THERBUSCH, Anna Dorothea (née LISIEWSKA) [BERLIN 1721 - ID. 1782]

Peintre allemande.

Née en Prusse, Anna Dorothea Lisiewska apprend la peinture chez son père, le portraitiste d’origine polonaise Georg Lisiewski. Continuant sa formation auprès du Français Antoine Pesne, peintre de cour de Frédéric II le Grand, elle se familiarise avec le style rococo français à la manière d’Antoine Watteau et de ses élèves. Elle reçoit assez vite des commandes, mais, après son mariage en 1745 avec un aubergiste, peintre occasionnel, Ernst Therbusch, elle cesse d’exercer pendant une quinzaine d’années. Lorsqu’elle revient à la peinture vers 1761, elle rencontre un certain succès à la cour des princes allemands, composant des portraits mais aussi des tableaux mythologiques. Elle reçoit des commandes de la part du duc Karl Eugen de Wurtemberg, de l’Électeur Karl Theodor de Mannheim, et même de l’empereur. Ces succès l’incitent à s’installer à Paris, en 1765, où elle espère trouver un accueil aussi favorable que celui reçu par Rosalba Carriera* en 1720. Elle parvient à être élue membre de l’Académie royale. Son œuvre de réception, une scène de genre éclairée par une chandelle, est bien accueillie (Le Buveur, Paris, ENSBA). D’autres tableaux recueillent un accueil plus mitigé : son style sévère ne satisfait guère aux goûts légers de la cour de Louis XV. En 1771, elle regagne Berlin, où elle continue à peindre, principalement des portraits, jusqu’à sa mort. Le portrait du peintre paysagiste Jacob Philipp Hackert (Gemäldegalerie der Akademie der Bildenden Künste, Vienne, 1768) lui vaut d’être reçue à l’Académie de Vienne en 1776. Ces œuvres de la maturité témoignent d’un style vigoureux, ambitieux. Dessin et composition s’y font plus précis et expressifs, le ton se révèle également plus subtil que dans ses premières œuvres.

Anne-Sophie MOLINIÉ

Anna Dorothea Therbusch, 1721-1782 (catalogue d’exposition), Bartoschek G. (dir.), Potsdam-Sanssouci, Generaldirektion der Staatlichen Schlösser und Gärten, 1971 ; Avec SIMANOWITZ L., Der freie Blick, Anna Dorothea Therbusch und Ludovike Simanowitz (catalogue d’exposition), Küster K. (dir.), Heidelberg, Kehrer, 2002.

HARRIS A. S., NOCHLIN L. (dir.), Femmes peintres, 1550-1950 (Women Artists : 1550-1950, 1976) (catalogue d’exposition), Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1981 ; SGARBI V. (dir.), L’arte delle donne dal Rinascimento al surrealismo (catalogue d’exposition), Milan, Federico Motta, 2008.

THÉRÈSE D’ÁVILA (née Teresa DE CEPEDA Y AHUMADA, dite SAINTE) VILA 1515 - ALBA DE TORMES 1582]

Réformatrice religieuse et écrivaine espagnole.

Issue d’une famille aisée, de la petite noblesse par sa mère, d’origine juive convertie par son père, Thérèse d’Ávila ou Teresa de Jesús manifeste, très jeune, une vive imagination et un goût prononcé pour la lecture. Elle étudie au couvent des Augustines, entre au couvent carmélite de l’Incarnation en 1533, et prononce sa profession de foi en 1534. Elle endure de graves maladies et soumet son corps aux disciplines les plus rigoureuses. En 1555, dans un rêve d’une grande intensité mystique, elle voit Jésus, l’enfer, les anges et les démons. Influencée par l’esprit réformiste, issu des directives du concile de Trente, elle décide, devant la dissipation et le relâchement des carmélites, d’entreprendre la réforme de l’ordre, avec l’appui du pape. En 1562, elle fonde à Ávila le couvent de San José, première communauté de religieuses carmélites déchaussées, où elle impose l’observance des règles initiales les plus sévères de l’ordre. Ses réformes, controversées, sont finalement approuvées. En 1567, elle est autorisée à fonder de semblables couvents pour religieux. Avec l’aide de Jean de la Croix, elle organise une nouvelle branche des Carmélites. Bien que surveillée sans relâche par l’Inquisition, elle obtient le droit de fonder 16 couvents pour femmes et 14 pour hommes. Deux années avant sa mort, l’ordre des Carmélites déchaussées reçoit la reconnaissance du pape comme ordre monastique indépendant. Elle est enterrée au couvent de l’Annonciation d’Alba de Tormes ; ses reliques sont conservées en divers lieux. Malgré la censure de l’époque, elle écrit avec un extraordinaire talent. Elle rapproche la langue parlée de la langue écrite, avec clarté et goût pour le détail, dans un style simple et naturel, sans rhétorique. Elle fait preuve d’une remarquable profondeur de pensée et d’une connaissance parfaite de la mystique. Son œuvre, largement autobiographique, contient des informations précieuses sur son époque. Ses écrits, publiés à titre posthume en 1588 par Fray Luís de León, sont une contribution unique à la littérature mystique et constituent un chef-d’œuvre de la prose en espagnol. Le Livre de la vie (1562-1565) cherche à trouver une réponse à ses angoisses. Le Chemin de perfection, traité commencé en 1562, consacré à la voie intérieure à suivre par les religieuses, a exercé une influence postérieure considérable. Le Château intérieur ou Le Livre des demeures (1577) décrit avec éloquence sa vie contemplative. Les Fondations (1573-1582), écrites à la demande de son confesseur, relatent son travail de fondatrice jusqu’en 1580 ; c’est peut-être le texte dont la valeur historique est la plus haute. Elle compose aussi des poésies pour fêter des événements religieux, rédige 409 lettres, publiées dans plusieurs recueils et de nombreuses œuvres, dont Pensées sur l’amour de Dieu, Avisos de Santa Teresa (« conseils de sainte Thérèse »), Modo de visitar los conventos de religiosas (« méthode pour visiter les couvents de religieuses »), Meditaciones sobre los cantares (« méditations sur les chants »), Desafío espiritual (« défi spirituel ») et Vejamen (« humiliation »). Elle est nommée docteure honoris causa de l’université de Salamanque et canonisée en 1622. En 1970, elle est proclamée première femme docteur de l’Église catholique (avec Catherine de Sienne [1347-1380]). Son œuvre est traduite en de nombreuses langues.

María José VILALTA

Œuvres complètes, Auclair M. (dir.), Paris, Desclée de Brouwer, 1979 ; Le Livre de la vie (El libro de la vida, 1562-1565), Paris, Éditions du Cerf, 2002 ; Le Château intérieur (Castillo interior ou Las moradas, 1577) suivi de Pensées sur l’amour de Dieu, Paris, Éditions du Cerf, 2003 ; Les Chemins de perfection (Camino de perfección, 1562), Paris, Éditions du Cerf, 2011 ; Les Fondations (El libro de las fundaciones, 1573-1582), Paris, Éditions du Cerf, 2011.

THÉRÈSE DE CARTHAGÈNE (née DE CARTAGENA Y SARAVIA) [BURGOS 1425]

Écrivaine et mystique espagnole.

Considérée comme la première auteure mystique et la première féministe à écrire en espagnol, Thérèse de Carthagène serait une convertie d’origine juive, appartenant à la famille Santa María Cartagena, cultivée et puissante, dont sont issus quelques évêques influents. Elle étudie à l’université de Salamanque, puis entre au monastère franciscain Sainte-Claire, à Burgos, vers 1440. En 1449, elle est transférée au monastère cistercien de Santa María la Real de Las Huelgas, probablement en raison d’intérêts familiaux liés à la crainte d’une éventuelle hostilité des franciscains envers les convertis. Dans les années 1450, elle est victime d’une surdité progressive qui marquera le reste de sa vie et le sens de ses textes. Elle écrit son premier livre, Arboleda de los enfermos (« le bosquet des malades »), en réaction à la solitude à laquelle la réduit son infirmité ; elle y formule un éloge du silence comme distance au monde matériel et espace de rencontre avec Dieu. L’ouvrage est consacré « à une dame vertueuse », dans le style des traditionnelles dédicaces masculines, mais avec la particularité qu’elle s’adresse ici, avec une certaine ironie, au genre féminin tout entier. Elle est amenée à écrire une défense en réponse aux accusations de mensonges venant de ses contemporains masculins, qui doutent qu’elle en soit l’auteure : l’Admiraçión operum Dey (« admiration de l’œuvre de Dieu »), qualifiée de premier texte féministe rédigé par une femme espagnole. Elle y fait une évaluation des qualités propres à la femme, eu égard à celles de l’homme, estime les deux sexes comme faisant partie de la même œuvre divine et récuse l’existence d’un sexe faible et inférieur. Ses écrits, en partie autobiographiques, anticipent la biographie spirituelle du Siècle d’or ; ils montrent un souci inhabituel de la réalité, exprimé par une authentique voix féminine consciente des changements sociaux de son temps. Les deux textes sont datés comme postérieurs à 1450 et sont conservés dans un seul codex, copié par Pedro López de Trigo en 1481, à la bibliothèque de l’Escurial à Madrid.

María José VILALTA

CORTÉS TIMONER M. M., Teresa de Cartagena, primera escritora mística en lengua castellana, Málaga, Université de Málaga, 2004 ; RIVERA M. M., « La admiración de las obras de Dios de Teresa de Cartagena y la querella de las mujeres », in SEGURA GRAÍÑO C. (dir.), La voz del silencio, fuentes directas para la historia de las mujeres, siglos VIII-XVIII, Madrid, Asociación cultural al-Mudayna, 1992 ; SEIDENSPINNER NÚÑEZ D. (dir.), The Writings of Teresa de Cartagena, Woodbridge D. S. Brewer, 1988.

THÉRÈSE DE L’ENFANT-JÉSUS (née Thérèse MARTIN, dite SAINTE THÉRÈSE DE LISIEUX) [ALENÇON 1873 - LISIEUX 1897]

Mystique et écrivaine française.

Benjamine d’une famille de la bourgeoisie catholique où, sur neuf enfants, cinq filles survivront et entreront dans les ordres contemplatifs, Thérèse Martin entre à l’âge de 16 ans au carmel de Lisieux, communauté de 25 membres, dont quatre sœurs aînées et une cousine, et devient Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face. En 1895, à la demande de sa sœur Pauline, prieure du carmel, elle commence à écrire ses souvenirs d’enfance, puis continue, encouragée par la nouvelle prieure, mère Marie de Gonzague, à écrire ce qu’elle a appelé elle-même « Histoire d’une âme » et qu’elle poursuit jusqu’à sa mort de tuberculose en septembre 1897. Ces mémoires, posthumes et remaniés en vue de leur publication par les presses catholiques, ainsi qu’un choix de lettres, poèmes, prières, cantiques, saynètes en vers (« Récréations pieuses », la plupart sur Jeanne d’Arc et l’enfant Jésus), récits de guérisons et de conversions (« Pluie de roses ») ou d’entretiens, contribuèrent à l’extrême popularité de la sainte, surtout après sa béatification (en 1923) et sa canonisation (en 1925). Elle fut offerte en exemple de ce qu’elle-même appelait « la petite voie », une existence adonnée à la prière et à l’accomplissement de simples tâches ménagères, et qui rompt avec la voie doloriste et volontariste dont sont souvent accusés les ordres contemplatifs à cette époque. Son œuvre est caractérisée par une grande simplicité de style, des récits limpides et exemplaires pouvant se résumer par cette injonction : « Tu aimeras ton prochain », pris dans le sens le plus littéral du plus proche (ses « sœurs » réelles et religieuses) au plus lointain (son amour exalté de grands criminels, de non-croyants ou d’athées). C’est paradoxalement dans la mesure où T. Martin a mené une vie retirée, banale, courte, a laissé des écrits inspirés pour la plupart de l’Ancien Testament (« Le Cantique des cantiques ») et de L’Imitation de Jésus-Christ (traduit par Félicité de Lamennais en 1825), qui proscrit l’érudition et la recherche des textes patristiques, que l’Église catholique, qui a aussi béatifié ses parents Zélie et Louis Martin, attribuera à la « petite sainte à la rose », pour sa « science de l’amour divin, don accordé aux petits et aux humbles », selon Jean-Paul II, le titre de docteur de l’Église universelle. En tant que mystique contemplative, elle figure ainsi parmi ses plus célèbres prédécesseurs, tels Jean de La Croix et la réformatrice de l’ordre des carmélites, Thérèse d’Avila*.

Brigitte MAHUZIER

Œuvres complètes de Thérèse de Lisieux, Paris, Éditions du Cerf, 1992.

BONNEJEAN B., La Poésie thérésienne, Paris, Éditions du Cerf, 2006 ; GAUCHER G., Histoire d’une vie, Thérèse Martin, Paris, Éditions du Cerf, 2002 ; PAPON L.-G., L’Incidence de la vérité chez Thérèse de Lisieux, l’Épreuve spirituelle du savoir et son enseignement pour la psychanalyse, Paris, Éditions du Cerf, 2006 ; RENAULT E., Ce que Thérèse de Lisieux doit à Jean de La Croix, Paris, Éditions du Cerf, 2004.

Thérèse, Alain Cavalier, 94 min, 1986.

THÉRÈSE TROÏKA – AGENCE GRAPHIQUE [France 1987]

L’agence Thérèse Troïka a été fondée en 1987 par trois créatrices associées, Claude Benzrihem (née en 1959), Florence Moulin (née en 1958), Valérie Ronteix (née en 1958), et une administratrice, Laurence Deuley. Elles ont toutes trois fait leurs études à l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) entre 1978 et 1982. Après des collaborations ponctuelles, en particulier pour l’Établissement public de l’aménagement du parc de La Villette, elles s’associent et travaillent collectivement sur chaque projet. Leur champ d’intervention est vaste : univers culturels, urbains, industriels et d’utilité publique ; leur expertise, pluridisciplinaire : identité visuelle, valorisation de marque existante, édition et multimédia, signalétique, muséographie… Leur force de conviction et leur énergie les entraînent à s’associer à des partenaires différents, selon les projets : architectes, programmateurs, urbanistes, designers, sémiologues, rédacteurs, photographes, scénographes, etc. Parmi une longue liste de réalisations figurent Le Cargo, la Maison de la culture de Grenoble pour laquelle elles réalisent, en 1989, logo, identité visuelle, affiches et programmes ; le logo pour l’association Droit au logement, en 1992 ; la signalétique pour la nécropole royale de Saint-Denis de 1997 à 1999 ; la ligne graphique pour le Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, en 1998 ; la ligne graphique pour le théâtre d’Arles, pour le centre socioculturel de Villeneuve-la-Garenne, des affiches et publications pour l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry, de 2001 à 2005 ; la signalétique et l’identité visuelle du musée Guimet, à Paris, en 2001 ; la charte graphique pour le théâtre des Mathurins, en 2002 ; des couvertures de romans policiers pour les éditions du Masque et les éditions Labyrinthes, en 2003 ; la signalétique de la mairie du IIIe arrondissement de Paris pour l’accueil des publics handicapés, en 2005 ; l’identité de la saison de la Scène nationale d’Annecy, en 2006. La Brique d’or de la créativité, pour l’exposition Homère sur les traces d’Ulysse, à la Bibliothèque nationale de France, leur est attribuée en 2007. Atypique et très créative, l’agence Thérèse Troïka, aux influences internationales, pratique l’art sur mesure à partir d’une conception de la création toujours sous-tendue d’humour, de joie de vivre, du plaisir de l’image, de la volonté d’élaborer des signes durables, hors des modes, du sens mis au service de la forme.

Margo ROUARD-SNOWMAN

THERÎGÂTHÂ – CHANTS DES NONNES BOUDDHISTES [Inde VIe siècle av. J.-C.]

Anthologie de chants ou stances (gâthâ) composée par des nonnes exemplaires, les « anciennes » (therî), contemporaines du Bouddha, le Therîgâthâ fait partie du recueil intégral du canon bouddhiste, le Tipitaka, écrit en pâli, langue sacrée et littéraire de l’époque. Ce canon trouve sa source dans la vie de Siddharta Gautama, le bouddha historique. Après avoir atteint le nirvâna (en pâli nibbâna), l’extinction des passions de l’âme (la souffrance, la haine et l’ignorance), il devient le « buddha » (soit « l’éveillé »), et fonde une communauté de moines et de nonnes, à laquelle les therâ appartiennent. Le Therîgâthâ est exceptionnel à plusieurs titres : il représente l’anthologie féminine la plus ancienne d’Asie du Sud, peut-être même du monde. Ces soixante-treize poèmes, d’abord transmis oralement, ont été consignés par écrit au Ier siècle après Jésus-Christ. C’est aussi le seul texte canonique religieux attribué à des femmes et centré sur leur expérience spirituelle. Enfin, le contexte patriarcal dans lequel cette œuvre a vu le jour fait de cette prise de parole féminine un phénomène exceptionnel. Le commentaire en pâli, qui introduit les poèmes et les circonstances dans lesquelles ceux-ci ont été écrits, informe sur l’existence de ces femmes et donne des éléments biographiques sur chacune d’entre elles.

Il est difficile de savoir si ces figures à la fois historiques et légendaires ont toutes réellement existé. Le reste du canon pâli ne mentionne qu’une vingtaine d’entre elles, alors que les poèmes sont attribués à soixante et onze nonnes. La présence d’une signature n’est d’ailleurs pas garante d’une identité exclusive, car ces textes, transmis oralement pendant six siècles, avec une visée souvent pédagogique et prédicatrice, pouvaient servir à fédérer plusieurs auteures. Nombre d’entre eux qui témoignent d’une expérience spirituelle individuelle ont un seul locuteur, mais les therî peuvent être à la fois énonciatrices ou destinataires de la parole. Certains prennent aussi une forme dialogique en impliquant deux orateurs ou plus. Ces poèmes témoignent de l’extraordinaire diversité des femmes qui choisissaient de rejoindre la communauté d’ascètes : femmes célibataires ou mariées, à peine sorties de l’enfance ou très âgées, courtisanes ou veuves, filles de commerçants ou d’artisans, mères ou grands-mères, riches ou indigentes, nobles ou paysannes. Ils célèbrent l’Éveil et la libération du cycle des réincarnations, mais aussi du cycle du désir, des attachements, d’un quotidien accablé par les soucis matériels ou ménagers, d’une anxiété quasi métaphysique parfois. En préférant librement une vie de renoncement au mariage et en traçant une voie autonome sans se soumettre à l’autorité d’une figure masculine, ces nonnes ont défié en effet toutes les conventions qui régissaient la place de la femme dans la société indienne. Elles ont rompu les attaches familiales, renoncé à toute position sociale, choisi de perdre un monde pour gagner le statut d’individu et être respectées pour leur réalisation spirituelle. Cette libération est d’ailleurs arrachée au bouddhisme lui-même, car si celui-ci est égalitaire par principe, les textes bouddhistes maintiennent une attitude patriarcale vis-à-vis des femmes. Le Bouddha avait accepté à contrecœur leur entrée dans la communauté et les therî étaient soumises à des règles très strictes qui les subordonnaient aux thera (« moines »). Ces poèmes sont donc le témoignage d’une lutte.

