CEH MOO, Marisol [CALOTMUL 1974]
Écrivaine mexicaine.
D’origine maya, Marisol Ceh Moo est une écrivaine engagée dans la défense des langues indigènes amérindiennes du Mexique. Pour elle, la transmission de ces langues et de la vision du monde qu’elles véhiculent exige un effort d’adaptation à la vie contemporaine. Son travail littéraire consiste, d’une part, à inventer des mots à partir de la structure propre de la langue maya, afin d’éviter le recours à une traduction directe de l’espagnol, qui limiterait ses possibilités créatives devant les changements du monde actuel. Elle construit des néologismes qu’elle propose aux sommités culturelles de sa communauté pour vérifier s’ils correspondent à l’esprit de leur langue et s’ils peuvent être inclus dans le dictionnaire maya. D’autre part, en écrivant, elle cherche à faire sortir les langues indigènes des genres traditionnels comme le mythe, la légende ou le conte qui, d’après elle, ne permettent pas d’en exploiter les potentialités. C’est ainsi qu’elle devient le premier écrivain maya à s’essayer au genre du roman avec X-Teya, u puksi’ik’al ko’olel (« Teya, un cœur de femme », édition bilingue maya-espagnol, publiée en 2008). Dans ce roman, elle explore un sujet nouveau pour la littérature maya : l’histoire, dans les années 1970, d’un jeune militant d’origine maya et de sa mère, Teya, qui se battent pour les droits de paysans indigènes. Intéressée par les questions politiques, M. Ceh Moo met en évidence la fonction que les écrivains en langue indigène doivent trouver au sein de la société : en conservant et en transformant leurs langues maternelles, ils établissent des liens entre la tradition et la modernité pour leurs communautés. Très active au sein de la communauté maya du Yucatán, où elle enseigne et travaille en tant que traductrice et interprète, elle anime aussi des ateliers de littérature pour encourager les enfants et les jeunes à écrire en langue maya. Son travail a été reconnu par plusieurs bourses nationales de création littéraire.
Melina BALCÁZAR MORENO
ČEJKOVSKA, Vera [SKOPJE 1954]
Poétesse macédonienne.
Poétesse atypique, de formation scientifique (elle a un doctorat de physique et sa spécialité est la sismologie), Vera Čejkovska est la représentante même de la poésie macédonienne antitraditionnelle. Elle écrit une « poésie quantique » ou « poésie de l’énigme », comme le souligne l’académicien Georgi Stardelov. Chacun de ses poèmes relate un événement aux multiples significations qui proviennent des actions imprévisibles de la langue. Une trentaine d’études ont été consacrées à son œuvre et elle a reçu des récompenses pour Čovek i vrata (« l’homme et la porte », 1976), Opit (« expérience », 1992) et Rabovi (« limites », 2007). Dans la préface de son recueil Ostustvoto na blagiot II (« l’absence du doux II », 2008), le poète et critique Miloš Lindro écrit : « Le lecteur a la possibilité de devenir un archéologue qui creuse dans les sons envoûtants, glacés dans le temps, s’étonnant et s’émerveillant de redécouvrir leur vivacité et leur sonorité. » Parallèlement à son œuvre poétique, V. Čejkovska publie des études scientifiques, des critiques littéraires et des traductions de l’anglais, du russe, du serbe et du bulgare.
Maria BÉJANOVSKA
■ LINDRO M., Kristalni sništa, Bitola, Mikena, 2008 ; STARDELOV G., Heisenberg govori za moznostite na svetot, Skopje, Gjurgja, 2000.
CELAL, Peride [ISTANBUL 1915 - ID. 2013]
Écrivaine turque.
Son beau-père étant procureur, elle parcourt toute l’Anatolie, découvrant diverses villes et bourgades. Son premier texte est publié dans la revue Yedigün en 1935. En 1944, elle occupe un poste d’attachée de presse à l’ambassade turque à Berne. À son retour, en 1947, elle devient journaliste et fréquente les écrivains rassemblés autour du quotidien Yeni Istanbul (« nouvel Istanbul »). Son œuvre de romancière se découpe en deux périodes. De 1938 à 1949, ses romans sont légers, proches de la littérature populaire. L’écrivaine renie ensuite cette production. Au début des années 1950, elle passe à une littérature plus réaliste, avec des romans tels que Üç Kadının Romanı I, II (« le roman de trois femmes I et II, 1954), Dişi (« féminin », 1955), Kırkıncı Oda (« la quarantième salle », 1958), Evli Bir Kadının Günlüğünden (« pages du journal d’une femme mariée », 1971) ou Deli Aşk (« un amour fou », 2002). Elle a publié trois recueils de nouvelles et plus d’une vingtaine de romans.
Bahriye ÇERI
CELESTE, Gabriela [SOLTERA 1971]
Œnologue et vigneronne argentine.
Gabriela Celeste grandit au cœur de Maipù, au milieu des vignes de Cruz de Piedra où son père cultive 10 hectares. Elle en garde « cette odeur si particulière du vignoble argentin en été, un mélange de terre humide, de feuillage chaud, de malbec mûr ». Enfant, elle aime particulièrement l’époque des vendanges et l’activité qui y règne. Elle entreprend des études d’ingénieure agronome qu’elle double d’une formation en œnologie. Son diplôme en poche en 1995, elle commence son parcours dans quelques caves argentines où elle occupe différents postes, de l’élaboration des vins à leur commercialisation. Une rencontre effectuée en 1996 va donner une nouvelle impulsion à sa trajectoire professionnelle : l’œnologue bordelais Michel Rolland vient visiter les installations de la cave où elle travaille alors et demande à déguster « directement à la cuve, cuve par cuve ». Ainsi commence une longue collaboration. Elle vient faire des stages dans le Bordelais – à Pomerol, Pessac-Léognan – et en Italie. Quelques années plus tard, il l’associe à ses projets en Argentine, lui confiant notamment la responsabilité d’Eno-Rolland, un laboratoire œnologique créé à Mendoza, devenu petit à petit un important cabinet de conseil œnologique et viticole s’occupant d’une centaine de clients en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique latine, notamment au Chili et en Uruguay. G. Celeste est ainsi devenue une figure du monde viticole en Argentine. Elle a créé sa propre ligne de vins, Escarlata Malbec, une exclusivité composée de plusieurs assemblages de différents cépages, élaborés chaque année selon l’inspiration du moment de la vinificatrice.
Marie-Claude FONDANAUX
CELMINS, Vija [RIGA, LETTONIE 1938]
Peintre, sculptrice et dessinatrice américaine.
Artiste très complète, Vija Celmins travaille dans les domaines de la peinture, de la sculpture, du dessin et de l’estampe. Elle a étudié au John Herron Art Institute d’Indianapolis (1955-1962) et à l’université de Californie de Los Angeles (1962-1965). C’est dans cette ville qu’elle abandonne l’expressionnisme abstrait et se met à peindre les objets de son atelier – une lampe, un grille-pain, un ventilateur, une plaque chauffante. Elle délaisse également la couleur pour une peinture quasi monochrome, dominée par des tonalités grises, rappelant la palette très restreinte de Giorgio Morandi. Intéressée par leur « bidimensionnalité », elle collectionne des images de la Seconde Guerre mondiale, une période qu’elle a connue enfant, d’abord en Lettonie puis lors de la fuite, à la fin de 1944, de sa famille devant les troupes soviétiques. Elle peint des avions militaires aussi bien américains qu’allemands, certains en feu. La mort et la destruction deviennent un thème dominant dans son œuvre. À la fin des années 1960, elle réalise quelques rares objets témoignant de son intérêt pour Magritte, qui s’inscrivent dans une esthétique proche du pop art – des crayons et des gommes géants (inspirés par la lecture d’Alain Robbe-Grillet), un peigne plus grand qu’elle. Dans ses dessins, elle continue son travail avec les images de la guerre. En 1968, elle abandonne pour de nombreuses années la peinture au profit du dessin et de l’estampe. Elle réalise quelques sculptures dont To Fix the Image in Memory (1977-1982), composée de 11 cailloux ramassés dans le désert et de leurs copies en bronze peint. Un changement radical intervient dans son art avec les premiers dessins représentant la mer : elle commence à limiter, simplifier et standardiser ses sujets. L’image de la mer ainsi que les autres sujets que V. Celmins choisira par la suite – le désert, le ciel de nuit – possèdent une connotation romantique archétypale qui reste présente dans son œuvre, mais qui est partiellement effacée par ce travail de contrôle, de compression et de transformation. Une première exposition de ses dessins est présentée en 1973 au Whitney Museum of American Art de New York et suivie en 1979 par une rétrospective au Newport Harbor Art Museum en Californie. À cette occasion, V. Celmins rencontre David et Renee McKee et rejoint leur galerie new-yorkaise. En 1981, elle quitte définitivement la Californie et s’installe à New York où elle reprend progressivement la peinture. Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles, notamment au Centre Pompidou, qui la fait connaître en réunissant près de 70 de ses dessins. Grâce à la générosité d’Edward R. Broida, The Museum of Modern Art de New York conserve la plus importante collection d’œuvres de V. Celmins au monde.
Jonas STORSVE
■ Vija Celmins, dessins (catalogue d’exposition), Storsve J. (dir.), Paris, Centre Pompidou, 2006.
■ RELYEA L., GOBER R., FER B., Vija Celmins, Londres/New York, Phaidon, 2004.
CENTENO, Yvette KACE [LISBONNE 1940]
Écrivaine portugaise.
Auteure d’une œuvre abondante qui s’étend aux genres de la poésie, du roman, du théâtre, des contes pour enfants et de l’essai, Yvette Kace Centeno est née, à Lisbonne, au sein d’une famille d’origine germano-polonaise. Après une enfance passée à Buenos Aires, elle revient au Portugal, à Coimbra, puis étudie la philologie allemande à l’université classique de Lisbonne. Professeure de littérature comparée, elle est coordinatrice du département d’études allemandes de l’université nouvelle de Lisbonne, où elle fonde le cabinet d’études de symbologie et le centre d’études Théâtre et Société, qu’elle dirige. Liée au théâtre depuis sa jeunesse, elle a été cofondatrice de la célèbre troupe universitaire Citac, à Coimbra. Elle a aussi occupé divers postes de commissaire dans le cadre d’initiatives gouvernementales concernant le cinéma, la littérature, les arts plastiques et la science. Directrice du service Acarte de la fondation Calouste-Gulbenkian et membre du conseil culturel de la Fondation Culturgest, elle a traduit en portugais des ouvrages de Stendhal, Goethe, Shakespeare, Brecht, Celan et René Char. Marquée par une incessante recherche sur les pouvoirs des mots (Poemas fracturados [« poèmes fracturés »], 1967 ; As Palavras, que pena [« les mots, quel dommage »], 1972 ; Entre silêncios [« entre silences »], 1997), son œuvre ample, tant au plan de la création que de l’analyse, appelle, au côté d’un expérimentalisme radical, la présence d’un certain symbolisme et des incursions dans les domaines du mysticisme, de l’alchimie et de l’hermétisme (Fernando Pessoa e a filosofia hermética [« Fernando Pessoa et la philosophie hermétique »], 1985). Le souci de l’intégrité et de l’amour comme expérience du mystère de l’autre (Três Histórias de amor [« trois histoires d’amour »], 1994) nourrit une œuvre toujours en forme d’interrogation et d’autoréflexion, qui se donne la tâche d’un déchiffrement du monde. La ligne de pensée d’Y. Centeno, soutenue par une écriture impondérable quasi baroque, travaillée d’entrelacs contraires, qui en fait un lieu de confluence et de conscience mais aussi d’achronies et de cryptes, ne cesse d’habiter les labyrinthes, les énigmes et les éclats de l’inconscient. Son œuvre, reconnue internationalement, lui a valu des distinctions en France et en Allemagne.
Hugo MENDES AMARAL
■ Pas seulement la haine (Nào so quem nos odeia, 1966), Paris, Mercure de France, 1968.
■ LIMA I. P. de (dir.), Vozes e olhares no feminino, Porto, Afrontamento, 2001.
CENTLIVRE, Susanna (ou Caroll, née FREEMAN) [V. 1667 - LONDRES 1723]
Dramaturge britannique.
Les premières années de la vie de Susanna Centlivre restent l’objet d’interrogations. Veuve à deux reprises avant d’avoir atteint l’âge de 20 ans, elle finit par entrer dans le monde du théâtre où elle fit carrière en tant qu’auteure et actrice, se spécialisant dans les rôles d’homme (« breeches parts »). On connaît d’elle une vingtaine de pièces, surtout des comédies, parfois fortement satiriques (The Gamester, « le joueur », 1705 ; The Basset Table, « la table de jeu », 1706 ; The Busybody, « la mouche du coche », 1709 ; A Bold Stroke for a Wife, « un coup hardi pour une épouse », 1718). Ses parents ayant dû s’enfuir en Irlande à la Restauration, elle ne cachait pas ses sympathies hanovriennes et ne détestait pas d’attaquer les Tories. Les répliques étaient parfois mesquines, et Alexander Pope l’inclut parmi les « ânes » de sa longue diatribe en vers, The Dunciad (1728-1742). Pourtant, elle ne manquait pas d’amis, tels Farquhar, Cibber, Steele ou Mary Pix*. Ses pièces étaient lucratives : elle touchait pour chacune d’elles entre 10 et 21 Livres, sans compter les bijoux que lui valaient les dédicaces. Pour certains, elle eut un succès comparable à celui de Shakespeare ; entre 1700 et 1800, ses pièces furent jouées 1 227 fois, et elles l’étaient encore à la fin du XIXe siècle.
Françoise LAPRAZ SEVERINO
■ Œuvres de Mistriss Susanna Centlivre, Paris, Vve Ballard et fils, 1784.
■ WARREN V., « Gender and Genre in Susanna Centlivre’s The Gamester and The Basset Table », in Studies in English Literature 1500-1900, 43 : 3, été 2003.
ČEPČEKOVÁ, Elena [DOLNÁ ŽDAŇA 1922 - BRATISLAVA 1992]
Écrivaine slovaque.
D’abord institutrice puis employée dans le secteur publicitaire de la société Československý štátny film (film d’État tchécoslovaque), et enfin rédactrice au quotidien Práca et dans des magazines pour enfants, Elena Čepčeková se consacre à la création littéraire après 1968. Auteure de poésie en vogue dès les années 1950, elle essaie de se rapprocher autant que possible de l’imaginaire enfantin, notamment avec Dve mačiatka (« deux chatons », 1960). Dans les contes Meduška (« Mieline », 1970) et Slniečko na motúze (« le petit soleil sur le cordon », 1979), elle met en scène des animaux qui imitent les humains. Ses nombreux romans pour filles utilisent des procédés de romans à succès. Elle est aussi l’auteure de pièces radiophoniques : Rudienka (1973), Belasý krčah (« la cruche bleue », 1982).
Elena MELUŠOVÁ
■ MIKULA V. (dir.), Slovník slovenských spisovateľov, Prague, Libri, 1999.
CERATI, Carla [BERGAME 1926]
Photographe et écrivaine italienne.
Carla Cerati débute sa carrière par des traductions littéraires de l’anglais et de l’allemand. Puis, à partir de 1962 et pendant une trentaine d’années, elle travaille comme photographe de théâtre. En 1963, elle est à l’origine d’un volume de paysages préfacé par Renato Guttuso. Elle exécute des portraits d’intellectuels à Milan et en Espagne. En 1968, elle publie des photos d’Elio Vittorini, présentées par Italo Calvino, et fait paraître en 1969 un reportage sur les hospices d’aliénés, projeté en collaboration avec le psychiatre Franco Basaglia. En 1970, elle photographie le Living Theatre, en 1974 le monde des cocktails, en 1978 des nus féminins. En 1997, elle revient sur le Milan des années 1960 et, en 1998, sur les manifestations des étudiants et des ouvriers de 1968. Son premier roman date de 1974 (Un amore fraternon, « un amour fraternel »). Il est suivi en 1975 de Un matrimonio perfetto (« un mariage parfait »), qui connaît un remarquable succès et sera ensuite publié dans le volume Una donna del nostro tempo (« une femme de notre époque »), contenant également deux autres de ses romans. Dans les années 1990-2000, elle écrit sept autres romans où elle met en lumière, avec une grande acuité dans l’analyse, les relations familiales ou amicales de la société des années 1920 : les mariages en crise et les rapports intergénérationnels (l’autorité contestée du père, le rôle traditionnel de la mère), la difficulté des relations entre frères et sœurs. Dans le roman La perdita di Diego (« la mort de Diego », 1992), situé à Milan dans les années du terrorisme et des affaires de drogue, la narratrice – une photographe – tente de comprendre la mort de son assistant. Dans Legami molto stretti (« des liens très étroits », 1994), la narratrice puise dans la vie de ses amis la matière de ses histoires. L’amica della modellista (« l’amie de la modéliste », 1996) raconte l’amitié entre femmes dans le Milan des années 1990. Grand Hotel Riviera (1998) est l’histoire de l’amitié qui se noue entre la narratrice et une enfant rencontrée sur la plage.
Graziella PAGLIANO
CÉRELLIA [V. 116 - V. 36 aV. J.-C.]
Matrone romaine, auteure de lettres.
Amie de l’orateur Cicéron, qui la mentionne souvent dans sa correspondance pour son amour de la philosophie et ses talents intellectuels, Cérellia était une riche patricienne, instruite et indépendante. Bibliophile, elle avait sa propre bibliothèque, constituée de copies de manuscrits qu’elle se procurait personnellement. Elle fut la première à entrer en possession d’un exemplaire du De finibus de Cicéron, copié à l’insu de son auteur. La nature de sa relation avec Cicéron intriguait déjà ses contemporains. Les plus mal intentionnés reprochaient à l’orateur la fréquentation adultère et licencieuse d’une femme beaucoup plus âgée que lui, pour laquelle il aurait répudié son épouse (Dion Cassius, Histoire romaine, XVIL, 18, 4). En réalité Cérellia, probablement veuve, avait prêté de l’argent à Cicéron lorsqu’il était dans le besoin (Cicéron, Ad atticum, XII, 51 ; XV, 26) et, loin d’être une cause de trouble dans son mariage, elle avait essayé de le réconcilier avec Publilia (Ad att., XIV, 19). La correspondance entre hommes et femmes qui n’étaient pas liés par la parenté prêtait facilement aux spéculations et aux interprétations équivoques, mais l’amitié entre Cicéron et Cérellia était née de leur passion commune pour la littérature et la philosophie (Ad att., XIII, 21). Malheureusement les lettres adressées par Cérellia à Cicéron ne nous sont pas parvenues (elles ne furent pas publiées), mais le ton devait en être personnel, d’autant plus que dans ses lettres Cicéron montre une affection certaine pour cette femme qu’il nomme necessaria mea (Ad familiares, XIII, 72), à savoir une amie intime ou une parente, et il prie ses amis d’être serviables et gentils avec elle. Parmi les thématiques abordées dans leur correspondance figuraient souvent des discussions philosophiques ainsi que des questions financières et politiques, sans doute des questions d’intérêt public (d’après Quintilien, VI, 3, 112, Cicéron écrivait à Cérellia les motifs qui lui faisaient supporter la domination de César) – ce qui a conduit à la publication posthume des lettres que Cicéron avait adressées à son amie. Notre connaissance de Cérellia repose donc presque exclusivement sur les remarques de son ami de plume.
Marella NAPPI
■ AUSTIN L., « The Caerellia of Cicero’s correspondence », in The Classical Journal, no 41, 1946 ; CARP T., « Two matrons of the Late Roman Republic », in FOLEY H. P. (dir.), Reflections of Women in Antiquity, New York, Gordon and Breach, 1981 ; HEMELRIJK E. A., Matrona docta : Educated Women in the Roman Élite from Cornelia to Julia Domna, Londres/New York, Routledge, 1999 ; PAULY A., WISSOWA G., Realenzyklopädie, vol. III, no 1, s. v. « Caerellius » 10, 1284.
ČEREPKOVÁ, Vladimíra (ou ČEREPKOVOVÁ) [PRAGUE 1946]
Poétesse tchèque.
Durant son enfance et son adolescence tourmentées et solitaires, Vladimíra Čerepková fréquente divers orphelinats. Ses premiers poèmes sont publiés par le journal Mladý Svět alors qu’elle n’a que 16 ans. En 1969, elle s’exile en France où elle occupe divers emplois, notamment dans les milieux des réfugiés tchèques. Inspiré par la poésie beatnik nord-américaine, son premier recueil, Ryba k rybě mluví (« un poisson parle à un poisson », 1969), est teinté de blues poétique. Il se caractérise par sa liberté de ton, qui emprunte au langage parlé, procède par associations de mots, de réflexions, de rêves et d’expériences vécues. L’exil marque un tournant dans sa poésie qui s’oriente de plus en plus vers les souvenirs du pays natal et l’expression de la sensation. La réalité française se mêle aux souvenirs tchèques et teinte ses créations d’une mélancolie nouvelle, notamment dans Basně (« poésies », 2001). Dès la fin des années 1980, ses réflexions sont plus philosophiques et sa conscience de la finitude de toute chose plus aiguë, comme dans Extra Dry Silence (1988). Certains de ses textes paraissent dans les revues littéraires tchèques en exil : Svědectví (« témoignage ») à Paris, Proměny (« changements ») à New York, et Paternoster à Vienne. D’autres sont publiés dans des ouvrages collectifs comme l’Almanach české zahraniční poezie (« almanach de la poésie tchèque à l’étranger », 1979) à Munich, Langues errantes (1996) au Québec et l’Anthologie de la poésie tchèque contemporaine (2002) à Paris. L’écrivaine vit actuellement en France, entre Paris et la campagne.
