » (ibid., XXXVII, v. 10).

« Jamais personne… » f23ro

Ces quelques vers témoignent de la déception de Valade de ne trouver personne au lieu de réunion. Ils jouent sur l'ambiguïté de la référence mythologique : si celle-ci peut se comprendre comme une simple déification ironique du doyen du Cercle, elle fait surtout allusion à l'homophilie de Cabaner. Texte et image se complètent idéalement car, sur la caricature, Cabaner (qu'on reconnaît au piano qui l'accompagne) est représenté en ersatz de Priape s'adonnant à une auto-fellation.

« À Paris, que fais-tu, poète… » f23vo et f24ro

Composée par Ernest Cabaner, cette chanson sans titre, en sept couplets entrecoupés d'un refrain de deux vers, parodie une romance de Louis Magne et Alexandre Guérin intitulée J'attends. Celle-ci commençait de la façon suivante : « Que fais-tu là, pauvre poète/ Dans tes quatre murs enfermé ?/ Ton âme rêveuse inquiète/ N'a donc plus soif d'air parfumé !/ Le premier bourgeon va sourire/ Au premier souffle du printemps./ Que fais-tu là quand tout respire,/ J'attends ! J'attends ! J'attends ! » La parodie de Cabaner est dédiée à Rimbaud, « De Charleville s'arrivé », que les six premiers couplets invitent à regagner sa campagne pour éviter à sa mère de mourir de chagrin. Le septième couplet modifie toutefois la donne et un refrain différent conclut la chanson, dans lesquels Cabaner offre son amitié et son lit au cadet du groupe.

« Les Remembrances du vieillard idiot » f25ro

Le texte est à mettre en relation avec Remembrances de Verlaine, recopié au verso du feuillet 4. Rimbaud mime une confession en évoquant différentes craintes et autres dysfonctionnements sexuels d'une famille bourgeoise, parmi lesquels l'inceste. Un envoi injonctif, « – et tirons-nous la queue ! », balaie toutefois la pénitence et suppose que le locuteur ne se privera pas de recommencer ses agissements. Ce texte illustre un univers bourgeois vicié, rongé, en apparence, par le remords quoique demeuré profondément hypocrite.

« Ressouvenir » f25vo

En toute ironie, le locuteur se remémore les fêtes qui ont marqué à Paris la naissance du fils de Napoléon III, le 16 mars 1856. La première moitié du dizain rappelle les décorations festives, au nombre desquelles les immenses N qui célèbrent la famille impériale ; la seconde moitié, la cohue où se mêlent les gens du peuple et les bourgeois. Dans les deux derniers vers apparaissent l'empereur tout de noir vêtu et son épouse, la comtesse Eugénie de Montijo, née à Grenade, mère de Louis, prince impérial. Les « chants d'ouvriers anciens dans les gargotes » évoquent les « goguettes » : afin de contourner la loi Le Chapelier (interdisant, depuis 1791, les associations professionnelles de plus de vingt membres), de nombreux ouvriers se retrouvaient dans l'arrière-salle des cafés pour chanter ensemble, mais aussi pour envisager des moyens de tenir tête au pouvoir en place. Connues de tous, les « goguettes » furent interdites par Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 : en évoquant leur existence cinq ans plus tard, « Cette année où naquit le prince impérial », Rimbaud sous-entend à la fois l'incapacité où était l'empereur d'interdire ces rassemblements et la nécessité de maintenir ces espaces de résistance.

« Bouillons-Duval » f26ro

Les restaurants nommés « Bouillons Duval » se sont ouverts à Paris à la fin du Second Empire (voir aussi le « dixain réaliste » XXXVI). Antérieurs aux Bouillons Chartier (1896), ils étaient de bonne qualité pour une consommation courante. Les employés y portaient des tenues noires et des tabliers blancs. Dans ce dizain de Verlaine, celui qui assure l'accueil tend un menu au client qui imagine à son propos tout un roman.

« Il la battait sans fiel… » f26vo

Les deux premiers vers de ce dizain posent le thème de la femme battue, victime complice des sévices que lui inflige son compagnon. Les huit vers suivants décrivent sur le mode obscène le déroulement de cette relation. André Gill, poète fécond, exploite le thème en maître du portrait-charge, sur un ton plus cynique que celui adopté par Coppée dans « Le Père » (« Il rentrait toujours ivre et battait sa maîtresse… », Poèmes modernes, 1869).

