Grâce à André Versaille, l’étudiant, le professeur de lettres, l’amateur, le curieux, l’amoureux de La Fontaine, vont maintenant disposer dans un même volume non seulement de l’ensemble des œuvres du poète, mais aussi de textes et de documents inédits ou peu connus, de données biographiques nouvelles que, depuis Walckenaer au début du XIXe siècle (le second siècle lafontainien), les maîtres des études sur le poète, notamment Pierre Clarac, Georges Mongrédien, Louis Petit et Jean-Pierre Collinet, ont réunis pour mieux faire comprendre le sens d’une œuvre et mieux dessiner la personnalité d’un auteur complexe entre tous, et plus que tout autre enveloppé de légendes. Cet instrument de travail se lira aussi, pour le plaisir, comme une biographie littéraire par les textes, mais une biographie vraiment littéraire : elle ne s’arrête pas avec la mort du poète.
La Fontaine avait écrit, dans sa dédicace en vers à la marquise de Montespan, en 1671 :
Protégez désormais le livre favori
Par qui j’ose espérer une seconde vie2.
Cette seconde vie, qu’il pouvait déjà espérer en observant le triomphe obtenu par ses Fables de son vivant, il l’a connue comme peu d’autres écrivains français. Tout « purgatoire » lui a été épargné. La polémique l’a rarement fait souffrir. Même les attaques de Rousseau contre ses Fables, dans l’Émile, n’ont pas entamé une faveur ininterrompue. Le XVIIIe siècle a idolâtré les Contes et les Fables. Il a vu à juste titre dans ces deux chefs-d’œuvre la poétique fondatrice de l’art « rocaille » français. Les illustrations de Fragonard pour les Contes, et d’Oudry pour les Fables, attestent cette harmonie préétablie entre le goût le plus délicat du siècle de Louis XV (qui n’est pas seulement le « siècle des Lumières ») et cette « naïveté » savante du poète qui, sous Louis XIV, avait échappé au « grand goût » de Versailles. Le XIXe siècle de Nerval et de Balzac a su découvrir la puissance imaginative du poète des hommes-plantes et des hommes-animaux, il a compris ses prouesses de magicien de la langue. Il est réconfortant d’observer enfin que, dans le sinistre XXe siècle, par le concours d’écrivains tels que Gide, Valéry, Larbaud, et de grands érudits que j’ai déjà cités, l’appétit pour La Fontaine, jusque-là concentré sur les Contes et sur les Fables, s’est étendu aux parties de l’œuvre que l’on avait pu croire mortes : l’Adonis3, Les Amours de Psyché et de Cupidon4, Clymène5, Les Élégies6, les épîtres à Nyert7 et à Huet8. Peu à peu, dans le crépuscule qui est descendu sur nos Lettres, une étrange lumière s’est faite et s’est accrue autour du poète, illuminant et glorifiant toute son œuvre, dont le sens et la sonorité originels n’ont peut-être jamais été perçus avec autant d’acuité qu’aujourd’hui. On aurait pu craindre, au-dessus de notre scène de plus en plus nocturne, devant notre sinistre festin de Dom Juan aux abois, un Commandeur moins souriant et plus vengeur que celui-là.
André Versaille a bien voulu me demander de préfacer cette somme lafontainienne et je n’ai pas cru pouvoir mieux répondre à son désir qu’en résumant ici l’enseignement que j’avais consacré au poète des Fables au Collège de France. Ce fut pour moi l’occasion, devant un public nombreux et fidèle, non seulement de fêter moi aussi l’« Homère français », mais de mettre une nouvelle fois à l’épreuve la méthode qui est la raison d’être de ma chaire du Collège et qui lui donne son titre : la rhétorique comme discipline de compréhension d’ensemble du phénomène littéraire.