Les chants se fondent tous sur des expériences vécues. Ils sont en cela fidèles à la doctrine bouddhiste, qui rompt avec la religion védique et avec l’autorité brahmanique en montrant que c’est l’expérience individuelle qui détermine la vérité humaine, et non une quelconque abstraction métaphysique, l’adhésion à sa caste, la conformité à des rituels ou des sacrifices. La vérité doit être éprouvée. Ils s’ouvrent souvent par l’évocation biographique de la « vie d’avant », du quotidien qui a précédé le renoncement. L’œuvre s’inscrit donc dans un contexte social où les relations (familiales, maritales, amicales…) ont une place primordiale. Chaque chant du Therîgâthâ s’articule autour d’une expérience épiphanique, qu’il s’agisse de la mort d’un enfant, d’un proche ou d’une famille tout entière, de la réalisation soudaine de la vacuité de l’existence, d’une rencontre ou d’une vision provocante. Le poème se clôt enfin sur la paix retrouvée, le détachement, la satiété : la mère en deuil ou la veuve sont libérées de la peine, la femme pauvre d’une existence vouée à la misère, la femme sage et intelligente des conventions sociales qui freinaient son accès à la connaissance, la jeune fille « vendue » au plus offrant de l’avilissement, la courtisane de l’obsession dévorante de la sensualité.

Chaque poème puise dans un fonds commun qui permet aux métaphores, aux thèmes, voire à des vers entiers de se répondre d’un texte à l’autre. Le jeu sur le sens premier de nibbâna comme extinction de la lampe revient souvent, mais aussi les expressions désignant la « flèche extirpée », « l’obscurité écartée », « les ténèbres percées », la « mort anéantie ». Ces textes parfois elliptiques se caractérisent ainsi par leur franchise et leur caractère émotionnel, voire théâtral, mais aussi par une conception profondément spirituelle de la poésie.

Laëtitia ZECCHINI

THERMES, Laura [ROME 1943]

Architecte italienne.

Diplômée en architecture de l’université La Sapienza de Rome en 1971, Laura Thermes exerce son activité professionnelle aux côtés de son mari, Franco Purini (1941), dans leur agence romaine. Elle s’est livrée à des recherches théoriques et à l’enseignement à la faculté d’architecture de Reggio Calabria et de Maputo, au Mozambique. Elle a participé à d’importants concours et expositions, comme la Biennale de Venise de 1980 pour laquelle elle a réalisé, avec F. Purini, un projet intéressant qui consiste en une série d’entrées en enfilade bordées de fausses façades pour le parcours de la Strada novissima, lieu de l’exposition La Presenza del passato. On lui doit les LidA (Laboratori internazionali di architettura) qui se déroulent une fois par an depuis 2002, dans un centre urbain, chaque année différent, du sud de l’Italie. Avec F. Purini, elle a travaillé à plusieurs reprises à la ville nouvelle de Gibellina, située à l’ouest de l’ancienne, rayée de la carte après le tremblement de terre de 1968. Leurs projets d’urbanisme et de logements y sont caractérisés par des formes simplifiées et géométriques, comme la casa del Farmacista (1980-1988) ou la casa Pirrello (1990-1996). À partir de 1982, ils concentrent leur projet sur cinq places. Le système urbain qu’ils ont conçu remplit admirablement la mission de recoudre un tissu fragmenté et démesuré. Cinq espaces différents, à la physionomie quasi métaphysique, se développent le long d’un axe et sont reliés entre eux par des arcades à double hauteur. Un chemin piétonnier, aménagé sur la partie supérieure des arcades, permet d’embrasser du regard toutes les places. L’ensemble résidentiel qu’elle bâtit, avec F. Purini, à Naples (quartier Marianella, 1988) est, lui aussi, reconnu pour ses qualités.

Pier Paola PENZO

THÉROIGNE DE MÉRICOURT (Anne Josèphe THERWAGNE, dite) [MARCOURT, BELGIQUE 1762 - PARIS 1817]

Femme politique belge.

Fille de paysans belges aisés, orpheline de mère à 5 ans, Théroigne de Méricourt vit une enfance tourmentée, entre maltraitance familiale, fugue et couvent. Vachère puis gouvernante, elle a 16 ans et est demoiselle de compagnie de Mme Colbert, à Anvers, quand elle apprend l’écriture et la musique. À 20 ans, elle part à Paris pour suivre un officier d’infanterie anglais puis séjourne en Italie. Tout en donnant l’image d’une femme entretenue, elle conserve sa liberté et mène une vie privée fort austère. Dès août 1789, elle entre « en Révolution » en s’installant à Versailles puis à Paris, pour ne rien manquer des travaux de l’Assemblée constituante. Celle que de nombreux députés surnomment « la belle Liégeoise » ouvre un salon rue de Tournon et rue de Noailles, où les hommes politiques – de Danton à l’abbé Sieyès – se retrouvent après les travaux de l’Assemblée. La presse royaliste, qui l’appelle pour la première fois Théroigne de Méricourt le 10 novembre 1789, la présente en amazone sanguinaire arborant un pistolet et le sabre qui lui a été offert à la prise de la Bastille, et menant les émeutiers des 5 et 6 octobre jusqu’à Versailles. Fin février, le refus de son admission au district des Cordeliers témoigne de la transgression qu’elle incarne quant aux règles liées au sexe, au-delà de son patriotisme. Fin 1790, endettée et accusée d’avoir pris part aux excès des 5 et 6 octobre à Versailles, elle rentre dans son pays natal et s’installe à Liège, où elle est arrêtée pour complot contre la monarchie autrichienne dans la nuit du 15 au 16 février 1791. De retour en France, elle est reçue pompeusement au club des Jacobins le 26 janvier 1792. Moins de trois mois après, ce dernier l’accuse d’avoir troublé l’ordre public en organisant un rassemblement au Champ-de-Mars pour recruter des bataillons féminins. Cela ne l’empêche pas, le 10 août 1792, de participer activement à l’invasion du palais des Tuileries. En mai 1793, devant les portes de la Convention, des jacobines la dénudent et la fouettent au motif qu’elle soutient Brissot de Warville, chef de file des girondins. Après cet événement humiliant, au printemps 1794, son deuxième frère demande sa mise sous tutelle pour cause de folie. Elle restera internée pendant les vingt-trois dernières années de sa vie. En 1900, le docteur Garnier, médecin en chef de l’Infirmerie spéciale du dépôt, répondit ainsi au biographe Léopold Lacour : « C’était une dégénérée, mais pas précisément inférieure. »

Réjane SÉNAC

THERRIEN, Michèle [QUÉBEC 1945]

Ethnolinguiste canadienne.

Professeure des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) de Paris, Michèle Therrien a soutenu une thèse sous la direction de Jean Malaurie (Lexique du corps et champs métaphoriques, dialecte inuit du Nouveau Québec, 1980). Aujourd’hui responsable des études inuites à l’Inalco, elle dirige la Section Langues et cultures des Amériques et le programme Parole au Centre d’études et de recherches sur les littératures et les oralités dans le monde. Elle est membre fondateur d’IPSSAS, une école doctorale internationale sur les sociétés arctiques. M. Therrien travaille essentiellement avec les Inuits du Nunavik (Arctique québécois) et du Nunavut (Arctique canadien). Ses travaux scientifiques présentent des communautés éparses, mais solidaires devant l’essentiel : une terre inaliénable mais sensible aux activités comme aux paroles humaines ; une éthique réfléchie et active, mais qui prône l’ouverture sur le monde ; un art (sculpture et arts graphiques) ancré dans une filiation, mais résolument contemporain ; une langue qui pose la parole comme une arme et le silence comme « des pensées qui ont fondu au soleil » (Zoja Nenljumkina, 2002). Depuis plus de trente ans, M. Therrien a entrepris d’éclairer, par son écoute de la parole inuite, le champ de savoir des Qallunaat, les « non-Inuits ». À travers son enseignement, nombre de projets internationaux et de manifestations culturelles (clôture de la 4e année polaire, 2009), elle illustre à sa façon le concept inuit du « bien être ensemble », rapprochant la communauté scientifique et les communautés autochtones elles-mêmes, afin que la connaissance profite à tous et bénéficie d’applications pratiques qui puissent résoudre au mieux les défis qui se posent, au-delà des sociétés arctiques, à la communauté des hommes.

Dominique SAMSON NORMAND DE CHAMBOURG

THESLEFF, Ellen [HELSINKI 1869 - ID. 1954]

Peintre finlandaise.

Parmi les artistes symbolistes finlandais, Ellen Thesleff représente une figure de toute première importance. Initiée très jeune à la peinture par son père, elle étudie à l’académie privée d’Adolf von Becker (1885-1887), puis à l’école de dessin de la Société finlandaise des beaux-arts (1887-1889). Suivent deux années d’étude (1889-1891) avec Gunnar Berndtson, toujours à Helsinki, puis à Paris (1891-1892) à l’académie Colarossi, où elle suit les cours de Gustave Courtois et de Pascal Dagnan-Bouveret. Son travail est influencé à cette époque par les tableaux d’Eugène Carrière. Sa palette est sombre, dominée par les bruns et les gris. Mais elle adopte très vite un style très personnel tant dans ses paysages que dans ses portraits. Celui de sa sœur, Thyra Elisabeth, qu’elle peint en 1892, reçoit un excellent accueil de la critique finlandaise. Après un séjour à Florence, où elle copie notamment les fresques de Fra Angelico au couvent de Saint-Marc, elle utilisera la peinture italienne comme source constante d’inspiration. Omakuva (« autoportrait », 1894-1895) démontre déjà une technique impressionnante : des coups de pinceaux rapides laissent apparaître son visage à l’aspect fantomatique, avec une clairvoyance saisissante. Vers 1900 se produit un changement radical : elle délaisse sa palette ascétique des années 1890 pour des couleurs flamboyantes, proches de celles des fauves et des expressionnistes. Comme les autres artistes de l’âge d’or finlandais, elle propose parfois une vision glorifiée du paysage, mais certaines œuvres de cette période témoignent également de l’influence de Vassily Kandinsky. Sa vie s’organise alors entre Florence, pendant l’hiver, et Murole, dans le sud de la Finlande, durant l’été. En 1906, elle rencontre l’artiste et homme de théâtre Edward Gordon Craig, sous l’influence duquel elle commence une carrière d’artiste graphique et se met à la gravure sur bois. Sa première œuvre de ce genre, Marionetteja (« marionnettes »), est publiée dans le journal The Mask en 1907 ; elle est réalisée selon une technique traditionnelle, mais, par la suite, l’artiste expérimentera des techniques plus personnelles, où la couleur joue un rôle important. Durant la Seconde Guerre mondiale, elle reste en Finlande, à l’exception d’une visite à Stockholm en 1944 pour participer à une exposition sur l’art finlandais contemporain.

Guénola STORK

THEUS, Tilla [COIRE 1943]

Architecte suisse.

Après son diplôme, en 1969, obtenu à l’École polytechnique fédérale de Zurich, Tilla Theus ouvre un bureau au sein d’un groupement d’architectes de Zurich. En 1985, elle fonde sa propre agence qui compte rapidement entre 15 et 25 employés. Elle est ainsi l’une des rares femmes de sa génération à diriger depuis plusieurs décennies sa propre entreprise, avec un succès dont témoigne la liste considérable de réalisations à son actif. « Je ne vais sur un chantier ni comme femme ni comme femme architecte, mais toujours comme architecte », a-t-elle déclaré. Elle emploie son énergie plus volontiers au service de l’architecture que de la question du genre. Pour elle, l’architecture est essentielle, comme la poursuite de l’harmonie et de la perfection. Ses édifices sont marqués par sa persévérance et sa poursuite résolue d’exigences esthétiques. De cette démarche relève une série de restaurations complexes, de transformations, d’extensions et d’édifices nouveaux dont la réputation s’étend bien au-delà de leur localisation, comme, à Zurich, l’immeuble du siège de la FIFA (2004-2007) ou la rénovation et l’extension de la Fédération internationale de hockey sur glace (2000-2003). Dans ses projets, elle réussit à allier les nécessités d’usage et de fonction à des qualités esthétiques, comme, toujours à Zurich, cela est exprimé de façon exemplaire dans l’annexe du commissariat de la Limmatquai (1988-1991), le bâtiment cubique primé et la façade de l’extension II de la banque Bär (1981-1984) ou la transformation de huit maisons médiévales en un palace, l’hôtel Widder (1989-1995). Ce dernier projet a été repris environ 16 fois, les mises au jour successives des fouilles archéologiques influençant continuellement son travail et sa conception.

Anna SCHINDLER

THIAM, Awa [SÉNÉGAL 1950]

Philosophe, anthropologue et écrivaine sénégalaise.

Docteure en anthropologie (Paris 8) et en philosophie (Paris 1), Awa Thiam est en 2013 professeure adjointe et chargée de recherche à l’Institut fondamental d’Afrique noire de l’université Cheikh-Anta-Diop. Connue mondialement depuis La Parole aux Négresses (1978), son premier essai, elle est aussi, l’auteure de Continents noirs (1987) et d’articles publiés dans le journal Le Monde. La Parole aux Négresses remet en question le système polygame et interroge le fondement des pratiques d’excision et d’infibulation. Une série d’interviews menées auprès de femmes ressortissantes de différents pays d’Afrique noire lui a permis de montrer la souffrance de celles qui sont contraintes de se soumettre aussi bien à la domination patriarcale qu’à l’intransigeance des lois traditionnelles encore vénérées par beaucoup à l’époque où son texte a été publié. À ce sujet, Jean-Godefroy Bidima, dans son ouvrage Théorie critique et modernité négro-africaine, cite A. Thiam parmi celles et ceux qui ont contribué à une pensée que l’on peut considérer comme rénovatrice dans la philosophie africaine. Lorsque paraît La Parole aux Négresses, l’Afrique correspond encore à ce monde qui, selon Bidima, « ne laisse pas la parole aux exclus que sont les femmes et les enfants ». Ainsi, même si c’est une œuvre à teneur plutôt anthropologique d’après Béatrice Rangira Gallimore, c’est un essai que l’on peut inscrire dans le discours philosophique africain, d’une part parce que l’auteure, comme tout philosophe, y interroge la société, et d’autre part parce qu’elle offre une pensée et un raisonnement personnels qui rompent le silence féminin imposé par la domination patriarcale. Quoique La Parole aux Négresses soit son ouvrage le plus souvent cité, Continents noirs est celui qui, par son contenu et son procédé scriptural, lui vaut sa place parmi les philosophes africains.

A. Thiam a reçu la médaille d’honneur du gouvernement français pour sa défense des droits de la femme en 1985. Elle a également été directrice du Centre national pour l’assistance et l’éducation des femmes, une branche du ministère des Femmes et des Enfants au Sénégal. Cofondatrice de l’Alliance pour une nouvelle citoyenneté à Dakar, elle a aussi fondé en 1982 la Commission pour l’abolition des mutilations sexuelles (CAMS), association dont le grand mérite est d’avoir mené des combats sur le terrain judiciaire en se portant partie civile lors des procès.

Judith SINANGA OHLMAN

THIBAULT, Geneviève (comtesse de CHAMBURE) [NEUILLY-SUR-SEINE 1902 - STRASBOURG 1975]

Musicologue française.

Geneviève Thibault étudie au Conservatoire de Paris le piano avec Lazare Lévy (1912-1920), la fugue et l’orgue avec Nadia Boulanger* (1917-1923) et suit à la Sorbonne les cours d’histoire de la musique d’André Pirro (1918-1925). Ce sont les musiques du Moyen Âge et de la Renaissance qui captent son attention et cristallisent ses recherches. En 1925, elle fonde avec Lionel de La Laurencie, Georges Le Cerf et Eugénie Droz la Société de musique d’autrefois. Dans les concerts qu’elle y organise, les artistes auxquels elle fait appel s’efforcent de restituer l’interprétation des œuvres sur des instruments anciens et au plus près de l’authenticité du style. Sa recherche d’un riche passé musical se concrétise par l’achat de manuscrits et d’instruments d’époque, qu’elle réunit en une collection prestigieuse dont profiteront les artistes qui l’entourent. En 1931, elle épouse le comte Hubert Pelletier de Chambure, nommé à la Banque d’Indochine, et le suit à Saïgon, où elle se documente sur la musique du pays. L’après-guerre marque la reprise de ses activités musicologiques en Europe. En collaboration avec François Lesure, elle publie une bibliographie des éditions Du Chemin (1953) et Le Roy et Ballard (1955), et crée les Annales musicologiques consacrées au Moyen Âge et à la Renaissance. Elle collabore à de nombreuses revues musicales savantes qu’elle enrichit d’articles inédits sur la musique ancienne. Dans son hôtel particulier de Neuilly, elle reçoit des chercheurs français et étrangers en vue d’échanges fructueux autour de ses collections et organise en 1957 un colloque sur « Le luth et sa musique ». Sa compétence en organologie lui vaut le poste de conservatrice du Musée instrumental du Conservatoire national supérieur de Paris, rue de Madrid (1961-1973). On lui doit l’inventaire des instruments de cette institution et l’organisation de cours d’organologie, ainsi que la création d’une équipe de recherche (CNRS, Paris ; Research Center, New York) concernant les sources de l’iconographie musicale. Directrice du Comité international des musées et collections d’instruments de musique en 1968, présidente de la Société française de musicologie de 1968 à 1971, elle inaugure en 1973 à Londres une exposition itinérante – en Angleterre et en France – d’instruments de musique du XVIIIe siècle. Attachante personnalité du monde musical, mécène généreuse, conseillère artistique écoutée, elle a contribué à la renaissance de la musique ancienne au cœur du XXe siècle.

Marcelle BENOIT

LESURE F., THIBAULT G., Bibliographie des éditions musicales publiées par Nicolas Du Chemin (1549-1576), Paris, Société de musique d’autrefois, 1953 ; ID., Bibliographie des éditions d’Adrian Le Roy et Robert Ballard, 1551-1598, Paris, Société française de musicologie, Heugel, 1955.

THIBEAULT, Fabienne [MONTRÉAL 1952]

Chanteuse, auteure, compositrice et interprète canadienne.

Fille de maçon, petite-fille de cultivateurs à Charlevoix, Fabienne Thibeault grandit à Montréal. Elle passe ses vacances au grand air du Québec dans une famille où la musique, comme la foi, est un lien naturel entre les hommes. Elle s’exerce à de petits concerts avec sa bande (sa « gang de chums ») puis participe trois années au Festival de la chanson de Granby. En 1974 elle est classée première, ce qui lui permet d’accéder au festival de la Chant’Août, un an plus tard. Bientôt choriste de Plume Latraverse et Sylvain Lelièvre, elle interprète les vedettes de l’époque, Gilles Vigneault et Clémence Desrochers, puis écrit ses propres textes et publie un premier album en 1976 en tant qu’auteure et interprète. Le disque lui permet de se produire à Paris, au Campagne-Première, avec des titres folk qui font mouche comme Chez nous, La Nouvelle ou Le Stomp de l’accidenté. Quelques chansons plus tard, Luc Plamondon lui propose de participer à l’opéra rock qu’il prépare avec Michel Berger. Elle devient la voix royale de Starmania (1978) avec Le monde est stone, Un garçon pas comme les autres, Les uns contre les autres qui véhiculent les messages de liberté de toute une génération. Elle est aussi l’une des figures de la francophonie, générant un engouement des jeunes Français pour le Québec. À partir de 1982, F. Thibeault se rapproche de la chanson traditionnelle québécoise avec Les Chants aimés, en deux volumes, tirés des Cahiers de la bonne chanson de Charles-Émile Gadbois, tout en continuant son travail d’auteure. Elle chante en duo avec d’autres artistes : Henri Salvador (Moi j’prends mon temps) ou Richard Cocciante pour Question de feeling, devenu l’un de ses tubes. La chanteuse s’installe en France en 1985. Avec son conjoint, le saxophoniste Jean-Pierre Debarbat, elle écrit Martin de Touraine (1996), un conte et des chansons qui racontent l’histoire de la Touraine et de la Loire. C’est le début d’une autre carrière. En 2004, sa passion pour le patrimoine rural français et la persévérance de son travail artistique en faveur du terroir lui valent d’être nommée chevalier, puis officier du Mérite agricole.