Stéphane GAILLY
■ MENCLOVA V., VANEK V. (dir.), Slovník českých spisovatelů, Prague, Libri, 2005 ; JANOUŠEK P. (dir.), Dějiny české literatury, 1945-1989, t. 3, Prague, Academia, 2008.
CERESA, Alice [BÂLE 1923 - ROME 2001]
Écrivaine italienne.
Fille d’un employé des chemins de fer, Alice Ceresa passe sa jeunesse entre Lausanne et Zurich où elle fréquente, dans les années 1940, les cercles des exilés italiens. Elle travaille comme journaliste pour des revues suisses et françaises. En 1950, elle s’installe définitivement en Italie où elle est rédactrice pour le magazine Tempo Presente. En 1967, elle publie son premier roman, La Fille prodigue, qui lui vaut le prix Viareggio. Une de ses nouvelles, La morte del padre (« la mort du père »), parue dans un premier temps dans Nuovi Argomenti, est rééditée seule en 1979. Son second roman, Scènes d’intérieur avec fillettes, paraît en 1990. Le caractère fortement expérimental de l’écriture d’A. Ceresa va à l’encontre de tous les modèles du roman traditionnel. D’après Teresa De Lauretis, son analyse lucide de la condition féminine anticipe d’au moins dix ans la critique féministe de la famille. Les écrits d’A. Ceresa, publiés et inédits, sont conservés depuis 2003 dans les Archives littéraires suisses à Berne.
Francesco GNERRE
■ La Fille prodigue (La figlia prodiga, 1967), Paris, Des femmes, 1975 ; Scènes d’intérieur avec fillettes (Bambine, 1990), Genève, Éditions Zoé, 1993.
■ DE LAURETIS T., « Figlie prodighe », in DWF, no 2-3, 1996.
CERETA, Laura [BRESCIA 1469 - ID. 1499]
Philosophe italienne.
Issue d’une famille noble, Laura Cereta fait ses études dans un couvent et reçoit une éducation humaniste par son père, juriste en fonction à Brescia. Mariée très jeune au marchand Pietro Serina, elle est veuve à l’âge de 18 ans et consacre toute sa vie à l’étude. Au couvent comme dans sa propre maison, elle s’intéresse aux questions religieuses et philosophiques et travaille les mathématiques et l’astrologie. Morte subitement à l’âge de 30 ans, elle repose dans l’église de San Domenico à Brescia. Ses écrits, publiés autour de 1487-1488, sont constitués de lettres en latin, genre littéraire très prisé à l’époque. Les thèmes traités y montrent son adhésion aux valeurs humanistes quant à la recherche de la vérité et de l’érudition. Elle ne voit pas de contradiction entre la religion et cette nécessité de progresser dans la connaissance. Sa vision de l’astrologie est exemplaire à cet égard car elle lit dans les sphères des planètes la perfection du langage divin. Ses lettres comprennent aussi bien des discours sur des thèmes tels que l’avarice, la menace des Turcs, la condition du mariage pour les hommes et les femmes ou les avantages d’une vie active que l’éloge funèbre d’un âne, véritable parodie du genre. Aujourd’hui, l’héritage le plus important de sa correspondance est la force de sa position sur les droits des femmes et sur la nécessité de leur éducation, notamment dans les lettres Ad Augustinum aemylium contra muliebrem cultum imprecatio (1487) et In Bibulum sempronium de liberali mulierum institutione defensio (1488).
Chiara PALERMO
■ Asinarium funus, in TOMASSINI J. F., Epistolae, Padoue, Sardi, 1640 ; « Collected letters of a Renaissance feminist », in ROBIN D., KING M. L., RABIL Jr. A., The Other Voice in Early Modern Europe, Chicago, Chicago University Press, 1997.
■ LENZI M. L., Le prime umaniste, donne e madonne, l’educazione femminile nel primo rinascimento italiano, Turin, Loescher Editore, 1982 ; RANFT P., Women in Western Intellectual Culture, New York, Palgrave MacMillan, 2002.
■ KING M. L., RABIL Jr. A., « Her immaculate hand », in Medieval and Renaissance Texts and Studies, no 20, 1983.
ČERETKOVÁ GÁLLOVÁ, Marína [ZBEHY 1931]
Dramaturge slovaque.
Après des études de slovaque et d’histoire à l’université Comenius de Bratislava, Marína Čeretková Gállová devient rédactrice à la Maison de la radio à Košice jusqu’en 1970, puis doit quitter son poste pour des raisons politiques. Les thèmes principaux de son premier recueil de nouvelles Koniec líšky (« la fin de la renarde », 1962) sont les femmes, leur vie sentimentale et érotique, ainsi que la complexité des relations amoureuses. Dans ses romans Uniesť svoj kríž (« porter sa croix », 1993) et Anjelik (« le petit ange », 1994), l’écrivaine explore des sujets d’actualité comme la drogue ou la sexualité et tente d’argumenter contre certains tabous qui y sont associés. Son dernier roman, Trinásta komnata, príbehy zo štyroch truhlíc (« Treizième chambre, histoires tirées des quatre coffres »), est paru en 2010.
Diana LEMAY
■ COLLECTIF, Slovník slovenských spisovateľov 20, storočia, Bratislava, Literárne informačné centrum, 2008 ; MIKULA V. (dir.), Slovník slovenských spisovateľov, Bratislava, Kalligram & Ústav slovenskej literatúry SAV, 2005.
CERF, Muriel [PARIS 1950 - ANET 2012]
Écrivaine et scénariste française.
Née dans une famille juive d’origine néerlandaise, Muriel Cerf est élevée par sa grand-mère, qu’elle évoque dans Julia M. ou le Premier Regard, (1991). Elle envisage d’être antiquaire et suit les cours de l’École du Louvre. Cosmopolite, fascinée par l’Extrême-Orient, elle parcourt ensuite le monde, apprend l’anglais et le chinois. L’Antivoyage (1975), son premier roman, inspiré de ses notes de voyage, paraît alors qu’elle n’a que 24 ans. « Vous possédez un don des dieux, le talent narratif », admire André Malraux à l’époque. Saluée comme une jeune prodige, elle écrit beaucoup : Le Diable vert en 1975, Les Rois et les Voleurs et Hiéroglyphes de nos fins dernières en 1977, Le Lignage du serpent en 1978, Les Seigneurs du Ponant en 1979, et, en hommage à Albert Cohen, l’un de ses maîtres, Une Passion en 1981. Mais, alors qu’elle travaille avec Andrzej Zulawski à une adaptation de Rachilde*, sa vie bascule ; un grave accident lui brise les jambes. Recluse pendant de longs mois, elle continue à écrire, sans renouer avec le succès. Son dernier roman, consacré à Bertrand Cantat, où elle évoque ce qu’elle appelle la « bascule dans l’imprudence absolue de l’amour », suscite la polémique. Son œuvre, dont les lignes directrices sont l’exotisme et la sensualité, comporte, outre une trentaine de romans, des contes (Ogres, 1997), des nouvelles (Une vie sans secret, 1998), une pièce de théâtre (La Lumière de l’île, 2001) ; certains de ses textes ont été salués par des prix littéraires. Elle a également participé à l’écriture de scénarios, notamment avec Marc Cholodenko (La Naissance de l’amour, de Philippe Garrel en 1993). Elle a créé son site Internet Knock on Wood ! en 1994.
Audrey LASSERRE
■ La Femme au chat, Arles, Actes Sud, 2001 ; Le Bandit manchot, Monaco, Éditions du Rocher, 2002 ; L’Homme du souterrain, Monaco, Éditions du Rocher, 2003 ; La Petite Culotte, Paris, M. Sell, 2005 ; Bertrand Cantat ou le Chant des automates, Paris, Écriture, 2005.
ČERNIAUSKAITĖ, Laura Sintija [VILNIUS 1976]
Écrivaine et auteure dramatique lituanienne.
Laura Sintija Černiauskaitė est encore une lycéenne quand paraît son premier recueil de nouvelles en 1994, Trys paros prie mylimosios slenksčio (« trois jours devant la porte de la bien-aimée »), qui obtient le prix de l’Union des écrivains lituaniens. En 2000, elle débute comme dramaturge. Sa pièce Išlaisvinkit auksinį kumeliuką (« libérez le petit cheval d’or ») est présentée dans un théâtre pour enfants. Suivent d’autres nouvelles et pièces, rassemblées en 2003 dans le recueil Liučė čiuožia (« Lucie fait du patin à glace »). C’est la pièce du même nom qui fonde sa popularité, car, depuis une dizaine d’années, la dramaturgie lituanienne souffre d’un manque de textes d’actualité. En sept scènes, l’histoire de trois couples est racontée sur deux générations, dans des situations quotidiennes pleines de contradictions et d’humour et dans lesquelles chacun peut se reconnaître. De 2003 à 2007, trois mises en scène sont proposées, et la pièce remporte le premier prix lors des Rencontres théâtrales de Berlin en 2004. Sorti en 2006, son roman Kvėpavimas į marmurą (« l’haleine sur le marbre ») décrit la transformation d’une jeune femme qui, après avoir subi de terribles épreuves, découvre en elle une force créatrice et se réalise dans la peinture. En 2008, le roman Benedikto slenksčiai (« les seuils de Benoît ») explore le mûrissement d’un enfant. Les romans et les nouvelles de L. S. Černiauskaitė sont empreints de ruralité, comme l’est encore la société lituanienne elle-même. Ses personnages se distinguent par la richesse de leur vie intérieure et conservent des liens étroits avec la nature, qui les inspire, forme leur esprit et le féconde.
Ina PUKELYTĖ
CERRINO, Mariangela [TURIN 1948]
Écrivaine italienne.
Mariangela Cerrino écrit son premier roman à l’âge de 17 ans. Ceux qu’elle publiera ensuite, sous le pseudonyme de May Ionnes Cherry, ont pour sujet la conquête de l’Ouest américain. Elle écrit également des romans de science-fiction, comme Storia dell’epoca Mu (« histoire de l’époque Mu », 1984) et Anvernel dimenticata (« Anvernel oubliée », 1986), et du fantastique : L’ultima terra oscura (« le dernier territoire obscur », 1990). I cieli dimenticati (« les cieux oubliés », 1992), La via degli dei (« le chemin des dieux », 1993) et La porta sulla notte (« la porte sur la nuit », 1995) témoignent de son intérêt pour les Étrusques, tandis que les récits de Il segno del drago (« le signe du dragon », 1999) et de Il segreto dell’alchimista (« le secret de l’alchimiste », 2000) se déroulent au Moyen Âge.
Graziella PAGLIANO
CERRITO, Fanny [NAPLES 1817 - PARIS 1909]
Danseuse et chorégraphe italienne.
Initiée à la danse à l’école San Carlo de Naples où elle débute en 1832, Fanny Cerrito se perfectionne auprès de Carlo Blasis, Jules Perrot et Arthur Saint-Léon dont elle est l’épouse de 1845 à 1851. Elle mène jusqu’en 1857 une brillante carrière à travers l’Europe, avec des étapes marquantes : Vienne, Milan – où elle est la première Giselle (1843) –, Moscou, mais surtout Londres et Paris où elle s’illustre dans les ballets que Perrot (Alma, 1842 ; Ondine, 1843 ; Lalla Rookh, 1946) puis Saint-Léon (La Vivandière, 1844 ; La Fille de marbre, 1847 ; Le Violon du diable et La Filleule des fées, 1849 ; Stella, 1850 ; Pâquerette, 1851) conçoivent pour elle. Ballerine séduisante par l’abandon apparemment naturel de sa danse, elle n’en domine pas moins la technique romantique, avec ses pointes brillantes et la légèreté musicale de ses sauts. Mutine, sensuelle, elle excelle dans les danses de caractère, cachucha ou varsovienne, qu’elle contribue à mettre à la mode. Fine comédienne, elle prête vie avec subtilité aux héroïnes romantiques qu’elle incarne. Elle est l’une des plus célèbres danseuses de son temps, ce que Perrot concrétise en la plaçant dans chacun des « pas » qu’il compose pour les célébrités d’alors, dont le mythique Pas de quatre (Londres, 1845), où elle rivalise avec Marie Taglioni*, Fanny Elssler* et Lucile Grahn*. Elle est adulée, le public la rappelle à quarante reprises après une représentation de La Vivandière à Rome en 1843. Rareté pour l’époque, elle est aussi chorégraphe. Elle conçoit d’abord de petites pièces comme La Double Cachucha, donnée en gala à Londres en 1842, puis collabore avec Saint-Léon pour de petits passages dans des œuvres longues, comme dans La Vivandière. En 1854, elle obtient de l’Opéra de Paris la possibilité de monter un ballet entier, Gemma, sur un livret que Théophile Gautier a tiré de Joseph Balsamo d’Alexandre Dumas. Au fur et à mesure de la création, elle s’impose, tant à la troupe qu’à Gautier, qui accepte toutes les modifications du livret qu’elle lui propose. Sa chorégraphie s’inspire de ballets antérieurs, mais elle y ajoute une part personnelle en s’attachant, dans la partie qui la concerne en tant qu’interprète principale, à la lisibilité de la situation de l’héroïne, amoureuse soumise à un sinistre personnage qui lui fait en réalité horreur, et dont elle parvient à se libérer en retrouvant l’exercice de sa propre volonté.
Sylvie JACQ-MIOCHE
■ GUEST I., Fanny Cerrito : The Life of a Romantic Ballerina, New York, Da Capo Press, 1978.
CERROTI, Violante VOIR SIRIES CERROTI, Violante Beatrice
CERTAIN, Marie-Françoise [1662-1711]
Claveciniste française.
Née d’un père conseiller du roi et commissaire des guerres et d’une fille de la petite noblesse normande, Marie-Françoise Certain compte parmi les rares femmes qui ont su s’imposer au XVIIe siècle. C’est ainsi que, comme toute jeune fille de sa classe sociale, elle est mise très tôt à la musique. Elle a l’un des meilleurs professeurs de l’époque, Pierre de Nyert, qui la forme à la musique de Jean-Baptiste Lully. À 15 ans, elle fait l’admiration de Jean de La Fontaine, qui lui adresse quelques vers en 1677 : « Certain, par mille endroits également charmante,/Et dans mille beaux arts également savante,/Dont le rare génie et les brillantes mains/Surpassent Chambonnière, Hardel, les Couperin./De cette aimable enfant le clavecin unique/Me touche plus qu’Isis (de Lully) et toute sa musique. » Interprète accomplie, elle s’affranchit ainsi d’une pratique amateur réservée aux femmes, et apparaît comme une personnalité du monde parisien, au point de devenir la maîtresse de Lully, à l’instigation de sa mère, si l’on en croit les nombreux et violents libelles satiriques que cette situation inspire. Elle devient ensuite la maîtresse de Louis de Mailly, dont elle aura un fils. Personnalité indépendante, elle semble avoir mené sa carrière à la façon d’une comédienne ou d’une cantatrice de son temps – l’excommunication et l’interdit des lieux de culte en moins –, défrayant fort la chronique. Belle, spirituelle, M.-F. Certain est musicienne hors pair. Elle enseigne, joue à la cour, bien qu’elle ne figure sur aucun registre versaillais, anime son propre salon où le Tout-Paris se bouscule. Elle participe ainsi activement à la vie musicale, interprétant non seulement Lully et François Couperin, mais aussi André Campra, Marin Marais, Marc-Antoine Charpentier, Louis Marchand, d’Anglebert, Élisabeth Jacquet* de La Guerre et bien d’autres.
Bruno SERROU
CERVANTES, Lorna Dee [SAN FRANCISCO 1954]
Poétesse américaine chicana.
Lorna Dee Cervantes se considère comme « une écrivaine féministe, politique, chicana ». Elle grandit à San José, où elle parle exclusivement anglais, contrainte par ses parents, qui voulaient la protéger du racisme que subit la communauté hispanique aux États-Unis. Elle a publié deux recueils de poésie, Emplumada (1981) et From the Cables of Genocide : Poems on Love and Hunger (1991). Sa poésie passe d’un certain optimisme, fondé sur sa confiance dans l’amour comme possibilité de transformation, à une vision désabusée qui allie le beau et l’abject. Pour elle, l’autobiographie fonctionne comme une véritable stratégie lui permettant de mettre en évidence les tensions affectives, culturelles et politiques de l’expérience chicana. Par exemple, dans son poème « Self-portrait », on observe ce conflit par l’utilisation des mots d’origine amérindienne (nahuatl), qui décrivent son visage. Elle s’oppose à une conception linéaire de l’histoire et développe une conception cyclique du temps en élaborant une généalogie matriarcale. Elle dédie son second recueil de poésie à ses « aïeules » intellectuelles : la poétesse américaine Sylvia Plath*, la peintre mexicaine Frida Kahlo* et la poétesse chilienne Violeta Parra*. Elle développe un important travail d’édition avec la revue culturelle Mango et la revue de poésie Red Dirt. Son dernier recueil, Drive : The First Quartet (2006), revient sur l’injustice sociale, l’identité « propre », le travail artistique et littéraire des femmes. Elle tient également un blog de poésie, « Poetry, peace, y Xicanisma ».
Melina BALCÁZAR MORENO
■ CONTRERAS S. M., Blood Lines : Myth, Indigenism, and Chicana/o Literature, Austin, University of Texas Press, 2008.
■ SAVIN A., « Lorna Dee Cervantes’Dialogic Imagination », in Annales du Centre de recherches sur l’Amérique anglophone, no 18, 1993.
CÉSAIRE, Ina [MARTINIQUE 1942]
Écrivaine et ethnologue martiniquaise.
Fille d’Aimé et de Suzanne Césaire (1915-1966), spécialiste de la culture peule et créole, Ina Césaire a enseigné dans plusieurs universités parisiennes, dirigé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) une équipe de recherche, Sociétés et culture de l’aire caribéenne, et réalisé des films ethnologiques. Elle a publié, avec Joëlle Laurent, deux très beaux recueils de contes transcrits en créole et traduits en français : Contes de mort et de vie aux Antilles (1976) et Contes de nuits et de jours aux Antilles (1989). Ses œuvres littéraires puisent dans son expérience d’ethnologue, transmettant une mémoire intime et collective, la révolte des pauvres gens, la parole créole. Ainsi, Mémoires d’Isles, maman N et maman F (1985) met en scène le dialogue entre ses deux grands-mères ; L’Enfant des passages ou la Geste de Ti-Jean (1987) transpose les aventures du héros populaire, malin et dérisoire des contes ; Rosanie Soleil (1992) évoque les grèves du sucre en 1870. Anecdotes et chansons égrenées à bord d’un taxi collectif font la trame du roman Zonzon Tête Carrée (1994).
Dominique CHANCE
CESAR, Ana Cristina [RIO DE JANEIRO 1952 - ID. 1983]
Poétesse brésilienne.
Fille d’une professeure de littérature et d’un intellectuel respecté dans les cercles politiques et religieux, Ana Cristina Cesar commence à écrire dès son enfance. Le coup d’État militaire de 1964 provoque des changements profonds dans sa vie : elle participe à des manifestations d’étudiants, est mutée à cause du harcèlement mené contre les enseignants de gauche, et l’appartement familial est envahi à plusieurs reprises par les forces répressives du gouvernement qui recherchent son père. En 1969, elle va poursuivre ses études en Grande-Bretagne, ce qui lui permet de parcourir l’Europe. À son retour au Brésil, en 1971, elle fait des études de lettres et commence à travailler pour plusieurs revues et journaux alternatifs. En 1979, elle retourne en Angleterre pour faire des études de traduction, publie les recueils de poésie Cenas de abril (« scènes d’avril »), Correspondência completa et Gants de peau, qui seront réunis dans A teus pés (« à tes pieds », 1982). De retour à Rio de Janeiro, elle vit seule et travaille comme traductrice et lectrice, ainsi que comme évaluatrice de feuilletons pour la télévision Globo. En 1980, elle publie Literatura não é documento, une recherche sur la littérature brésilienne dans les documentaires de cinéma, et elle commence à éditer ses premiers ouvrages de manière indépendante. Elle croit à l’existence d’une sensibilité féminine, qu’elle qualifie de chaotique et subtile, laquelle se trouve reflétée dans ses poèmes, qui ressemblent à des mosaïques de sentiments et de sensations, présentés parfois sous forme de journal intime. Accablée par une dépression, elle se suicide. Deux ans plus tard, en 1985, son maître, Armando Freitas Filho, publie ses textes inédits (poésie et prose) dans Inéditos e dispersos. Malgré sa brièveté, l’œuvre d’A. C. Cesar a exercé une influence considérable. Sa diction familière et sans solennité, imprégnée de dramatisme, la rapproche de la poésie dite « marginale », associée à la contre-culture, dans un contexte de tensions politiques et de questionnements relatifs à la différence des sexes. La personnalité et la formation de cette écrivaine, l’époque troublée qu’elle a connue et sa fin tragique ont contribué à créer autour d’elle un mythe.