« Donc, le monde élégant de Paris… » f27ro

Dénué de titre, ce sonnet, attribué de façon satirique à Leconte de Lisle, serait l'œuvre tardive de Paul Bourget. Il évoque un fait divers qui, en 1872, avait marqué les esprits parisiens, à savoir l'affaire Cora Pearl, demi-mondaine qui avait poussé au suicide le fils du propriétaire des Bouillons Duval. Ayant manqué sa tentative, celui-ci récoltait les moqueries de la capitale.

« Le Café-concert des Gougnottes » f27vo et f28ro

D'abord attribué à Paul Bourget, qui a pris soin de barrer son nom en le faisant suivre de la mention nonfecit, ce texte est de Jean Richepin. Faisant alterner chanson et monologue en argot, il dépeint avec verve l'ambiance d'un café-concert imaginaire (celui des « Gougnottes », c'est-à-dire des lesbiennes) et dépeuplé. Comme souvent dans l'Album, cette contribution est l'occasion d'une série d'allusions à des figures et lieux bien connus de la capitale : L'Eldorado, qui « est rien » en comparaison de l'établissement décrit, est la plus ancienne et la plus grande salle de café-concert de la capitale ; « C'Capouil qui fait d'la sentimence » est un clin d'œil à Capoul, l'un des plus fameux artistes d'opéra-comique du Second Empire ; « Barthelemy Hilaire », enfin, renvoie à Barthélemy Saint-Hilaire, professeur de philosophie grecque et latine qui siégeait à l'Assemblée nationale. Dans le couplet qui suit le refrain inaugural, l'évocation du « pianisse », qui « est Espagnol et rote », peut rappeler la légende accompagnant une caricature du recto du feuillet 15 : « On diroit don Quixote/ Qui rote ». Le commentaire potache de Paul Bourget insiste sur le fait que les vers de Richepin qui lui ont été attribués ne sont pas de sa plume. La lourdeur délibérée des rimes (« bons »/ « jambons » ; « pense »/ « panse ») se construit en écho à cet « Art malade » que récuse le poète.

« Les Mobiles de la Seine » f28vo

Composée par Raoul Ponchon, cette chanson de soldat évoque le siège de 1870 en insistant sur l'opposition entre Bismarck et Trochu. Si elle est incomplète dans l'Album, on sait que son dernier couplet, plus réfractaire, était le suivant :

  Quand pareill' chos' se r'présent'ra

  Et que Trochu r'gouvernera,

  Si tu crois qu'on obéira,

  Regarde un peu comment j'me mouche.

  Depuis Trochu, le gouverneur,

  Jusqu'à Ducrot, ce vieux farceur,

  Qui d'vait r'venir mort ou vainqueur,

  Tout ça n'vaut pas la merd' d'un' mouche.

« Fable » f29ro

Ce quatrain aux allures de fable a été attribué à Pierre Elzéar de façon apocryphe, sans doute par Paul Bourget. La mention non fecit a été apposée à la suite de la fausse signature, pour répondre à la demande du parodié qui « n'aime pas ces facéties ». Elzéar (1849-1916) était proche des Vivants et figure sur le Coin de table de Fantin-Latour (1872).

« À manger sans excès… » et « Offrant au Christ… » f29ro

Valade détourne le vers bien connu du Cid de Corneille, « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire », faisant écho aux sentences parodiant Molière et Proudhon couchées au verso du feuillet 6. Les cinq vers traversant le feuillet et recouvrant partiellement la fausse signature de Corneille sont, eux, de Verlaine, qui les attribue par dérision à Félix Dupanloup (1802-1878). Conservateur clérical, ciblé par les caricaturistes, ce dernier était évêque d'Orléans, ville célèbre pour son vinaigre (ce « vin sûr qui s'aigrit »). Le dernier vers se ponctue par un calembour pesant sur calice (con – liche, de l'argot licher, « boire »).

« À Léon Valade » f29vo

Ces deux triolets dédiés à Valade sont de la main de Paul Bourget, qui décrit son ami comme un rimeur forcené et compulsif.