Nathalie COUPEZ

THIBERT, Marguerite (née JAVOUHEY) [CHALON-SUR-SAÔNE 1886 - PARIS 1982]

Historienne et fonctionnaire internationale française.

Née dans une famille de la moyenne bourgeoisie commerçante qui l’envoie chez les dominicaines, Marguerite Javouhey prépare en cachette le baccalauréat. Mariée à l’architecte Georges Thibert et mère d’une petite fille, elle est veuve trois ans plus tard (1915) et reprend des études de lettres à la Sorbonne tout en enseignant au collège Sévigné, institution privée pionnière en matière d’éducation des filles. Doctorante du sociologue Célestin Bouglé, elle gravite dans le milieu intellectuel qui s’intéresse aux doctrines sociales et au socialisme utopique de la première moitié du XIXe siècle. En 1926, à 40 ans, elle devient la douzième docteure ès lettres en France, avec une thèse intitulée Le Féminisme dans le socialisme français de 1830 à 1850. Elle y examine à la fois la place conférée aux femmes par les penseurs socialistes et l’action des militantes de l’époque, « sœurs de combat » pour lesquelles elle exprime sympathie et reconnaissance. En septembre de la même année, elle demande un droit de réponse à La Réforme sociale qui a publié dans son numéro précédent un compte rendu polémique de l’essayiste conservateur Théodore Joran accusant l’historienne de partialité et d’immoralité. Elle a alors déjà publié quatre articles conséquents dans la Revue d’histoire économique et sociale ou La Révolution de 1848 et les Révolutions du XIXe siècle (sur Flora Tristan, Pauline Roland, la conception de l’art chez les saint-simoniens). La préparation d’une thèse est sans doute, pour M. Thibert, qui garda toute sa vie le goût d’écrire, une grande aventure intellectuelle. Mais les femmes sont alors indésirables à l’université et elle accepte en 1926 un travail temporaire au Bureau international du travail (BIT) à Genève où sa rigueur intellectuelle et sa capacité de travail sont reconnues. Fonctionnaire internationale à partir de 1931, elle est en charge du nouveau Service du travail des femmes et des enfants jusqu’à sa retraite, après quoi le BIT continue, pendant vingt ans, de l’employer pour des missions d’expertise dans les pays émergents. Grande voyageuse, citoyenne du monde, M. Thibert est aussi une femme engagée pour la paix, le socialisme et les droits des femmes, promotrice notamment d’un féminisme d’expertise et figure tutélaire d’Yvette Roudy*, ministre des Droits de la femme de 1981 à 1986.

Françoise THÉBAUD

THÉBAUD F., Marguerite Thibert (1886-1982), fonctionnaire internationale et femme engagée. Biographie impersonnelle, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

THIMME, Annelise [BERLIN 1918 - GÖTTINGEN 2005]

Historienne allemande.

Fille d’un historien nationaliste mais antinazi, Annelise Thimme fait des études de botanique et de chimie à Berlin, puis d’histoire à Fribourg-en-Brisgau et à Göttingen. Gravement blessée lors d’un bombardement quelques jours avant la fin de la guerre, elle perd une jambe, mais soutient néanmoins en 1951 une thèse de doctorat sur l’historien libéral Hans Delbrück et sa critique de l’Empire de Guillaume II. Après avoir enseigné dans divers lycées et avoir été confrontée à la misogynie du système universitaire allemand de l’époque, elle part en Californie où elle devient professeure au San Jose State College, puis à l’université de Californie à Santa Barbara. Elle est finalement nommée professeure d’histoire allemande à l’université d’Alberta au Canada en 1968. Spécialiste du XXe siècle, A. Thimme concentre ses recherches sur les milieux conservateurs sous la République de Weimar avec une biographie critique du chancelier Stresemann (1957) et une étude du parti nationaliste DNVP (Flucht in den Mythos, Die Deutschnationale Volkspartei und die Niederlage von 1918, « fuite dans le mythe, le parti DNVP et la défaite de 1918 », 1969). Elle édite également la correspondance de son père (1994) qui expose les dilemmes d’un « outsider », dont l’habilitation avait été refusée sous l’Empire, face aux hiérarchies universitaires et aux régimes politiques en place.

Peter SCHÖTTLER

THIMME A., « Geprägt von der Geschichte. Eine Aussenseiterin », in LEHMANN H., OEXLE O. G. (dir.), Erinnerungsstücke, Wege in die Vergangenheit, Rudolf Vierhaus zum 75. Geburtstag gewidmet, Vienne, Böhlau, 1997.

BERGEN D. L., « Professor Dr. Annelise Thimme. November 24, 1918-April 5, 2005 », in Central European History, vol. 39, no 3, 2006.

THION DE LA CHAUME-LACOSTE, Simone [PARIS 1908 - SAINT-JEAN-DE-LUZ 2001]

Golfeuse française.

La photographie a le charme des années 1920 : sur le pont du paquebot Ile-de-France, c’est la jeune fille au béret et chaussures de ville à talons presque plats qui tient la raquette de tennis, mais c’est le jeune homme souriant de l’autre côté du filet, cheveux gominés et knickerbockers, qui vient peu auparavant d’arracher à Philadelphie la Davis Cup au grand « Big Bill » Tilden et à l’équipe américaine avec les trois autres « Mousquetaires » Henri Cochet – auteur du point décisif contre « Little Bill » Johnson –, Jean Borotra et Jacques Brugnon. Lui, c’est René Lacoste, elle, Simone Thion de La Chaume, championne de golf nimbée de ses succès récents sur les joueuses britanniques ; il a 23 ans, elle en a 18 ; ils se connaissent depuis une rencontre à Saint-Cloud quelques mois plus tôt et ce n’est probablement pas par hasard qu’ils ont pris le même bateau pour revenir des États-Unis ; ils se marieront en juin 1930. Ces événements relevant de la vie privée méritent d’être évoqués dans la mesure où le couple donnera naissance parmi leurs quatre enfants à Catherine Lacoste*, qui deviendra à son tour une golfeuse exceptionnelle.

Cette femme si discrète, au visage distingué, toujours aux côtés de son mari, fut la première étrangère à triompher sur les links d’outre-Manche. À 16 ans, elle avait étonné en remportant les Internationaux d’Angleterre junior (British Girls) et émerveillé trois ans après lorsque, joueuse de frêle apparence (1, 60 m, 50 kilos), elle s’adjugea le British Ladies, à l’époque la plus prestigieuse compétition féminine. À son palmarès également six Internationaux de France (1926, 1927, 1930, 1935, 1938 et 1939).

Jean DURRY

THIROUX D’ARCONVILLE, Marie-Geneviève-Charlotte (née DARLUS) [PARIS 1720 - ID. 1805]

Écrivaine et femme de sciences française.

Orpheline de mère, elle épouse à l’âge de 14 ans Louis Thiroux, parlementaire, dont elle aura trois fils. À travers son œuvre remarquable, la traduction sert souvent de tremplin à la création, en littérature comme en sciences. Les Avis d’un père à sa fille de Lord Halifax précèdent De l’amitié et Des passions, ses propres essais moraux, souvent réédités. Elle traduit librement de la poésie, du théâtre et des romans anglais (Aphra Behn*) et signe des romans, Mémoires de Mlle de Valcourt et L’Amour éprouvé par la mort. Dotée d’une formation en anatomie, en chimie et en botanique, elle se tourne également vers les sciences. Rigoureuse, précise et très cultivée, elle personnalise ses traductions : discours historique détaillé dans les Leçons de chymie de Shaw, notes très fouillées, adjonction d’un volume de 62 planches in folio au Traité d’anatomie de Monro. Amie des chimistes Macquer et Poulletier de La Salle, elle entreprend une recherche personnelle sur les agents antiseptiques prévenant la putréfaction ou restaurant les chairs corrompues. S’inscrivant dans les préoccupations des physiologistes et philosophes de son temps, elle ambitionne certes des retombées médicales, mais surtout la découverte d’une théorie sur la circulation de la matière entre les trois règnes – animal, végétal et minéral. Ignorant le rôle des micro-organismes, elle ne peut atteindre son but, comprenant néanmoins qu’isoler les chairs de l’extérieur les protège (Essai pour servir à l’histoire de la putréfaction). Bien que n’ayant pas participé à la révolution chimique, elle se distingue comme l’une des rares femmes chimistes du XVIIIe siècle. En 1771, elle aborde l’histoire : de la Vie du cardinal d’Ossat à l’Histoire de François II, en passant par la Vie de Marie de Médicis*, elle manifeste une maîtrise accrue des méthodes historiques. Veuve en 1789, elle survit à la Terreur où périssent son fils aîné et son beau-frère. Avant sa mort, elle rédige 12 volumes inédits de Pensées, réflexions et anecdotes, récemment redécouverts : morale, histoire et littérature y côtoient de remarquables textes autobiographiques où se lisent toujours son goût du savoir et son besoin de le transmettre.

Élisabeth BARDEZ et Marie-Laure GIROU-SWIDERSKI

BADINTER É., Passions intellectuelles, vol. 2, Paris, Fayard, 2002 ; BRET P., New Dictionary of Scientific Biography, vol. 1, New York, Scribners & Sons, 2007.

BARDEZ É., « Mme d’Arconville, femme de lettres et chimiste éclairée », in Rev. Hist. Pharm., 2009.

THOMAS, Audrey (née Audrey GRACE CALLAHAN) [BINGHAMTON, ÉTATS-UNIS 1935]

Romancière et nouvelliste canadienne.

Née aux États-Unis, Audrey Thomas réside au Canada depuis 1959. Diplômée en littérature anglaise de l’université de Colombie-Britannique, afin de pourvoir à des études en Écosse, elle travaille durant deux étés dans un asile psychiatrique, expérience qui détermine sa vocation d’auteure et se révèle très présente dans son œuvre. Elle en revendique d’ailleurs le caractère autobiographique : ainsi, sa première nouvelle, If One Green Bottle… (parue dans l’Atlantic Monthly en 1965, puis au sein du recueil Ten Green Bottles, en 1967) résulte d’une fausse couche, évoquée aussi dans son roman Du sang (1970). Le Ghana, où elle vécut deux ans (1964-1966), illustre symboliquement ce qu’elle a toujours voulu transmettre des émotions, ressenties tel un univers étranger à la fois menaçant et attirant. Intriguée par les relations entre les hommes et les femmes, elle les met en scène sous diverses formes, mais son œuvre se concentre surtout sur le point de vue des femmes, leur aliénation, le refoulement imposé de leurs émotions. A. Thomas pointe du doigt le poids du mariage et de la maternité, la solitude des femmes face à la culture masculine et la misogynie. Ses personnages féminins sont confrontés à des hommes qui étouffent leur désir d’indépendance dans une relation de pouvoir. L’auteure aime jouer sur les mots, leur ambiguïté, leur étymologie, leurs connotations, leur ironie, mais aussi leur « absurdité » ; elle essaie de rendre compte, le plus fidèlement possible, des expériences humaines. Elle analyse le langage pour pointer l’incommunicabilité. Marées (1984), roman qui confirme sa renommée littéraire, la rapproche de l’inspiration et du style de Margaret Atwood* ou d’Alice Munro*. Auteure en résidence aux universités Concordia et Simon Fraser, elle enseigne, anime des ateliers d’écriture créative (universités de Victoria et de Colombie-Britannique). Récipiendaire de nombreux prix et trophées, notamment pour Marées, le recueil de nouvelles The Wild Blue Yonder (« le lointain sauvage et bleu », 1990) et le roman Coming down from Wa (1995), elle a été faite officier de l’Ordre du Canada en 2008.

Élodie VIGNON

Du sang (Mrs. Blood, 1970), Paris, Denoël/Gonthier, 1972 ; Marées (Intertidal Life, 1984), LaSalle, Hurtubise, 1989.

GODARD B., Audrey Thomas and her Works, Toronto, ECW Press, 1993.

THOMAS, Carla [MEMPHIS 1942]

Chanteuse de rhythm and blues américaine.

En 1959 à Memphis, Jim Stewart lance avec sa sœur un nouveau label de soul, Satellite Records, et cherche des artistes de renom. Il s’adresse alors à Rufus Thomas, célèbre chanteur et animateur d’une radio de Memphis, WDIA, et lui propose d’enregistrer avec sa fille Carla, âgée de 17 ans. Un premier morceau voit le jour : Cause I Love You. Les ventes sont plus que satisfaisantes (50 000 exemplaires). Enthousiasmé par le succès et très admiratif de l’adolescente, Stewart lui propose de chanter en solo. La jeune fille grave en novembre 1960 une chanson qu’elle a écrite sur son cahier d’écolière deux ans plus tôt, Gee Whiz (Look at His Eyes). Le titre, assez doucereux, éloigné du rhythm and blues habituel, séduit pourtant le public. C. Thomas négocie avec l’école pour assurer les tournées promotionnelles. Une carrière brillante s’ouvre devant elle, et pourtant elle ne retrouvera plus jamais le succès de Gee Whiz, même si les labels Stax (anciennement Satellite) et Atlantic font appel à sa voix douce. Elle chante en duo avec Otis Redding les titres Tramp ; New Year’s Resolution ; Ooh Carla, Ooh OtisTramp imite une querelle entre amants dans un bar, et la chanson, comique, rencontre un succès international. Malheureusement, les années 1970 seront moins fertiles pour la chanteuse, qui appartient néanmoins à la légende de Stax.

Stéphane KOECHLIN

Gee Whiz, Atlantic, 1961 ; King and Queen, Stax, 1967 ; The Queen Alone, Stax, 1967 ; Memphis Queen, Stax, 1969.

THOMAS, Chantal [LYON 1945]

Écrivaine et historienne française.

Chantal Thomas passe son enfance à Arcachon puis suit des études de philosophie, notamment auprès de Roland Barthes. Spécialiste du XVIIIe siècle, elle a enseigné dans plusieurs universités aux États-Unis, comme Yale et Princeton, au Japon et France. Elle s’intéresse particulièrement à Sade, Casanova ou Marie-Antoinette, à qui elle consacre plusieurs essais (Sade, l’Œil de la lettre, 1978; Casanova, un voyage libertin, 1985; La Reine scélérate : Marie-Antoinette dans les pamphlets, 1989; Sade, 1994) et une pièce de théâtre, commande de France Culture (La Lectrice-adjointe suivi de Marie-Antoinette et le théâtre, 2003). En 2002, elle signe son premier roman, Les Adieux à la reine, traduit dans une vingtaine de langues, grâce auquel elle reçoit le prix Femina et se fait connaître du grand public. L’histoire relate les dernières heures de la cour versaillaise, et sera adaptée au cinéma en 2012 par Benoît Jacquot. En 2013, L’Échange des princesses retrace l’échange épistolaire entre l’infante d’Espagne et la duchesse de Montpensier. C. Thomas publie également des ouvrages plus personnels, qu’elle nomme des « autobiographies indirectes », comme Comment supporter sa liberté (1998), Souffrir (2004) et Cafés de la mémoire (2008). Directrice de recherche au CNRS et officier de l’ordre des Arts et des Lettres, elle collabore au journal Le Monde et à des émissions de Radio France. Elle est membre du jury du prix Femina depuis 2003 et l’une des présidentes d’honneur du prix Marguerite-Duras.

Marina MOURRIN

THOMAS, Dorothy SWAYNE [BALTIMORE, MARYLAND 1899 - BETHESDA 1977]

Sociologue, statisticienne et démographe américaine.

Outre sur l’étude du développement de l’enfant, les travaux de Dorothy Swayne Thomas, méticuleusement documentés, portent principalement sur les interdépendances entre la conjoncture économique et des phénomènes démographiques tels que les migrations et la fécondité. Dès ses études de premier cycle au Barnard College (New York), elle cosigne avec William F. Ogburn, l’un des pionniers de l’utilisation des statistiques en sociologie, deux articles, sur la sociologie de l’innovation et sur les effets sociaux des cycles économiques ; puis elle passe deux années à la London School of Economics où elle obtient un doctorat sur les conséquences sociales des fluctuations économiques. De retour aux États-Unis, elle mène une étude sociologique sur le développement de l’enfant, dirigée par William I. Thomas. Ils publient ensemble Child in America (« enfant en Amérique », 1928), ouvrage qui témoigne de la complémentarité entre les compétences en ethnographie du fondateur de la tradition sociologique de Chicago et celles, en statistiques, de sa jeune assistante. En 1935, ils se marient et séjournent en Suède (1938-1939). D. S. Thomas, ayant accès à la richesse des données statistiques suédoises, publie Social and Economic Aspects of Swedish Population Movements (« aspects économiques et sociaux des mouvements de population en Suède », 1942), un livre de démographie historique qui deviendra un ouvrage de référence. Nommée professeure à l’université de Californie à Berkeley, elle participe à la fondation du département de sociologie de son université, mais ne parvient pas à être élue à sa tête, ses options en faveur des méthodologies statistiques étant trop minoritaires. Elle quitte Berkeley pour la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, où elle codirige le Centre d’études démographiques, l’un des hauts lieux de l’innovation mondiale en matière de méthodes de recherche en démographie. Première femme à présider l’American Sociological Society et le Conseil de la recherche en sciences sociales, elle dirige aussi l’Association des démographes des États-Unis (Population Association of America).

Alain CHENU

Social Aspects of the Business Cycle, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1925 ; avec THOMAS W. I., The Child in America : Behavior Problems and Programs, New York, A. A. Knopf, 1928 ; Social and Economic Aspects of Swedish Population Movements, 1750-1933, New York, MacMillan, 1941 ; avec KUZNETS S. et al. (dir.), Population Redistribution and Economic Growth, United States, 1870-1950, 2 vol., Philadelphie, American Philosophical Society, 1957-1960.

THOMAS, Édith [MONTROUGE 1909 - PARIS 1970]

Écrivaine et historienne française.