Rodolfo MATA
■ Gants de peau et autres poèmes (Luvas de pelica, 1980), Paris, Chandeigne, 2005.
CÉSARSKY, Catherine [AMBAZAC 1943]
Astrophysicienne française.
Née en Haute-Vienne, Catherine Césarsky émigre avec sa famille à Buenos Aires où elle fait ses études. Elle soutient ensuite une thèse d’astrophysique à l’université d’Harvard, puis rejoint, en France, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Fondatrice de l’école française d’astrophysique théorique des hautes énergies, elle joue un rôle majeur dans l’astronomie européenne et dans les projets d’envergure, réalisés tant dans l’espace qu’au sol. Ses premiers travaux théoriques portent sur la propagation des rayons cosmiques dans la galaxie et leurs interactions avec les phénomènes magnétohydrodynamiques du milieu interstellaire. Son modèle de diffusion de ces particules fait référence. Elle affronte ensuite plusieurs grands problèmes théoriques tels que la pénétration des rayons cosmiques dans les nuages moléculaires, l’instabilité de Parker dans le milieu interstellaire, l’accélération de particules par les ondes de choc des supernovae et leur lien avec la fragmentation des grains de poussière. Directrice du service d’astrophysique au CEA de Saclay, puis des sciences de la matière, elle initie nombre de programmes spatiaux dans le domaine de l’astrophysique des hautes énergies et dirige surtout le développement de la caméra infrarouge ISOCAM, destinée à équiper le satellite infrarouge européen ISO, un des fleurons de l’astronomie spatiale européenne. Ses résultats les plus marquants sont ceux liés aux sondages profonds en infrarouge grâce à la caméra ISOCAM : ils mettent au jour l’évolution très rapide de la population de galaxies lointaines – très lumineuses en infrarouge –, et l’importance du rôle de ces galaxies dans l’émission diffuse infrarouge de l’Univers. Par la suite, l’astrophysicienne prolonge ses recherches, les enrichit avec l’utilisation du VLT (Very Large Telescope) européen installé au Chili, et assure la responsabilité du grand relevé cartographique et spectroscopique de centaines de galaxies (projet GOODS), obtenu à l’aide des champs profonds des télescopes spatiaux Hubble et Chandra. Nommée à la tête de l’observatoire européen austral, C. Césarsky optimise l’exploitation du VLT, outil qui contribue à classer l’Europe en première ligne de l’astronomie optique mondiale. Par ailleurs, elle lance le projet international du très grand interféromètre millimétrique ALMA, sur le plateau de Chajnantor (Chili). Enfin, elle a mis sur pied le projet européen EELT European (Extremely Large Telescope) d’un télescope de 42 mètres de diamètre. Membre de l’Académie des sciences de Paris et présidente de l’Union astronomique internationale de 2006 à 2009, elle est nommée haut-commissaire à l’énergie atomique et aux énergies alternatives.
Daniel ROUAN
■ BRUNIER S., LAGRANGE A.-M., Les Grands Observatoires du monde, Paris, Bordas, 2002.
CÉSPEDES PALLET, Alicia VOIR SPEDDING, Alison
CESTAC, Florence [PONT-AUDEMER 1949]
Auteure de bandes dessinées française.
Après l’École des Beaux-Arts de Rouen et l’Ensad de Paris (École nationale supérieure des Arts décoratifs), Florence Cestac publie ses premiers dessins dans des magazines. En 1972, avec le graphiste Étienne Robial et un ami d’enfance, Denis Ozanne, elle reprend l’une des rares librairies parisiennes de bande dessinée, baptisée Futuropolis, puis crée la maison d’édition du même nom. Jalon essentiel de la bande dessinée contemporaine, Futuropolis – dont elle racontera l’histoire en 2007 dans un album intitulé La Véritable Histoire de Futuropolis – met en avant la notion d’auteur et donne l’occasion à F. Cestac, « femme à tout faire » au sein de « Futuro », de publier ses premières histoires dans la presse, puis sous forme d’albums. Ses personnages à gros nez, influencés par ses lectures de classiques de la bande dessinée comme Tartine, Popeye ou Pepito, deviennent sa marque de fabrique. À la fin des années 1980, alors que Futuropolis vient d’être racheté par Gallimard, F. Cestac devient auteure à part entière. Elle se partage entre les histoires pour la jeunesse et des bandes dessinées destinées aux adultes où son humour et son sens de l’observation de la vie quotidienne font merveille. En 1996 paraît Le Démon de midi, chronique drôle et grinçante des affres de la femme abandonnée pour une plus jeune, adaptée au théâtre puis au cinéma. F. Cestac a reçu en 2000 le Grand Prix d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre.
Christophe QUILLIEN
CETRANIA SEVERINA [SARSINA IIe siècle aV. J.-C.]
Prêtresse grecque.
Prêtresse de Marciana (sœur aînée de l’empereur Trajan, divinisée post mortem en 112 apr. J.-C.), Cetrania Severina est connue principalement pour sa munificence. Grâce à sa position économique et sociale, elle put exercer un rôle public significatif au sein de la communauté. La prêtrise était en effet la seule forme de charge publique accessible aux femmes. Sur un cippe funéraire conservé au musée archéologique de Sarsina, sa ville natale dans l’Apennin de Romagne, on peut encore lire un passage du testament de la prêtresse en faveur des corporations des métiers (collegia) : la défunte donne des indications très précises sur le legs qu’elle fait, à employer chaque année pour les offrandes votives en son honneur, ainsi que pour la distribution d’huile à ses concitoyens. Cette inscription funéraire est un témoignage important sur les pratiques cultuelles de l’époque. Elle prouve en outre l’implication des femmes dans le patronage d’individus ou d’associations diverses. Sur l’autel funéraire que lui dédia son mari est gravée également une image qui la représente debout, dans l’exercice de ses fonctions de prêtresse, avec la tête voilée et les objets de culte à ses pieds.
Marella NAPPI
■ CENERINI F., La donna romana : modelli e realtà, Bologne, Il Mulino, 2002.
■ CENERINI F., « Donne emiliane (e romagnole) in età romana », in Atti e memorie, Deputazione di Storia Patria per le Province di Romagna, vol. LII, 2002.
CHA, Theresa HAK KYUNG [PUSAN, CORÉE 1951 - NEW-YORK 1982]
Écrivaine et artiste américaine d’origine coréenne.
Née au moment où les grandes puissances se disputaient par les armes leur influence sur la Corée, Theresa Hak Kyung Cha émigre avec sa famille à Hawaii en 1962, puis à San Francisco en 1964. Elle reçoit une éducation catholique et suit des études de littérature comparée et d’art à l’université de Californie à Berkeley jusqu’en 1978, y intégrant un séjour au Centre d’études américaines de cinéma à Paris, en 1976. À l’issue de trois voyages en Corée, effectués entre 1979 et 1981, dans une période de protestation tragique contre la dictature, elle produit, entre autres, le film Exilee et l’ouvrage Dictee (1982). Quelques jours après la parution de ce dernier, elle est assassinée à New York. L’œuvre de T. Cha est à la fois littéraire et artistique. Dans Dictee, l’auteure juxtapose les langues et les figures féminines héroïques, mélange différents types de textes et d’images, offrant une approche critique de la représentation (en particulier autobiographique), de l’écriture de l’histoire, du rapport à la langue (maternelle ou du colonisateur). L’ouvrage est marqué par l’expérimentation, la multiplicité, l’hybridité, et déborde les catégories existantes, suggérant des liens entre différents contextes socio-historiques et entre divers modes d’expression. L’art multimédia de T. Cha, qui englobe la photographie, l’installation vidéo et la performance artistique, s’inscrit dans la mouvance de l’art conceptuel qui se développe à San Francisco dans les années 1970. Il met l’accent sur le processus plus que sur le produit ; il insiste sur la relation et la communication, et sollicite la participation active du spectateur. Enfin, les livres d’artiste de T. Cha jouent sur la combinaison du texte (poétique) et de l’image (la page) pour évoquer la voix et le silence, la présence et l’absence, l’ombre et la lumière, la sensualité de la matière, la mémoire, la perte. Une grande partie de l’œuvre de T. Cha est conservée au Berkeley Art Museum/Pacific Film Archive, à l’université de Californie.
Christine LORRE-JOHNSTON
■ Dictee, New York, Tanam Press, 1982 ; Exilee, Temps Morts : Selected Works, LEWALLEN C. M. (dir.), Berkeley, University of California Press, 2009.
■ LEWALLEN C. M. (dir.), The Dream of the Audience : Theresa Hak Kyung Cha (1951-1982), Berkeley, University of California Press, 2001.
CHAARAOUI, Hoda (ou Huda SHAARAWI) [MINYA 1879 - ID. 1947]
Militante féministe égyptienne d’expression française.
Issue d’une famille aristocratique musulmane, mariée à 13 ans à son cousin, Hoda Chaaraoui représente l’une des figures majeures du féminisme égyptien. En 1919, alors que la revendication indépendantiste prend de l’ampleur en Égypte, elle supervise le Comité central du Wafd, parti nationaliste en faveur des femmes. En 1923, à l’appel de l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes, elle fonde l’Union féministe égyptienne, participe, en compagnie de Ceza Nabaraoui, au Congrès mondial des femmes à Rome et à son retour, ôte publiquement le voile. Ce geste marque les esprits et reste un symbole fort dans l’histoire du féminisme arabe. Son militantisme et sa volonté de rapprocher femmes arabes et occidentales la poussent à lancer en 1924 L’Égyptienne, mensuel en langue française, traitant de politique, de féminisme, de sociologie et d’art, afin de « faire entendre la voix de la femme égyptienne partout dans le monde ».
Pascale ROUX
■ FENOGLIO I., Défense et illustration de l’Égyptienne, Le Caire, Cedej, 1988.
■ WISSAF-WASSEF C., « Hoda Chaaraoui ou le combat pour l’émancipation de la femme en Égypte », in JULIEN C.-A., Les Africains, t. 10, Paris, Jeune Afrique, 1978.
CHABOT, Arlette [CHARTRES 1951]
Journaliste française.
En 1973, Arlette Chabot entame une carrière de journaliste comme reporter à la rédaction d’Inter TV, service de l’ORTF rattaché au ministère des Affaires étrangères. Elle se spécialise dans la réalisation de reportages destinés au monde de la coopération, en particulier sur le continent africain. Puis, pendant dix ans, elle présente les bulletins d’information à France Inter où elle dirige le service politique. En 1984, elle rejoint la direction du service politique de TF1 qui, à l’époque, est encore une chaîne publique. En 1990, elle quitte la chaîne, privatisée depuis 1987, et devient rédactrice en chef du service politique et économique de FR3. En 1992, elle entre à France 2 pour y occuper le même poste. Nommée directrice adjointe de la rédaction de 1994 à 1998, elle essuie le reproche de s’être engagée en faveur d’Édouard Balladur pendant la campagne présidentielle de 1995. Jusqu’en 2005, elle présente une grande émission politique, Mots croisés, où sa rigueur, parfois brutale, est relevée par certains commentateurs. De février 2004 à 2010, A. Chabot remplace à la rédaction de France 2 Olivier Mazerolle – démissionnaire après son annonce prématurée du retrait politique de l’ancien Premier ministre et maire de Bordeaux A. Juppé. À ce poste, face à la concurrence du journal de TF1, alors très populaire, elle modifie quelque peu la formule du journal télévisé de 20 heures. Elle anime également sur la chaîne, à partir de 2005, le magazine politique mensuel À vous de juger. En mai 2007, elle anime avec Patrick Poivre d’Arvor le débat télévisé entre Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal* pour le second tour de l’élection présidentielle. Elle quitte France 2 en février 2011, puis jusqu’à l’été 2012, elle prend la direction de la rédaction à Europe 1. Elle passe alors le relais sur ce poste à F. Namias, devient conseillère pour l’information auprès du P-DG de la station et reprend chaque fin de semaine l’animation de deux émissions très écoutées, C’est arrivé cette semaine le samedi et C’est arrivé demain le dimanche. Membre du conseil d’administration de la Fondation d’entreprise France Télévisions, A. Chabot a reçu, en 2008, le prix Roland-Dorgelès qui récompense les journalistes contribuant au rayonnement de la langue française.
Derek EL-ZEIN
CHABOT, Clyde [BORDEAUX 1966]
Metteuse en scène française.
Après des études à l’institut d’études politiques de Paris et un doctorat sur Le Théâtre de l’extrême contemporain dans la société, Clyde Chabot réalise un théâtre expérimental, technologique et interdisciplinaire (danse, son, arts numériques) et cherche à rendre le public conscient d’une « communauté inavouable » entre les acteurs, les spectateurs et elle-même. C’est d’ailleurs le nom qu’elle donnera à sa compagnie, fondée en 1992. Sa recherche est d’abord participative, le spectateur y ayant un statut d’intervenant écrivant, captant des images, envoyant des sons, et/ou circulant dans l’espace. Cette première étape s’est cristallisée autour d’un travail scénique sur Hamlet-Machine, de Heiner Müller (2001-2004), prolongé par la création d’un site web et d’une installation participative théâtrale et photographique, Un musée (de théâtre) (2003-2012). D’autres mises en scène ont porté sur les modes de représentation des rapports entre la France et l’Afrique. À chaque fois, C. Chabot questionne les formes d’engagement de l’individu et du théâtre face à l’état du monde. À partir de 2005, elle redéploie sa recherche à partir de sa propre écriture, d’origine autofictionnelle, sur la question de la blessure féminine et du rapport amoureux. Dans Comment le corps est atteint, les battements de cœur réels des acteurs sont traduits visuellement sur des écrans. Dans Médée(s) et Le Temps des garçons, qu’elle signe et publie, les collaborateurs artistiques du son et de l’image, mis en scène sur le plateau, captent en temps réel des situations de jeu qui sont rediffusées rétroactivement. Le spectateur prend conscience de sa puissance imaginaire et mémorielle. Pour chaque création, C. Chabot organise des processus, structurés en étapes. Elle met sur pied des cadres de coopération entre artistes expérimentaux (Festival Off Limits ; Permutations/Laboratoire de la scène expérimentale féminine). Elle a aussi une activité de professeur.
Mari-Mai CORBEL
CHACEL, Rosa [VALLADOLID 1898 - MADRID 1994]
Écrivaine espagnole.
À l’âge de 10 ans, Rosa Chacel vient vivre chez sa grand-mère maternelle à Madrid, dans le quartier de Maravillas (aujourd’hui Malasaña), qui donnera son nom à l’un de ses romans. Sa mère, institutrice et nièce du poète romantique José Zorrilla, l’éduque à la maison et la familiarise avec des auteurs comme Jules Verne, Victor Hugo ou Calderón, et, bien entendu, avec l’œuvre de son oncle. Elle étudie ensuite à l’École des arts et métiers, puis à l’École des beaux-arts de San Fernando. Elle commence alors à fréquenter la bohème littéraire des cafés madrilènes et l’Ateneo, où elle prononce sa première conférence, « La mujer y sus posibilidades » (« la femme et ses possibilités »). En 1922, elle épouse le peintre Timoteo Pérez Rubio et le suit à Rome, où ils résident jusqu’en 1927. Elle en revient avec un roman, Estación, ida y vuelta (« gare, aller-retour », 1930). En Espagne, elle fait partie de la « génération de 27 », et ses années de formation sont influencées par Proust, Joyce, Freud et Nietzsche. Elle collabore à la Revista de Occidente et la Gaceta Literaria. Elle représente la femme, intellectuelle et indépendante, qui, pour la culture républicaine, incarne l’idéal de la femme espagnole. En 1933, elle passe six mois, seule, à Berlin, essayant de surmonter la crise créative provoquée par la mort de sa mère. La guerre d’Espagne éclate : son mari s’engage ; elle signe le Manifeste des intellectuels antifascistes, collabore à la presse républicaine et travaille comme infirmière. Elle doit s’exiler en France, puis au Brésil ; elle écrit peu durant cette période (La sinrazón, « la déraison », 1960), mais participe à des revues, des suppléments littéraires, et traduit beaucoup : T. S. Eliot, Racine, Mallarmé, Camus (La Peste). En 1961, elle revient temporairement en Espagne, puis s’y installe définitivement en 1973. Une bourse de la Fondation March lui permet de terminer Barrio de Maravillas (« quartier de Maravillas », 1976). En 1987, elle obtient le Prix national des lettres espagnoles. En 1989, elle est nommée docteure honoris causa de l’université de Valladolid, et reçoit en 1990 le prix Castilla y León des lettres. Memorias de Leticia Valle (« mémoires de Leticia Valle », 1945), Desde el amanecer (« dès l’aube », 1972) et Barrio de Maravillas, suivi de Acrópolis (1984), constituent le récit de ses jeunes années. R. Chacel est une voix incontestable du panorama littéraire espagnol du XXe siècle.
Àngels SANTA
■ RODRÍGUEZ FISHER A., « Hacia una nueva novela, Rosa Chacel », in ZAVALA I. (dir.), Breve historia feminista de la literatura española (en lengua castellana), Barcelone, Anthropos, 1998.
CHACÓN, Dulce [ZAFRA 1954 - MADRID 2003]
Écrivaine espagnole.
Ses parents lui inculquent très tôt le goût de la lecture et de la poésie. Fille du poète Antonio Chacón, dès l’adolescence, Dulce Chacón lit notamment Rilke, Camilo José Cela, César Vallejo, qui influenceront son style littéraire. Engagée dans la défense de la liberté, du pacifisme et de la justice sociale, elle fait partie du groupe Femmes artistes, opposé à la violence faite aux femmes, et du groupe Culture, contre la guerre. Elle conçoit la littérature comme un moyen de communication. Sa poésie et sa prose développent un ton très personnel, souvent original, tout en restant délibérément claires et simples. Elle commence à écrire très jeune, mais ne publie qu’à partir de 1992, date à laquelle paraît son premier recueil de poèmes Querrán ponerle nombre (« ils voudront lui donner un nom »), suivi un an plus tard de Las palabras de la piedra (« les paroles de la pierre », 1993). Viennent ensuite Contra el desprestigio de la altura (« contre le discrédit de la hauteur », 1995) et Matar al ángel (« tuer l’ange », 1999). En 2003, elle réunit ces quatre recueils dans Cuatro gotas (« quatre gouttes »). Elle aborde le roman en 1996, avec Algún amor que no mate (« un amour qui ne tue pas »), qui traite de la déchéance de l’amour au sein d’un couple, jusqu’à devenir haine et violence. Ce roman, qu’elle adapte pour la scène en 2002, est le premier d’une trilogie (Blanca vuela mañana, « Blanca part demain », 1997 ; Háblame, musa, de aquel varon, « parle-moi, muse, de cet homme-là », 1998), consacrée à la fuite et à l’incommunicabilité. Cielos de barro (« ciels de boue », 2000) analyse des événements de la guerre civile espagnole en Estrémadure. Dans La voz dormida (« la voix endormie », 2002), elle narre, à l’aide de témoignages, les persécutions subies par les femmes antifascistes emprisonnées sous le régime franquiste. Elle est aussi l’auteure d’une pièce de théâtre, Segunda mano (« d’occasion », 1998), de quelques nouvelles et d’une biographie, Matadora (1998), consacrée à la femme toréador Cristina Sánchez (1972).
Cristina SOLÉ CASTELLS
■ JIMÉNEZ FARO L., Poetisas españolas, antología general, 1976-2001, vol. 4, Madrid, Torremozas, 2003.
■ SERVEN C., « La narrativa de Dulce Chacón, memoria de las perdedoras », in Arbor, vol. 282, no 721, sept.-oct. 2006 ; SVELÁZQUEZ JORDÁN S., « Dulce Chacó, la reconciliación real de la guerra civil aún no ha llegado », in Espéculo, no 22, 2002.
CHACÓN PIQUERAS, Carme [ESPLUGUES DE LLOBREGAT, CATALOGNE 1971]
Femme politique espagnole.