« Quatrain dans le goût de Pibrac » f29vo

L'auteur du quatrain serait Paul Bourget, à en croire Pascal Pia. L'écriture diffère pourtant de ses autres contributions. Le texte prétend s'inspirer de Guy du Faur, seigneur de Pibrac (1529-1584). Ce dernier fut bien l'auteur de Quatrains, notamment publiés par Lemerre en 1874 et parodiés par Pierre Louÿs (Pybrac, publication posthume en 1927), dont l'héritage est ici ignoré. Ce pastiche place dans la bouche d'un « bonapartiste excellent » les deux hexasyllabes « Honneur à la plus belle,/ Et gloire au plus vaillant » (ici rassemblés en un alexandrin), extraits de la chanson Partant pour la Syrie ou le beau Dunois qui était le second hymne national du Second Empire.

« Vla l'hiver »

On ne dispose pas du fac-similé de ce poème de Raoul Ponchon, qui clôt l'Album. Anticipant La Chanson des gueux (1876) de Jean Richepin et Les Soliloques du pauvre (1897) de Jehan Rictus, ces vers entonnent la rengaine du pauvre poète victime des conditions climatiques, à laquelle Rutebeuf avait donné ses lettres de noblesse au XIIIe siècle avec « La Griesche d'hiver ». Les deux derniers vers du sixième quatrain évoquent par dérision les « buvettes » dans lesquelles le locuteur concocte son absinthe : il s'agit de fontaines à boire qui avaient été installées en 1872 dans Paris à l'instigation d'un philanthrope britannique, le baronnet Richard Wallace.

II. Dixains réalistes

I

En ouverture du recueil, ce « tableau » aux couleurs vives s'achève par une référence aux « dessins de moire » (dessins ondoyants et irisés).

II

Il se peut que ce « marchand de verres pour éclipse » soit un mauvais garçon car les petits métiers servaient de « couvertures » aux trafiquants et souteneurs qui utilisaient les carrières de Montmartre comme lieu de rencontres (on y extrayait encore le gypse et le plâtre et on y a également fusillé des prisonniers pendant la Commune). Ces carrières ont été souvent représentées dans les gravures et tableaux de la fin du XIXe siècle, notamment par Van Gogh. En tout cas, ce marchand occasionnel, qui sera bientôt père, a le souci de sa famille.

III

Repris dans Le Coffret de santal, sous le titre « Noceur ». L'épisode relate la traversée d'une ville avant le petit matin. Rentrant chez lui, le locuteur passe par le quartier des Halles et découvre une multitude au travail.

IV

Le café La Source était situé boulevard Saint-Michel. À son côté, un orthopédiste a inscrit en guise de « réclame » un quatrain pompeux : il invoque Vulcain, le forgeron de la mythologie, que Zeus a estropié par vengeance. Le dizain X que François Coppée avait publié dans Le Parnasse contemporain (1869), mais qu'il n'a pas repris par la suite, déplorait l'usage de la mythologie par la réclame marchande :

Pourquoi faut-il enfin qu'un impur bandagiste

Donne à l'Hercule antique un infâme soutien,

Des bas Leperdriel à Phœbus Pythien,

Et, contre la beauté tournant sa rage impie,

Pose un vésicatoire à Vénus accroupie ?

(v. 6-10)

V

Parmi les petits commerces de la ville, celui d'une marchande : elle vend des tranches de pommes de terre, qu'elle rissole dans son échoppe.

VI

Ce dixain décrit, avec un certain pathos, une scène de mendicité. Mais le dernier vers, nettement parodique, tourne en dérision la sentimentalité dans laquelle se complaît François Coppée, lorsqu'il évoque les humbles ou les gens ordinaires. (« Ma mère, sois bénie, entre toutes les femmes ! », Promenades et Intérieurs, XIV).

VII

Ce tableau évoque le début de la vie nocturne sur les boulevards de Paris, avec leurs badauds, leurs amateurs de théâtre, leurs marchands et leurs inévitables « promeneuses ».

VIII

Deux types d'enfance sont ici confrontés : celui des « gamins du faubourg » populaire et celui d'un pauvre vendeur de jouets, qui doit déjà gagner sa vie.

IX

Un grand bazar tenu par une propriétaire juive propose divers produits de maquillage bon marché – poudre de riz, fards ou parfums – à des clientes. Parmi elles, une débutante démunie (« La maigre commençante »), qui s'en ira chercher fortune au hasard des rencontres.