Née dans une famille libérale de la moyenne bourgeoisie, Édith Thomas fréquente le lycée pour filles Victor-Duruy et obtient le baccalauréat peu après le décret Bérard de 1924 qui aligne les programmes de l’enseignement secondaire des deux sexes. Elle intègre ensuite l’École des chartes, ouverte aux femmes depuis 1906, et obtient en 1931 le diplôme d’archiviste paléographe, avec une thèse sur les relations de Louis XI avec la Savoie. Révoltée contre la maladie qui se déclare alors (tuberculose osseuse), elle tient un journal intime et se met à écrire, obtenant en 1933 le prix du meilleur roman de l’année pour La Mort de Marie, en partie autobiographique. Elle se rapproche avec son frère de la mouvance révolutionnaire, publie en 1936 Le Refus – quatrième ouvrage et roman à thèse –, et écrit dans des journaux de gauche (Commune, Regards, Europe, Vendredi), notamment pour soutenir les républicains espagnols. « L’un des meilleurs journalistes de sa génération » selon Paul Nizan, elle est pendant dix-huit mois reporter au nouveau quotidien Ce soir lancé par Aragon en 1937. Figure majeure de la Résistance intellectuelle au sein du Comité national des écrivains (CNE), des Lettres françaises et des Éditions de minuit (qui publient en 1943 ses Contes d’Auxois), elle adhère en 1942 au parti communiste dont elle démissionne douloureusement en 1949, à l’heure de la dénonciation du titisme et du procès Rajk. Elle s’en explique dans des Mémoires rédigés en 1952 sous le titre Le Témoin compromis, et restés longtemps inédits. Elle y répond aussi à Jean Paulhan, qui vient de critiquer « les directeurs (communistes) de la Résistance » et de mettre fin à leur amitié. La vie et l’œuvre d’É. Thomas, conservatrice aux Archives nationales à partir de 1948, sont marquées par une tension entre solitude et quête d’amour, engagement et esprit critique. Écrivaine qui a expérimenté la plupart des formes d’écriture, elle est l’auteure de poésies (seule femme à figurer, sous le pseudonyme d’Anne, dans L’Honneur des poètes en 1943), de pièces de théâtre, de romans, de nouvelles, d’études historiques et biographiques (toutes publiées après la guerre), et de centaines d’articles de journaux écrits entre les années 1930 et 1960. Malgré une santé fragile, elle s’est engagée pour la liberté d’expression et le débat d’idées, contre la torture en Algérie et la censure d’État, contre la place restreinte faite aux femmes. Féministe sans utiliser ce terme, elle écrit « L’humanisme féminin » (anthologie historique de textes écrits par des femmes de lettres françaises qui n’est jamais publiée par la maison d’édition communiste pressentie en 1949) et considère qu’il faudrait « donner à chaque être humain, homme ou femme, la possibilité de développer entièrement et harmonieusement sa personne ». Ses biographies érudites mettent en scène, à l’exception de Rossel paru en 1967, des femmes avec lesquelles elle partage un engagement de conscience dans les luttes politiques et sociales de leur temps : Pauline Roland* (1805-1852), les femmes de 1848, les communardes (Les Pétroleuses, 1963), George Sand*, Louise Michel* (Louise Michel ou la Velléda de l’anarchie, ouvrage posthume publié en 1971). Antérieure, sa Jeanne d’Arc (1947) explorait à la fois la vie de la Pucelle et sa légende posthume. Morte prématurément, É. Thomas est une pionnière de l’histoire des femmes.

Françoise THÉBAUD

KAUFMANN D., Édith Thomas, passionnément résistante, Paris, Autrement, 2007.

THOMAS, Elizabeth [LONDRES 1675 - ID. 1731]

Poétesse anglaise.

À sa naissance, la mère d’Elizabeth Thomas avait 16 ans et son père, un homme de loi, 60. La mort de ce dernier en 1677 laisse la famille dans de graves difficultés financières qui n’empêchent pas E. Thomas d’accéder à une bonne éducation où figurent la littérature, le français et le latin. Encouragée par le cercle réuni autour du poète lauréat John Dryden (1631-1700), elle lui adresse ses premiers poèmes. Non content de la féliciter (« Vos vers étaient trop insignes, pensai-je, pour être d’une femme », lui écrivit-il), il la compare à Katherine Philips* (dite « la sans-pareille Orinde ») et lui attribue un pseudonyme, « Corinna ». Reconnaissante, elle écrit pour lui une élégie, « To the Memory of the Truly Honoured John Dryden, Esq, », parue en 1700. Suivent des poèmes lyriques ou pastoraux, des panégyriques, des méditations religieuses, qui la font connaître à Londres et à Bath. Elle y défend souvent le droit des femmes à l’éducation. En 1722, poussée par la nécessité, elle fait publier ces textes anonymement sous le titre Miscellany Poems on Several Subjects. Une navrante histoire, salissant son honneur, donne à Alexander Pope l’occasion de l’attaquer dans La Dunciade, ou Guerre des sots (1728) et, criblée de dettes, elle ne peut éviter trois ans de prison, de 1727 à 1730. La quasi-totalité de la volumineuse correspondance qu’elle a entretenue pendant seize ans avec son fiancé, Richard Gwinnett, est rassemblée dans Pylades and Corinna (1731-1732) et The Honourable Lovers (1732).

Françoise LAPRAZ SEVERINO

BLAIN V. et al. (dir.), The Feminist Companion to Literature in English, New Haven/Londres, Yale University Press, 1990.

THOMAS, Helen [WINCHESTER, KENTUCKY 1920 - WASHINGTON 2013]

Journaliste américaine.

Entrée dans le métier sans formation spécialisée et originaire d’une famille libanaise installée au États-Unis, Helen Thomas est embauchée à 23 ans par l’agence UPI, d’abord sur des sujets que l’on considère comme féminins, comme les célébrités, puis assez vite sur des thèmes plus politiques. La trace qu’elle laisse dans l’histoire de la presse est due en partie à sa longévité professionnelle exceptionnelle, mais surtout à son intervention dans un lieu central du journalisme politique : la Maison-Blanche. Avec ses positions considérées comme très à gauche, son franc-parler, ses interventions abruptes, elle rencontre autant d’admiration que d’hostilité. On vante ses cinquante-sept ans d’accréditation à la Maison-Blanche, les 11 présidents qu’elle a suivis, ses questions embarrassantes et répétées, en particulier sur la politique étrangère des États-Unis, et ses engagements militaires. Beaucoup n’apprécient pas son obstination à obtenir des réponses. Alors qu’elle a 89 ans, ses déclarations sur la Palestine demandant aux Juifs de rentrer dans leurs pays d’origine font scandale et mettent fin à sa carrière remarquée.

Cécile MÉADEL

THOMAS, Indra [ATLANTA 1968]

Chanteuse lyrique américaine.

Adolescente, Indra Thomas fait une première apparition dans le film australien Miss Daisy et son chauffeur de Bruce Beresford, tourné dans sa ville d’Atlanta et Oscar du meilleur film en 1989. Elle interprète What a Friend We Have in Jesus. Elle débute sa carrière de soprano dans les années 2000 avec le Requiem de Verdi de la New York Choral Society, au Carnegie Hall, et enregistre un disque pour la radio nationale, interprétant Strauss, Duparc, John Duke et des Spirituals. Elle est invitée par Lorin Maazel à jouer un rôle dans Porgy and Bess, lors du concert du Nouvel An du New York Philarmonic au Lincoln Center, en 2002, et se produit en tant que soliste lors du concert du 4 juillet l’année suivante avec les Boston Pops, ainsi qu’en récital au Caramoor Festival et au Kimmel Center à Philadelphie. Elle fait ses débuts en France au Festival de Colmar, dans Les Nuits d’été de Berlioz, sous la direction du maestro russe Vladimir Spivakov. Son talent en fait l’une des solistes les plus en vue dans le monde, et elle multiplie les concerts télévisés, se produit à Boston, Austin, Portland, en Utah et dans le Michigan, ainsi qu’à l’étranger (Espagne, Russie). Elle fait ses débuts à Londres en 2006 aux côtés de Roger Norrington, sur A Child of Our Time de Michael Tippett, qu’elle reprendra avec le London Symphony en 2009 puis au concert du Nouvel An pour la paix de la cathédrale Saint-Jean-le-Divin, à New York, en 2011. Elle se produit également dans les plus grands théâtres, opéras et festivals à travers le monde, à Avignon, Paris, Bregenz, Valence, Hambourg, Atlanta. Elle interprète Aïda de Verdi, aux Chorégies d’Orange, en 2011, lors d’un concert télévisé.

Jean BERRY

THOMAS, Isabelle [1956]

Géographe belge.

Titulaire d’une agrégation de l’enseignement secondaire (1979), d’un doctorat en sciences (1984) et d’une agrégation de l’enseignement supérieur (2000), la carrière d’Isabelle Thomas est principalement celle d’une chercheuse au Fonds national de la recherche scientifique, devenue directrice de recherche en 2004 et professeure à l’Université catholique de Louvain. Spécialiste des processus de localisation, elle mit de 1987 à 1991 sa compétence au service de l’état-major de la gendarmerie, en vue notamment d’analyser les déterminants géographiques de la survenue des accidents de la circulation. Plus généralement, elle pratique une géographie économique, modélisatrice, orientée vers la définition de localisations optimales pour les services publics et les transports. Sa thèse d’agrégation a reçu en 2001 le prix scientifique BWM sur le thème « Innovations for a Mobile Future ».

Denise PUMAIN

Transportation Network and the Optimal Location of Human Activities : A Numerical Geography Approach, Cheltenham, E. Elgar, 2002.

Avec VANDERSMISSEN M.-H., MORIN D., POULIOT M., « Aspects macrogéographiques des accidents de la route, essai de comparaison Québec-Belgique », in Cahiers de géographie du Québec, vol. 40, no 109, 1996.

THOMAS, Mathilde (née CATHIARD) [GRENOBLE 1971]

Entrepreneuse française.

Mathilde Thomas est la créatrice de la marque de cosmétique Caudalie. Étudiante au Centre d’enseignement et de recherche appliqués au management, à Nice, elle rencontra en 1993, dans le vignoble bordelais appartenant à ses parents, le Pr Vercauteren, qui lui révéla l’effet anti-âge des polyphénols contenus dans les pépins de raisin. Diplômée en 1994, elle fonda son entreprise un an plus tard avec son mari, Bertrand Thomas, afin d’exploiter cette idée. Elle prit personnellement en charge la conception des produits, la communication et le marketing. Les crèmes Caudalie à base de polyphénols gagnèrent rapidement leur place dans les pharmacies. La marque prit un essor spectaculaire lorsque M. Thomas créa en 1999, sur le domaine familial, le premier spa de vinothérapie au monde, proposant des soins à base d’extraits de vigne et de raisins. Elle créa par la suite des filiales dans cinq pays et y ouvrit d’autres spas, hissant Caudalie au rang des marques les plus prestigieuses du secteur.

Alban WYDOUW

THOMAS, Phyllis BOOLJOONNGALI [RIYA 1940]

Peintre australienne.

Née sur la rivière Turner, au sud-est des monts Purnullulu dont elle est l’une des propriétaires traditionnelles, Phyllis Thomas a grandi et travaillé sur la ferme de Turner où elle s’est familiarisée à la fois avec l’univers européen et la vie aborigène du bush, lors de ses voyages avec les femmes initiées de sa famille. Plus tard, elle s’installe à Rugun (Crocodile Hole), au nord de Warmun. Elle joue un rôle important dans la mise en place de programmes d’éducation biculturelle dans les écoles de la région, puis commence à peindre en suivant l’exemple de Queenie McKenzie*. Ses œuvres explorent des thèmes liés à différents sites sacrés, à l’histoire coloniale du Kimberley et plus récemment aux peintures corporelles. En 2003, la Art Gallery of Western Australia de Perth fait l’acquisition de la série « The Escape », huit toiles qui racontent l’histoire de la fuite de l’oncle de l’artiste poursuivi par des colons à travers les montagnes. Plus récemment, P. Thomas a réalisé une série de toiles inspirées des scarifications rituelles kija représentées par de longues lignes blanches translucides qui se dégagent sur huit panneaux d’ocre noire de plus de 6 mètres. En 2007, elle conçoit une nouvelle cérémonie qui raconte, sous forme de danses, chants et peintures, le parcours fulgurant des artistes du collectif Jirrawun Arts au moment où ceux-ci achèvent la construction d’un studio ultramoderne dans le bush. Quelques semaines avant sa mort, Paddy Bedford, l’aîné des artistes, l’avait chargée de créer cette cérémonie pour le studio. Peu après, elle avait reçu en rêve un nouveau rituel visant à intégrer ce lieu de création au réseau des pistes de rêve (itinéraires des ancêtres mythiques) qui quadrillent le continent australien. Les femmes de Jirrawun présentent désormais l’édifice comme la version kija du célèbre opéra de Sydney, dédié à l’indépendance aborigène.

Arnaud MORVAN

OLIVER T., LANGTON M., KOFOD F. et al., Blood on the Spinifex, Parkville, Ian Potter Museum of Art, 2002.

THOMAS-FOGIEL, Isabelle [XXe siècle]

Philosophe française.

Après avoir enseigné à Lille 3, Paris 1, l’ENS Ulm, Isabelle Thomas-Fogiel est full professor (université d’Ottawa, Canada), détachée de l’université Paris 1. La particularité la plus évidente de ses travaux est sa tentative pour mettre en dialogue les deux modèles, généralement considérés comme antagonistes, qui ont dominé la philosophie du XXe siècle : la philosophie continentale et la philosophie analytique. Outre ses principaux livres, quatre articles importants sont emblématiques de cette tentative : « La Relation d’un X à lui-même chez Fichte et Husserl » (2000), « Fichte et l’Actuelle Querelle des arguments transcendantaux » (2003), « Austin, Searle, Cavell et la “tradition spéculative” » (2004), et « Fichte and Austin » (2006). L’essentiel de sa recherche porte sur la spécificité du discours philosophique et, corollairement, sur la nature de sa relation avec d’autres champs du savoir. C’était déjà l’horizon de son livre de 2000, Critique de la représentation, et la finalité de ses travaux d’histoire de la philosophie, de ses livres sur l’idéalisme allemand notamment, comme Fichte réflexion et argumentation (2004), et de ses communications à des colloques internationaux. Cette question a été plus frontalement déployée dans Référence et autoréférence, étude sur la mort de la philosophie (2006), où elle entreprend de montrer que la philosophie n’est ni simple thérapie visant à dire sa propre impossibilité, comme le veut Wittgenstein, ni condamnée à se dissoudre dans une autre science (linguistique, psychologie, neurophysiologie), comme le veulent Quine ou Austin et toutes les actuelles tentatives de « naturalisation », ni appelée à se confondre avec la littérature ou le discours religieux.

Si la philosophie est bien un discours spécifique, alors est-elle capable de communiquer avec d’autres discours et peut-elle proposer une pensée de la relation entre les champs du savoir ? Telle est la question posée par Le Concept et le Lieu, études sur les figures de la relation entre l’art et la philosophie (2008) : il s’agit de mettre en place une nouvelle catégorie de la relation entre deux domaines, ici l’art et la philosophie (ou, comme dans certains de ses autres articles écrits en collaboration avec l’économiste Claude Parthenay, entre une science sociale et la philosophie). Le but est de produire une nouvelle pensée de la relation qui ne soit ni fusion (réduction à l’identité) ni surplomb (relation d’englobement ou de déduction) ni repli disciplinaire (affirmation de l’incommunicabilité des champs). Cette relation est pensée en termes topologiques en thématisant les concepts de voisinage et de croisement. Elle montre que différents concepts topologiques de Merleau-Ponty (empiètement, réversibilité) peuvent devenir d’authentiques outils conceptuels, gros de potentialités nouvelles. Tous ces développements récents visent à proposer de nouvelles manières de penser les différentes figures possibles de la relation. Il serait licite de montrer à partir de ces nouvelles définitions de la relation comment elles peuvent être fécondes pour d’autres champs que ceux du savoir, tel celui de la relation entre les cultures ou les peuples. I. Thomas-Fogiel a par ailleurs traduit et annoté, en 1995, un ouvrage de Cassirer portant sur les développements de la topologie dans les mathématiques de la première moitié du XXe siècle.

L’ensemble de ses recherches, bien qu’apparemment spéculatives, car touchant la partie la plus conceptuelle de la philosophie, conduisent néanmoins à en proposer une vision plus positive et joyeuse que toutes celles (« déconstructrices » ou « thérapeutiques ») qui n’ont de cesse que de faire de la philosophie pour dire qu’il ne faut plus en faire.

Paul BENJAMIN et Nicolas WEILL

« Spatialiser nos concepts ? La tentative de Merleau-Ponty », in Symposium, revue canadienne de philosophie continentale, vol. 12 (1), 2008 ; « Réversibilité du scepticisme ou la Raison illimitée, le scepticisme de Maimon face à celui des “Nouveaux Humiens” », in Revue de métaphysique et de morale, no 65, 2010.

THOMASS, Chantal [PARIS 1947]

Styliste de mode française.

Autodidacte, Chantal Thomass débute en proposant aux élégantes de Saint-Tropez des robes peintes par son mari. Elle dessine ensuite deux collections par an, distribuées chez Dorothée Bis. En 1967, le couple ouvre une boutique à Paris, Ter et Bantine, rebaptisée, en 1975, Chantal Thomass. En 1976, ses premiers modèles de lingerie connaissent un succès immédiat. S’inspirant à la fois du XVIIIe siècle libertin, de la Belle Époque et des pin-up américaines des années 1950, elle remet au goût du jour balconnets, guêpières et porte-jarretelles sexy et raffinés. Elle lance également la mode des collants en dentelle et du dessous dessus. Mais cette période faste prend fin lorsque son partenaire financier japonais, World, arrivé en 1985, la licencie en 1995. La maison ferme en 1997. Elle travaille alors en free-lance pour Palmer & Wolford, Victoria’s Secret et Dim. Aujourd’hui, C. Thomass, de nouveau détentrice de son nom, propose, outre des sous-vêtements, des bas, des collants, de la lingerie de nuit, des maillots de bain, des parapluies et des lunettes de soleil, dans des matériaux luxueux, ainsi qu’un parfum, Chantal Thomass, créé en 2003.

Zelda EGLER

Secrets, Einblicke in das Reich der Dessous, Zurich, Textilien St Gallen Offizin, 2008.

CENDRES J., Femme selon Chantal Thomass, Paris, Flammarion, 2001 ; GIRAUDY D. (dir.), Plaisirs de femmes, Chantal Thomass, 30 ans de création, Marseille/Calais, Musée de la Mode/Musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, 2001/2002 ; KAMITSIS L., REMAURY B. (dir.), Dictionnaire international de la mode, Paris, Éditions du regard, 2004.

THOME-PATENÔTRE, Jacqueline [PARIS 1906 - RAMBOUILLET 1995]

Femme politique française.

Fille d’André Thome, avocat et député, elle épouse en 1925 Raymond Patenôtre, dont elle divorcera après avoir eu deux enfants avec lui. Suivant la voie tracée par son père et son époux, Jacqueline Thome-Patenôtre est sénatrice de Seine-et-Oise (1946-1958), sous-secrétaire d’État à la Reconstruction (1957), députée de Seine-et-Oise (1958-1967) puis des Yvelines (1967-1977), vice-présidente de l’Assemblée nationale (1960, 1962, 1967). Elle est également élue maire de Rambouillet en 1947. Elle lutte pour la promotion sociale de la femme, défendant un projet de loi en faveur de la femme mariée sans contrat, et prend une part active à tout ce qui concerne sa municipalité, où elle a toujours joui d’une grande popularité. Elle a été la première femme à intégrer le haut comité des sports.

Fabienne PRÉVOT

THOMMAYANTI (Khun Ying Wimon SIRIPHAIBUN, dite) [BANGKOK 1937]

Romancière thaïlandaise.