Après de brillantes études, Carme Chacón Piqueras devient professeure de droit à l’université de Gérone. Membre du PSC-PSOE (Parti socialiste de Catalogne-Parti socialiste ouvrier espagnol), élue députée de Barcelone en 2000 et 2004, elle est nommée première vice-présidente du Congrès des députés, puis ministre du Logement par José Luis Zapatero en 2007, tout en étant membre de la Commission exécutive nationale du PS. Elle se marie alors avec Miguel Barroso, ancien secrétaire d’État à la Communication. Élue députée en 2008, elle est la première femme espagnole ministre de la Défense en avril. Cinq jours après sa prise de fonctions, alors qu’elle est enceinte de huit mois, elle rend visite aux troupes espagnoles déployées en Afghanistan, en Bosnie et au Liban. Une photographie, prise lors d’une revue de la troupe, souligne son état. Cette image, en faisant le tour du monde, devient le symbole de la parité gouvernementale, battant en brèche tous les clichés sur l’Espagne machiste, engluée dans les fantômes du franquisme, et réaffirmant le caractère résolument moderne du gouvernement socialiste de Zapatero. En novembre de la même année, une enquête du Centre de recherches sociologiques la désigne comme la ministre la plus populaire, ce qu’elle demeure jusqu’à la fin de son mandat malgré les attaques répétées de l’opposition. En 2011, elle fait voter par le Congrès des députés une loi sur les droits et devoirs des militaires, parfois appelée « loi Chacón », qui autorise notamment les soldats à avoir une activité associative ; elle crée un conseil faisant le lien entre les troupes et le ministère. Au début de l’année 2011, alors que le président annonce son intention de ne pas se représenter aux élections générales, elle renonce à sa propre candidature aux primaires du PSOE, contre Alfredo Pérez Rubalcaba, pour ne pas mettre en danger l’unité des socialistes. Pourtant, on prête à Zapatero le désir de la voir devenir la première femme à diriger l’Espagne, afin d’en parachever la transformation.
Yannick RIPA
CHADWICK, Helen [CROYDON 1953 - LONDRES 1996]
Plasticienne britannique.
Née d’une mère grecque et d’un père anglais, Helen Chadwick, l’une des artistes britanniques les plus remarquables de la scène contemporaine, a fait ses études au Brighton Polytechnic (1973-1976), puis au Chelsea College of Art and Design à Londres (1976-1977). Son œuvre riche et originale, explorant matières, techniques et médias différents, a été montrée lors d’importantes expositions personnelles et collectives au Royaume-Uni et à l’étranger. Encore étudiante, l’artiste réalise des sculptures en matériaux soft ainsi que des performances reflétant son intérêt pour le corps. En peignant sur la peau des modèles, elle crée, par exemple, des vêtements en latex utilisés, entre autres, dans la performance Domestic Sanitation (1976). En 1983, elle réalise Ego Geometria Sum, œuvre constituée de formes géométriques juxtaposant photographie et sculpture, images du corps nu de l’artiste, d’objets et lieux évoquant son histoire personnelle. Composée de plusieurs œuvres, l’importante installation Of Mutability est présentée à l’Institute of Contemporary Arts à Londres en 1986 : en son cœur figure The Oval Court (1984-1986), qui associe des grandes sphères dorées à un collage horizontal d’images réalisées à l’aide d’une photocopieuse au toner bleu, montrant de multiples éléments, dont le corps nu de l’artiste, des animaux et des plantes ; la sculpture Carcass (1986), placée dans une salle contiguë, est constituée de déchets organiques se détériorant à l’intérieur d’une colonne transparente. « De l’or impérissable des sphères à la colonne de matière qui pourrit et donne la vie, la pièce d’H. Chadwick nous amène dans un voyage pythagoricien à travers les humbles métamorphoses du cycle de la vie », écrit Marina Warner (In the Garden of Delights, 1986). Dans ses œuvres successives, comme The Viral Landscapes (1988-1989), Meat Abstracts (1989) ou Meat Lamps (1989-1991), l’artiste tourne son regard vers l’intérieur du corps, en exploitant des images de cellules ou de chair. En 1994, elle présente dans différents musées européens l’installation Effluvia, qui comprend l’œuvre Piss Flowers (1991-1992), montrée à Paris au Centre Georges-Pompidou, dans le cadre de l’exposition Féminin-masculin, le sexe de l’art en 1995-1996. Les dernières pièces de H. Chadwick conçues avant sa mort prématurée en 1996 reflètent son intérêt pour l’univers de la biologie et de la médecine. En 1987, elle comptait parmi les artistes nominés pour le prestigieux Turner Prize.
Giulia LAMONI
■ Enfleshings, Holborn M. (dir.), New York, Aperture, 1989 ; Stilled Lives : Helen Chadwick (catalogue d’exposition), Buck L., Mellor D. A., Warner M. (textes), Édimbourg/Odense, Portfolio Gallery/Kunsthallen Brandts Klædefabrik, 1996 ; Helen Chadwick (catalogue d’exposition), Sladen M. (dir.), Londres/Ostfildern, Barbican Art Gallery/Hatje Cantz, 2004.
CHADWICK, Mary [XIXe siècle-XXe siècle]
Psychanalyste britannique.
Après avoir exercé comme infirmière, Mary Chadwick suit une formation psychanalytique à la clinique Brunswick Square, à Londres, puis à l’Institut psychanalytique de Berlin, où elle fait une analyse avec Hanns Sachs. De retour à Londres, elle est, en 1922, une des premières femmes psychanalystes d’enfants. Elle devient en 1923 membre associée de la Société britannique de psychanalyse (BPAS) et enseigne au British College of Nurses où elle initie les infirmières à la psychologie. Elle publie de nombreux articles dont : « Six mois d’expérience dans une crèche » et « Le fantasme d’être Dieu chez les enfants ». Son travail sur l’origine du désir de savoir est salué par Melanie Klein*, qui le cite à l’appui de ses propres travaux, dans son article de 1928, « Les stades précoces du complexe d’Œdipe ». Pour M. Chadwick, « la surestimation du pénis chez l’homme et l’attitude de rivalité intellectuelle à l’égard des femmes » est à rapporter à « la frustration du désir masculin de vouloir un enfant et au déplacement de ce désir vers le plan intellectuel » (Revue française de psychanalyse, 1930-1931, no 4). Elle s’intéresse tout particulièrement aux problèmes rencontrés par la fille au moment de la puberté. Dans Woman’s Periodicity (1933), elle rappelle les tabous sur les règles hérités de croyances ancestrales et étudie « l’anxiété menstruelle » et les effets psychologiques de la menstruation. C’est sur le divan de M. Chadwick que la poétesse américaine Hilda Doolittle (H.D.*) commence en 1931 sa première cure, avant d’entreprendre son analyse avec Freud, deux ans plus tard, à Vienne.
COLLECTIF PSYCHANALYSE ET POLITIQUE
CHAFIK, Nadia [CASABLANCA 1962]
Romancière marocaine.
Issue d’une famille originaire du Moyen Atlas, Nadia Chafik enseigne la littérature française à l’université Mohammed V, à Rabat. Sa carrière d’écrivaine débute au cours des années 1990 alors qu’on assiste au Maroc à l’émergence d’une littérature féminine de contestation, encouragée par une vie associative en pleine effervescence. La plupart de ces auteures ont opté pour la langue française afin d’exprimer la révolte et les revendications des femmes dans des milieux où le poids d’une tradition renforcée par une orthodoxie religieuse oppressante est omniprésent. Fille du vent (1995) s’inspire d’événements authentiques qui servent à la romancière de canevas pour tisser sa fiction. Dans Le Secret des djinns (1998), l’histoire se déroule à Casablanca après le bombardement des Alliés. Jabrane, après une réclusion de quarante ans, qui rappelle la légende des sept dormants d’Éphèse, se trouve confronté à la cruauté d’un monde nouveau où il parvient à survivre grâce à la seule magie des mots. À l’ombre de Jugurtha (2000) se situe pendant la colonisation française au Moyen Atlas, présenté comme terre du légendaire roi amazigh. Dans ces montagnes, l’auteure suit son personnage qui a quitté Paris pour rejoindre un lieutenant français, mais s’éprend d’un jeune et beau guerrier berbère : on assiste donc à la rencontre inopinée de deux cultures. En 2005, N. Chafik publie un recueil de nouvelles, Nos jours aveugles, où elle esquisse des portraits de femmes et d’hommes partagés entre tradition et modernité. Dans sa peinture de la société marocaine, l’auteure cherche à se démarquer des points de vue sous-jacents à la littérature coloniale et à la littérature orientaliste dans leur représentation du royaume chérifien.
Selma EL-MAADANI
■ Le Tatouage bleu, in BARRIÈRE L. (dir.), Les Nouvelles du Maroc, Casablanca, Eddif, 1999.
CHAFIQ, Doria VOIR SHAFIK, Doria
CHAGUINIAN, Marietta (dite Jim DOLLAR) [MOSCOU 1888 - ID. 1982]
Écrivaine et journaliste russe.
Marietta Sergueïevna Chaguinian naît dans une famille bourgeoise d’origine arménienne. Dans les années 1930, elle se spécialise en planification économique, notamment pour la production textile et l’énergie. Poétesse, écrivaine et journaliste, elle publie à partir de 1909. Elle soutient avec enthousiasme la révolution d’Octobre, tournant décisif dans sa production littéraire. Si auparavant sa prose est essentiellement mystico-religieuse, après la révolution, elle célèbre la construction du socialisme. Grâce à sa formation, elle analyse dans ses essais et romans la nouvelle réalité soviétique et les progrès apportés par la technique, comme dans Sovietskoïe zakavkaz’e (« la Transcaucasie soviétique », 1931), Hydrocentrale et À travers l’Arménie soviétique. Ses articles sont publiés dans les principaux journaux soviétiques. Elle est aussi l’auteure d’essais sur Lénine et de biographies d’hommes de lettres. Entre 1923 et 1925, sous le pseudonyme de Jim Dollar, elle publie son œuvre la plus connue, une série de récits d’aventures à clé, parodiques, rassemblés sous le titre de Mess-mend (« Mess-mend »), qui exploite la popularité de la littérature de boulevard occidentale pour répondre aux orientations idéologiques du nouveau régime. Mess-mend ili Ianki v Petrograde (« Mess-mend ou les Yankees à Petrograd », 1924) est le premier volume de la trilogie, composée également de Lori Len, metallist (« Lori Len, métallurgiste », 1925) et de Doroga v Bagdad (« la route de Bagdad », 1935), au thème typique des œuvres de l’époque : la lutte du prolétariat contre les conspirateurs impérialistes et leurs actions hostiles.
Federica VISANI
■ Hydrocentrale (Guidrotsentral’, 1931), Paris, Éditions sociales internationales, 1933 ; À travers l’Arménie soviétique (Poutechestvie po sovietskoï Armenii, 1950), Moscou, Éditions en langues étrangères, 1955.
■ GOERING L., « Marietta Shaginian », in TOMEI C. D. (dir.), Russian Women Writers, New York, Garland Publishing, 1999.
CHAHAL SABBAG, Randa [TRIPOLI 1953 - PARIS 2008]
Réalisatrice libanaise.
Née dans une famille sunnite et de parents marxistes, Randa Chahal Sabbag vient étudier dans les années 1970 à l’université de Paris-7 et à l’École Louis-Lumière. Comme sa compatriote et aînée Jocelyne Saab*, elle est très marquée par les guerres et les tragédies de son pays, et celles-ci seront au cœur de ses films. Elle commence sa carrière de réalisatrice en tournant des documentaires, dont Pas à pas (1978), sur la guerre civile au Liban, et Cheikh Imam (1984), sur un chanteur égyptien. Au début des années 1990, elle réalise son premier long-métrage de fiction, Écrans de sable, qui sera présenté à la Mostra de Venise en 1991. Ses deux longs-métrages suivants seront également sélectionnés à ce Festival : Civilisées (1999) qui, ayant pour cadre le Beyrouth de 1980 marqué par les ravages de la guerre civile, s’attache au sort de domestiques abandonnés par leurs patrons ‒ il avait subi la censure des autorités désireuses de couper la moitié du film, l’équipe de tournage ayant par ailleurs reçu des menaces d’intégristes religieux ; Le Cerf-volant (2003, Grand Prix spécial du jury), récit d’un amour mixte impossible entre une Libanaise et un garde-frontière druze. Malgré la dimension tragique de ces histoires, la réalisatrice n’en soulignait pas moins l’importance de « dire les choses dramatiques avec un peu d’humour ».
Brigitte ROLLET
CHAIGNOT, Amandine [ORSAY 1979]
Chef cuisinière française.
De parents plutôt scientifiques, rien ne prédestinait Amandine Chaignot à ce métier de bouche. Des études de pharmacie l’ennuient, et c’est en étant serveuse dans une pizzeria qu’elle apprend à aimer le travail en équipe. Elle fait une école hôtelière pour préparer son CAP de cuisine et découvre les cuisines des plus grands restaurants parisiens. Son parcours est exemplaire : Prunier, puis trois ans au Plaza Athénée, un tour au Ritz de Londres puis retour sur le continent où elle poursuit sa route pendant trois ans dans la brigade d’Éric Fréchon au Bristol. Elle dispute son premier grand concours, le Taittinger 2005, où elle prend la deuxième place en finale. On la retrouve dans les cuisines de l’hôtel Meurice en tant que sous-chef, et unique fille parmi les 90 cuisiniers de la brigade du palace parisien. Aujourd’hui, elle impose son énergie décapante comme chef des cuisines du restaurant gastronomique de l’hôtel Raphael. Sa cuisine de perfection démontre un travail d’orfèvre, et elle s’affirme malgré son jeune âge comme une des grandes dames de la gastronomie.
Véronique ANDRÉ
CHAKRAVARTI, Uma [DELHI 1941]
Historienne indienne.
Étudiante au Government Law College de Bangalore, Uma Chakravarti s’inscrit également à la Banaras Hindu University afin de pouvoir suivre un cursus d’histoire à distance. Elle se spécialise dans l’histoire de l’Inde ancienne et enseigne l’histoire à Miranda House, collège pour femmes de l’université de Delhi (1966-2006). Elle donne aussi des cours d’études féministes à l’Institute of Women’s Studies de Lahore (1998-2004) et à l’université Mahatma-Gandhi de Wardha (2003-2006). Engagée auprès du People’s Union for Civil Liberties and Democratic Rights, elle participe aux campagnes du mouvement indien des femmes. Dans la lignée des travaux de D. D. Kosambi*, R. S. Sharma et D. R. Chanana, U. Chakravarti se tourne vers l’histoire sociale et l’histoire des groupes sociaux marginalisés. Son travail doctoral, achevé en 1981, étudie la société qui a vu naître le bouddhisme, à l’aide de sources en pali. Elle cherche à identifier les groupes sociaux qui, à l’époque du Bouddha, ont répondu à son message (The Social Dimensions of Early Buddhism, 1987). Elle s’intéresse également au travail servile dans l’Inde ancienne. Dans le sillage du mouvement féministe et de la formation du champ disciplinaire des women’s studies, U. Chakravarti explore l’Inde ancienne et les sources de cette période sous l’angle du genre. Elle examine par exemple le concept de patriarcat brahmanique et la femme asservie (dasi) à l’époque védique (IIe-Ier millénaire av. J.-C.) et appelle à dépasser le travail d’A. S. Altekar sur la condition de la femme dans la civilisation indienne. Considérant que les manifestations contre le rapport de la commission Mandal, favorable à l’adoption de nouveaux quotas dans l’administration pour lutter contre les discriminations de caste, soulignent la nécessité d’analyser la caste d’un point de vue féministe, elle se penche sur l’articulation entre genre et caste (Gendering Caste : Through a Feminist Lens, 2003). De plus, le genre attire son regard vers d’autres périodes, notamment la période coloniale (Rewriting History : The Life and Times of Pandita Ramabai, 1998). Elle consacre plusieurs articles au veuvage, que ce soit dans l’Inde ancienne ou au XIXe siècle. Elle soutient l’idée que la périodisation conventionnelle de l’histoire indienne n’est pas pertinente pour les women’s studies et plaide en faveur d’un réexamen des transitions historiques à partir des évolutions dans les structures patriarcales du sous-continent. Elle s’efforce enfin de dépasser les barrières disciplinaires et s’inspire entre autres de la littérature sociologique, encouragée en cela par son mari, le sociologue Anand Chakravarti. L’ouvrage From Myths to Markets : Essays on Gender (1999), qu’elle codirige avec Kumkum Sangari, réunit des spécialistes de disciplines variées. U. Chakravarti recueille avec Nandita Haksar des témoignages auprès des victimes des émeutes de Delhi de novembre 1984 (The Delhi Riots : Three Days in the Life of A Nation, 1987), travail qui montre l’attention qu’elle porte aux événements contemporains, qui orientent son questionnement historique. Elle le souligne dans l’introduction de son ouvrage Everyday Lives, Everyday Histories : Beyond the Kings and the Brahmanas of ‘Ancient’ India (2006), qui rassemble une quinzaine d’essais : c’est du point de vue du présent qu’elle étudie le passé. Elle met l’historiographie de l’Inde ancienne au service de l’histoire du présent et de la lutte contre les oppressions de genre et de caste. L’ensemble de son œuvre témoigne ainsi d’une volonté d’établir un pont entre les mondes de l’université et du militantisme.
Anne-Julie ETTER
■ ROY K. (dir.), Insights and Interventions : Essays in Honour of Uma Chakravarti, Delhi, Primus Books, 2011.
CHALEM, Denise [LE CAIRE 1952]
Comédienne, auteure, metteuse en scène et réalisatrice française.
Formée au Conservatoire national d’art dramatique de Paris dans la classe d’Antoine Vitez, et après avoir suivi les cours de Jacques Lassalle et ceux de Robert Hossein à Reims, Denise Chalem se fait connaître grâce à sa première pièce, jouée dans le monde entier : À cinquante ans, elle découvrait la mer (1985). Peu à peu, elle construit une œuvre entre rires et larmes, dont le fameux Dis à ma fille que je pars en voyage, qui reçoit le Molière du meilleur spectacle de création française en 2005. Sur les planches, son charme opère : comtesse sensuelle et mélancolique dans Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais (mise en scène de Jean-Pierre Vincent, 1987), elle joue sous la direction de Marcel Bluwal ou de Gilles Gleizes et obtient en 1988 le Molière de la meilleure comédienne dans un second rôle pour son interprétation de Flaminia dans La Double Inconstance de Marivaux (mise en scène par Bernard Murat). Elle tourne au cinéma avec Bruno Nuytten, Bernard Blier ou Agniezka Holland, et à la télévision avec Serge Moati et Jacques Fansten. En 1990, elle reçoit le prix Arletty pour l’ensemble de son œuvre dramatique.
Laurence LIBAN
CHALEWSKY, Fanny [NÉE À ROSTOV-SUR-LE-DON 1883]
Médecin et psychanalyste russe.
Née à Rostov-sur-le-Don tout comme son amie Sabina Spielrein*, Fanny Chalewsky commence ses études à Berne et effectue, de 1903 à 1906, sa formation médicale à Genève puis à Zurich. Elle sera nommée médecin assistante à l’école d’infirmières en 1907. Grâce à Alphonse Maeder, médecin et proche collaborateur de Carl Gustav Jung à la clinique universitaire psychiatrique du Burghölzli, avec qui elle fut fiancée, elle s’initie à la psychanalyse. Dès sa création, en 1907, elle adhère à la Société pour les études freudiennes créée par Eugen Bleuler et C. G. Jung. En 1909, elle publie un article sur la guérison par la psychanalyse d’une fillette de 10 ans atteinte de troubles hystériques, avant de regagner la Russie où l’on perd très vite sa trace.
Nicole PETON
■ « Heilung eines hysterischen Bellens durch Psychoanalyse » (« guérison d’un aboiement hystérique par la psychanalyse »), in Zentralblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, no 20, 1909.
CHALIER, Catherine [PARIS 1947]
Philosophe française.