X

Au XIXe siècle, le fiacre est l'un des lieux discrets que recherchent les amoureux. Avec la complicité du cocher, une fois tirés les rideaux de la portière, ils n'ont qu'à « déclarer » non pas leur identité aux douaniers des portes de Paris, mais leur flamme pour s'abandonner à leur passion (voir Flaubert, Madame Bovary, troisième partie, chap. I, ainsi que l'épisode, plus anodin, de L'Éducation sentimentale, deuxième partie, chap. IV).

XI

Comme le précédent, ce dixain est signé Nina de Villard. Il se déroule dans un cadre bucolique et se termine sur un clin d'œil galant.

XII

Repris dans Le Coffret de santal, sous le titre « Croquis de dos », ce qui en suggère le sens. Le « dos » (« dos vert », c'est-à-dire « maquereau ») est un souteneur, comme le laisse entendre ici sa tenue : foulard et rouflaquettes (des mèches en forme d'accroche-cœur disposées sur les tempes). Au garçon de café, il commande un café alcoolisé dans un « mazagran » (un verre à pied de porcelaine épaisse), assuré que sa compagne lui apportera des revenus complémentaires, à la condition qu'elle ne perde pas son temps en flâneries.

XIII

Dans Le Coffret de santal, ce dizain sera intitulé « Songe d'été ». Les adversaires des écrivains et artistes réalistes puis naturalistes ont souvent dénoncé leur goût des scènes, des paysages, des personnages que marque la dégradation : types sociaux déclassés, quartiers pauvres, zones périphériques à l'abandon. Zola avait déjà noté dans La Confession de Claude : « Je ne sais rien de plus morne ni de plus lamentable que ces terrains vagues qui entourent les grandes cités. » À partir du cinquième vers du dixain, le narrateur renchérit sur le refus de toute idéalisation « romantique », en accumulant les caractéristiques sordides d'une banlieue nord, maraîchère à l'époque. Le dernier vers a cependant valeur de clin d'œil, si l'on se rappelle les promenades qu'affectionne François Coppée : « C'est vrai, j'aime Paris d'une amitié malsaine » (Promenades et Intérieurs, II) ; « J'adore la banlieue avec ses champs en friche/ Et ses vieux murs lépreux… » (ibid., IV).

XIV

Dans Le Coffret de santal, ce dixain sera intitulé « Pituite ». Ce terme médical désigne l'écoulement de mucosités et de glaires que provoque la gastrite alcoolique. Las des « oaristys » – ces soirées galantes souvent « arrosées » qu'on passe entre amis –, le locuteur rêve d'un foyer et d'une vie ordinaires, rompant avec les aventures dans les chambres d'hôtel ou les fiacres aux rideaux baissés (voir le dixain X). François Coppée avait fait l'éloge de ce train-train conjugal sur lequel Charles Cros ironise plaisamment :

Ceux-là seuls ont raison qui, dans ce monde-ci,

Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi

Les douces voluptés que l'habitude engendre.

« Petits bourgeois » (Les Humbles).

XV

Dans Le Coffret de santal, ce dixain sera intitulé « Résipiscence ». Ce terme du vocabulaire religieux désigne la reconnaissance d'une faute, accompagnée du désir d'amendement. Par sa nostalgie teintée d'ironie, ce dixain s'apparente à celui qui le précède.

XVI

Dans Le Coffret de santal, ce dixain sera intitulé « Morale ». Il présente, sous forme d'inventaire, un éloge de la « précieuse médiocrité » (aurea mediocritas) jadis célébrée par Horace (Odes, VII, livre 2). Les verbes à l'infinitif évoquent une vie rangée que François Coppée a lui aussi souvent prônée. Par leur égrenage, Charles Cros semble imiter « Simple ambition » des Humbles (1872), poème en quatrains d'octosyllabes dans lequel Coppée évoque un professeur de violon dont la joie consiste à rencontrer régulièrement sa jeune élève : « Être un modeste croque-notes […]/ Avoir quelque part un vieux maître ;/ Aimer sa fille, et chaque soir/ Brosser son vieil habit », etc.