Avec Krisana Asoksin* et Wo Winitchaikul*, Thommayanti est l’une des trois « reines » du roman sentimental. Son œuvre compte une centaine de romans, dont un grand nombre ont eu beaucoup de succès. Elle signe sous le nom de Thommayanti ses textes traitant de la société et de la vie de l’esprit, mais utilise d’autres pseudonymes tels que Roslaren (transcription du français « Rose la reine ») pour les récits imaginaires, Laksanawadi pour les romans d’amour – qui mettent généralement en scène princes et princesses –, Kanokrekha pour les récits humoristiques et légers, et enfin Mayawadi pour ses études des divinités ou retranscriptions de légendes traditionnelles. Elle a enseigné la langue et la littérature thaïes à l’université Thammasat puis à l’école du couvent Saint-Joseph. Lors des événements des années 1970, mariée à un militaire, elle prit parti contre les étudiants qui réclamaient plus de démocratie en les accusant de nuire à l’image du pays. Elle fut ensuite au centre d’une procédure de divorce très médiatisée. Son premier roman (Nai Fan, « le rêve ») est une histoire d’amour qu’elle composa à l’âge de 19 ans sous le nom de Roslaren. Khu Kam (« les amants du destin »), son récit le plus connu, est l’histoire d’un amour malheureux lors de l’occupation de la Thaïlande par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale. Une suite lui a été donnée, Khu Kam 2, et plusieurs films et séries télévisées en ont été tirés. Dans Thawi Pop (« deux vies »), l’histoire de la Thaïlande est un élément important qui sert de décor mais joue aussi un rôle actif dans l’intrigue, le facteur historique renforçant la dimension sentimentale et l’intérêt du drame amoureux. Thommayanti n’a jamais présenté ses œuvres à des concours nationaux, mais leur place dans le paysage littéraire thaïlandais n’en reste pas moins éminente.

Pantipa CHUENCHAT

THOMPSON, Clara [PROVIDENCE, RHODE ISLAND 1893 - NEW YORK 1958]

Médecin et psychanalyste américaine.

Issue d’un milieu aisé et d’une famille baptiste attachée à la religion, Clara Thompson choisit de faire des études de médecine pour devenir missionnaire. Au cours de ses études au Women’s College de la Brown University, la lecture du Moulin sur la Floss de George Eliot* lui fait forte impression, au point qu’elle s’identifie à l’héroïne rebelle du roman. Elle abandonne progressivement la pratique religieuse et renonce au but qu’elle s’était donné, ce qui lui valut une rupture de vingt ans avec sa mère. Contrainte par son fiancé de choisir entre lui et la médecine, elle aura préféré au mariage la poursuite d’une carrière professionnelle. Après ses études au Johns Hopkins Hospital, elle travaille avec William Alanson White, dont le nom devait rester attaché à un célèbre institut de formation. Harry Stack Sullivan, psychiatre et psychanalyste américain, avec qui elle noue une longue amitié, lui recommande de faire une analyse avec Sándor Ferenczi. Après avoir passé les étés de 1928 et de 1929 à Budapest, elle y séjourne trois ans à partir de 1931. Revenue à New York à la mort de Ferenczi, elle fera partie du cercle de H. Stack Sullivan – dont elle considérait la théorie des relations interpersonnelles proche des idées du célèbre analyste hongrois –, auquel participaient également Karen Horney*, Erich Fromm et Frieda Fromm-Reichmann*. C’est avec eux qu’elle créera la branche new-yorkaise de la Washington School of Psychiatry qui devait devenir le William Alanson White Institute, dont elle sera directrice jusqu’à sa mort. On doit à C. Thompson de nombreuses contributions à l’étude de la sexualité féminine et du rôle des femmes dans la culture. En 1956, la traduction de son ouvrage La Psychanalyse, son évolution, ses développements, la fera connaître en France.

René MAJOR

La Psychanalyse, son évolution, ses développements (Psychoanalysis : Evolution and Development, 1950), Paris, Gallimard, 1956.

THOMPSON, Danièle [MONACO 1942]

Scénariste et réalisatrice française.

Fille de l’actrice Jacqueline Roman et du comédien et metteur en scène Gérard Oury, Danièle Thompson a débuté auprès de son père en tant que scénariste. Parmi ses scenarii, La Grande Vadrouille (1966), La Folie des grandeurs (1971), Les Aventures de Rabbi Jacob (1973), quelques-uns des plus grands succès du cinéma français, souvent co-écrits avec son père et interprétés par Louis de Funès. En 1975, elle cosigne, aux côtés de Jean-Charles Tacchella, un long-métrage, Cousin, cousine, où elle aborde un de ses thèmes de prédilection : la famille et ses aléas, un sujet exploité plus gravement dans Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau ou sur un ton léger avec Les Marmottes d’Élie Chouraqui. En 1980, elle contribue à faire connaître Sophie Marceau* au public français en écrivant les deux volets de La Boum puis L’Étudiante en 1988. D. Thompson est sélectionnée aux César de 1995 avec P. Chéreau pour La Reine Margot, film dont elle a écrit les dialogues. Elle passe derrière la caméra en 1999 avec La Bûche, un succès confirmé par son deuxième long-métrage, réalisé en 2002, Décalage horaire avec Juliette Binoche* et Jean Reno. Elle reprend, comme jadis avec son père, le mode d’une écriture à quatre mains avec son fils, Christopher Thompson. Ils signent ensemble les scénarios des films qu’elle réalise, Fauteuils d’orchestre en 2006, Le code a changé en 2009 et Des gens qui s’embrassent en 2013. Dans la tradition d’une comédie à la française, D. Thompson met à profit son expérience pour concevoir des films dont l’humour sert de révélateur aux travers de l’époque contemporaine. Son goût pour la comédie la conduit au théâtre : après avoir adapté Pièce détachée d’Alan Ayckbourn (1999) et Les Grandes Occasions de Bernard Slade (2006), mises en scène par Bernard Murat, elle dirige à son tour L’Amour, la Mort, les Fringues de Nora et Delia Ephron au Théâtre Marigny en 2011.

Mireille DAVIDOVICI et Noëlle GUIBERT

THOMPSON, Dorothy [LANCASTER, NEW YORK 1893 - LISBONNE 1961]

Journaliste américaine.

Journaliste engagée, Dorothy Thompson mêle étroitement son métier et ses engagements en faveur de la démocratie et des droits de l’homme et de la femme. Fille d’un pasteur méthodiste, elle commence à travailler en 1914 pour le mouvement favorable au suffrage des femmes, arpentant l’État de New York pour s’exprimer avec talent dans des réunions publiques. Ne parvenant pas à se faire envoyer en Europe lorsque les États-Unis entrent en guerre, elle économise pour pouvoir s’y installer comme journaliste free-lance au lendemain du conflit. Le thème de son premier reportage accepté par l’agence International News Service lui est fourni par ses compagnons de bateau, un groupe de sionistes en route pour un congrès. Parcourant alors toute l’Europe, consacrant beaucoup de temps, d’intelligence et d’énergie à comprendre les faits et les personnes, elle interviewe de très nombreuses personnalités et vend ses articles aux journaux intéressés. D. Thompson se construit ainsi un formidable carnet d’adresses. Reconnue du public et des milieux politiques grâce à ses livres, ses articles ou ses conférences, et par son style vif, spirituel, enflammé et émouvant, elle est rendue célèbre par le gouvernement allemand : en 1934, elle devient la première journaliste américaine expulsée d’Allemagne pour ses positions antinazies. L’Union soviétique lui interdit également d’entrer sur son territoire. En 1936 commence sa chronique On the Record, publiée par de très nombreux journaux américains et lue par plusieurs millions de personnes chaque jour. Sur la radio NBC, sa manière de s’exprimer électrise ses auditeurs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’investit dans l’antifascisme avec une telle pugnacité qu’un des annonceurs de la station, General Electric, diffuse un communiqué signalant que les opinions exprimées lui sont propres. Son influence est grande et lui vaut nombre de polémiques, mais elle se fait largement entendre, en particulier des politiciens. Son style fortement émotionnel est moins apprécié durant la guerre froide et son engagement pour la cause palestinienne après son soutien à l’État d’Israël est mal compris. Elle continue à écrire, mais s’intéresse plutôt à des sujets domestiques, traditionnellement considérés comme féminins. Pourtant, sa popularité demeure immense, nourrie par sa grande connaissance de l’Amérique, sa capacité à la comprendre et à en décrire les petits et les grands événements.

Cécile MÉADEL

THOMPSON, Emma [LONDRES 1959]

Actrice et scénariste britannique.

Fille de l’actrice Phyllida Law, Emma Thompson débute sur scène enfant. En 1985, elle joue la comédie musicale Me and My Girl. Elle épouse l’acteur et réalisateur Kenneth Branagh, avec qui elle tourne quatre films, dont Henry V (1989), d’après William Shakespeare, et la comédie Peter’s Friends (1992). Avec James Ivory, elle tourne Retour à Howards End (1992), d’après le roman d’Edward Morgan Forster, et Les Vestiges du jour (1993). Le premier lui vaut l’Oscar. Elle passe avec élégance de la comédie au drame, avec Au nom du père (1993), de Jim Sheridan. En 1995, elle signe l’adaptation du roman de Jane Austen* Raison et sentiments, de Ang Lee, et remporte son deuxième Oscar. Après être apparue dans un épisode de Harry Potter, elle s’amuse à s’enlaidir pour être la comique gouvernante de Nanny McPhee (2005). Elle est la partenaire de Dustin Hoffmann dans la comédie sentimentale Last Chance For Love (2008).

Bruno VILLIEN

SHUTTLEWORTH I., Ken & Em : A Biography of Kenneth Branagh and Emma Thompson, Londres, Headline, 1994.

THOMSON, Margaret [AUSTRALIE 1910 - ID. 2005]

Réalisatrice néo-zélandaise.

Margaret Thomson est la première réalisatrice néo-zélandaise. Après une maîtrise de zoologie en 1934, elle se forme à la Gaumont Instructional Films à Londres. Documentariste pour la compagnie Realist Films, elle se lie d’amitié avec la cinéaste Marion Grierson et son frère John. En 1947, elle obtient un poste à la National Film Unit (NFU) de Wellington, où les femmes sont traditionnellement cantonnées dans des rôles mineurs (projectionnistes, documentalistes et secrétaires). Après avoir visité la Nouvelle-Zélande, J. Grierson lui affirme qu’aucun des films de la NFU qu’il avait vus ne lui avait réellement montré le visage des Néo-Zélandais. En réponse à ce défi, M. Thomson réalise cinq documentaires magnifiquement ciselés, dont Railway Worker (1948) où des scènes émouvantes montrent les femmes des travailleurs du rail nourrissant leurs époux. Dans First Two Years at School (1949), elle tourne des images inoubliables de visages de jeunes filles maori fascinées par l’étude de la nature. La présence de la réalisatrice à la Film Unit a contribué à mettre en cause la suprématie masculine.

Deborah SHEPARD

« Grierson and New Zealand », in Journal of the Society of Film and Television Arts, Londres, vol. 2, no 4-5, 1972.

THORBJARNARDOTTIR, Gudridur [HELLNAR, ISLANDE Xe siècle - ID. XIe siècle]

Voyageuse et pionnière islandaise.

Née près du mythique glacier Snaefellsjökull, Gudridur Thorbjarnardottir est la petite-fille de Vifil, esclave affranchi de la reine Aud Ketilsdatter, elle-même héroïne de diverses sagas. Son père emmène toute sa famille au Groenland, où Erik le Rouge vient de fonder la première colonie viking. Mariée au fils de ce dernier, la jeune femme suit son mari au Vinland (colonie viking alors localisée au nord de la côte américaine). En compagnie de son deuxième mari, elle explore les nouveaux territoires durant trois années, sans doute jusqu’à Manhattan, et donne naissance au premier Européen né en Amérique dont l’histoire a retenu le nom : Snorri Sturluson. À son retour en Islande, de nouveau veuve, elle entreprend un voyage cette fois vers le sud, jusqu’à Rome, où elle remet au pape une recension de ses aventures. Elle finit sa vie convertie au christianisme, sans doute dans un monastère, à une date indéterminée. Sa vie est connue par les sagas dont Erik le Rouge et son fils Leif l’Heureux sont les héros.

Christel MOUCHARD

BENEDIKTDÓTTIR B., The Saga of Gudridur, mise en scène par l’auteure, Reykjavik, 1998.

THORLEIFSDÓTTIR, Thórhildur SAFJÖRDUR 1945]

Metteuse en scène islandaise.

Figure emblématique de la réussite d’une femme en tant que metteur en scène, Thórhildur Thorleifsdóttir est engagée pour la cause féminine et députée du Parti des femmes (1987-1991). C’est avec ses spectacles qu’elle a gravé son nom dans le paysage culturel islandais. Elle débute par une carrière de danseuse avant de fonder en 1975 le Théâtre populaire avec un groupe de comédiens. Elle s’y s’impose en tant que metteur en scène et, avec peu de moyens, elle parvient à le hisser au rang des plus grands. Son travail au sein du Théâtre populaire, dans l’esprit d’Ariane Mnouchkine*, est sans doute le plus créatif de sa carrière. Lorsqu’elle le quitte à la fin des années 1980, elle travaille dans la plupart des théâtres islandais. Elle développe son goût pour les grands spectacles, où la chorégraphie tient une place importante. Elle monte des fresques historiques, des opéras, des comédies musicales, mais aussi des pièces de Tchekhov et de Shakespeare. Son caractère fougueux et sa forte personnalité ont probablement fait beaucoup hésiter les autorités lorsqu’il s’est agi de lui confier la direction de l’un des deux théâtres nationaux islandais. En 1996, elle devient cependant directrice du Théâtre de la Ville de Reykjavik. Elle le restera jusqu’en 2000. Durant ces quatre années, elle fait appel à une majorité de femmes pour les mises en scène, dont notamment Kristín Jóhannesdóttir*.

Raka ASGEIRSDOTTIR

THORNDIKE, Annelie (née KUNIGK) [KLÜTZOW, AUJ. KLUCZEWO, POLOGNE 1925 - WOLGAST 2012]

Réalisatrice allemande.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Annelie Thorndike devient enseignante en Allemagne de l’Est et adhère en 1946 au SED, le parti socialiste au pouvoir. Elle rencontre en 1950 le réalisateur Andrew Thorndike, avec qui elle collabore dès 1952 et qu’elle épouse en 1953. Dans ses documentaires, elle a l’idée d’utiliser le son original plutôt que le seul commentaire ajouté, idée reprise dans d’autres films de la Defa (production d’État). Son film le plus célèbre est Du und mancher Kamerad (« toi et d’autres camarades », 1956), montage d’archives de films et d’actualités de plusieurs pays européens. Mentionnons encore Das russiche Wunder (« le miracle russe », 1964). Les Thorndike et leurs assistants ont supervisé plus de six millions de mètres de pellicule afin de résumer la première moitié du XXe siècle en dégageant les forces qui font l’histoire : héros du prolétariat, mais aussi industriels allemands dans leurs alliances avec l’armée et le pouvoir. De cette œuvre ambitieuse et interdisciplinaire naîtra la Fondation des archives du film documentaire. En 1963, A. Thorndike est élue député à la chambre du peuple. Membre de la présidence de l’Association des créateurs du cinéma et de la télévision de RDA, elle travaille pour le Festival international du film documentaire et du court-métrage de Leipzig, dont elle est en 1961 la première femme présidente du jury. Elle réalise son dernier film en 1987, Alle Ideen beginnen als Traum (« toutes les idées commencent en rêve »).

Sarah DELLMANN

THORNTON, Big Mama (Willie MAE, dite) [MONTGOMERY 1926 - LOS ANGELES 1984]

Chanteuse de blues américaine.

C’est lors de l’American Folk Blues Festival, en 1965, que le public européen découvre « Big Mama » Thornton, véritable réincarnation de Bessie Smith*, qui a mené la plus grande partie de sa carrière au Texas, à Houston. Cette géante noire, vêtue d’une chemise à carreaux et d’une salopette, est armée d’une voix phénoménale. La tournée des grands anciens du blues est l’occasion pour elle de relancer une carrière alors déclinante. Son parcours n’a jamais été simple : elle paie cher sa couleur de peau et son homosexualité. C’est d’ailleurs en pensant à elle que les deux grands compositeurs Leiber et Stoller imaginent leur chef-d’œuvre, Hound Dog (« chien de chasse »), créé par Big Mama en 1953. Même si elle atteint la première place des hit-parades rhythm and blues, la chanteuse ne profite pas beaucoup des royalties, et, trois ans plus tard, la version d’Elvis Presley obtient un plus grand succès, faisant oublier l’original. La blueswoman composera le magnifique Ball’n’Chain, dont le grand public connaît mieux la reprise de Janis Joplin*. Souvent pillée, cette précurseur du rock and roll demeure l’une des voix féminines les plus fortes, comme l’on peut l’entendre dans son disque enregistré à la prison de Monroe (Washington), Jail.

Stéphane KOECHLIN

Hound Dog. The Peacock Recordings, 1952-1957, Ace, 1992 ; Big Mama Thornton in Europe, Arhoolie, 1966 ; Ball’n’Chain, Arhoolie, 1968 ; Sassy Mama ! , Vanguard, 1975 ; Jail, Vanguard, 1975.

THORPE, Grace (ou NO TEN O QUAH) [YALE, OKLAHOMA 1921 - CLAREMONT 2008]

Juge tribale américaine.

Amérindienne appartenant à la nation Sauk et Fox et fille du champion olympique Jim Thorpe, Grace Thorpe (No Ten O Quah, « femme du pouvoir du vent qui souffle avant la tempête ») sert dans le Women’s Army Corps (WAC, « corps d’armée féminin ») en Asie pendant la Seconde Guerre mondiale. À son retour aux États-Unis, elle fait des études de droit et devient juge tribale dans son État natal, l’Oklahoma. Connue surtout pour son activisme antinucléaire et proenvironnemental, elle fonde la National Environmental Coalition of Native Americans (NECONA) et sert de liaison avec le gouvernement fédéral pour les affaires indiennes.

Béatrice TURPIN

THORVALL, Kerstin [ESKILSTUNA, PROVINCE DE SÖDERMANLAND 1925 - STOCKHOLM 2010]

Écrivaine suédoise.

Auteure de 67 livres, alternant la prose avec la poésie, les livres pour adultes avec ceux pour enfants, mais aussi journaliste, chroniqueuse et dessinatrice, illustrant souvent ses livres elle-même, Kerstin Thorvall participe aux débats littéraires de son époque. Souvent associée à ses thèmes de prédilection – les femmes, la maternité et la sexualité –, elle joue un rôle important dans le féminisme suédois, notamment en encourageant par ses écrits une forte solidarité entre les femmes. Très tôt, elle dénonce l’idéalisation de la famille traditionnelle dans la littérature pour enfants, contribuant ainsi à l’orientation nouvelle de ce genre dans les années 1960-1970. Dans les romans pour jeunes filles qu’elle écrit à la même époque, elle montre combien il est difficile de se débarrasser des rôles anciens et de créer des modèles nouveaux, pour les femmes aussi bien que pour les hommes. Le débat de l’époque sur la répartition des rôles entre les sexes influence Flicka i april (« jeune fille en avril », 1961) et Flickan i verkligheten (« la jeune fille dans la réalité », 1964), deux romans qui présentent les rêves d’amour d’une jeune fille et sa confrontation avec la dure réalité. Dans les années 1970, elle ouvre la voie à la littérature de confession. Det mest förbjudna (« le plus interdit », 1976) lui vaut de violentes attaques : la critique lui reproche de décrire ouvertement la sexualité féminine et d’empiéter sur la sphère privée en donnant un portrait très négatif de sa propre mère ; cet ouvrage est pourtant un succès de librairie. K. Thorvall est reconnue assez tard, avec När man skjuter arbetare (« lorsqu’on tire sur des ouvriers », 1993), un roman autobiographique qui dépeint le mariage malheureux de ses parents. Le moteur de l’œuvre de cette écrivaine provocatrice est l’angoisse et le sentiment de culpabilité : elle écrit pour se débarrasser des souvenirs et des expériences difficiles, qui prennent leur source dans une enfance traumatisante, entre un père maniaco-dépressif et une mère moralisatrice, toujours inquiète et perfectionniste en matière de propreté. Cette dernière lui transmet son attitude hostile envers la sexualité, déchaînant une rébellion qui naît à l’adolescence et dure presque toute sa vie, comme en témoigne la trilogie de Signe : Les Années d’ombre (1993), Le Sacrifice d’Hilma (1995) et La Rage d’être libre (1998). K. Thorvall décrit la condition de fille, d’épouse et de mère. Si les questions concernant les rapports entre les sexes sont le fil conducteur de son œuvre, plusieurs de ses livres ont aussi pour sujet la société de classes. L’un de ses derniers livres, Upptäckten (« la découverte », 2003) porte sur la vieillesse. Elle y raconte sans retenue et avec humour sa lutte inutile contre les difficultés liées à l’avancement en âge. Jeune d’esprit, elle aimait voyager et danser.