Initiée à Emmanuel Levinas par Élisabeth de Fontenay* lors de sa classe terminale en 1965, Catherine Chalier fait fructifier cette première lecture jusqu’à devenir une spécialiste de l’un des penseurs majeurs du XXe siècle. Docteure en philosophie (1981), enseignante à Paris X-Nanterre, elle réalisera avec Rodolphe Calin une édition critique de ses œuvres en deux volumes à l’Imec (Institut des mémoires de l’édition contemporaine), préfacée par Jean-Luc Marion (avec Grasset, 2009-2011). Profondément emportée par sa recherche, elle vient progressivement à la pensée judaïque, apprend l’hébreu, et se convertit. Dans Le Désir de conversion (2011), elle donne à cette notion le sens d’une liberté liée à un travail sur soi. Celle-ci peut être religieuse pour qui se tourne vers une religion, ou même fait retour à la sienne propre, ou philosophique pour qui cherche une voie d’accès à la vérité. Elle confronte la philosophie avec ses sources juives, à partir de la lecture de la Bible et de ses commentaires, notamment hassidiques, et de l’œuvre de Levinas. Elle reprend l’idée de ce dernier selon laquelle la philosophie occidentale s’étant refermée sur une pensée de l’Un, du Même, l’étude du judaïsme peut lui suggérer une reformulation de la question de l’altérité. Elle réfléchit à ce que signifie la mise à l’écart des femmes dans la pensée, notamment dans Judaïsme et altérité (1982), Figures du féminin, lectures d’Emmanuel Levinas (1982, réédition augmentée des femmes-Antoinette Fouque, 2007) et Les Matriarches. Sarah, Rebecca, Rachel et Léa (1985). Si Levinas travaille cette question en contestant les idées de symétrie et d’opposition, afin d’éroder la neutralité de mise dans la philosophie classique, elle cherche du côté de la singularité et d’une différence ouverte aux altérations. « Chacun pense à partir du secret qui est le sien, et qu’il ignore lui-même. Rêver à la transparence – de soi à soi, de soi à l’autre – me semble vain », écrit-elle dans « Le secret qui nous habite » (Cahiers du Grif n° 46, 1999). Estimant que rien n’interdit en philosophie « de parler du plus ténu », C. Chalier publie des ouvrages inattendus, comme un Traité des larmes (2003), ou Des anges et des hommes (2006), où elle traite de la figure de l’ange comme d’un lien entre le visible et l’invisible, une représentation de ce qui vient et qu’il est nécessaire d’accueillir.
Christine LAMY
■ Pour une morale au-delà du savoir, Kant et Levinas, Paris, Albin Michel, 1998 ; De l’intranquillité de l’âme (1999), Paris, Payot, 2005.
CHAMAKH-HADDAD, Fatma [TUNIS 1936]
Philosophe tunisienne.
Agrégée de l’université, docteure d’État ès lettres (Paris 10, 1977), Fatma Chamakh-Haddad est professeure émérite d’histoire de la philosophie et de philosophie politique à l’université de Tunis. Dotée d’une large et profonde connaissance de l’histoire de la philosophie, en particulier de la philosophie anglaise et anglophone (Hobbes, Locke, J.S. Mill, Rawls…), elle concentre sa réflexion sur le domaine de la philosophie morale et politique, car elle considère que les problèmes essentiels de l’homme moderne sont des problèmes moraux et politiques. Dans sa thèse Philosophie systématique et système de philosophie politique chez Spinoza (1980), elle fonde « le politique » chez Spinoza sur une anthropologie qui vise à libérer l’homme de ses passions asservissantes et de ses illusions aveuglantes. Loin de réduire le philosophe à être un héritier de Descartes, qui aurait subverti les conclusions du maître, elle soutient que sa politique, qui est une philosophie de la libération, demeure le noyau central de son système. De cette philosophie politique, elle s’approprie le concept d’État et de souveraineté, de stabilité politique et de réforme institutionnelle, de puissance et de domination. Elle s’empare aussi de la question spinozienne cruciale de la séparation nécessaire du politique et du théologique pour penser les moyens de libération des entraves du pouvoir théologique qui assureraient à l’État sécurité et paix intérieures. Pour elle, libérer l’homme consiste à acquérir une culture rationnelle qui permet de se connaître et connaître le monde. Ce rationalisme est le chemin pour parvenir à « la lucidité » et à « la vigilance philosophique » pour la transformation de la vie humaine par la connaissance et l’action. Chez Spinoza, elle trouve moins une doctrine qu’une méthode pour comprendre les problèmes de la civilisation moderne et les problèmes du monde arabo-musulman. Cette conscience de la méthode est l’antithèse d’une pensée de la tradition conservatrice. C’est la nécessité de la vigilance qui permet de tracer son chemin vers la lucidité, de comprendre le réel et de le réformer. Mais pour parvenir à cette fin, il faut étudier les textes majeurs de la philosophie et y apprendre à problématiser, argumenter, critiquer et conceptualiser. Avant de penser, il faut étudier et avant d’agir, il faut réfléchir. Ce souci de l’éducation est le rejet de la violence et de la servitude. C’est surtout un combat contre « les nouveaux sophistes » et « les nouveaux cyniques » qui osent penser avant d’étudier. Pour elle, l’histoire de la philosophie est le thème essentiel de toute réflexion philosophique. C’est son scepticisme, mais aussi son espoir de voir l’homme guérir par la pensée des maux de la civilisation moderne. C’est pourquoi son combat civique pour les droits de l’homme, la libération de la femme et la démocratie est inséparable de la défense de l’enseignement de la philosophie. F. Chamakh-Haddad a notamment assuré, de 1997 à 1999, la mise en œuvre scientifique de la première chaire Unesco d’études de la condition des femmes dans le monde arabe au Centre de recherches, d’études, de documentation et d’information sur les femmes (Crédif).
Ridha AZOUZ
■ Philosophie systématique et Système de philosophie politique chez Spinoza, Tunis, Publications de l’université de Tunis, 1980 ; avec R. CHENU, Judaïsme, christianisme, islam. Cultures, traditions, pratiques, Gordes, Association des amis de Sénanque, 1979.
■ « Éthique et morale, à la mémoire de Paul Ricœur », in Qu’est-ce que l’éthique ? Tunis, 2007 ; « Les Figures de Mohammed, prophète de l’Islam dans l’œuvre littéraire d’Assia Djebar », in ASHOLT W. et al. (dir.), Assia Djebar, littérature et transmission, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2010.
CHAMANES ET SHINTO [Japon]
Le shinto, littéralement la « voie des dieux », est une religion qui s’est développée en se basant sur le chamanisme et l’animisme traditionnels du Japon. À l’époque animiste, les chamanes, possédés par les esprits, étaient l’objet de vénération puisqu’ils parlaient la langue des dieux (takusen). Les femmes chamanes qui étaient majoritaires étaient appelées fujo ou miko. Dans le Japon antique où les cérémonies religieuses et la politique étaient étroitement liées, le statut social des femmes chamanes était considérable. La plus connue est Himiko qui règne au IIIe siècle sur le Yamatai-koku en tant que reine du groupe des chamanes. Son nom est mentionné dans un célèbre ouvrage d’histoire chinois : Gishi wajinden. Amaterasu ou Amenouzume, dont le nom est associé aux mythes fondateurs du pays, est mentionnée dans les premiers textes de l’histoire nationale, écrits au VIIIe siècle, tels que Nihon-shoki (« annales du Japon ») ou Kojiki (« le livre des choses anciennes »). Pour certains spécialistes, les chants de louanges aux dieux (kamiuta, « chants des dieux », ou norito, « paroles de louanges ») sont l’origine même de la littérature japonaise.
Au VIIIe siècle, le Japon se libère de la croyance animiste et se constitue en pays gouverné par des lois (ritsuryo seiji), suivant le modèle politique de la Chine. Écartées du centre du pouvoir politique, les femmes chamanes sont chassées, loin de la capitale, dans des temples où elles se consacrent aux cérémonies religieuses et artistiques comme les miko kagura (« la danse des chamanes »). D’autres pratiquent leur divination en s’intégrant à la vie communautaire des citadins ou des villageois. À l’époque actuelle, les chamanes ne transmettent plus d’oracles : danseuses religieuses de kagura (la danse divine), elles apparaissent à l’occasion des fêtes shintoïstes.
Les saigū ou saiin, les femmes chamanes les plus haut placées, étaient autorisées à servir les dieux en tant que remplaçantes de l’empereur. Si la saigū était contrainte de vivre loin de Kyoto, la saiin pouvait rester près de la capitale, ce qui a favorisé la formation de salons artistiques et littéraires autour d’elle. Bien qu’elles restent encore au centre du gouvernement, du XIe au XIVe siècle leur pouvoir sacré décline progressivement à cause, notamment, de la montée du bouddhisme, pour finir par disparaître complètement.
À partir du VIIIe siècle, les chamanes s’introduisent dans la vie sociale, et se déplacent dans tout le pays pour apaiser l’effet des désastres naturels ou des esprits maléfiques. Appelées encore aruki miko, « chamanes errantes », bien que liées au pouvoir surnaturel, elles étaient parfois sollicitées par les hommes désireux de bénéficier de leurs charmes. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les chamanes d’oracles (kuchi yose) sont réprimées par les autorités de l’époque. Mais certaines d’entre elles continuent leur activité dans les régions reculées comme Tohoku (où elles sont appelées « itako ») ou comme celles d’Amami et d’Okinawa (où elles sont appelées « yuta » ou « kankakariya »).
La goze (littéralement « la femme aveugle ») désigne la femme artiste qui, à partir du XIVe siècle, conte les textes littéraires en respectant la tradition dont ils sont issus. Dans un rouleau (emakimono) de l’époque intitulé Shichi-jū-ichi ban shokunin utaawase (« concours de chants par les soixante et onze professions »), une goze est représentée jouant du tsuzumi (percussion) et racontant le Soga monogatari (« le conte de Soga »). Considéré comme inspiré d’un fait historique réel, ce conte relate la vengeance des frères contre l’assassin de leur père. On attribue l’origine de la goze à une femme de la famille Soga qui contait cette histoire de région en région, afin de consoler les âmes des frères Soga. Elle devint une sorte d’artiste itinérante qui accompagnait ses récits en jouant d’une sorte de guitare à trois cordes, le shamisen. Même si elle a diminué progressivement, l’activité des goze a perduré jusqu’à notre époque. De nos jours, les groupes de Takada goze ou Nagaoka goze continuent leurs activités dans la région de Hokuriku, dans le nord-est du Japon.
IWAGI KENTARŌ
■ FUMIHIKO G., Nihon no rekishi, vol. 5, yakudo suru chūsei, Tokyo, Shogaku-kan, 2008 ; SCOTT LITTLETON C., Shinto, New York, Oxford University Press, 2002 ; HARDACRE H., Shinto and the State 1968-1988, Princeton, Princeton University Press, 1989.
CHAMANISME ET P’ANSORI [Corée]
En dehors des pratiques privées des femmes de l’aristocratie et des chants des kisaeng (« courtisanes »), les créatrices les plus visibles dans les périodes anciennes appartiennent au monde des chamanes (essentiellement des femmes) et des représentations de p’ansori.
Malgré le mépris des élites et l’attirance-répulsion des religions constituées, il semble bien que le substrat religieux principal de la culture coréenne soit le chamanisme, probablement d’origine sibérienne (et/ou d’Asie centrale). Le chamane, véritable intercesseur entre notre monde et celui des morts ou des esprits, capable de vision ou de clairvoyance, sait, par exemple, apaiser par des cérémonies appropriées les esprits qui viennent perturber les vivants. Ces cérémonies, souvent prétexte à transes, sont l’occasion de récitations psalmodiées ou chantées, nécessitant la présence d’un accompagnement musical, voire d’un orchestre. Même s’il ne s’agissait pas autrefois d’une organisation aussi sophistiquée que celle dont disposent aujourd’hui les plus célèbres chamanes, tout nous indique que l’expression musicale et artistique a toujours joué un rôle central dans les cérémonies, qu’elles aient été d’exorcisme ou de propitiation. Schématiquement, on peut dire que la chamane assumait la part chantée ou récitée et que l’orchestre (généralement constitué de son compagnon et des assistantes chamanes) se consacrait à l’aspect instrumental et aux activités secondaires ou de soutien. Les textes récités (ou inspirés par la transe) pouvaient être très longs (une cérémonie propitiatoire peut durer trois jours) et se devaient d’évoquer une partie du large panthéon chamanique, tout en abordant de façon imagée le problème des clients perturbés ou des paysans attendant l’annonce d’une bonne récolte.
Plus intéressant encore est le lien probable entre le monde chamanique et celui de la forme littéraire et musicale du p’ansori, trop rapidement présenté comme « l’opéra coréen », ce qui le rattache à une histoire culturelle sans rapport aucun. Le p’ansori est un long récitatif, qui ne nécessite qu’un chanteur accompagné d’un percussionniste. En l’absence de sources anciennes et indiscutables, en raison du mépris des élites pour des activités populaires ou religieuses peu contrôlables, il est difficile d’être très affirmatif, mais tout indique que la mise en forme de ce qui est aujourd’hui appelé et considéré comme p’ansori a pris plusieurs siècles. C’est d’ailleurs un des principaux intérêts du genre, puisque nous disposons ainsi d’une certaine perspective sur un passé autrement effacé. Cette mise en forme dépasse largement le seul p’ansori et permet de réévaluer le rôle des femmes dans l’histoire culturelle coréenne. Il semble s’être fixé avec le temps dans la pratique d’un long récit parlé-chanté par un chanteur ou une chanteuse, accompagné d’un seul tambour, pouvant intervenir à grands coups d’interjections, pour souligner tel trait ou épisode. On pense que ces artistes étaient proches des kwangdae, les conteurs publics qui animaient les marchés par leurs pitreries et leurs jongleries, c’est-à-dire essentiellement les compagnons des chamanes, qui œuvraient ainsi entre deux cérémonies dont ils assuraient par ailleurs le soutien musical. Comme ces chamanes étaient assistées par d’autres femmes, celles-ci en sont probablement venues aux récits du p’ansori.
Il ne reste des p’ansori originaux que 12 titres et six textes, sauvés et réécrits (c’est paradoxal) par Sin Chaehyo, à la fin du XIXe siècle. Le résultat en est beaucoup plus organisé et cohérent que ce qui précédait, et il faut se tourner vers les cérémonies chamaniques pour retrouver quelques jaillissements de la spontanéité originelle. Le caractère épars des épisodes, la malléabilité des événements, le polymorphisme des aventures gagnent, pour être compris, à être rapprochés des récits fantastiques des chamanes, lesquelles savent presque instinctivement s’adapter à leur public. Les héroïnes, comme Ch’unhyang ou Simch’ông, dont les aventures sont connues par cœur par tous les publics, réalimentent sans cesse l’image de femmes obéissant parfaitement aux canons du confucianisme, sous le couvert de la revendication de leur libre arbitre.
Ce qui autrefois servait, sous forme d’extraits, aux chants des kisaeng, aux jeux des aristocrates, aux spectacles divers constitue aujourd’hui le fonds d’innombrables bandes dessinées, fictions, scénarios, films, feuilletons télévisés ; le lien, à travers les années, étant assuré par le p’ansori. Ces adaptations évoquent, une fois encore, la facilité avec laquelle les chants et dieux chamaniques changeaient de fonctions et de supports. En passant des uns aux autres, comment ne pas imaginer que, chaque fois, leur nature en était quelque peu modifiée, et que toute tentative de les réunir se devait de refléter cette hétérogénéité constitutive ? D’où le caractère réducteur et à la limite fallacieux des versions modernes bien lissées.
Patrick MAURUS
■ CHOI C., KIM E. et al., Dangerous Women : Gender and Korean Nationalism, New York, Routledge, 1998 ; HOYT J., Soaring Phoenixes and Prancing Dragons : A Historical Survey of Korean Classical Literature, Séoul/Somerset, Jimoondang Publishing, 2000 ; MAURUS P., Histoire de la littérature coréenne, Paris, Ellipses, 2005 ; PIHL M., The Korean Singer of Tales, Cambridge, Harvard University Press, 1994.
CHAMIE, Émilie (née AIDAR) [BEYROUTH 1927 - SÃO PAULO 2000]
Graphiste et scénographe libano-brésilienne.
Libanaise, Émilie Chamie est arrivée au Brésil dans son enfance. Elle a fait ses études à l’Institut d’art contemporain (IAC), première école de design industriel du Musée d’art de São Paulo (Masp). Ayant initialement reçu une formation en peinture, après son passage à l’IAC elle se consacre totalement au graphisme, qu’elle considère « comme une forme d’art pour des millions de personnes ». Dès sa sortie de l’Institut, É. Chamie commence à travailler pour le domaine culturel, signant plusieurs affiches, plusieurs livres, surtout des livres d’art, des logotypes, des pictogrammes pour des institutions culturelles comme le théâtre municipal de São Paulo, le théâtre brésilien de la Comédie, le Centre culturel de São Paulo, et bien d’autres. Elle travaille également pour des entreprises, des congrès, mettant sa vaste culture et sa grande compétence au service de la culture de ces entreprises. Sa formation est également influencée par l’arte construtiva (« art concret ») brésilien et latino-américain de cette période, et surtout par Poesia Praxis (« poésie constructive »), groupe auquel son mari, Mario Chamie, a participé activement. Tout en continuant à travailler comme graphiste, elle est invitée à diriger plusieurs ballets, tels que Phèdre, Les Lettres portugaises de soror Mariana Alcoforado ou Bolero. Elle crée ses ballets comme des pages pouvant être habitées en trois dimensions et nombre de ses projets graphiques sont conçus à partir d’intenses mouvements qui rappellent la danse.
Ethel LEON
■ Rigor e Paixao, Poética visual de uma arte grafica, São Paulo, Senac, 1998.
■ LEON E., Memorias do design brasileiro, São Paulo, Senac, 2009.
CHAMINADE, Cécile [PARIS 1857 - MONTE-CARLO 1944]
Compositrice et pianiste française.
Cécile Chaminade naît dans un milieu favorable à la pratique musicale, typique de la haute bourgeoisie parisienne de l’époque : ses parents jouent de la musique à un niveau élevé, et les séances musicales, parfois en présence d’amis musiciens, comme Georges Bizet, favorisent l’éveil du profond talent de l’enfant. Sa mère lui donne ses premières leçons de piano, puis l’adolescente suit une formation très approfondie, mais en cours privés, son père refusant, malgré les recommandations de G. Bizet, toute éducation musicale qui pourrait faire d’elle une musicienne professionnelle. Elle apprend le piano avec Félix Le Couppey, un des professeurs du Conservatoire, l’écriture musicale (contrepoint et fugue) avec le compositeur Augustin Savard et la composition avec Benjamin Godard. Mais l’opposition de M. Chaminade finit par céder face au talent exceptionnel de sa fille, remarqué par les compositeurs éminents de l’époque qui fréquentent le salon des Chaminade vers 1870 ; parmi eux, Camille Saint-Saëns et Vincent d’Indy, qui comptent parmi les fondateurs de la Société nationale de musique (SNM). C. Chaminade fait ses débuts officiels de pianiste concertiste à la salle Pleyel en 1877, en interprétant le Trio en si bémol mineur de Charles-Marie Widor, avant de se produire dans son propre Trio pour violon, violoncelle et piano opus 11, en 1880, dans le cadre des concerts de la SNM. Les années suivantes vont asseoir sa réputation. La SNMl’accueille en 1881 dans une œuvre pour orchestre, sa Suite pour orchestre opus 20, qui connaîtra un vif succès. La compositrice termine en 1884 une symphonie dramatique, Les Amazones, pour solistes, chœur et orchestre opus 26, sur un livret aux accents féministes de Charles Grandmougin, qui sera créée en 1888 à Anvers. Lors du même concert est créé son Concertstück, pour piano et orchestre opus 40, une œuvre que son écriture permet de placer à l’avant-garde de l’influence extrême-orientale qui marquera la création musicale française à partir de 1889, date de l’Exposition universelleoù les musiciens d’Extrême-Orient firent grande impression. En 1887, la SNM présente son deuxième Trio pour violon, violoncelle et piano opus 34, et 1888 voit la création à l’Opéra de Marseille de son ballet symphonique Callirhoë, opus 37, qui remporte un succès considérable et sera repris par d’autres théâtres. Cet élan créateur se brise au début des années 1890, pour des raisons personnelles qui restent encore à élucider. C’est à cette époque que débutent la carrière et la production musicale de C. Chaminade qui sont restées dans les mémoires et la relèguent au statut péjoratif de « musicienne de salon », au style post-romantique figé. Elle se cantonnera en effet dans l’exécution en concert de ses propres œuvres, en majorité des pièces de piano, ne revenant brièvement qu’en 1902 à une inspiration plus ambitieuse avec son Concertino pour flûte et orchestre opus 107, une commande du Conservatoire de Paris, qui est resté depuis au répertoire des flûtistes du monde entier. Le succès est toutefois toujours au rendez-vous, car ses pièces de piano et les mélodies touchent tout un public d’interprètes amateurs. Un contrat exclusif la lie à l’éditeur parisien Enoch et la diffusion de ses œuvres se fait dans le monde entier, relayée par ses tournées de concerts. Son succès aux États-Unis est considérable : on y voit fleurir des « Clubs Chaminade », rassemblant des jeunes filles et des femmes interprètes de sa musique, qui placent la compositrice en véritable role model de la femme moderne. C. Chaminade est d’ailleurs la seule compositrice française de cette époque à avoir été ouvertement féministe. Elle ne s’est mariée que tard dans sa vie et se considérait surtout « mariée à sa musique ». Elle a fait partie des premières musiciennes à diriger des orchestres et serait la première compositrice française à avoir reçu la Légion d’honneur, en 1913.
Florence LAUNAY
■ CITRON M., Cécile Chaminade, A Bio-Bibliography, Westport, Greenwood Press, 1988 ; TARDIF C., Portrait de Cécile Chaminade, Montréal, L. Courteau, 1993.
CHAMORRO, Violeta (née BARRIOS TORRES) [RIVAS, NICARAGUA 1929]
Femme politique nicaraguayenne.