XVII

À la manière du dixain III de ce recueil, celui-ci relate le retour de noceurs au petit matin : les trois « débauchés » venus de Montmartre sont vêtus d'« ulsters garnis de martre », c'est-à-dire d'amples pardessus à la mode britannique. Ils se moquent de la vie bourgeoise, fredonnent un refrain « obscène » qu'ils ont entendu dans une salle du boulevard (le théâtre des Nouveautés, boulevard Saint-Martin, devenu Délassements-Comiques en 1872) et ils narguent un prêtre de rencontre. Celui-ci les absout (Pax vobiscum : « Que la paix soit avec vous ») comme celui que François Coppée a mis en scène dans « La Bénédiction » qui termine ses Poèmes modernes : on y voit un prêtre faire face au soldat qui pointe sur lui son fusil, puis le bénir avant de tomber mort, « ayant achevé sa prière ».

XVIII

Le dôme de l'hôtel des Invalides, qui a été consacré aux grands blessés de guerre, recouvre le tombeau de Napoléon Ier. Celui-ci fut le « grand Hômme » d'un vieux soldat mutilé qui, jusqu'à sa disparition, lui a voué un culte aveugle (voir aussi François Coppée, Promenades et Intérieurs, XXXIX : « Malgré ses soixante ans, le joyeux invalide/ Sur sa jambe de bois est encore solide »).

XIX

Le promeneur de ce poème qui rappelle le dixain II de Promenades et Intérieurs de François Coppée (« Je regarde, j'admire, et sens avec bonheur/ Que j'ai gardé la foi naïve du flâneur ») évoque tour à tour les « réclames » qui ornent les murs, les boutiques et les colonnes-affiches de Paris : « La Redingote grise » (maison de confection, rue de Rivoli), le pédicure Galopeau (boulevard de Strasbourg), le chapelier Al. Hérissé (boulevard de Sébastopol) – ces maisons ont déjà été mentionnées par Rimbaud dans « Paris » (Album zutique, p. 65) –, une affiche de J. Chéret (« Tziganes », au musée Grévin), sur laquelle figurent de nombreux violonistes ; ou encore Bornibus, fabricant de moutarde auquel est ici appliquée la proclamation d'une enseigne (« Au Pont Neuf ») qui voulait se distinguer de « La belle Jardinière » : « la Maison n'est pas au coin du Bois ». Quant au dernier vers (« Et je ne conçois pas le désir d'être riche »), il fait écho à la vie banale dont François Coppée n'a cessé de se faire le chantre, comme par exemple, dans « Petits Bourgeois » (Les Humbles, 1872) :

Je n'ai jamais compris l'ambition. Je pense

Que l'homme simple trouve en lui sa récompense

[…]

Sans que mon cœur de luxe ou de gloire s'affame. 

XX

On ne sait pourquoi l'achat d'un canapé-lit Leroux, tapissier du boulevard Sébastopol, rend triste le locuteur : est-ce le souvenir de la chanson intitulée « Le Baptême du p'tit ébéniste » ? Destinée à la corporation des menuisiers et entonnée à l'occasion d'une naissance, elle évoque tour à tour Béranger, Napoléon et le drapeau français : « Que j'aime à voir autour de cette table,/ Des scieurs de long, des ébénisses,/Des entrepreneurs de bâtisses,/ Que c'est comme un bouquet de fleurs. » Un des couplets de cette chanson, composée par Charles Plantade vers 1850, a été reproduit par Gérard de Nerval dans Les Nuits d'octobre (chap. IX, « La Goguette »). À la fin du XIXe siècle, elle est toujours en vogue. Faut-il croire que le locuteur se fait du souci pour l'enfant à venir ?

XXI

La Russie était une terre d'élection pour les femmes entretenues. Voir Murger, Scènes de la vie de bohème : « Si je n'avais pas si peur des engelures, j'irais à Saint-Pétersbourg. – Comment ! tu n'as pas encore trente ans et tu songes à te faire ta Russie ? » (chap. XVII, « La toilette des Grâces »). Ce dixain rapporte les souvenirs d'une fille qui fume le breva (un cigare aplati de grande réputation) et qui rappelle avoir retrouvé dans l'une de ses poches (« ma profonde ») « un petit bordeaux » (cigare bon marché) qui lui a rappelé le pays – peut-être aussi le « bordeau » (bordel) qui lui est associé.

XXII

Le marronnier en fleur est un « motif » ici traité dans sa généralité puis ses particularités par un œil de peintre (voir le Répertoire, p. 233). Ce dixain de célébration, comme les dithyrambes des Anciens, se distingue de tous les autres : d'une part, son développement poétique est résolument traditionnel ; d'autre part, il représente une exception unique dans le recueil car il refuse la succession des rimes plates : une seule disposition de ce type (v. 5-6) est précédée puis suivie d'un quatrain aux rimes embrassées (v. 1-4 et 7-10).