Lena KARELAND

Les Années d’ombre (När man skjuter arbetare… , 1993), Paris, Le Rocher, 2007 ; Le Sacrifice d’Hilma (I skugggan av oron, 1995), Paris, Le Serpent à plumes, 2007 ; La Rage d’être libre (Från Signe till Alberte, 1998), Paris, Le Serpent à plumes, 2008.

THREE WAVES OF FEMINISM [États-Unis XIXe-XXIe siècle]

Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’apparaît le terme « féminisme » aux États-Unis, les expressions précédentes faisant référence à « la femme ». Les historiens définissent trois périodes du féminisme, qu’ils appellent « vagues féministes » : du milieu du XIXe siècle jusqu’à l’obtention du droit de vote par les Américaines (1920), des années 1960 aux années 1980 et depuis les années 1990.

L’obtention du droit de vote (1920)

L’événement qui scella la naissance du mouvement féministe est la convention de Seneca Falls, qui a lieu les 19 et 20 juillet 1848 et rassemble 300 hommes et femmes. Y sont adoptées la Déclaration de sentiments, calquée sur la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776), ainsi que douze résolutions. En 1869, le mouvement féministe se scinde en deux organisations : d’une part, la National Woman Suffrage Association, créée en mai 1869 par Elizabeth Cady Stanton *et Susan B. Anthony* ; d’autre part, l’American Woman Suffrage Association de Lucy Stone (1818-1893). Bien que toutes deux militent pour l’obtention du droit de vote des femmes, la première embrasse la cause tout entière des droits des femmes, considérant le droit de vote comme un moyen d’obtenir les autres droits, tandis que la seconde fait du droit de vote sa priorité, délaissant les autres questions. L’hebdomadaire The Revolution, fondé en janvier 1868 par E. Cady Stanton et S. B. Anthony, devient l’un des journaux indépendants de femmes les plus célèbres. L. Stone, elle, crée The Woman’s Journal en 1870. Pendant près de vingt ans, les deux organisations coexistent, utilisant parfois les mêmes tactiques pour militer en faveur du droit de vote des femmes : campagnes de pétitions, activités de pression, conférences à travers le pays. En 1880, elles fusionnent pour devenir la National American Woman Suffrage Association (NAWSA), qui vise en priorité l’obtention du droit de vote. Bien que certains États de l’Ouest aient accordé le droit de vote aux femmes au début du XXe siècle, les succès remportés restent limités jusqu’à l’intervention d’Alice Paul*. Cette jeune suffragette militante, qui devient active dans le mouvement pour les droits des femmes, fonde en avril 1913 un petit groupe radical connu sous le nom de Congressional Union puis de Woman’s Party et dont le but est d’obtenir un amendement fédéral garantissant le droit de vote aux femmes. L’amendement, présenté au Congrès chaque année depuis 1878, est finalement ratifié le 26 août 1920 et devient le XIXe amendement de la Constitution américaine.

Féminisme modéré et féminisme radical

Avec l’obtention du droit de vote, nombre de femmes considèrent avoir acquis l’égalité et le féminisme devient alors moins actif pendant près de quarante ans. Au XXe siècle, on parle de « féminismes » et on distingue les féministes modérées, appartenant au mouvement des droits des femmes, et les féministes radicales, représentant le Women’s Lib.

En 1966, en réaction au problème d’application des lois interdisant la discrimination sexuelle, votées sous Kennedy, un groupe de femmes, dont Betty Friedan*, et d’hommes fondent une nouvelle organisation féministe, la National Organization for Women (NOW). La création de NOW, dont la structure hiérarchisée permet de toucher un grand nombre de féministes, répond à la fois au besoin de disposer d’un groupe de pression militant pour les droits des femmes et au besoin philosophique d’avoir un forum d’échange des idées féministes. Le féminisme de NOW est qualifié de réformiste ou de libéral, c’est-à-dire de modéré, car il lutte contre la discrimination sexuelle par les réformes et considère l’intégralité des droits. Il pose les jalons de la deuxième vague du féminisme, également marquée par la création du magazine Ms. en 1972, par Gloria Steinem (1934) et Patricia Carbine. À cause de divergences, plusieurs groupes se créent, certains plus conservateurs, d’autres plus radicaux.

La vision du féminisme de NOW s’opposait à celle des féministes dites « radicales », généralement plus jeunes et provenant d’un contexte politique radical : la plupart ont participé aux mouvements étudiants ou aux mouvements des droits civiques, de la Nouvelle Gauche ou de la paix, dans les années 1960. Ne se satisfaisant pas de réformes pour changer la société, celles-ci souhaitent un renversement de la hiérarchie. Mettant l’accent sur l’oppression, elles condamnent le mariage et la maternité (Freeman, 1975). Les féministes radicales sont contre une organisation hiérarchisée et refusent d’avoir un porte-parole. Parmi les groupes féministes radicaux des années 1960-1970, on distingue trois principaux : Redstockings, The Feminists et New York Radical Feminists. Le premier, créée par Ellen Willis (1941-2006) et Shulamith Firestone (1945) en 1969, parle d’« éveil de conscience », en définit l’objectif et en prône l’utilisation. Il rend les hommes responsables de l’oppression. Le deuxième, créé le 22 janvier 1969 en tant que « groupe de théorie et d’action », s’intéresse à une analyse théorique rigoureuse du rôle social des femmes. Enfin, le troisième est créé le 5 décembre 1969 par Ann Koedt (du groupe The Feminists), et S. Firestone (des Redstockings), qui souhaitent combiner l’éveil de conscience, la théorie et la pratique. Leur manifeste, Politics of the Ego, prône l’élimination du système des classes dans la société.

Le post-féminisme et le féminisme de la troisième vague

Reprenant le terme de Susan Bolotin dans le New York Times Magazine (17 oct. 1982) évoquant l’échec du féminisme, on parle dans les années 1980 de « post-féminisme » pour décrire les théories critiques envers le féminisme de la deuxième vague. Ayant comme point de départ le mouvement riot grrrl, du nom d’un groupe féministe punk apparu en 1990, le féminisme de la troisième vague montre surtout que les femmes peuvent changer en fonction des générations et des individus. Né en réaction aux rumeurs d’échec et de mort du féminisme, il s’intéresse à de nouvelles questions, comme le harcèlement sexuel, le viol ou la violence contre les femmes. Il souhaite remettre en question ou éviter les définitions « essentialistes » de la féminité de la deuxième vague, laquelle supposent une identité féminine universelle et mettent l’accent sur les femmes blanches des classes moyennes. Il souligne l’ambiguïté sexuelle, en incorporant dans sa théorie des éléments de la théorie queer, de la politique transgenre, du féminisme libertaire et de la nouvelle théorie féministe. Il célèbre en outre la sexualité comme un aspect positif de la vie. En 1990, on compte trois groupes féministes actifs à New York : la Women’s Action Coalition (WHAC), la Women’s Health Action and Mobilization(WHAM, dissout en 1998) et la Third Wave Foundation. Les organisations de la troisième vague se concentrent sur diverses activités. Ainsi, Dress for Success récolte des vêtements pour permettre aux femmes sans ressources de se présenter à des entretiens d’embauche. Citons également la Red, la Third Wave Foundation, la Women’s Action Alliance, les Voters for Choice, Take Back the Night (contre la violence sexuelle) et Code Pink (pour la paix). Outre le féminisme de la troisième vague, on assiste, dans les années 1990, à un développement du « féminisme global ». NOW, qui est toujours l’organisation féministe la plus importante aux États-Unis et dans le monde, possède d’ailleurs une section « global feminism » sur son site Internet créé en 1997. De plus, à partir des années 1990, le magazine Ms. publie de nombreux articles sur les droits des femmes dans le monde.

Sandra DUFOUR

THRYLOS, Alkis (Eleni NEGREPONTI-KORYLLOU-OURANI, dite) [ATHÈNES 1896 - ID. 1972]

Critique et écrivaine grecque.

Alkis Thrylos est la fille de l’homme politique Miltiadis Negrepontis et de Maria Negreponti, activiste féministe. En 1923, elle épouse le médecin Polyvios Koryllos et, en 1930, se remarie avec le poète Kostas Ouranis. Durant les années 1920, elle milite pour le féminisme au sein de l’« Association des femmes grecques pour les droits de la femme » et dans le journal O Agonas tis Yinekas (« le combat de la femme »). Elle fait ses premières armes dans les lettres en 1914 avec la pièce en un acte O Horos tou Voria (« le bal du vent du nord »), qui reçoit un prix. La pièce en un acte I omorfia pou skotoni (« la beauté qui tue ») et la pièce en trois actes Flisvos (« bruit de vagues ») sont montées en 1915 et reçoivent un accueil mitigé. Les deux pièces en un acte sont publiées en volume la même année. À partir de 1915, A. Thrylos commence à publier dans des revues de la poésie, des textes en prose et des pièces de théâtre. Sa nouvelle I alli ora (« l’autre heure ») est incluse dans l’anthologie d’A. D. Papadimas, I nei diiyimatografi (« les jeunes nouvellistes », 1923). Le recueil I Dekati Triti ora (« la treizième heure », 1927) rassemble des poèmes et des textes en prose qu’elle avait publiés dans diverses revues. En 1923, elle se tourne exclusivement vers la critique et publie des études en revues et dans la série Kritikes Meletes (« études critiques ») : I : Solomos (1924), II : Kostis Palamas (1924), III : Gryparis, Malakasis, Hatzopoulos, Kavafis, Porfyras (1925) ; Stochasmi yia to dimotiko tragoudi ke alli stochasmi (« réflexions sur la chanson populaire et autres réflexions ») ; Morfès tis pezografias, t. 3 (« figures de la prose », 1962-1970). Critique pertinente, possédant une vaste culture, des critères stricts et un style aux formules heureuses, elle est ouverte aux courants modernes. Il est caractéristique qu’elle ait très tôt rejeté les tendances « folkloristes » de la prose. Elle est réservée à l’égard de Kostis Palamas, reconnaissant qu’il fut un guide à l’avant-garde de son temps, mais considère que son œuvre poétique est inégale. Elle approuve Constantin Kavafis sans réserve, notant qu’il ne peut pas servir de modèle pour la culture grecque moderne. Après la Seconde Guerre mondiale, elle est qualifiée de conservatrice pour n’avoir pas adapté ses critères afin d’assurer la réception de la production des écrivains d’après-guerre. Elle est un des membres fondateurs du Groupe des Douze, société de critiques qui récompensent les jeunes écrivains (1951-1967). En 1969, elle reçoit le prix d’État pour la littérature de voyage. De 1927 à 1971, elle est critique de théâtre pour la revue Nea Estia. Ses critiques sont rassemblées dans les 12 volumes de la série To Elliniko theatro (« le théâtre grec »). Elle a été membre fondateur de l’Union des critiques de musique et de théâtre, membre du Comité artistique du Théâtre national, et, à partir de 1969, membre « résident » de l’Académie d’Athènes. Elle a collaboré à de nombreuses revues, participant activement au mouvement des idées. Elle a légué sa grande fortune à l’Académie d’Athènes pour financer des bourses, des prix et la publication d’études et de textes grecs modernes.

Maria NIKOLOPOULO

THUIN, Aude DE [PLOUDANIEL 1950]

Entrepreneuse française.

Aude Zieseniss de Thuin est la créatrice de plusieurs manifestations, et notamment du Women’s Forum for the Economy and Society. Sa dernière création en date : le forum Osons la France, dont la première édition s’est tenue à Paris en mars 2012. Aînée d’une famille de six filles, psychologue de formation et fille d’entrepreneur, elle commence par créer en 1972 un journal financé par la publicité, Promo-Bourgogne. Présidente de la société ADT Consultants (1981-1993), elle monte en 1981 la Semaine internationale du marketing direct qui devient la plus importante manifestation du secteur en Europe. Elle fonde ensuite la Compagnie Scheffer (1993) et organise le Salon de l’art du jardin, rassemblant au parc de Saint-Cloud pépiniéristes, paysagistes et créateurs de meubles de jardin, puis le Salon des créations et savoir-faire (1996) et le Salon de l’art de la maison (1998), gestes de reconnaissance de la créativité des femmes. Ayant cédé la Compagnie Scheffer en 2003, elle décide, en réaction à la faible proportion de femmes invitées au Forum économique mondial de Davos, de fonder la société Wefcos (2004) afin d’organiser le Women’s Forum, lieu de débat et de réflexion qui promeut l’influence des femmes dans les grands enjeux actuels. En 2009, elle est contrainte de vendre la société au groupe Publicis, par ailleurs organisateur de Davos, mais en conserve la présidence. Elle est également présidente d’honneur de l’association Force femmes.

A. de Thuin n’a cessé de faire la promotion des femmes dans les entreprises, notamment des mères de famille dont les talents sont source de performances. Elle s’est dernièrement engagée dans la Cité de la joie, refuge fondé par Eve Ensler à Bukavu pour reconstruire les survivantes de la violence sexuelle en République démocratique du Congo. Elle y soutient aussi le projet de développement du microcrédit lancé par l’association V-Day.

Alban WYDOUW

THULIN, Ingrid [SOLLEFTEÅ 1929 - STOCKHOLM 2004]

Actrice, scénariste et réalisatrice suédoise.

Après ses études à l’École dramatique royale de Stockholm, et à Paris chez le mime Étienne Decroux, Ingrid Thulin débute au cinéma en 1948. Sa beauté altière et son intensité retiennent l’attention d’Ingmar Bergman. Il l’engage dans la troupe théâtrale qu’il dirige à Malmö, et lui offre des rôles marquants dans ses films : Les Fraises sauvages (Smultronstället, 1957) ; Au seuil de la vie (Nära livet, 1958) ; Le Visage (Ansiktet, 1958) ; Les Communiants (Nattvardsgästerna, 1963) ; Le Silence (Tystnaden, 1963) ; L’Heure du loup (Vargtimmen, 1968) ; Le Rite (Riten, 1969) ; Cris et chuchotements (Viskningar och rop, 1972) ; et enfin Après la répétition (Efter repetitionen, 1984). L’actrice commence en 1956 une carrière américaine, qui se poursuit avec Les Quatre Cavaliers de l’apocalypse (The Four Horsemen of the Apocalypse, Vincente Minnelli, 1962) et Le démon est mauvais joueur (Return from the Ashes, J. Lee Thompson, 1965), où elle incarne une déportée. Elle trouve de beaux rôles en Italie : Agostino (Mauro Bolognini, 1962, d’après Alberto Moravia) ; Les Damnés (La caduta degli dei, Luchino Visconti, 1969), en mère incestueuse de Helmut Berger ; Je suis vivant ! (La corta notte delle bambole di vetro, suspense d’Aldo Lado, 1971, avec Jean Sorel) ; La Maison du sourire (La casa del sorriso, Marco Ferreri, 1991, avec Iris Marga) où, en maison de retraite, on ose encore aimer. En France, Alain Resnais fait d’elle l’héroïne de La guerre est finie (sur un scénario de Jorge Semprun, 1965) ; en 1968, avec J. Sorel encore, elle tourne Adélaïde (Jean-Daniel Simon, d’après Gobineau). Comme réalisatrice, I. Thulin est l’auteure d’un court-métrage, Hängivelse (« dévotion », 1965) et de deux longs-métrages : One on One (En och en, 1978) et Broken Sky (Brusten Himmel, 1982), qui raconte la vie d’un adolescent.

Bruno VILLIEN

THURLER, Anne-Lise [FRIBOURG 1960 - VILLENEUVE 2008]

Écrivaine suisse d’expression française.

THURNAUER, Agnès [PARIS 1962]

Peintre et plasticienne française.

Diplômée de l’École nationale des arts décoratifs en 1980, Agnès Thurnauer a bénéficié d’une formation en cinéma et vidéo qui contribue, sans aucun doute, à sa vision très élargie de la pratique essentiellement picturale, laquelle, selon l’artiste, doit et peut se nourrir des autres médias. Depuis le milieu des années 1990 – elle commence une production d’atelier régulière avec des peintures sur toile libre sans apprêt, à l’inscription minimale – jusqu’à aujourd’hui, où elle alterne abstraction, figuration, collages, inscriptions, elle ne cesse d’interroger la peinture en tissant une vaste toile sémantique, convoquant régulièrement l’installation, la vidéo, la photographie, dans l’élaboration d’un métalangage pictural. Elle repousse les limites et les possibilités du tableau, questionne la place qu’il peut prendre dans le monde contemporain. Dès 1998, A. Thurnauer intègre définitivement le langage dans sa peinture. « Représenter une question, c’est se permettre de la regarder comme paysage », explique-t-elle. Désormais, dans ses œuvres, les mots et les formes sont entremêlés, en résonance, équivalents. Elle se réclame volontiers de Robert Filliou, dont l’œuvre est un labyrinthe de signes et de traces qui marquent le flux incessant d’un processus de production vitale. Ainsi, son atelier est un chantier où tout se tient, se répond, se recycle. Parmi les mots récurrents dans différents tableaux apparaissent, dans les années 2000, les noms d’artistes célèbres, dont elle a féminisé les prénoms (Miss van der Hohe, Francine Picabia) –, une liste alternative potentiellement infinie qui réapparaîtra ensuite en volume, sur des sculptures murales en forme de badges. Les mots font sens et forme ; les tableaux parlent ; l’artiste s’exprime par tous les signes. En 1999, son travail est récompensé par le prix Altadis. En 2003, le palais de Tokyo lui consacre une exposition personnelle, suivi par le Stedelijk Museum voor Actuele Kunst de Gand et le Centre de création contemporaine de Tours en 2007.

Ann HINDRY

THUT, Doris (née GRÖSCHEL) [VIENNE 1945]

Architecte allemande.