Fille d’un propriétaire terrien, Violeta Chamorro grandit entre sa ville de naissance et Granada, où elle reçoit une éducation catholique dans un internat dirigé par des religieuses françaises. Au cours de son adolescence, elle étudie aux États-Unis près d’Austin, au Texas, puis à Blackstone, en Virginie. De retour au Nicaragua après le décès de son père, elle épouse en 1950 le journaliste Pedro Joaquín Chamorro. Elle part alors vivre à Managua aux côtés de celui qui, nommé directeur général du journal La Prensa en 1952, est l’une des figures majeures de l’opposition à la dictature des Somoza. Maintes fois incarcéré et torturé, son mari est assassiné le 10 janvier 1978. Elle prend alors la direction du journal. Après que la coalition révolutionnaire antisomoziste a chassé du pouvoir Anastasio Somoza Debayle le 17 juillet 1979, elle participe à la junte de reconstruction nationale aux côtés des représentants du Front sandiniste de libération nationale. En minorité, et opposée à la monopolisation du pouvoir et de la révolution par cette organisation politico-militaire, elle démissionne de la junte. Elle est propulsée à la tête de la coalition antisandiniste Unión nacional opositora à la fin des années 1980 et remporte avec près de 55 % des voix l’élection présidentielle du 25 février 1990, face au président sortant Daniel Ortega. Au cours de la campagne, elle se présente en mère au foyer, fervente catholique et réconciliatrice de la nation et des familles. Elle dresse la sienne en exemple : l’un de ses fils a dirigé l’organe de presse officiel du sandinisme, Barricada, l’une de ses filles a été ambassadrice du régime sandiniste à Cuba, tandis que ses deux autres enfants sont journalistes à La Prensa. Elle promet, après plusieurs années de guerre, la suppression du service militaire obligatoire. Elle engage un essai de transition vers une démocratie représentative pluraliste. Son mandat est marqué par le démantèlement du parti-État sandiniste, par la libéralisation de l’économie, par le retour à la paix et par le processus de réduction de l’armée. À la fin de sa présidence, les contras ont déposé les armes. Une nouvelle Constitution voit le jour en 1995. V. Chamorro clôt son mandat le 10 janvier 1997. Elle est à ce jour la seule femme à avoir exercé un mandat présidentiel au Nicaragua.
Delphine LACOMBE
■ Sueños del corazón, Memorias, Managua, Fundación Violeta Barrios de Chamorro, 1996.
■ KAMPWIRTH K., « The Mother of the Nicaraguans : Doña Violeta and the UNO’s Gender Agenda », in Latin American Perspectives, vol. 23, no 1, 1996.
CHAMPBONIN, Anne-Antoinette-Françoise PAULIN DU RAGET DE [1700-1775]
Romancière française.
Voisine de Mme du Châtelet* et de Voltaire à Cirey, et correspondante de ce dernier et de Mme de Graffigny* entre 1736 et 1739, Anne-Antoinette-Françoise Paulin devient Mme de Champbonin par alliance. Voltaire la dit « serviable, active, capable de tout faire réussir » et la traite d’« adorable amie » ou encore de « mon cher gros chat ». Se plaisant en la compagnie du couple, il aurait envisagé de marier sa nièce – finalement, celle-ci jettera son dévolu sur M. Denis – à un Champbonin. L’écrivaine compose un roman, l’Histoire de Mlle d’Attily par Mme de ***, dédié à Mme la marquise du Châtelet et publié en 1745 ; bien que cet ouvrage soit parfois attribué à Catherine Cailleau, comtesse de Lintot, la correspondance de Mme de Graffigny atteste qu’il est bien signé de la main de Mme de Champbonin.
Michèle CROGIEZ
■ GOULEMOT J.-M., MAGNAN A., MASSEAU D., Inventaire Voltaire, Paris, Gallimard, 1995 ; GRAFFIGNY F. de, Choix de lettres, Oxford, Voltaire Foundation, 2001.
CHAMPETIER, Caroline [PARIS 1954]
Directrice de la photographie et réalisatrice française.
Diplômée de l'Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC), Caroline Champetier devient en 1976 l'assistante du grand directeur de la photographie William Lubtchansky et travaille pendant deux ans sur Shoah (Claude Lanzmann, 1985). Sur le tournage de Toute une nuit (1982), de Chantal Akerman*, elle tient pour la première fois le rôle de directrice de la photographie (poste rarement occupé par des femmes), et travaille plus tard avec des réalisateurs comme Jacques Rivette et Benoît Jacquot (La Fille seule en 1995 et Villa Amalia en 2008). Elle signe la photographie pour Jean-Luc Godard, Jacques Doillon, Philippe Garel et est également active aux côtés de la nouvelle génération de cinéastes. Le film Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois, lui vaut en 2010 le César de la meilleure photographie. Des réalisateurs étrangers lui confient leurs créations : le Japonais Nobuhiro Suwa (H Story, 2001), les Israéliens Tawfik Abu Wael (Tanathur, 2011) et Amos Gitaï pour Terre promise (2004) et Plus tard tu comprendras (2007). En tant que réalisatrice, elle signe une dizaine de courts-métrages, et un long-métrage pour la télévision en 2012 : Berthe Morisot. Elle préside également l'AFC (Association française des directeurs de la photographie cinématographique) de 2009 à 2012. La cinémathèque française donne une rétrospective de son travail en février 2014.
Chiara PALERMO
■ LEFORT G. et PÉRON D., « Caroline Champetier : “Je me sens très interprète de l’image” », Paris, Libération, 5-2-14.
CHAMPION MÉTADIER, Isabelle [TOURS 1947]
Peintre française.
Isabelle Champion Métadier a débuté, à l’aube des années 1970, une pratique picturale rigoureusement abstraite. Imperméable à tout dogmatisme sur ce mouvement, qu’elle soit gestuelle, géométrique ou minimale, elle entame très tôt un dialogue exclusif avec l’image en tant que pure apparition. Tirant les leçons des expérimentations sur les ingrédients et le support de la peinture telles qu’elles étaient menées par le groupe Supports-Surfaces, et sensible par ailleurs aux percées de la musique répétitive américaine, (Steve Reich, Philip Glass), elle développe dans son œuvre plastique la notion de trace, utilise la répétition du geste d’inscription, sur la toile ou le papier. Cependant, c’est bien l’inattendu, l’«accident », qu’elle recherche, par l’usage d’empreintes, d’imprégnations à l’éponge, créant des situations où c’est le matériau ou bien la matière qui décide. Elle envisage sa pratique comme une confrontation existentielle avec le tableau à faire. Grâce à la photographie, elle agrandit des détails d’une série d’écorces d’arbres et découvre des configurations et des visions de matière, à la fois réelles et inconnues, qui vont déterminer le cours ultérieur de sa peinture. Dès lors, elle fait surgir de fonds monochromes lumineux ou noirs des images à la fois cinglantes et amorphes, qui ne représentent qu’elles-mêmes, et ne s’inscrivent dans aucun registre familier. Par un dispositif physique astreignant de matières pigmentaires détournées, elle lance un processus sur la toile et laisse monter la figure imprévisible, laisse les agrégats chromatiques se poser, sans idée préconçue, sans image préalable, mais gardant la maîtrise, sinon du processus en soi, tout au moins des conditions de son apparition définitive. C’est à New York, où la peintre s’établit en 1996, qu’elle démarre la série des Entertainment Systems : ce sont des tableaux de très grand ou de tout petit format, dans lesquels de sémillants ectoplasmes polymorphes et multicolores, des figures cocasses, incongrues, stupéfiantes et totalement ineffables évoluent dans des fonds clairs luminescents. Ces images sans identité autre que leur existence visuelle et allusive sont une fête pour les yeux et débrident l’imaginaire. De retour en France, tout en continuant à faire de fréquents séjours à New York, dont la trépidation frénétique des formes et des couleurs l’inspire, elle développe ce vocabulaire à partir de 2006, avec la série des Time Trackers. I. Champion Métadier perpétue en un sens la tradition picturale classique, mais l’amène également à la modernité de l’écran liquide.
Ann HINDRY
■ Champion Métadier (catalogue d’exposition), Tours, Le Musée, 1999 ; Entertainment Systems (catalogue d’exposition), Caen, Musée des Beaux-Arts, 2002.
■ MILLET C., Champion Métadier, Paris, Gallimard, 2007.
■ PIGUET P., « Pour ne pas les nommer », in Isabelle Champion Métadier (catalogue d’exposition), Ivry-sur-Seine, Credac, 1994.
CHAMPMESLÉ (Marie DESMARES ou DESMARETS, dite La) [ROUEN V. 1642 - AUTEUIL, AUJ. PARIS 1698]
Comédienne française.
D’origine bourgeoise, elle fit ses débuts au théâtre à Rouen. Elle rencontra Charles Chevillet, dit Champmeslé, dans la troupe de François Serdin (1665). Après deux ans de tournées provinciales, le couple se joignit à la troupe parisienne du Marais (1668), puis passa à l’Hôtel de Bourgogne (1670) et au théâtre du Guénégaud (1679). À la fusion des troupes, constituant la Comédie-Française en 1680, elle devint la tragédienne vedette, captivant, par le charme de sa voix, Racine qui, devenu son amant, la faisait répéter personnellement et écrivit à son intention certains de ses plus beaux personnages féminins (Hermione, Bérénice, Iphigénie). Lully aurait développé le récitatif de la tragédie en musique en l’écoutant déclamer. Après le renoncement de Racine au théâtre, la comédienne poursuivit sa carrière dramatique en interprétant encore de grands rôles tragiques, comme Médée (Longepierre, 1694), ou, en dépit de son âge, l’Iphigénie d’Oreste et Pylade (La Grange-Chancel, 1697). Elle se retira juste à temps pour se convertir et faire oublier sa vie mouvementée : outre Racine, elle avait séduit d’autres grands écrivains comme Boileau et La Fontaine, auteurs de vers à sa gloire.
Guy SPIELMANN
■ MONGRÉDIEN G., Dictionnaire biographique des comédiens français du XVIIe siècle, suivi d’un inventaire des troupes (1590-1710), Paris, Éditions du CNRS, 1961 ; ID., La Vie quotidienne des comédiens au temps de Molière, Paris, Hachette, 1966.
CHAMPSEIX, Victoire Léodile VOIR ANDRÉ LÉO
CHAMS ELJACH, Olga VOIR DELMAR, Meira
CHAN, Margaret [HONG KONG 1947]
Directrice générale de l’OMS et médecin chinoise.
Seconde femme élue directrice générale de l’OMS par l’Assemblée mondiale de la Santé en 2006, Margaret Chan est la première reconduite pour un mandat de cinq ans en 2012. Après des études secondaires au Northcote College of Education à Hong Kong, elle étudie à l’université de Western Ontario au Canada (1970-1977), y obtient un Bachelor of Arts en économie familiale et un doctorat en médecine. Elle passe un master de santé publique à l’université nationale de Singapour en 1985, suit un programme de perfectionnement des cadres (management development) à la Harvard Business School (Boston, 1991) puis en relations internationales à l’université Tsinghua et à l’École nationale d’administration de Beijing (1996-2000). Elle rejoint le gouvernement de Hong Kong en 1978 en tant que médecin, y devient directrice assistante du département de la santé en 1989, puis vice-directrice, et la première femme à le diriger en 1994. Membre de la Faculté de médecine de santé publique, elle entre à l’OMS en 2003 pour diriger le département Protection de l’environnement humain, puis celui des Maladies transmissibles. Chargée de la grippe pandémique, elle représente le directeur général de l’OMS, puis est promue en 2005 sous-directrice générale. Elle est également officier de l’Ordre de l’Empire britannique et classée 37e femme la plus puissante au monde par le magazine Forbes.
Claudine BRELET
CHANDERNAGOR, Françoise [PALAISEAU 1945]
Écrivaine française.
Fille de ministre, Françoise Chandernagor fait ses études à Sceaux. Diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris et titulaire d’une maîtrise de droit, elle entre à 21 ans à l’École nationale d’administration, et en 1969 sort major de sa promotion. Première femme à obtenir ce rang, elle entre alors au Conseil d’État. En 1981, elle publie L’Allée du Roi. Romancière débutante, elle fait une entrée fracassante dans le milieu littéraire, où elle ne connaît personne. Ces mémoires imaginaires de Mme de Maintenon* renouvellent le roman historique : elles reconstituent le personnage « de l’intérieur », rendent une identité à cette femme trop peu connue et trop souvent caricaturée. F. Chandernagor poursuit ce projet romanesque avec La Sans-Pareille (1988), et alterne avec des fictions plus contemporaines, plus personnelles, suivant une double démarche rhétorique qu’elle définit ainsi : « Chercher l’universel dans des périodes historiques passées et le contingent, l’historique, dans le présent. » Elle quitte l’administration en 1993, rejoint l’académie Goncourt dès 1995 et se consacre exclusivement à l’écriture, dans ses formes théâtrales ou romanesques.
Marie-Noëlle CAMPANA
■ Les Enfants d’Alexandrie, Paris, Albin Michel, 2011 ; Les Dames de Rome, Paris, Albin Michel, 2012.
■ RHÉAULT M., Leçons de lumières, Paris, Mercure de France, 2007.
CHANDRALEKHA (Chandralekha PRABHUDAS PATEL, dite) [WADA, MAHARASHTRA 1928 - MADRAS 2006]
Danseuse et chorégraphe indienne.
Destinée à une brillante carrière de danseuse de bharatanatyam (style traditionnel du sud de l’Inde), Chandralekha est l’une des chorégraphes les plus controversées pour ses conceptions révolutionnaires. Très jeune, elle est convaincue de l’anachronisme de l’expression classique du bharatanatyam, miroir d’un âge révolu dans la société contemporaine. En 1950, au faîte de son art, elle met fin à sa carrière et se donne douze années de réflexion, avant de créer sa propre compagnie et de se tourner vers la chorégraphie. Empruntant au bharatanatyam, au kalarippayat (art martial du Kerala) et au yoga leurs idiomes les plus épurés, elle rompt avec le langage codifié et puise l’énergie génitrice du mouvement dans sa pulsion féminine et masculine, restituant le langage du corps dans sa vérité et ses droits, et le libérant du carcan du costume et des ornements. Pour elle, la danse n’est pas la célébration des dieux, mais celle de l’homme et de la femme. Après Angika (« mouvement »), sa création Yantra glorifie la relation érotique des corps dans la trinité sexualité-sensualité-spiritualité, et se voit taxer d’une part d’obscénité, de l’autre de « nouveau message de beauté ». Ses échanges et ses collaborations avec des créateurs occidentaux s’inscrivent dans les courants tracés par Suzanne Linke* et Pina Bausch*. Sa compagnie participe à de nombreux festivals aux États-Unis, en Asie et en Europe (Avignon). Elle reçoit l’Umbrella Award en Angleterre et le prix Gaya en Italie. Son spectacle Sharira (« feu et désir ») est présenté en Allemagne, en Inde et, dans le cadre d’une conférence internationale, à Chicago. Son art sans concession a brisé des tabous, débridé des atteintes à la liberté et fait d’elle une légende.
Milena SALVINI
CHANEL, Coco (Gabrielle CHASNEL, dite) [SAUMUR 1883 - PARIS 1971]
Grand couturier française.
Issue d’un milieu très modeste, Gabrielle Chasnel est abandonnée par son père à la mort de sa mère. Placée dans un orphelinat, elle entre à 20 ans dans une bonneterie à Moulins. Elle se produit comme chanteuse dans un café-concert, où elle reçoit le surnom de Coco, tiré du refrain de l’une de ses chansons. Elle suit alors Étienne Balsan, officier issu d’une famille bourgeoise et cossue, et découvre le demi-monde. En 1908, elle débute comme modiste en s’installant dans la garçonnière d’É. Balsan à Paris, au 160, boulevard Malesherbes. Au fil du temps, elle saura tirer profit de ce que lui apporte chacun de ses amants, dans son métier de modiste, puis de grande couturière. En 1910, son nouvel amant, l’Anglais Boy Capel, lui avance les fonds pour l’acquisition d’un salon au 21, rue Cambon où elle conquiert rapidement une clientèle élégante. En 1913, elle ouvre sa première boutique à Deauville où elle vend des blouses, des marinières et des maillots de bain, puis en ouvre une seconde à Biarritz, deux ans plus tard, qui lui assure l’indépendance. Adoptant le jersey de Rodier, elle imagine, en 1916, des redingotes décintrées, arrêtées à mi-jupe, d’une extrême simplicité, qu’elle est la première à porter. Rompant avec l’ornement au profit de la ligne, elle propose à ses clientes des vêtements lâches, qui effacent le buste et la cambrure, et des jupes radicalement écourtées qui dévoilent la cheville. En 1918, elle se fait couper les cheveux et s’expose au soleil, lançant ainsi la mode des cheveux courts et du bronzage. En 1919, après la mort de Boy Capel, son amie Misia Sert l’introduit dans son cercle d’artistes où figurent Igor Stravinsky, Serge de Diaghilev, Jean Cocteau, Pablo Picasso, Pierre Reverdy, Max Jacob. En 1920, grâce au grand-duc Dimitri, son amant, elle découvre la mode russe, notamment les broderies, tandis que, fidèle à son goût pour la simplicité, elle continue à porter des ensembles en jersey. Du duc de Westminster, elle retient les tweeds et certains éléments de la garde-robe masculine : large gilet emprunté aux valets d’Eaton Hall, béret des marins du yacht du duc, qu’elle associe à des bijoux fantaisie et à de longs colliers, mêlant vraies et fausses perles. 1926 voit la création de la fameuse petite robe noire que Vogue surnomme « la Ford de Chanel ». Adaptée à toutes les occasions, en raison de sa simplicité et de son élégance, elle devient le vêtement par excellence de la femme moderne. Aussi les années 1920 sont-elles caractérisées par le succès et la reconnaissance internationale. Au cours de la décennie suivante, la mode du pantalon, innovation majeure qu’elle portait déjà dix ans auparavant, se répand pour les loisirs. Parallèlement, elle développe un style plus féminin, constitué de robes en mousseline ou en dentelle. En 1922, elle se fait costumière au théâtre pour Antigone. Sollicitée pour les nombreuses autres pièces de J. Cocteau, elle travaille également pour le cinéma, notamment pour La Règle du jeu de Jean Renoir (1939), et attire l’attention de Hollywood. La guerre aussitôt déclarée, elle ferme sa maison et s’installe au Ritz, pendant l’Occupation. Elle partage alors la vie de l’officier allemand Hans Gunther von Dincklage. Après la guerre, elle s’exile en Suisse, pendant plusieurs années, mais rouvre sa maison en 1954, avec une collection présentée le 5 février. Dénigrée par la presse française, la collection séduit les Américaines. La grande couturière retrouve rapidement sa place, en particulier grâce à son tailleur en tweed gansé, très confortable, accompagné d’un sac en cuir surpiqué à chaîne dorée, porté à l’épaule et bientôt aussi célèbre que sa robe noire. Ces deux tenues sont emblématiques du style Chanel. Moderne, Chanel l’est encore par sa compréhension du marché de la mode. Elle est ainsi la première styliste à lancer, en 1921, un parfum, N° 5, auquel succèdent quatre autres senteurs ainsi qu’une ligne de cosmétiques, en 1924. Elle a su imposer des innovations déterminantes qui font d’elle l’une des créatrices majeures de l’histoire de la mode. Poursuivant les tentatives de libération du corps féminin, introduites par Paul Poiret et Madeleine Vionnet*, elle revendique le droit au confort et à l’aisance des mouvements. Elle permet aussi aux femmes de vivre au rythme des hommes et contribue à inscrire la mode dans la modernité. Elle décède, en 1971, dans sa suite de l’hôtel Ritz.
Zelda EGLER
■ BOTT D., Chanel, Paris, Ramsay, 2005 ; CHARLES-ROUX E., Le Temps Chanel, Paris, Éditions de La Martinière, 2004 ; ID., L’Irrégulière ou Mon itinéraire Chanel, Paris, Grasset, 2009 ; KAMITSIS L., REMAURY B. (dir.), Dictionnaire international de la mode, Paris, Éditions du regard, 2004 ; LEBRUN J., Notre Chanel, Paris, Bleu Autour, 2014.
CHANG, Eileen VOIR ZHANG AILING
CHANG, Sylvia (née CHANG AICHIA) [CHIAYI, TAÏWAN 1953]
Actrice, réalisatrice et productrice hongkongaise.
Actrice depuis 1973, Sylvia Chang mène entre Hongkong, Taïwan et les États-Unis une carrière importante. Également réalisatrice depuis 1981, elle a écrit, produit, interprété et réalisé une douzaine de films – féministes –, dont Zui ai (« passion », 1986) ; Meng xing shi fen (Mary from Beijing, 1992) ; 20-30-40 (2004, seul film chinois sélectionné au Festival de Berlin), sur l’histoire de trois femmes âgées respectivement de 20, 30 et 40 ans.