XXIII

Comme dans la pièce qui suit, également due à Nina de Villard, se croisent ici deux destinées : celle d'un petit employé des Postes voué à l'anonymat d'une vie ordinaire et celle d'inconnus qui se sont fait un nom.

XXIV

La grande ville « moderne » est l'occasion d'innombrables rencontres entre inconnus dont les appartenances sont les plus diverses. Ici, le narrateur, qui collabore à un journal, se contente de rêver à la modeste employée vêtue d'un imperméable (« waterproof »), qui travaille au guichet (« au bureau ») d'une station d'omnibus.

XXV

L'annonce qu'affiche le bureau d'une administration donne au provincial mal loti le regret de ne pouvoir disposer d'une tenue vestimentaire conforme à l'emploi auquel il aurait aimé postuler.

XXVI

Figurant dans l'Album zutique (p. 96), ce dixain sera repris dans Le Coffret de santal, sous le titre « Cœur simple ». Voir p. 206-207.

XXVII

Charles Cros semble se souvenir d'un dixain de François Coppée (Promenades et Intérieurs, XXXV) :

Près du rail où souvent passe comme un éclair

Le convoi furieux et son cheval de fer…

À son tour, avec une évidente ironie, il évoque le charme des existences simples.

XXVIII

Le point de vue du narrateur est celui du locataire pauvre, logeant dans une chambre de bonne, tout en haut d'un immeuble. Il jouit du spectacle des cheminées (« chefs-d'œuvre des fumistes ») et des petits marchands qui circulent dans les rues et les cours. Parmi eux, on trouve le vendeur de lait d'ânesse (le plus proche du lait maternel) qui a depuis l'Antiquité la réputation de soigner divers maux. Au XIXe siècle, les élégantes s'adressaient à des « vacheries asiniennes » pour se procurer ce précieux breuvage.

XXIX

Ce dixain sera repris dans Le Coffret de santal sous le titre « Toute la semaine ». Comme le précédent, il donne à voir une scène de la vie ordinaire : la pause du déjeuner pour le peuple des ouvriers et des apprentis. Les plus démunis pourront boire, sans avoir à débourser, l'eau d'une des cent fontaines que le philanthrope britannique Richard Wallace a fait installer à Paris en 1872.

XXX

Ce dixain sera repris dans Le Coffret de santal sous le titre « Fiat Lux ». Revenu dans son modeste logis, l'allumeur de réverbères, qui a « diamanté […] la grande ville… », se contente d'un éclairage à la « chandelle des six » (vendue à la demi-douzaine, celle-ci se présentait comme la plus économique en matière d'éclairage).

XXXI

Ce dixain sera repris dans Le Coffret de santal sous le titre « Paysage ». Composé en deux temps, il évoque le démenti que la vie réelle apporte aux aspirations de l'artiste : d'abord les jardins merveilleux dont il a rêvé jadis (v. 1-4) ; puis le petit pot de joubarbe à tiges velues et feuilles charnues, qu'il voit désormais orner la loge de son concierge (v. 5-10).

XXXII

Le jeune garçon met en parallèle sa vie d'interne au collège où il fume en cachette dans les « lieux » (d'aisance) et les soirées passées en fin de semaine chez sa tante qui joue aux cartes (à l'« écarté ») avec les notables de sa connaissance : à ces moments d'ennui mortel, il préfère la punition qui le prive de sortie en le plaçant au « bloc » (c'est-à-dire au cachot).

XXXIII

Ce dixain reproduit avec quelques menues variantes celui qui avait figuré dans l'Album zutique, en édulcorant considérablement la rime de son avant-dernier vers. Sa clausule parodie « Le Banc. Idylle parisienne » que François Coppée a placé en deuxième position de ses Poèmes modernes. Les amours des gens du peuple (ici une bonne et un soldat de la troupe, un « troubade ») nourrissent la veine burlesque des échotiers et des caricaturistes.

XXXIV

Le dernier vers parodie le goût de François Coppée pour les interrogations, comme celle du dixain V de Promenades et Intérieurs. Le locuteur s'y interroge sur la disparition des squelettes d'oiseaux au printemps et demande in fine : « Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ? » Mais le thème poétique de « l'oiseau mort » est ici remplacé par la poêle à frire et l'art de bien cuisiner l'omelette.