Dès l’âge de 14 ans, Doris Thut apprit l’architecture à l’Institut supérieur technique d’enseignement et d’expérimentation (HTL) puis entra à l’Académie des beaux-arts où elle choisit comme professeur Ernst A. Plischke, au langage formel plus diversifié que celui des défenseurs du Mouvement moderne. Elle passa son diplôme en 1968 à l’Académie des beaux-arts de Munich, sous la direction de Sep Ruf, dont l’architecture moderne était très aérienne. Après avoir épousé Ralph Thut, issu d’une famille suisse aisée, elle travailla dans l’agence de son beau-père. En 1969, le couple revint à Munich pour mettre au point, pour Otto Steidle, un système de construction capable d’offrir aux futurs usagers la plus grande flexibilité possible. En 1972, ils ouvrirent leur propre agence. Parmi les projets importants de leur début, figurent l’ensemble d’habitation de la Genter Strasse, à Munich (1969-1971) ; le Projekt X, un modèle d’habitat expérimental à Perlach, dans la banlieue de Munich (1975-1978) où ils vivent aujourd’hui et distingué par le Deutscher Architekturpreis (1979) ; une halle de squash (1979-1980), primée par l’Union des architectes allemands (BDA) en 1981 ; et l’ensemble d’habitation de la Max-Planck-Strasse, à Erding, au nord de Munich. En 1982, ils participèrent à l’exposition Six architectes de la Biennale de Paris. En 1985, ils se partagèrent un poste de professeur invité à l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT). D. Thut donna des conférences et anima un atelier de conception architecturale. Elle fut ensuite appelée à l’École supérieure professionnelle (FH) de Munich et le couple construisit deux ensembles d’habitation à Salzbourg, au Langwied Seitenbachweg (1987-1991) et dans la Dr.-Adolf-Altmann-Strasse (1997-2000), ainsi qu’un bâtiment administratif pour l’Université libre (FU) de Berlin (1991-1996). Leur architecture ne se classe dans aucun genre stylistique consacré. La priorité est donnée aux désirs et aux besoins d’aménagement, d’écologie et aux choix énergétiques variés des habitants. Les aspects sociaux de la communauté et les besoins des usagers étant privilégiés plutôt que la belle apparence, le résultat est à l’opposé de la complaisance. Leur nouvel atelier (1999) affirme une posture spatiale, technique et sociale. Après avoir fondé l’institut d’architecture Polykontexturale, ils font paraître en 2007 le premier numéro de son organe de diffusion, Sec (space-environment-communication), dans lequel fut publié un projet pour la ville japonaise de Kawasaki, un modèle spatial processif « intelligent » imaginé en 1986. Ils qualifient leur travail de coopération intensive à responsabilité également partagée. En 2007, ils ont achevé la transformation d’une scierie à Riein, en Suisse, qui accueille depuis lors des séminaires et ateliers d’architecture sur l’organisation et les contextes spatiaux, et publié, avec Joseph Ditterich Kawasaki. Konzept-Design für eine Intelligent Plaza (« Kawasaki, concept d’un design pour une plazza intelligente »).

Christiane BORGELT

THYS, Pauline [PARIS 1836 - ID. 1909]

Compositrice française.

TIAN LEILEI [PROVINCE DU JIANGSU 1971]

Compositrice chinoise.

De 1988 à 1995, Tian Leilei étudie la composition au Conservatoire de Pékin. En 1997, elle s’inscrit à l’université de Göteborg en Suède, puis arrive en France en 2001. Elle travaille avec Brian Ferneyhough à Royaumont, puis à l’Ircam. Comme Xu* Yi, elle est compositrice en résidence au Grame de Lyon en 2004. Elle vit désormais en France. Ses œuvres ont remporté plusieurs prix et concours : Zhan Zidu (« la punition de Zidu ») a reçu le prix Gaudeamus en 1999, Wu pour flûte, clarinette, violon, alto, violoncelle, piano et percussions a remporté le prix Citta di Udine en 2001-2002, Paradisiers, premier prix du Grame en 2002, Sâdhana pour orchestre a obtenu en 2004 le prix de l’ISCM (Ligue des compositeurs de musique contemporaine asiatiques), enfin, Illusion réelle (2003) pour saxo ténor et dispositif a été présenté avec succès au Concours international de musique électroacoustique de Bourges.

De 2006 à 2008, elle est compositrice en résidence au Contemporary Music Center en Suède. Elle y crée quatre pièces, dont Jubilee, Jubilate pour trombone, percussion et orchestre à cordes (2007) et La Caverne des idées pour quatuor de saxophones (2010). En collaboration avec la vidéaste Cécile Le Talec, elle crée Paradoxe céleste, pour flûte, soprano, appeaux, percussion et vidéo (2008) et Mukti, Mukta, œuvre électronique pour soprano, violoncelle, percussion, bande son et vidéo (2010).

CHEN HUI-MEI

TIAN QINXIN [1969]

Metteuse en scène chinoise.

Diplômée de mise en scène à l’Institut central de théâtre moderne de Pékin en 1995, Tian Qinxin développe une esthétique à mi-chemin entre théâtre traditionnel et danse moderne. En 1988, elle intègre la Troupe municipale d’opéra de Pékin puis le Théâtre central expérimental. Actuellement la plus jeune et la seule femme metteur en scène du Théâtre national de Chine, elle travaille essentiellement sur des œuvres littéraires chinoises majeures. Elle monte Duan wan (« la princesse au bras coupé », 1997), avec la célèbre danseuse transsexuelle Jin Xing ; Yizhan taohua (« le relais aux fleurs de pêcher », 1998), de Feng Xu, dans une mise en scène épurée proche de la chorégraphie ; Terre de vie et de mort (1999), d’après le roman de Xiao Hong. En 2002, elle crée Kuangbiao (« ouragan »), sur la vie du dramaturge Tian Han, et le spectacle multimédia Mi ge (ou The Riddler) en collaboration avec la chanteuse Dadawa. Puis, Zhaoshi gu’er (« l’orphelin de la famille Zhao », 2003), d’après le livret de Ji Junxiang (XIIIe siècle) ; le roman de Chi Li, Le Show de la vie (2004), et en 2007, une pièce adaptée du roman d’Eileen Chang* Rose rouge et rose blanche. En 2008, avec Ming, mingchao na xie shi’er (« Ming, ces intrigues à la cour Ming »), elle s’inspire d’un best-seller de Dangnian Mingyue pour évoquer l’universalité des luttes de pouvoir en mettant en parallèle Le Roi Lear, de Shakespeare, et la cour Ming. Tian Qinxin accorde une grande place à une scénographie expérimentale et chatoyante ; elle s’entoure d’artistes tels que le peintre Xia Xiaowan pour le décor. En 2011, elle adapte la saga de Lao She Quatre générations sous un même toit et le film One night in supermarket, grande comédie musicale hollywoodienne qui désarçonne son public. Pour le théâtre traditionnel, elle monte aussi, en 2000, le premier et le deuxième livret de l’opéra de Pékin Zaixiang Liu Luoguo (« Liu Luoguo, Premier ministre ») et en 2006, 1699 – Taohua shan  1699 – l’éventail aux fleurs de pêcher »).

Pascale WEI-GUINOT

TIBET – ARTS DU SPECTACLE [XXe siècle]

En contexte traditionnel (antérieur à l’annexion chinoise de 1950, ou perdurant dans l’Himalaya hors Chine), c’est-à-dire dans une civilisation bouddhique qui valorise presque exclusivement l’éveil, le théâtre, le chant, la danse ou le conte ne sont considérés en théorie que comme des distractions. Dans la pratique, ils sont omniprésents dans la vie sociale, en particulier lors des fêtes. Ils sont populaires dans toutes les couches sociales, exécutés par tous (très peu de spécialistes professionnels) et marqués par une grande diversité régionale. Les femmes, comme les hommes, chantent, dansent, ou jouent des instruments, en public ou en privé. Elles s’expriment librement, sur des thèmes tant politiques que sexuels.

Hommes et femmes ne sont pas pour autant interchangeables. Ils peuvent être complémentaires, comme dans les chants à répons (où alternent souvent hommes et femmes, qui évoquent alors les valeurs associées à chaque sexe). Les danses villageoises comportent des parties masculines et féminines, avec une gestuelle plus réservée pour les femmes. Certains chants sont toutefois associés aux femmes, car exécutés lors de tâches assumées par elles : damer les toits, puiser de l’eau ou recevoir les invités. Ce sont en effet des hôtesses de cérémonie (khrung-zhu-ma) qui sont appelées lors de mariages ou fêtes du nouvel an pour égayer l’atmosphère (servir à boire aux invités avec des chants et veiller à respecter le rang protocolaire).

Certains styles, plus complexes ou plus répandus, ont été propices à la spécialisation, voire à la professionnalisation, des exécutants. C’est parmi eux que l’on retrouve les figures féminines les plus marquantes, plusieurs d’entre elles s’étant imposées dans un univers masculin. D’abord, Yumän* (1957 ou 1959), la barde la plus connue de l’épopée de Gesar. Ensuite, les troupes de théâtre (a-lce lha-mo) comprenaient hommes et femmes, mais les troupes officielles, qui se produisaient devant le dalaï-lama, étaient composées exclusivement d’hommes, car il était inapproprié pour une femme d’exhiber son corps dansant devant des moines. La première à briser cette restriction fut Ama Lhagpa (Lhassa 1909-1997). Intégrée comme enfant dans la troupe semi-professionnelle de Lhassa, elle connut un destin remarquable durant ses quatre-vingts ans de scène, tenant les rôles principaux féminins, et même certains rôles masculins. Elle fut admise à jouer devant le régent du Tibet, le cinquième Reting Rinpoché (un moine, au pouvoir de 1934 à 1941). Des enregistrements réalisés à Lhassa en 1943-1945 par le britannique Basil Gould témoignent de sa voix claire et puissante. Surnommée par les Chinois « la Mei Lanfang tibétaine », c’est elle que le gouvernement choisit comme charnière emblématique du passage du théâtre tibétain traditionnel vers ses versions réformées modernes (sinisées tant dans la forme que le contenu). Elle fut envoyée au conservatoire de musique de Shanghai en 1964 pour retravailler sa voix, mais celle-ci se brisa irrémédiablement. Elle reçut diverses récompenses artistiques nationales et régionales ainsi que des fonctions honorifiques (présidente honoraire de l’Association des arts du spectacle du Tibet, membre de l’Association chinoise des acteurs experts).

Un autre type de chants, originaire de l’ouest du Tibet (stod-gzhas), accompagné d’un luth et de pas dansés, a été popularisé par des mendiants itinérants, dont c’était l’activité de subsistance. Le talent procurait une large renommée à certaines femmes, auxquelles on attribuait parfois des surnoms, comme la Corneille (Phurbu Dolma, 1912-1966). Certaines vivaient en outre de la prostitution, comme le Chat (Sonam Kyinzom) ou Chushur Yeshe Dolma (1915-1992). La chanteuse la plus importante fut Chung Putri (Thongmon 1920 - Lhassa 1985) qui, comme Ama Lhagpa, fut désignée par le gouvernement chinois comme une porte-parole des arts populaires. Chanteuse-mendiante itinérante, elle sillonna tout le Tibet, ce qui lui permit de se constituer un répertoire remarquable. Intégrée ensuite par le gouvernement chinois à la troupe régionale de chants et danses, elle y enseigna ce répertoire, remanié selon les directives officielles. Sa contribution la plus importante réside dans le rôle qu’elle joua dans la revitalisation des chants traditionnels au Tibet dans les années 1980. Face aux lettrés qui défendaient une vision plus raffinée des paroles, du tempo, de la technique vocale ou de la coloration émotionnelle des chants, elle incarnait la tradition populaire illettrée, et acquit une certaine reconnaissance.

Isabelle HENRION-DOURCY

TIBET – RÉCITS LÉGENDAIRES [IIe siècle av. J.-C.]

Certains récits de voyageurs ou d’historiens, à mi-chemin entre mythe et réalité, ont créé de véritables légendes sur les femmes tibétaines. Il existe ainsi dans les annales historiques chinoises des références très anciennes à un « royaume des femmes » dans le sud-est du Tibet, matriarcal et matrilinéaire, où le pouvoir politique semble avoir été détenu par les femmes, au IIe siècle avant J.-C. Le célèbre pèlerin Xuanzang précise au VIIe siècle que les femmes régnaient sur ce pays de génération en génération. Les époux portaient le titre de roi sans véritable pouvoir, les hommes étant souvent cantonnés au rôle de soldat ou d’agriculteur. L’historienne Anne Chayet avance que les Chinois, pour mieux stigmatiser leurs voisins « barbares », les auraient décrits de la manière la plus choquante possible. Aux yeux d’une société chinoise, confucéenne, fortement patriarcale, rien ne pouvait être aussi déplaisant qu’un matriarcat. Les descriptions cherchent à frapper sans souci de réalisme : certains écrivirent ainsi que dans ce pays coulait une rivière dont les femmes ressortaient enceintes ! Les chroniqueurs chinois ont en fait décrit deux « pays des Femmes » aux confins du Tibet. À l’époque des Tang, ils situent l’un d’eux au Sichuan, province occidentale de la Chine, près d’un lac. S’agirait-il du lac Lugu auprès duquel vit toujours l’ethnie matriarcale des Mosuo ? D’autres textes chinois des VII et VIIIes siècles situent ce pays non loin des monts Kunlun, résidence de Xiwangmu, la reine mère de l’Ouest selon le taoïsme.

Anne LOUSSOUARN

TIBET – RÉVOLTE NATIONALE DES FEMMES [1959]

Le 12 mars 1959, des milliers de femmes se rassemblent devant le Potala (palais d’hiver) à Lhassa pour protester pacifiquement contre l’occupation du Tibet par les troupes chinoises. Leur rassemblement est réprimé dans le sang. La journée est commémorée chaque année comme « Révolte nationale des femmes » par l’Association des femmes tibétaines en exil. Alors que les troupes chinoises occupent le Tibet depuis 1950, le ressentiment de la population croît contre l’attitude des militaires en poste et du gouvernement communiste (destruction de monastères, massacre de lamas et de moines). Bientôt, à Lhassa, le mécontentement se mue en défiance ouverte. Le 10 mars 1959, ce sont des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui descendent dans les rues de Lhassa pour réclamer l’indépendance du Tibet. Au début de février, les autorités chinoises « invitent » le dalaï-lama Tenzin Gyatso à un spectacle de danses au camp militaire de la ville. Mais de graves manquements au protocole inquiètent les Tibétains : il est demandé au dalaï-lama de s’y rendre sans l’escorte habituelle, et le déplacement doit être tenu secret. Déjà, depuis plusieurs mois, les Tibétains redoutent que leur chef spirituel soit pris en otage par les Chinois. Dès le 9 mars, la foule se presse dans les rues : les Tibétains sont déterminés à faire barrage au déplacement du dalaï-lama. Le 10 mars au matin, plusieurs milliers de personnes se rendent au Potala aux cris d’« Indépendance au Tibet ! », « Chassons les Hans ! ». Le 12 mars, ce sont les femmes qui se mobilisent et vont crier leur colère au pied du palais d’hiver, alors que les hommes se rassemblent autour du Norbulingka, le palais d’été. Les autorités chinoises répliquent avec une brutalité extrême : des centaines de femmes sont arrêtées, certaines sont battues à mort. Plusieurs leaders du mouvement sont exécutées publiquement, dont Kundeling Kunsang, Ganning Choela, Tawutsang Dolkar, Demo Chimi, Tsongkhang Mimi, Ani Trinley Chodon, Kelsang Gugurshar et Risur Yangchen. Le 17 mars, le dalaï-lama consulte un oracle en catastrophe, qui lui ordonne un départ immédiat. C’est le début de l’exil pour le chef spirituel des Tibétains. Depuis, les femmes, notamment les nonnes, sont en première ligne de la lutte pacifique contre l’occupation chinoise, souvent au prix de leur liberté ou de leur vie.

Anne LOUSSOUARN

TIBETAN WOMEN'S ASSOCIATION [depuis 1984]

TIDBLAD, Inga Sofia [STOCKHOLM 1901 - ID. 1975]

Actrice suédoise.

TIE NING [PÉKIN 1957]

Romancière chinoise.

Fille aînée d’une famille d’artistes – sa mère est professeure de chant, son père, Tie Yang, est peintre –, Tie Ning inaugure sa carrière d’écrivaine en 1975 avec la parution de Huifei de liandao (« la faucille volante ») dans une collection pour enfants. La même année, elle est envoyée à la campagne dans le cadre du mouvement de réhabilitation des « jeunes instruits ». Ouvrière agricole pendant quatre ans, elle continue à écrire des nouvelles, dont certaines feront partie de son premier recueil de contes, Yelu (« route de nuit »). En 1979, elle travaille comme rédactrice pour la revue littéraire Hua shan (« montagne fleurie ») à Baoding. En 1983, sa nouvelle, Oh, xiang xue (« oh, neige parfumée »), publiée dans le magazine Qingnian wenxue (« littérature des jeunes »), obtient un prix national ; son adaptation au cinéma sous le titre éponyme est primée lors du 41e Festival international de Berlin en 1991. Elle conforte dès lors sa notoriété par nombre de récompenses littéraires : le prix Lu-Xun en 1997 pour le recueil de prose Nüren de baiye (« nuit blanche d’une femme »), les prix Lao-She, Lu-Xun et Octobre en 2001 pour la nouvelle Yongyuan you duoyuan ? (« l’éternité, combien de temps va-t-elle durer ? »). Ses expériences de vie s’enrichissent rapidement au contact de la réalité sociale, à la campagne comme dans l’exercice de ses fonctions officielles. Aussi un terrain propice à sa création littéraire est-il vite bâti. Ses thèmes varient sans cesse d’une œuvre à l’autre : solitude des paysans, mutisme des lettrés, critique de la société de consommation et de la condition féminine déplorable… Pour elle, « ce qui ne change pas, c’est sa préoccupation face à la destinée de l’homme et de son âme ; ce sont les soins constants avec lesquels elle entoure l’humanité, dont sa compréhension est de plus en plus approfondie ». Certaines de ses œuvres sont traduites en plusieurs langues (anglais, français, allemand, japonais, russe) et publiées à Hongkong et à Taïwan. Elle est la première femme nommée à la présidence de l’Association des écrivains de Chine en 2006.

SUN LIJUAN

TIECK, Sophie (épouse BERNHARDI, puis VON KNORRING) [BERLIN 1775 - TALINN 1833]

Femme de lettres allemande.

Fille puînée d’un cordier, Sophie Tieck grandit dans un milieu modeste où rien ne la prédestine à embrasser une carrière de femme de lettres. Autodidacte, elle souffre d’un sentiment d’infériorité et réussit difficilement à se frayer un chemin entre son frère cadet – Friedrich Tieck, sculpteur reconnu – et son ainé – Ludwig Tieck, écrivain emblématique du romantisme, qui l’initie à l’écriture. La fréquentation de l’élite intellectuelle berlinoise joue un rôle essentiel dans sa formation. En 1799, elle épouse l’écrivain August Ferdinand Bernhardi, mais celui-ci ne manifeste pour sa créativité littéraire ni reconnaissance ni soutien, alors même que les difficultés financières du couple obligent l’écrivaine à produire de nombreux textes. Pendant ses grossesses et dans des conditions de santé souvent peu propices, elle publie avec son mari le recueil Bambiocciaden où figure notamment sa comédie satirique Die Vernünftigen Leute (« les gens raisonnables »). On lui doit aussi le roman épistolaire Julie Saint Albain. En 1802, elle livre plusieurs contributions au Musenalmanach (« almanach des muses »), publié par son frère et August Wilhelm Schlegel, père caché de son dernier enfant. Au regard de cette relation amoureuse, S. Tieck est souvent décrite comme une intrigante sans scrupules. Pourtant, son recueil de contes Wunderbilder und Träume in elf Märchen (« miracles et rêves dans onze contes ») donne d’elle une image sombre et résignée. Ses personnages sont guidés par un désir d’amour qui ne se réalise jamais. Tandis qu’y règne le sentiment de nostalgie et de déracinement, ses contes retracent une évasion vers l’inconscient, l’imaginaire et le mystérieux. Après une fuite à travers l’Europe pour échapper aux conséquences dramatiques de son divorce d’avec A. F. Bernhardi, elle suit son second époux, Gregor von Knorring, en Estonie, où elle dresse une critique acerbe de la société dans son roman Evremont et achève le remaniement de l’épopée Flore und Blancheflur. À sa mort, en 1833, elle laisse à ses lecteurs une œuvre importante qui fait d’elle une auteure significative du romantisme allemand, affranchie du carcan de l’idéal féminin de son époque qui stigmatisait l’écriture féminine.