Jean-Paul AUBERT
CHANG XIANGYU (ZHANG MIAOLING, dite) [GONGYI, HENAN 1923 - ZHENGZHOU, HENAN 2004]
Actrice chinoise et directrice de théâtre.
Zhang Miaoling a 9 ans, et un passé de mendiante, quand son père décide de lui apprendre le yuju, opéra de la province du Henan, plutôt que de la vendre comme future épouse. Elle apprend les rôles masculins de combattants et les rôles féminins où prédomine le chant. Les premières actrices apparaissant vers 1927 et le choix de ce métier étant réputé porter malchance aux familles, la jeune fille change de nom. En 1935, elle joue pour la première fois à Kaifeng dans une version en six épisodes de la plus célèbre histoire d’amour chinoise, L’Histoire du pavillon d’Occident (Xixiang ji), de Wang Shifu. Une étoile est née. Comme elle refuse de se plier aux lois des triades et des potentats locaux, sa vie ne tient qu’à un fil. Elle épouse, en 1944, un directeur d’école qui écrit pour elle la version yuju de Hua Mulan, du nom de la jeune amazone déguisée en garçon. En 1948, elle fonde une école qui devient la compagnie Xiangyu. À partir de 1956, elle est directrice de la Troupe de yuju du Henan et, plus tard, de la Troupe de théâtre traditionnel du Henan. Elle crée de nombreux airs musicaux pour les personnages de femmes vertueuses et de coquettes, opérant une synthèse à partir d’airs existant dans des formes voisines d’opéras locaux. Les rôles principaux des pièces suivantes restent dans l’histoire du yuju comme la spécialité de l’« école Chang » : Kao Hong (« Hong Niang mise à la question ») ; Duan qiao (« le pont cassé », légende du Serpent blanc) ; Da jizhuang (« le pilier d’exécution ») ; l’opéra moderne Ren huan ma jiao (« cris d’allégresse et hennissements ») ; l’opéra révolutionnaire Hong deng ji (« le fanal rouge »). Cible des gardes rouges en 1966, l’actrice d’opéra, symbole de la vieille société, est accusée d’être une espionne, une contre-révolutionnaire, une propriétaire foncière… Battue quotidiennement et soumise à des simulacres d’exécution, elle affirme que « le théâtre est plus puissant que le Ciel » (Xi bi tian da) et ne cesse de s’entraîner en cachette durant toute la Révolution culturelle.
Pascale WEI-GUINOT
« CHANSONS DE FEMMES » – LITTÉRATURE [Europe Moyen Âge]
Bien des questions subsistent à propos des formes poétiques ainsi désignées, dont on trouve des versions écrites au Moyen Âge dans différents pays européens, et dont plusieurs ont survécu jusqu’à nos jours dans les chansons populaires. Leur genèse est obscure, et il serait abusif de les considérer toutes d’emblée comme des créations féminines, en tout cas pour celles dont les textes nous sont parvenus – textes souvent attribués à des poètes masculins, lorsqu’ils ne sont pas anonymes. Elles posent cependant, de façon intéressante, la question du rôle des femmes et des traditions orales dans la création poétique au Moyen Âge.
Plusieurs spécialistes de la poésie médiévale ont émis l’hypothèse de la présence, aux origines de la poésie en langue vulgaire en Europe, de formes poétiques populaires de tradition orale transmises, et peut-être même composées, par des femmes. Les « chansons de femmes » de plusieurs pays européens, conservées dans des manuscrits beaucoup plus tardifs en seraient dérivées. Leur existence à date ancienne serait attestée par des condamnations formulées dès le VIIe siècle (par exemple dans un concile de Châlons en 650) par des ecclésiastiques à l’encontre des « chants lascifs » exécutés par des femmes, et par la présence de khardjas en langue romane, sortes de refrains au féminin insérés dans des muwashshahâts (poèmes strophiques de l’Espagne musulmane dont les plus anciens datent du Xe siècle), qui en constitueraient les formes les plus anciennes écrites en Europe. Outre ces khardjas hispano-arabes, on peut mentionner les winileodae (ou chansons d’ami) allemandes, des chansons latines, des villancicos espagnols, les cantigas de amigo portugaises, qui constituent l’ensemble le plus important à ce jour (il en existe aussi en Italie). Cette liste, limitée aux poèmes édités et commentés dans les anthologies, est loin d’être close.
Les poèmes français que l’on peut ranger dans cette catégorie sont surtout des « chansons d’ami », chansons d’amour au féminin qui empruntent souvent la forme d’une complainte de « délaissée », mais parfois aussi célèbrent l’amour heureux. Certains relèvent du registre courtois hérité de la cansó des troubadours ; ils ne sont pas sans évoquer la poésie des trobairitz. La plupart relèvent d’un répertoire plus « popularisant » (P. Bec), à la fois formellement (par la présence de refrains), et par le ton et le vocabulaire. Ils se caractérisent généralement par une expression de l’amour plus directe et plus sensuelle que dans le « grand chant courtois » des trouvères. Si quelques-unes de ces chansons sont clairement attribuées à des trouvères, pour d’autres, restées dans l’anonymat ou dont l’attribution est incertaine, on peut se demander si elles ne furent pas composées par des troveresses (ou femmes trouvères). Deux d’entre elles peuvent être qualifiées comme des « chansons de croisade », variantes particulières de la complainte de « délaissée » (l’ami absent est parti à la croisade) : Jherusalem, grant damage me fait, attribuée à deux trouvères différents ; Chanterai por mon corage, attribuée soit à Guiot de Dijon, soit à une dame fictive, la dame du Fayel, ou encore anonyme (dans cinq manuscrits). D’autres poèmes sont également des « malmariées ». On rapproche aussi des « chansons de femmes » d’autres sous-genres poétiques qui ne sont pas exclusivement des poèmes lyriques à voix féminine, mais qui comportent une dimension narrative et parfois des dialogues, tout en laissant une place importante à la voix féminine : ce sont les aubes et les « chansons de toile ». Ces dernières sont des transcriptions tardives de chansons peut-être plus anciennes chantées (et composées ?) par des femmes occupées à des travaux d’aiguille ; c’est ainsi qu’elles sont présentées dans le Roman de Guillaume de Dole (XIIIe siècle) où plusieurs sont insérées.
Anne PAUPERT
■ BEC P., La Lyrique française au Moyen Âge, XIIe-XIIIe siècles, Paris, Picard, 1977-1978 ; AUBRAY E., DOSS-QUINBY E., GRIMBERT J. T. et al. (éd. et trad.), Songs of the Women Trouvères, New Haven/Londres, Yale Universtity Press, 2001 ; ZINK M., Le Moyen Âge et ses chansons, un passé en trompe-l’œil, Paris, Éditions de Fallois, 1996.
■ TYSSENS M., « Voix de femmes dans la lyrique d’oïl », in Femmes, mariages, lignages, XIIe-XIVe siècles, mélanges offerts à Georges Duby, Bruxelles, Éditions De Boeck, 1992.
CHANTALPETIT VOIR PETIT, Chantal
CHANTEUSES DE BLUES CLASSIQUE [États-Unis début du XXe siècle]
On appelle « blues classique » un courant du blues vocal, essentiellement féminin et très à la mode au début du XXe siècle. Ces chanteuses, toutes issues des caravanes itinérantes, des minstrel shows, des vaudevilles – ces spectacles présentant numéros de cirque, chansons, théâtre, jongleurs, dompteurs d’ours… –, vivront des heures fastes et contribueront à populariser la musique noire. La pionnière se nomme Gertrude Pridgett, plus connue sous le nom de Ma Rainey (1886-1939). Elle commence sa carrière vers 1900 en parcourant le sud des États-Unis avec les Rabbit Foot Minstrels, intriguant le public par son allure extravagante, sa malle de vêtements, ses dents en or, ses boas luxueux et ses nombreux bijoux. Elle prétendra avoir découvert le blues en 1902, lors d’une rencontre sous sa tente avec une jeune chanteuse inconnue, qui interprète pour elle une mélopée tragique et rêche, bientôt nommée « blues » par Ma Rainey (s’inspirant de l’expression I Got the Blues, « j’ai le cafard »). Désormais, l’artiste intègre un blues dans ses numéros, et les spectacles qu’elle organise avec son mari Will à l’entrée des villes connaîtront un vif succès et influenceront un nombre considérable de chanteuses, dont Bessie Smith*. Dans leur sillage, toute une génération de gamines prodiges, souvent originaires de Géorgie, profitent du chemin tracé. Le public adore ces filles venues de la campagne, dont la vie se confond avec le spectacle (beaucoup ont commencé très tôt, entre 5 et 10 ans) et qui ne lésinent pas sur les effets, le mélodrame, chantant la vie quotidienne, pleurant leurs amours perdues, tout en demeurant éloignées des bluesmen ruraux masculins. Aujourd’hui peu connues, sans doute parce que leur chant, trop léger, et leur musique, facile, relèvent d’un music-hall démodé, ces artistes ont néanmoins profondément bouleversé l’histoire musicale du pays, avec les race records, ces 78-tours destinés à la clientèle noire, lancés par l’artiste et entrepreneur afro-américain Perry Bradford. En 1919, faisant le tour d’une industrie phonographique naissante, il tente de convaincre les producteurs de musique d’enregistrer les blueswomen de vaudeville. Il propose de remplacer la chanteuse blanche Sophie Tucker, malade, par une vocaliste noire. L’élue se nomme Mamie Smith (1883-1946), une inconnue récemment vue dans la revue musicale de Bradford, Maid of Harlem. Pour le label Okeh, elle grave, le 10 août 1920, Crazy Blues composé par le même Bradford, accompagnée de Johnny Dunn au cornet, Dope Andrews au trombone, Leroy Parker au violon. C’est la première fois qu’un disque bénéficie d’une campagne publicitaire. Le succès est énorme (75 000 exemplaires partent le premier mois, et plus d’un million dans l’année). Mamie Smith chante son Crazy Blues sur les scènes du Sud, au Dallas Coliseum où une foule inédite envahit la salle. Son succès incite les producteurs à graver d’autres blues. En 1921, Harry Pace et W. C. Handy créent la maison de disques Black Swan*. De nombreuses candidates se pressent aux portes des théâtres et des studios, dont Lucille Hegamin (1894 ou 1897-1970), danseuse, comédienne et deuxième artiste de vaudeville à avoir enregistré un blues ; Edith Wilson (1896-1981), venue des cabarets, moins émouvante que Bessie Smith, mais qui parvient à séduire l’audience blanche et œuvrera jusque dans les années 1960 ; Ida Cox (1896-1967) reste l’une des plus douées, à la voix moins rugueuse que B. Smith, mais dont le style enjoué en fait l’une des chanteuses les plus populaires des années 1920. Elle est l’auteure de compositions notables, de sa période morbide – Coffin Blues (« le blues du cercueil »), ou Graveyard Dream Blues (« le blues du rêve du cimetière ») – à des thèmes plus sociaux – Wild Women Don’t Have the Blues (« les femmes sauvages n’ont pas le blues ») ou Last Mile Blues. Rosa Henderson (1896-1968), bien qu’ayant enregistré une centaine de chansons entre 1923 et 1932 (dont sa plus connue, Penitenciary Blues) n’a pas laissé un grand souvenir, sans doute à cause de sa voix trop tendre ; Clara Smith (1894 ou 1895-1935), dite « la reine des gémisseuses », à la voix émouvante, issue elle aussi des caravanes itinérantes, a gravé plusieurs chansons en duo avec son homonyme Bessie Smith ; Alberta Hunter (1895-1984) qui conservera sa popularité jusqu’à sa mort et, pendant les années 1920, donnera au répertoire de belles compositions, comme Downhearted Blues, dont Bessie Smith fera un grand succès. Mentionnons enfin Sippie Wallace (1898-1986), Bertha « Chippie » Hill (1905-1950), et Victoria Spivey (1906-1976), qui commence son parcours dans les saloons de sa ville natale. Ceux qui ont vu Le Kid de Cincinnati (1965) avec Steve McQueen s’en souviennent : l’acteur passe devant un bar, où il aperçoit la chanteuse, beuglant son magnifique blues de tripot.
En 1929, la Grande Dépression aura raison de cette période faste. Ma Rainey se retire, Mamie Smith sombre (elle meurt oubliée en 1946). L’ère du blues classique est terminée.
Stéphane KOECHLIN
■ Women in Blues, Frémeaux et associés, 1994.
■ Le Kid de Cincinnati (The Cincinnati Kid), Norman Jewison, 102 min, 1965.
CHANTEUSES DE FOLK [États-Unis XXe siècle]
Outre Odetta* et Joan Baez*, le folk a révélé beaucoup de brillantes artistes, toutes engagées politiquement, selon la tradition du folk. Derrière ces deux grandes figures, se trouve Judy Collins (1939). Chanteuse, pianiste et guitariste, elle a popularisé les airs traditionnels, tel Amazing Grace, et choisi un répertoire novateur, reprenant des chansons de compositeurs encore méconnus, comme Randy Newman. Elle est la première à reprendre Suzanne de Leonard Cohen. De la même génération, Carolyn Hester (1936) gravite à Greenwich, joue un folk puissant sur les campus et dans les clubs. Elle publie son premier album, Scarlet Ribbons, en 1957, produit par Norman Petty, collaborateur de Buddy Holly. Elle est aussi connue pour avoir présenté Bob Dylan au producteur John Hammond. Karen Dalton (1938-1993), mi-Irlandaise mi-Cherokee, joue du banjo, de la guitare, animant la renaissance folk de Greenwich. Elle aussi navigue autour de Bob Dylan qui tombe sous le charme : « Je l’avais rencontrée l’été précédent dans un club de folk, près de Denver, dans les montagnes. Sa voix faisait penser à Billie Holiday*, son jeu de guitare à Jimmy Reed, et elle se donnait à fond », se souvient-il. Son premier album, paru en 1969, It’s so Hard to Tell Who’s Goingto Love You the Best, est considéré comme un classique. La mode de la protest song fluctue et revient en force au début du siècle suivant. Alela Diane (1983) publie en 2006 un premier disque remarqué, The Pirate’s Gospel. Le succès de cette œuvre élégiaque et mélodieuse fait d’elle une héritière de Karen Dalton et de Joan Baez et la chef de file d’une nouvelle génération de musiciennes folk, moins contestataires mais tout aussi indépendantes. A. Diane invite régulièrement son amie d’enfance, Mariee Sioux (1985), auteure en 2007 de l’album acoustique Faces in the Rocks aux paysages pleins de fraîcheur. Derrière ces deux artistes voyageuses, nombreuses font entendre leur voix : comme la trouvère Emily Jane White (1982), au folk blues feutré et gracieux, ou encore le groupe autrichien Lonely Drifter Karen, avec la chanteuse Tanja Frinta, qui compose une musique aux accents de valse folk, et la compositrice de ballades Dawn Landes, établie à New York, naviguant entre pop indépendante et folk.
Stéphane KOECHLIN
■ DALTON K., It’s So Hard to Tell Who’s Goingto Love You, Capitol, 1969 ; DIANE A., The Pirate’s Gospel, Fargo, 2006 ; LANDES D., Fireproof, Fargo, 2007 ; LONELY DRIFTER KAREN, Grass Is Singing, Crammed disc, 2008 ; SIOUX M., Faces in the Rocks, Grass roots, 2007 ; WHITE E. J., Ode to Sentience, Talitres, 2010.
■ The Best Les filles sont folk, EMI, 2007.
CHANTHAVONG, Kommaly [MUANG PERN 1947]
Socio-économiste laotienne.
Fille de paysan née dans la province de Houaphanh située au nord-est du Laos, Kommaly Chanthavong passe son enfance dans les affres de la guerre avant de se réfugier en 1961 chez son oncle à Vientiane, en ayant traversé seule, durant un mois, les régions montagneuses afin d’éviter les zones de combats. Cette endurance a sans aucun doute forgé son caractère. Peu instruite, elle débute sa vie professionnelle comme infirmière d’État. La prise du pouvoir par les autorités communistes lao en 1975 provoque l’exode de la population – y compris de ses propres parents. Déchirée par cette séparation, K. Chantavong choisit toutefois de rester au pays, auprès de son mari Noulieme et de leurs trois enfants.
Le changement de régime politique de l’après-guerre est une période très douloureuse : le pays, isolé, souffre de pénurie généralisée. K. Chantavong fonde en 1976, à Vientiane, une coopérative de tissage traditionnel, employant au départ dix femmes ; celle-ci devient, en 1981, la Coopérative de tissage artisanal de Phontong dont K. Chantavong est la directrice générale, et qui bénéficie d’aides gouvernementales. Afin d’étendre son marché, la dirigeante s’appuie sur des organisations non gouvernementales (ONG) au Canada, au Japon et en Australie. En 1995, avec l’accord du gouvernement, K. Chantavong fonde le centre de formation Lao Sericulture Co. Ltd, consacré à la culture et la production de la soie à Phonsavanh, province de Xieng Khuang. À la fin de l’année 2004, plus de 13 provinces sur un total de 17 ont déjà envoyé leurs étudiants suivre ces formations. K. Chantavong emploie désormais plus de 3 000 personnes, contribuant ainsi à une dynamique économique du pays et à une valorisation du patrimoine artisanal et des savoir-faire ancestraux. Les équipes de la socio-économiste ont été distinguées à maintes reprises par diverses organisations internationales. En 2005, K. Chantavong fait partie des 1 000 femmes nominées pour le prix Nobel de la paix.
Khamphanh PRAVONGVIENGKHAM
CHANTS DE FEMMES DIOULA DE KONG [Côte d’Ivoire]
Dans les sociétés de culture orale de l’Afrique subsaharienne, les domaines de la création artistique sont généralement nettement séparés en fonction des sexes, même s’il existe une frange commune sous forme d’histoires contées indifféremment par les femmes et les hommes. Relevant du patrimoine verbal mémorisé et transmis, ces productions de littérature orale présentent des degrés de créativité différents, comme l’illustrent les chants de femmes chez les Dioula de Kong de Côte d’Ivoire. Ainsi, de nombreux chants relatifs aux cérémonies nuptiales (konyon kun dan donkili, « chants nuptiaux de coiffure de la mariée » ; konyon susu donkili, « chants nuptiaux de pilage ») sont aux mains des femmes mûres et visent à conseiller la mariée dans ses relations avec son mari, sa belle-famille, ses coépouses. Mais s’ils ont bien été créés par des femmes et sont collectivement interprétés par elles, l’activité créatrice dont ils procurent l’occasion est assez réduite, car ce sont des chants à caractère essentiellement idéologique : ils prêchent avant tout l’acceptation de la situation sociale héritée d’une tradition. Les collectes effectuées en la matière montrent d’ailleurs que, dans ces répertoires, il y a peu de variabilité d’une performance à l’autre et peu d’apparitions d’œuvres nouvelles. Il en va différemment pour les autres chants de mariage, pris en charge par la mariée accompagnée des jeunes filles de sa génération, comme les chants nuptiaux de déploration (konyon kombo donkili) ou les chants nuptiaux du bondolon (konyon bondolon donkili). Dans les premiers, la mariée fait rituellement ses adieux à sa famille et à ses ami(e)s, parmi lesquels se trouve généralement son amoureux de cœur. Le caractère très circonstanciel de tels chants – les liens tissés entre l’énonciatrice et les destinataires concernés ne sont pas les mêmes selon les mariées – laisse une ouverture beaucoup plus grande à la création. Même si une part importante de convention demeure (beaucoup de motifs sont puisés dans le répertoire mémorisé du genre), l’improvisation y est beaucoup plus importante et la variabilité beaucoup plus visible, chaque chant étant susceptible de se renouveler en fonction de la situation spécifique de chaque mariée. Pour ce qui est des chants de mariage du bondolon, interprétés en chœur par la mariée et ses amies du même âge, ce sont des évocations rêvées d’une autre condition où le futur mari serait beau, riche et surtout plein d’un amour délicat et prévenant, ce qui correspond rarement à la réalité dans les mariages ruraux arrangés selon la tradition. Certes, ces chants recèlent eux aussi une grande part d’usage et les motifs se ressemblent largement, mais là encore, ils se colorent souvent d’actualisations circonstancielles en rapport avec la situation de la mariée. En l’occurrence, l’imagination, qui devient facteur de création, appelle parfois de nouvelles images et dans ce répertoire aussi, on voit qu’à chaque performance, la créativité est assez importante.