XXXV

Variation poétique sur une rencontre de rue dont Baudelaire a été l'un des initiateurs : « À une passante » (Les Fleurs du mal, XCIII). Fort différente cependant de la belle inconnue à « jambe de statue » et de la nostalgie d'une rencontre qui n'a pas lieu (« Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais ! »), celle de Maurice Rollinat loue les attraits d'une fille du peuple et adopte pour « chute » (v. 10), une plaisanterie d'époque, dont le « réalisme » tombe aujourd'hui à plat.

XXXVI

D'une amourette à l'autre : le locuteur a connu une déconvenue avec une provinciale qui, venue à Paris, trouve le moyen de fréquenter un restaurant du Quartier latin, le Bouillon Duval (l'un des restaurants créés en 1855 par un boucher portant ce nom ; voir deux pièces de l'Album zutique, « Bouillons-Duval », et « Donc, le monde élégant… »). Il se console dans le même quartier, après avoir fait la conquête d'une serveuse au café Vachette, autre restaurant, de moins bonne qualité.

XXXVII

Parmi les petits métiers de la capitale, la marchande ambulante d'écrevisses. Ses sollicitations provoquent les remarques égrillardes des clients qui sont attablés dans les cafés ou qui conversent sur les bancs publics. Maurice Rollinat a repris ce dixain dans la section « La Luxure » des Névroses (1883).

XXXVIII

Les wagons comptaient trois classes de petits compartiments, propices aux rencontres inopinées. Dans l'Album zutique, le narrateur échange une « chique/ De caporal » avec un prêtre. Ici, un autre narrateur profite de la traversée d'un tunnel pour s'emparer du flacon d'une voyageuse. Subrepticement, il avale une gorgée de ce qu'il a pris pour une boisson alcoolisée.

XXXIX

Déclaration d'amour sur le mode burlesque : faisant commerce des abats de boucherie, le tripier ou la tripière, assimilés à ces « bas morceaux », n'ont pas réputation de raffinement.

XL

Évocation d'époques révolues. En premier lieu, le « bon temps » d'avant la chute du Second Empire : la rénovation de Paris par le préfet Haussmann et la destruction de la Pépinière pour construire la Faculté, rue de l'École-de-Médecine ; le théâtre Bobino, alors situé rue de Fleurus, près du jardin du Luxembourg ; le succès des opérettes (Plaisirs au village, un vaudeville d'antan, Orphée aux Enfers d'Offenbach) ; la première livraison du Parnasse contemporain (1869) puis des Derniers Lundis de Sainte-Beuve, en 1870. En second lieu, de manière plus allusive, les réunions « zutiques » naguère animées par Rimbaud que ses proches désignaient du nom de « Chose ».

XLI

L'amour débridé d'un garçon coiffeur pour la « femme à barbe », phénomène de foire qu'a popularisé une rengaine de la chanteuse Thérésa (« C'est moi que j'suis la femme à barbe »), donne lieu à l'inventaire burlesque d'achats dont le soupirant veut combler sa belle : savon, lait de beauté (Hébé, fille de Zeus personnifie l'éternelle jeunesse), vinaigre de toilette, eau de Botot pour purifier l'haleine, savon de Thridace au suc de laitue dont les vertus sédatives sont appréciées, ou pâte épilatoire. Incapable de résister à un calembour peu motivé (« vend l'eau » : Van Loo, peintre de portraits du XVIIIe siècle), le narrateur achève son énumération sur la parodie du sonnet d'Arvers. Celui-ci a rendu célèbres les affres d'un amoureux qui n'ose jamais se déclarer, et son vers final a été maintes fois parodié :

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère ;

Un amour éternel en un instant conçu :

Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,

Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

 

À l'austère devoir, pieusement fidèle,

Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :

« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

XLII

Après l'éloge de l'arbre (dixain XXII), voici celui d'un objet utilitaire qui ne ressortit pas au répertoire « poétique » : de plus, bien que datant de 1720, le vieux baromètre a fait ses preuves, ce qui n'est pas le cas des « instruments modernes ». Cet hommage à un objet ancien n'est pas sans arrière-pensées esthétiques.