Sophie FLORIS

TIERNEY, Gene [NEW YORK 1929 - HOUSTON 1991]

Actrice américaine.

Avec CARTANO F., HERSKOWITZ M., PISIER M. F., Mademoiselle, vous devriez faire du cinéma… , Paris, Ramsay, 2006

MODIANO P., « Gene Tierney », in Lumière du cinéma, no 1, février 1977.

TIKKANEN, Märta [HELSINKI 1935]

Écrivaine finlandaise d’expression suédoise.

Märta Tikkanen jouit dans les pays du Nord d’une réputation non usurpée de féministe, durement acquise, surtout grâce à un livre paru en 1976 qui a fait scandale et qui dément son titre : Les hommes ne peuvent être violés. Le virus littéraire fut inoculé à cette pédagogue par son mari, le génial, fantasque et spirituel Henrik, doué pour les arts graphiques comme pour la plume mais aussi porté sur les boissons fortes, qui exposait leur vie familiale dans ses propres livres. C’est l’origine de cette Histoire d’amour du siècle (1978) rédigée « en désespoir d’amour », dans laquelle M. Tikkanen a donné sa version de leur existence commune et des difficultés de l’amour au quotidien. Elle y a trouvé son style propre qu’elle n’a ensuite cessé d’élaborer et de raffiner. Il s’agit non d’une prose poétique mais d’une « proésie », prose rythmée et moulée à la manière de la poésie mais qui ne tente pas de s’y identifier. On la voit se parfaire au fil des volumes : Chaperon rouge (1986), évocation de sa jeunesse et de ses années de formation sur le mode du conte ; Le Grand Chasseur (1989), qui est tant un portrait du Groenland moderne et de celui des mythes qu’une histoire d’amour ; Arnaía kastad i havet (« Arnaía jetée à la mer », 1992), sur Pénélope et les nombreux hommes de sa vie. Elle est ensuite revenue à son histoire familiale pour en donner une version « en miroir » dans Personliga angelägenheter (« affaires personnelles », 1996), puis à sa vie conjugale avec Henrik dans Två (2004). Il faut encore signaler le livre en deux volets (1982 & 1998) qu’elle a consacré à sa fille handicapée légère, à l’enfance puis à l’âge adulte. C’est assez dire qu’en elle la féministe n’a jamais fait taire la femme, et qu’elle en a au contraire exalté les qualités et l’humanisme. Image de la femme moderne, consciente de ses droits et de ses devoirs tant envers les autres qu’envers elle-même, elle a, au fil des ans, affiné une forme personnelle très souple dans laquelle glisser son talent.

Philippe BOUQUET

Les hommes ne peuvent être violés (Män kan inte våldtas, 1976), Le Mans, Cénomane, 2006 ; L’Histoire d’amour du siècle (Århundradets kärlekssaga, 1978), Levallois-Perret, Manya, 1991, rééd. avec dessins originaux de Henrik Tikkanen, Le Mans, Cénomane, 2011 ; Chaperon rouge (Rödluvan, 1986), Nantes, L’Élan, 1999 ; Le Grand Chasseur (Storfångaren, 1989), Le Mans, Cénomane, 2008.

TILAK, Lakshmibai [KARAJGAON, MAHARASHTRA 1868 - ID. 1936]

Écrivaine et poétesse indienne d’expression marathi.

Élevée dans une famille conservatrice brahmane, Lakshmibai Tilak croit ardemment au système des castes. À 11 ans, encore analphabète, elle épouse Narayan Tilak, déjà reconnu comme poète à 17 ans. C’est lui qui lui apprend à lire et à écrire. La vie conjugale est difficile, car son mari part régulièrement à la poursuite d’une nouvelle idée, d’un nouveau métier ou d’un nouveau dieu. Il est journaliste, écrivain, dramaturge, poète, réformateur social… Déçu par l’hindouisme, il découvre le christianisme, se convertit et devient pasteur anglican. Sa famille le renie et oblige sa femme, elle-même choquée par un geste alors considéré comme impur et asocial, à se séparer de lui. Pendant cette période, elle doit faire face à la misère et à la mort de ses deux enfants. Ses talents poétiques commencent alors à s’exprimer. Au bout de cinq ans, elle retrouve son mari et se convertit elle-même au christianisme. Elle se consacre alors à l’éducation des femmes et à la lutte contre la corruption, l’ignorance et la superstition. Elle se révèle une oratrice de talent, et finance en parallèle la publication de ses poèmes ainsi que la réédition des hymnes chrétiens en marathi composés par son mari. Smriti Chitre, composée en quatre parties et publiée entre 1934 et 1937, est une des premières autobiographies en langue marathi. La narration y est linéaire, peuplée de personnages hauts en couleur comme son beau-père caractériel, son mari iconoclaste et sa famille aimante mais conservatrice. Elle nous confie ses pensées les plus intimes, ses peurs, ses doutes. Toute l’œuvre chante la ténacité, l’intelligence, la rébellion de son auteure. Chaque page constitue un document authentique sur la société de l’époque où une femme est essentiellement fille, épouse, bru, mère ou veuve. La légende veut que L. Tilak ait écrit non avec un stylo mais avec un bout d’allumette – d’où le « feu de sa plume », disent ses admirateurs. C’est encore elle qui termine Khristâyana, épopée centrée sur le Christ, dont son mari n’avait écrit que dix chapitres. Après sa mort, elle en ajoute soixante-quatre et publie l’œuvre. Elle est aujourd’hui reconnue comme une créatrice au talent remarquable.

Vidya VENCATESAN

I Follow After : An Autobiography (1950) (Smriti Chitre, 1934), INKSTER J. (trad.), Delhi, Oxford University Press, 1998 ; Sketches From Memory (1950) (Smriti Chitre, 1934), MENEZES L. (trad.), New Delhi, Katha, 2007.

TILLIER, Béatrice [LYON 1972]

Auteure de bandes dessinées française.

Dès la parution du premier album de sa première série, intitulée Fée et Tendres Automates (1996) et dessinée d’après un scénario de Téhy, Béatrice Tillier obtient plusieurs prix décernés par divers festivals de bande dessinée, ainsi qu’une nomination au Festival d’Angoulême pour l’Alph’Art coup de cœur. Le deuxième tome de cette histoire poétique ne paraît qu’en 2000, mais B. Tillier n’ira pas au terme de cette trilogie dont le dernier volume sera illustré par Frank Leclercq. Elle met en couleurs Sheewõwkees (2003), une série d’heroic fantasy écrite par Mosdi et dessinée par son mari Olivier Brazao, et dessine Mon voisin le père Noël (2005), un étonnant récit signé Philippe Bonifay où il est question de consciences salies, de passés pesants et de quête de pardon. À partir de 2008, elle dessine la série Le Bois des Vierges imaginée par Jean Dufaux. Cette histoire aux allures de conte qui met en scène un conflit entre hommes et animaux s’inscrit parfaitement dans l’imaginaire de B. Tillier, peuplé de créatures fantastiques. Et elle est servie à merveille par son style minutieux tout en finesse qui fait la part belle aux superbes couleurs posées à même ses planches.

Camilla PATRUNO

TILLION, Germaine [ALLÈGRE 1907 - SAINT-MANDÉ 2008]

Anthropologue française.

Issue d’une famille d’intellectuels catholiques, fondateurs des Guides bleus, Germaine Tillion débute ses études à Paris en 1925 et rencontre Marcel Mauss qui influencera fortement sa carrière. Grâce à lui et à une bourse du Royal Anthropological Institute, elle part en 1934 pour sa première mission ethnologique dans les Aurès (Algérie). Elle participe à des cérémonies matrimoniales, à des circoncisions et à des déplacements saisonniers entre le désert du Sahara et le haut des montagnes, et rédige sa thèse sur l’organisation sociale, l’économie et les lignages d’une tribu chaoui. Engagée par le CNRS comme ethnologue spécialiste des peuples d’Afrique du Nord, elle repart en Algérie en 1939 et rentre le 9 juin 1940, lors de l’invasion de Paris par l’armée allemande. Elle s’engage aussitôt dans la Résistance et, en 1942, dirige ce qu’elle nommera le « réseau du musée de l’Homme ». Emprisonnée la même année à Fresnes, elle est déportée en octobre 1943 au camp de concentration de Ravensbrück, en Allemagne. Observant la vie du camp avec une minutie ethnographique, elle transpose l’insoutenable en écrivant une opérette, Le Verfügbar aux enfers, sur ce « laboratoire expérimental » où le chef d’orchestre avait la prétention de créer une nouvelle espèce. Cette opérette – chantée clandestinement par les prisonnières – n’a été publiée qu’en 2005 et mise en scène pour la première fois en mai 2007, au Théâtre du Châtelet à Paris. Dès son retour de captivité, G. Tillion rédige un traité d’anthropologie sur Ravensbrück (1946). Cette œuvre – l’une des premières sur le système concentrationnaire – demeure une référence en anthropologie pour tous ceux qui travaillent sur les camps d’internement. Rattachée comme chercheuse au CNRS, elle se penche sur les victimes des camps nazis, en particulier les 8 000 femmes françaises déportées. Cette recherche est publiée dans Voix et Visages, le bulletin de l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance. Lors de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), G. Tillion s’engage à nouveau auprès des populations de l’Aurès et dénonce, dans L’Algérie en 1957, l’exode rural, les effets de l’économie monétaire, ainsi que les carences dans l’instruction et les apprentissages techniques comme facteurs d’appauvrissement généralisé des peuples d’Algérie, ce qu’elle appelle leur « clochardisation ». Au cours de ces événements, elle quitte le terrain ethnologique pour se lancer dans une tentative de conciliation entre les communautés algérienne et française. Elle met à contribution son expérience de terrain et son passé de résistante pour convaincre le gouverneur général Jacques Soustelle de mettre en place des centres sociaux locaux destinés à former les jeunes et les adultes par l’éducation, la prévention de la santé et la professionnalisation. Ces centres auront un rôle essentiel, non seulement pour l’apprentissage de métiers traditionnels et des nouveaux savoirs, mais aussi dans la création d’importants réseaux de solidarité entre Algériens et Français lors de la guerre d’indépendance. En 1966, elle publie Le Harem et les Cousins, un essai fondamental qui a joué un rôle important dans le mouvement des femmes en France et dans les pays méditerranéens dans les années 1970-1980. À la fin de sa vie, elle écrit, publie et republie plusieurs livres, en particulier sur ses terrains algériens. En 2001, avec Nancy Wood, elle présente, dans L’Algérie aurésienne, 150 photos de son travail des années 1930. G. Tillion a contribué à la création de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), où elle a été responsable de la chaire d’anthropologie des peuples d’Afrique du Nord. Les anthropologues et historiens du Sud reconnaissent son œuvre depuis longtemps, mais en France, l’attitude frileuse du milieu anthropologique à l’égard de l’engagement militant sur le terrain, particulièrement des femmes, a gommé le remarquable parcours de G. Tillion. Elle n’a reçu la grand-croix de la Légion d’honneur pour son engagement dans la Résistance qu’en 1999, et il fallut attendre que Tzvetan Todorov organise un recueil de plusieurs de ses textes publiés entre 1941 et 2000 pour que son œuvre, singulière et innovante, soit enfin pleinement reconnue. Elle fait son entrée au Panthéon en 2015.

Carmen RIAL, Miriam GROSSI et Tassadit YACINE

Ravensbrück (1946), Paris, Seuil, 2000 ; Le Harem et les Cousins (1966), Paris, Seuil, 2009 ; La Traversé du mal, entretien avec Jean Lacouture (1997), Paris, Arléa, 2000 ; avec TODOROV T., À la recherche du vrai et du juste, à propos rompus avec le siècle, Paris, Seuil, 2001 ; avec WOOD N., L’Algérie aurésienne, Paris, Éditions de la Martinière/Perrin, 2001 ; Il était une fois l’ethnographie, Paris, Seuil, 2004.

TILLY, Louise AUDINO [WEST ORANGE, NEW JERSEY 1930]

Historienne américaine.

Historienne des femmes et de la classe ouvrière européenne, Louise Tilly fait ses études au Douglass College de Rutgers University et soutient son doctorat à l’université de Toronto en 1974, après avoir élevé quatre enfants. Elle commence à enseigner à l’université du Michigan en 1977, avant de partir sept ans plus tard pour la New School for Social Research de New York, avec son mari le sociologue Charles Tilly. Tous deux contribuent à fonder le Comité des études historiques. Avec son mari et son beau-frère, Richard Tilly, L. Tilly écrit The Rebellious Century, 1830-1930, un travail qui explore les origines rurales de la contestation en France, en Allemagne et en Italie (1975). Elle écrit ensuite, avec Joan Wallach Scott, Women, Work, and Family (1978). Usant des dernières méthodes statistiques pour appréhender la fécondité des femmes et les modèles de travail en Angleterre et en France, l’ouvrage est fondé sur un profond intérêt pour l’histoire de la classe ouvrière et analyse le travail et la maternité comme des éléments liés de la vie des femmes. Dans la même veine, L. Tilly et sa fille Kathryn traduisent un récit de vie, recueilli par Serge Grafteaux, sous le titre Mémé Santerre : A French Woman of the People (1985). Cette histoire passionnante qui couvre près de soixante-dix ans de la vie d’une femme de la classe ouvrière française complète les travaux plus statistiques et sociologiques de l’historienne. Très familière des archives françaises, L. Tilly est aussi experte d’histoire italienne. Elle publie en 1992 Politics and Class in Milan, 1881-1901, qui étudie la formation des classes sociales, le militantisme et la mobilité sociale, et qui porte une attention particulière à la condition des femmes travailleuses et militantes. Elle défend l’histoire sociale face à la montée en puissance de l’histoire culturelle dans les débats de la fin des années 1980 et suggère que la première est plus utile à l’histoire des femmes. L. Tilly est également très active au sein de la profession : elle est membre de plusieurs organisations et travaille notamment à promouvoir l’histoire en tant que science sociale, ainsi que l’histoire des femmes. Elle devient en 1992 la troisième femme présidente de l’American Historical Association. En 1999, elle prend sa retraite de la chaire d’histoire et de sociologie Michael E. Gellert à la New School for Social Research.

Bonnie SMITH

Louise Tilly papers, Feminist Theory Archive, Pembroke Center, Brown University, Providence (Rhode Island).

TILSCHOVÁ, Anna Maria [PRAGUE 1873 - DOBŘÍŠ 1957]

Romancière tchèque.

Issue d’une famille aisée de juristes pragois, Anna Maria Tilschová étudie à l’école supérieure de jeunes filles avant de fréquenter, en tant qu’auditrice libre, les cours de la faculté des lettres pragoise. Dans les années 1920, elle dirige brièvement quelques revues à tendance féministe telles que Lada ou Nová Žena, ainsi qu’une publication d’orientation sociale-démocrate, Pestré květy, et préside le Pen Club. C’est dans son milieu d’origine qu’elle tire la matière de la plupart de ses romans et nouvelles. Son œuvre s’intéresse en effet à la décadence de la bourgeoisie pragoise ainsi qu’au sentiment de vanité face à l’existence. Après quelques récits de facture impressionniste, la romancière s’oriente, influencée notamment par les littératures française, russe et anglaise, vers un réalisme fortement teinté de psychologie. C’est avec les romans Fany (1915), Stará Rodina (« une vieille famille », 1916), Synové (« les fils », 1918) qu’elle accède à la reconnaissance littéraire. Ses héros, souvent jeunes, tentent d’échapper à l’ennui et aux conventions qui sclérosent leur société. Son œuvre aborde d’autres sujets comme le milieu universitaire, avec son roman Alma Mater (1933), et la sphère artistique, avec Orlí hnizdo (« le nid d’aigles », 1942), qui raconte la fondation du groupe de peintres contemporains de l’association Mánes. Dans Haldy (« terrils », 1927), elle dénonce les ravages de l’industrialisation et de la course au profit sur la condition des ouvriers de la région d’Ostrava. Observatrice minutieuse de la société tchèque de l’entre-deux-guerres qui s’inscrit dans la tradition réaliste, elle s’affirme comme peintre de la désillusion et des espoirs déçus, des tragédies domestiques et des désirs étouffés.

Stéphane GAILLY

JANOUŠEK P. (dir.), Dějiny české literatury, 1945-1989, tome 3, Prague, Academia, 2008 ; MENCLOVÁ V., VANEK V. (dir.), Slovník českých spisovatelů, Prague, Libri, 2005 ; VOISINE-JECHOVÁ H., Histoire de la littérature tchèque, Paris, Fayard, 2001.

TIMAMMY, Rayya [MOMBASA 1965]

Écrivaine kenyane d’expression swahilie.

Issue d’une famille originaire de Lamu, au nord du Kenya, Rayya Timammy est une des grandes figures de la littérature swahilie. Fille d’un fonctionnaire attaché au département de l’éducation des adultes, elle a obtenu un BA (Bachelor of Arts) en sciences de l’éducation à l’université Jomo-Kenyatta de Nairobi en 1985, avant d’entreprendre un doctorat de littérature swahilie. Elle est maître de conférences au département des langues et de linguistique de l’université de Nairobi où elle enseigne la littérature swahilie et occupe la fonction de vice-rectrice. Alors qu’elle n’avait écrit jusqu’alors que de la poésie, Kyallo Wadi Wamitila, un des écrivains swahilis les plus prolifiques dont elle était une amie de classe, la pousse à écrire des nouvelles qui la rendent célèbre auprès du grand public. Son thème de prédilection est la condition de la femme. Un de ses premiers textes, Uteuzi wa moyoni (« le choix du cœur »), s’inspire d’un fait réel, celui d’une femme qui tenta de se présenter à des élections locales et fut diffamée et traînée dans la boue par ses adversaires politiques. Sa deuxième nouvelle, Siri ya mama (« le secret d’une mère »), pose la question de la stérilité. Sa troisième nouvelle, Nitadai haki zangu (« je réclamerai mes droits »), évoque une jeune fille qui revendique le droit de faire des études, tandis que l’œuvre suivante, Picha ya hadaa (« la photo de l’escroquerie »), aborde le thème des habitants de la côte qui émigrent à Dubai pour travailler mais épousent par correspondance des jeunes filles swahilies. Parmi les autres sujets traités dans les écrits de l’auteure, on trouve aussi celui des mariages forcés. R. Timammy est membre du Vyama vya Wanawake wa Kiislamu (« parti des femmes musulmanes ») et a participé à la Conférence scientifique des femmes en Iran en février 2010. Elle défend l’idée que la condition de la femme ne relève pas d’une question de religion. Mariée et mère de trois enfants, elle a toujours été soutenue dans son combat comme dans son travail par son père et son mari.

Odile RACINE ISSA

Language Use in the Narratives of the Lamu People : An Analysis of Selected Oral Literature Narratives, Sarrebruck, VDM Verlag, 2010 ; Mombasa Swahili Women’s Wedding Songs : A Stylistic Analysis, Sarrebruck, VDM Verlag, 2010.