Mais c’est sans doute un autre genre chanté, le chant de kurubi (kurubi donkili), appartenant à la catégorie que les Dioula appellent les « chants de danse », qui favorise la plus grande activité créatrice de la part des femmes. Ce genre appartient à l’ensemble de la communauté féminine dioula sans considération pour aucun autre critère. Toute personne de sexe féminin peut participer à une séance de kurubi dès lors qu’elle est capable de chanter au moins les refrains collectifs, ce qui permet aux plus jeunes de s’approprier le répertoire. Cette danse peut apparaître lors de divers événements, mais la plus solennelle s’exécute à la grande fête du kurubi, à la fin du ramadan. Au cours de cette cérémonie, toutes les femmes du village se regroupent pour danser ; c’est pour elles l’occasion annuelle de régler leurs comptes avec leur entourage immédiat, en particulier pour les femmes mariées, avec leur époux et leurs coépouses. La communauté féminine est disposée en un très grand cercle et les chanteuses viennent à tour de rôle entonner leur chant au centre. Elles se produisent toujours en duos (répétés à l’avance) en sorte que l’assistance, hormis les intimes, ne sache pas avec certitude laquelle des deux interprètes utilise le chant à des fins personnelles en faisant allusion à tel ou tel aspect de sa vie privée. Il peut d’ailleurs arriver que les deux chanteuses l’utilisent à des fins circonstancielles, les duos pouvant se constituer sur diverses bases dont celle d’une situation commune. La création à laquelle donne lieu ce type de performance se fait toujours dans un cadre assez conventionnel et il n’est pas rare, dans les chants de kurubi, de retrouver les mêmes motifs avec des figures codées dont l’auditoire connaît parfaitement le sens et sait qu’elles correspondent à un certain type de récriminations. L’inégalité de traitement entre les coépouses, même si elle est condamnée par l’idéologie officielle, est chose courante dans la société dioula où les statuts de bien-aimée (balamuso) et de mal-aimée (mangboya) sont quasi officiels, au point qu’il existe un nom pour les désigner. La mal-aimée, dans ses chants, profère le plus souvent des menaces : « J’irai consulter le féticheur au pays dyimini. » Les Dyimini, non islamisés, appartiennent à un sous-groupe sénoufo, voisin des Dioula, et ils sont réputés pour leur talent de féticheur. Annoncer son intention d’aller en pays dyimini est une façon pour l’épouse qui s’estime brimée de faire connaître son intention de ne pas se laisser faire et de rendre coup pour coup. À côté de ces motifs qui fournissent à l’auditoire des repères connus et donnent au chant son orientation isotopique, on rencontre souvent de nouvelles images inventées par les interprètes qui rendent compte au plus près des paramètres spécifiques de leur situation. La règle du jeu du kurubi est en effet que les choses soient toujours dites de façon voilée et par allusion. C’est ainsi que chaque année apparaissent de nouveaux motifs et souvent même des chants entièrement inédits, dans le respect des canons du genre, créés par les plus talentueuses des interprètes. Parmi ces chants, ceux qui éveilleront un écho suffisamment sensible dans l’auditoire intégreront le répertoire et seront à leur tour remodelés au fil des années par de nouveaux duos. Il ne s’agit donc en aucun cas d’un répertoire figé et la création permanente qui y est à l’œuvre le fait progresser au gré de l’évolution des mentalités.
L’exemple de ces chants de femmes dioula aura bien mis en lumière un aspect capital de l’activité créatrice de ce groupe dominé que constituent les femmes dans une société qui reste largement phallocratique. Lorsque celles-ci interprètent des chants comme les konyon kun dan donkili ou les konyon susu donkili, qui ne font que reprendre le discours de l’idéologie masculine dominante (les femmes doivent rester soumises à l’autorité de leurs parents, de leur mari, accepter leur condition de coépouses…), l’activité créatrice reste limitée à son strict minimum et, d’une version à l’autre d’un chant, les variations sont minimes et peu significatives. Mais lorsqu’il s’agit de chants qui expriment les phantasmes de l’imaginaire (konyon bondolon donkili) ou les récriminations, révoltes ou revendications du groupe (kurubi donkili), les discours sont bien davantage assumés par les interprètes et à cette occasion, la créativité féminine se révèle beaucoup plus importante, allant jusqu’à l’invention régulière d’œuvres nouvelles.
Jean DERIVE
■ DERIVE J., « Le chant de kurubi à Kong », in Annales de l’université d’Abidjan, série J, vol. 2, 1978 ; LUNEAU R., 1981, Chants de femmes au Mali, Paris, Luneau Ascot, 1981.
CHANTS DE FEMMES GBAYA [République centrafricaine]
Dans une société de chasseurs-cueilleurs-cultivateurs, caractérisée par une hiérarchisation sociale très réduite, sans métier réservé dont un individu ou un groupe pourrait revendiquer l’exclusivité, certains genres de littérature orale sont réservés aux filles et aux femmes. C’est le cas des Gbaya, une population d’environ un demi-million d’habitants qui occupent un territoire situé principalement à l’ouest de la République centrafricaine, et au centre-est du Cameroun.
Hommes et femmes ont chacun leur domaine d’activités, sans réelle prérogative ni interdit. Ainsi, la chasse à la sagaie est le fait des hommes, mais les femmes ont, elles aussi, une chasse à la houe-bêche qui leur est propre. Ces deux types de chasse donnent lieu, l’un comme l’autre, à des manifestations rituelles afin de protéger la chance de chaque chasseur ou chasseuse. Les tâches quotidiennes sont habituellement réparties entre hommes et femmes, sans que les uns n’aient d’autorité sur les autres.
À l’instar des autres domaines, la musique est ouverte à tous. Tout le monde chante, danse et peut jouer d’un instrument. Cependant, tandis que les contes sont également dits par tous, les productions musicales sont soit mixtes, soit spécifiques aux hommes ou aux femmes. Les genres féminins de musique vocale dont les paroles sont fixées par la tradition comprennent deux types : les chants de gibier produits par les femmes, et les chants des fillettes.
En saison sèche, au moment des chasses aux feux, l’arrivée au village d’un gibier tué par les hommes est saluée et fêtée avec allégresse par les femmes qui produisent à cette occasion les chants de gibier. Pour un gibier de taille moyenne, elles se précipitent pour prendre l’animal des mains du jeune porteur et le brandissent en s’exclamant : « Oh ! chéri, oh ! nous avons trouvé le gibier que nous mangerons [… ]. » Pour un très gros gibier ficelé à un bois et porté par deux personnes, les femmes du lignage du chasseur se rassemblent autour de l’animal posé à terre et dansent en brandissant des branches feuillues qu’elles viennent de couper, tout en entonnant des chants de gibier.
Ces chants manifestent la joie, vantent la vaillance du chasseur à laquelle les femmes associent une virilité dont elles exaltent la force et l’ardeur, incitent au partage du gibier et dénoncent celles qui ne voudraient pas le partager, soulignent enfin l’excellence de la nourriture rapportée. Comme la plupart des chants du répertoire de musique uniquement vocale, ils s’organisent sur l’alternance entre une partie soliste et un répons constituant une structure cyclique sans fin imposée.
Quant aux chants des filles, ils sont produits soit en brousse, soit le soir, au village. Lorsqu’elles vont en excursion, se promenant en groupe pour la cueillette, elles entonnent des chants qui ont la particularité – ainsi que les berceuses que peuvent chanter aussi bien les femmes que les hommes – d’être sans répons et d’avoir un déroulement limité dans le temps. Parmi leur répertoire, on peut distinguer les chants seuls et les chants accompagnés d’instruments de musique que seules les filles fabriquent, tels que l’ocarina et les boules tapées (dans ce dernier cas, les chants peuvent être exécutés au village).
Les chants seuls se déroulent comme une comptine, chantée à l’unisson. Ils alignent des énoncés dont le sens général est allusif, voire crypté avec des termes que les filles ne peuvent expliquer, mais tous parlent des garçons. Les chants accompagnés d’une ocarina (ndúrè), une boule en poterie percée de deux trous qu’elles façonnent elles-mêmes, sont toujours consacrés à l’amour ; tandis que les chanteuses les interprètent, la musicienne, tenant l’ocarina à deux mains, souffle régulièrement dans un des trous, plaçant l’index d’une main au-dessus de l’autre trou qu’elle ferme par intermittence pour changer le timbre produit. À la nuit tombée, elles chanteront doucement en commençant par : « Ocarina, les garçons là ! bonjour, oh yé ! ». Le chant le plus courant s’adresse à un garçon ; chacune peut prononcer le nom de celui auquel elle pense et lui dire : « Je grimperai avec toi au sommet d’un kapokier [… ]. »
Quant aux chants avec des boules tapées (kɛ́kɛ̀ɛ́), ils interviennent dans un jeu que les fillettes font entre elles. Pour cela, elles vont cueillir deux fruits d’Aeglopsis chevalieri qu’elles trouent pour les évider et les remplir de petits cailloux. Les deux boules sont ensuite assemblées par un lien de fibres tressées dont elles fixent une extrémité dans chaque trou en le coinçant par un petit morceau de bois. Chaque fille prend en main une des boules, l’autre pendouillant. Par un mouvement rythmé de la main, elle amène la boule libre à venir cogner régulièrement celle qu’elle tient au creux de sa main. Sur le rythme ainsi produit, elles évoquent le mari qu’elles souhaiteraient épouser et le mariage qu’elles aimeraient conclure.
Paulette ROULON-DOKO
■ ROULON-DOKO P., 1998, Chasse, cueillette et culture chez les Gbaya de Centrafrique, Paris, L’Harmattan, 1998.
■ ROULON-DOKO P., « Les jeux d’enfants chez les Gbaya (Centrafrique) », in Journal des Africanistes, vol. 72, no 1, 2002.
CHANTS DE FUNÉRAILLES AMHARIQUES [Éthiopie]
Chez les Amharas, une population majoritairement rurale des hauts plateaux du nord de l’Éthiopie, les funérailles ne peuvent se concevoir sans poésie chantée. Ceci est particulièrement vrai dans le Gojjam, où cette poésie, nommée engurguro (mušo ou lәqso dans certaines régions), n’est pas, comme c’est le cas dans d’autres territoires amharas, exécutée par des pleureuses professionnelles. Hommes et femmes y participent presque à égalité ; mais pour ces dernières, les chants de funérailles représentent la meilleure occasion de se forger une réputation grâce à leur voix et à leur talent rhétorique.
Le rituel à proprement parler est l’affaire des prêtres, ceux de l’Église monophysite dite tewahedo à laquelle la plupart des Amharas appartiennent : le long cortège qui chemine de la maison du défunt ou de la défunte jusqu’à l’église est ainsi rythmé par les arrêts nécessaires à la célébration de la liturgie. La bouche couverte d’un pan de tissu, les yeux au sol et le corps affecté d’un léger balancement, les membres de l’assistance présentent alors à la famille leurs exclamations désolées et le bourdonnement de leurs condoléances, touchent un bras ou une épaule de l’un des membres de la famille, et vont rejoindre les grands cercles concentriques qui se forment à l’écart de la rangée de prêtres et du cercueil. Au milieu se serrent les femmes endeuillées, vêtues de capes noires ; les poignets croisés sur le haut du crâne, elles se balancent ou sautillent, secouées de sanglots, et brandissent des objets personnels du défunt. En un cercle dense autour d’elles, les autres femmes circulent lentement, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Enfin les hommes, le fusil à l’épaule, se déplacent le long d’un troisième cercle, tandis que des proches du défunt déambulent dans l’espace laissé libre, répétant inlassablement quelques formules monocordes (« Hélas, mon père »).
C’est de ce brouhaha de pleurs et de mélodies murmurées qu’émerge la poésie. Ponctués par les susurrements de l’assemblée, quelques femmes chantent à tour de rôle de courts poèmes dont la durée excède rarement les deux minutes, sur une ligne mélodique qui semble comme tremblée. Elles commencent par une introduction (azmač), composée d’une accumulation d’exclamations, d’appels au défunt, et surtout de noms d’anciens morts, qui tous lui sont liés d’une manière ou d’une autre. Cette introduction est suivie de deux vers rimés (gәt’әm), dont le style très concis et souvent elliptique se rapproche de celui des proverbes. Les chanteuses y mettent en scène leur impuissance et les effets de la douleur, dressent en quelques épithètes un portrait du défunt, et interpellent les membres de l’assemblée par le biais de discours rapportés. Elles proposent enfin, par des comparaisons et des métaphores, fondées notamment sur les cycles naturels, une interprétation de la cause du décès.
Ces poèmes chantés produisent des effets considérables, et réputés irrésistibles. Par leurs stratégies rhétoriques, les chanteuses mettent en évidence l’entrelacs de relations personnelles (parenté, amitié, voisinage) qui traversent l’assistance, soulignent les obligations morales des uns envers les autres, et ravivent les douleurs enfouies d’anciens deuils, provoquant un redoublement des pleurs et leur contagion aux membres les plus distants de l’assemblée. Ce partage est renforcé par l’usage de formulations empruntées à d’autres funérailles : une épithète, une métaphore ou même un distique dans son intégralité, peuvent avoir été énoncés pour un autre défunt, dont le souvenir ressurgit dans toute sa vivacité.
Ce phénomène, que les Gojjamés nomment tezeta (« remémoration » ou « réminiscence »), n’est d’ailleurs pas limité à l’espace concentrique des funérailles. Ainsi, lorsqu’elles filent le coton ou battent le beurre dans la solitude, les femmes se souviennent, parfois bien des années après, de leur proche défunt en rechantant les poèmes de ces femmes, parentes ou voisines, qui continuent à les faire pleurer.
Katell MORAND
■ GEBEYEHU B., « Musŏ as a socio-political discourse among the Amhara », in Ethiopian Studies at the End of the Second Millennium : proceedings of the XIVth International Conference of Ethiopian Studies, BAYE Y. et al. (dir.), vol. 3, 2002 ; GELAYE G., « Engurguro », in Encyclopaedia Aethiopica, SIEGBERT U. (dir.), vol. 2, Wiesbaden, Harrassowitz, 2000.
CHANTS D’INITIATION DE FILLES BEMBA [Zambie]
En 1931, Audrey Isabel Richards* observe un rituel d’initiation des filles dans la société bemba en Zambie. Cette société repose, jusqu’à l’indépendance (1964), sur une double partition en « clans » et en « tribus » : le « clan » est exogamique, à transmission matrilinéaire et ses membres se doivent assistance (on ne peut se nourrir que chez une femme de son clan, hormis le mari qui le fait chez son épouse) ; la « tribu » est une communauté caractérisée par une culture et une histoire communes, associées à un langage propre issu du cibemba, terme désignant la « langue » en bemba. Le concept d’« être humain » qui définit l’origine du premier couple humain, l’existence de la sexualité et l’introduction de la mort est explicité dans des mythes ; ceux-ci précisent comment la femme sert d’intermédiaire entre son partenaire et le dieu créateur Lesa, ce qui permet au couple de s’insérer dans la logique de la vie en passant d’un monde sauvage (« monde du lion ») à un monde plus civilisé, marqué par la régulation de la sexualité. Par ailleurs, la geste de fondation de la tribu bemba dénonce l’adultère et modifie la structure sociale, car il y a disparition du couple originel mari-femme, remplacé par un couple frère-sœur, pivot de la société matrilinéaire bemba. Deux logiques se superposent et s’affrontent dans la réalité de tous les jours ; la structure la plus ancienne – celle des clans – concerne essentiellement une société sans chefferie et des matrilignages relativement courts où la femme, responsable de la vie et de la mort, assure la relation avec Lesa ; la seconde logique, résultat de l’évolution historique et politique récentes de la région pendant les deux derniers siècles, introduit des éléments limitant le pouvoir de la femme au profit de l’homme.
La région est caractérisée par l’existence d’un rituel initiatique (cisungu) qui permet la transmission de ce système de valeurs au sein de la société en faisant appel, entre autres, à de nombreux chants initiatiques ; il s’adresse aux jeunes filles juste pubères et très marginalement aux fiancés des novices – il n’existe pas de rituel propre aux jeunes hommes. La novice est confiée par sa mère à un groupe de femmes, sous la responsabilité d’une maîtresse d’initiation. Au cours du rituel, elle est assimilée à une plante, que le groupe féminin doit soigneusement entretenir, jusqu’à ce qu’elle soit capable de gérer sa propre vie. L’enseignement inculqué constitue plus une première découverte qu’un réel apprentissage de nouvelles notions, et s’adresse en priorité à la novice, mais également à l’ensemble des femmes présentes. La jeune femme doit parvenir à maîtriser la manière de parler d’une adulte et le vocabulaire relatif à sa future vie d’épouse et de mère, ainsi que les attitudes socialement approuvées. Un autre but de l’initiation est de transmettre la fonction sacrée exercée par toutes les femmes, qui actualise son rôle d’intermédiaire entre l’homme et Lesa par la pratique des différents rituels de purification. En effet, selon les données recueillies au début du XXe siècle à propos de la conception bemba de la pureté, le milieu environnant se partage en monde froid, représenté par le « village », et en monde chaud, représenté par la « forêt » (extérieure au village), où se déroulent des activités dites chaudes, que ce soit du point de vue physique – chasse, pêche, cueillette, ramassage du bois de feu, fabrication du charbon de bois et ensevelissement des défunts – ou symbolique – rapports sexuels et magie. Or la réinsertion dans le village, après un passage éventuellement virtuel en forêt, nécessite des rituels de purification, en particulier après un accouplement. La prise en charge de ces pratiques assimile la jeune femme à une sorte de prêtresse à l’intérieur de la famille restreinte et ce, uniquement dans le cadre du mariage. Le rituel le plus courant, associé à l’acte sexuel, est accompli en silence dans l’intimité du couple. À l’inverse, les autres rituels de purification, liés à la naissance, au mariage ou à la mort, sont accompagnés de chants. L’absence d’initiation des garçons implique par ailleurs une autre tâche fondamentale dévolue à la jeune femme : transmettre à son mari les acquis de l’initiation, pour en faire un « être humain ».
La réussite de cette éducation des filles tient en priorité à la personnalité de la maîtresse d’initiation et à ses talents de communicatrice. Femme à forte personnalité, elle doit avoir au moins quatre enfants vivants et avoir assisté à de nombreuses initiations, en tant que simple participante, puis en tant qu’aide auprès de ses homologues, avant d’organiser elle-même des rituels. Elle assume également la fonction de « sage-femme de village » (suivi des grossesses et accompagnement des accouchements). Dans la mesure du possible, elle s’occupe de ses anciennes initiées lors du premier accouchement, étape qui s’inscrit dans le processus initiatique du mariage traditionnel. De cette approche, elle garde un contact privilégié avec le monde médical et elle sert souvent d’intermédiaire dans les dispensaires entre ces derniers et les groupes de femmes. Au cours de l’initiation, l’information se transmet par un ensemble de représentations ou mbusa (« symbole » selon la traduction de A. I. Richards), qui s’articulent autour d’un objet (peinture, chose naturelle ou poterie), d’un chant et d’une production gestuelle (postures, danses), à un moment donné du rituel et en un lieu précis. Associant ces éléments, la maîtresse d’initiation y ajoute son commentaire qui varie en fonction du contexte de production, mais qui est toujours une parole importante. Le rituel se déroule en deux temps : pendant la première période (autrefois six mois, trois semaines à l’époque d’A. I. Richards), la jeune fille est emmenée à l’extérieur du village, apprend à fabriquer les différents « symboles » et à mémoriser la centaine de chants qui accompagneront la présentation finale. D’une manière générale, ces chants évoquent toutes les situations (naissance, mariage, vie commune, relations avec les autres, maladie, mort…) que la femme rencontrera au cours de sa vie, et notamment le « mariage à l’essai », institution qui lui permet de tester un partenaire avant de l’accepter comme mari. Au cours de la seconde étape (cérémonie finale d’une durée de dix-neuf heures sans interruption), les « symboles » sont présentés un par un : soulèvement ou observation suivant la taille de l’objet, lancement du chant ou des chants par une maîtresse d’initiation puis reprise en chœur par les autres participantes, pratique de mimes ou de danses par les initiées ou par les femmes dans certains cas.
Du point de vue formel, les chants obéissent à la structure classique des chants d’initiation, qui est soulignée par les battements de tambour, soit à quatre énoncés, soit à six énoncés. Ils sont chantés à deux voix, en alternance, et entonnés successivement par des personnes différentes. La signification du motif vient de la concordance des sens de chaque élément, mais parfois des acceptions différentes peuvent induire des significations plus complexes. En dehors de l’initiation, lorsqu’une jeune femme est confrontée à une situation difficile à gérer, il suffit souvent de rappeler l’un de ces éléments et en particulier le chant, pour raviver les commentaires et les conseils donnés au moment de l’initiation.
Anne-Marie DAUPHIN-TINTURIER
■ DAUPHIN-TINTURIER A.-M., « Cisungu à nouveau, initiation des femmes et structure sociale dans le nord de la Zambie », in L’Homme, nos 167-168, juil.-déc. 2003 ; LABRECQUE E., « La religion du Noir infidèle, coutumes matrimoniales chez les Babemba », in Bemba Cultural Data Part I, OGER L., Ilondola, The Language Centre, 1934 ; RICHARDS A. I., Chisungu : A Girls’Initiation Ceremony Among the Bemba of Zambia (1956), Londres/New York, Tavistock, 1982.