XLIII

Rarement traitée par les poètes, la vie de bureau est un thème qui a intéressé ou qui intéressera des prosateurs comme Flaubert (Bouvard et Pécuchet), Huysmans (Monsieur Bougran), Courteline (Messieurs les ronds-de-cuir). Dans l'Album zutique, Verlaine consacre un dixain à l'escapade du fonctionnaire qui profite de l'absence de son sous-chef pour se rendre dans un café voisin (voir p. 100). Ici, il profite d'un moment de liberté pour se livrer à la rêverie, fumant en cachette et écrivant un poème.

XLIV

Par sa conception symbolique (d'une scène figurée à sa signification exprimée au dernier vers) et par son propos moral (la menace du « mal »), ce dixain fait exception dans le recueil. Cette construction allégorique a été essayée par François Coppée dans Promenades et Intérieurs (XXXIV), de manière tout aussi balourde bien que plus habilement introduite : le long d'un chemin de halage, le narrateur voit le capitaine d'une péniche tenir placidement le gouvernail, tandis qu'un charretier fouette les percherons qui la tirent. Cette scène prépare la « moralité » du dernier vers, sur laquelle l'auteur porte un jugement ironique : « Le peuple et le tyran ! me dit un démocrate. »

XLV

Cette scène à trois personnages se déroule dans un omnibus tiré par des chevaux, le temps d'un trajet. Mais le cadre demeure implicite, seul importent l'échange des regards et les pensées qu'il déclenche chez le narrateur. La fillette qui l'attire est un « trottin » : elle va livrer un objet de modiste (par exemple une coiffe pour dame).

XLVI

Acheté en 1844 par un banquier, le journal La Patrie n'a cessé de soutenir l'empereur Napoléon III, lorsqu'il est parvenu au pouvoir. Son succès ne se dément pas et son tirage atteindra les 35 000 exemplaires. Racheté en 1872, il devient résolument antirépublicain et antiroyaliste, pour se consacrer au rétablissement de l'Empire. Ce sont évidemment des larmes de crocodile que verse le lecteur imaginé par Hector L'Estraz : le suicide d'un Anglais, sujet d'une nation perpétuellement rivale de la France, ne peut que réjouir le lecteur d'un quotidien nationaliste.

XLVII

Dans le dixain IV, Jean Richepin a déjà évoqué l'orthopédie qui mobilise l'ingéniosité des inventeurs et des marchands, comme en témoignent les réclames du temps. Par ailleurs, les artifices dont use la femme hantent l'imaginaire depuis l'Olympia de Hoffmann (bien avant l'opéra d'Offenbach, L'Homme au sable est popularisé par une adaptation théâtrale de Pierre Barbier et Michel Carré, en 1851).

XLVIII

Romancier feuilletoniste des plus féconds, Ponson du Terrail (1829-1871) a été rendu célèbre par les épisodes extravagants de ses romans dont le héros Rocambole est à l'origine de l'adjectif « rocambolesque ». L'imagination de ce romancier populaire semble avoir inspiré un notaire de province qui, en dépit de ses genoux « cagneux » et de l'intempérie, se rend à un rendez-vous « polisson » dans un château du voisinage.

XLIX

Frivolité, inconstance et morbidité, tels sont les penchants de la femme, si l'on en juge par la maîtresse du narrateur. Après avoir festoyé durant la nuit, elle veut aller à l'aube « cueillir » des fraises aux Halles. Alors que le couple chemine le long des quais de la Seine, l'envie soudaine la prend de visiter la Morgue, derrière Notre-Dame de Paris : des cadavres d'inconnus y sont exposés, têtes tournées vers la vitrine, afin qu'on puisse les identifier avant leur autopsie.

L

De même que Nina de Villard a ouvert le recueil, elle le clôt par un « dithyrambe », une troisième « célébration » qui succède à celle du marronnier (XXII) et du baromètre (XLII). On se souvient du dixain que Rimbaud a de son côté consacré au balai, dans l'Album zutique (voir). Le présent éloge, teinté d'ironie, concerne le pot-au-feu et la ménagère qui l'a cuisiné, sanctifiée par le dévouement qu'elle porte à sa famille. Un dénommé Carcel fut l'inventeur d'une lampe à bec dont le mécanisme relève l'huile à mesure de sa consommation. La lumière que projette la lampe encadre le dixain (v. 1 et 10) qui lui doit sa tonalité intimiste.