L’art de bien dire, dans l’ancien régime des Lettres, dont relève La Fontaine, était le médiateur entre les idées et la société ; il peut redevenir aujourd’hui pour l’historien et le critique littéraire, par un singulier tête-à-queue de la modernité, un langage de synthèse rétrospective, capable de rendre leur sens originel aux données éparses obtenues par les diverses disciplines modernes et spécialisées, mais que la pensée et l’expérience du passé ne séparaient pas : histoire des idées, histoire politique et sociale, histoire littéraire, histoire de l’art, biographie. Ces données éparses, on en trouvera l’essentiel réuni dans la somme lafontainienne d’André Versaille. Dans les conférences que je résume ici, on en trouvera encore d’autres inédites, mais surtout une tentative de synthèse. « Notre » La Fontaine est peut-être un peu plus vrai que celui des deux siècles précédents. C’est en tout cas celui que notre science et notre situation historique actuelles nous permettent de voir, dans une lumière nouvelle un La Fontaine plus grand que le Grand Roi.
Une barrière aussi commode qu’artificielle dressée par le XIXe siècle entre rhétorique et poésie peut sembler interdire d’appliquer cette méthode à un poète aussi singulier que l’auteur de l’épître À M. de Nyert sur l’opéra9. Mais dans l’édition commentée des Fables que j’ai publiée (Imprimerie nationale, 1986, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1995), je me suis attaché à faire valoir, par exemple dans Le Pouvoir des Fables, à quel point le fabuliste est préoccupé par les questions les plus traditionnelles, depuis Platon et Aristote, que pose l’art de persuader : il leur apporte des réponses originales, accordées à sa situation, à ses intentions, et au public auquel il s’adresse. La poésie n’est pas pour lui le contraire, mais le suprême degré, le plus averti, le plus ambitieux, de la rhétorique. On peut dire de lui ce que Claudel a dit de Racine :
Persuader : c’est l’art d’éveiller dans les cœurs une complaisance secrète.
Le témoignage des Fables est confirmé par l’Épître à Huet (publiée en 1687)10, dont l’occasion est le cadeau envoyé par le poète au savant évêque, une édition de l’Institution oratoire de Quintilien traduite en italien par le rhéteur vénitien du XVIe siècle, Orazio Toscanella. En pleine querelle des Anciens et des Modernes, ce cadeau, et l’épître en vers qui l’accompagne, attestent l’importance que revêt, aux yeux du poète, le cadre général d’interprétation de la chose littéraire offert par la tradition gréco-latine de l’ars rhetorica. Persuader, plaire, émouvoir, les présupposés religieux et moraux de cette activité ambiguë mais spécifiquement humaine, les conditions formelles de son exercice, le choix de ses incidences en temps et lieu, telles sont les lignes de force qui aimantent une pensée de poète, soutenue par une vaste mémoire littéraire, théologique et philosophique. La Fontaine partage ces préoccupations avec les meilleurs esprits de son temps. Ses amis de l’Oratoire et de Port-Royal, ses confrères en littérature, Pellisson, Molière et Racine, et même ceux qui ne l’apprécient qu’avec réserve, tels Boileau et Perrault, peuvent bien différer dans leurs prémisses et dans leurs conclusions, tous partagent la même conviction centrale : s’adresser à autrui est l’acte humain par excellence, cet acte engage toutes les ressources intérieures de celui qui parle ou qui écrit, et la forme de cet acte est aussi révélatrice de la qualité de son auteur que de sa capacité de se faire agréer à autrui.
Une fable toute récit, par exemple Les Obsèques de la Lionne, démontre encore que l’action elle-même, chez La Fontaine, est un enchaînement d’actes de parole, dont chacun, avec sa forme propre et l’interprétation morale que le narrateur lui assigne, est un moment essentiel du drame et une facette de sa signification d’ensemble. Seule une science rhétorique profonde peut permettre à un poète de représenter aussi subtilement les modes de parole humaine comme autant de modes d’être, et de choix de vie. Les « compliments de consolation/Qui sont surcroît d’affliction », dont est servilement payé le lion en deuil de sa femme11, inaugurent cette gamme de caractères du discours. Les pompes funèbres de la reine (un rituel oratoire, comme une séance au Parlement ou une cérémonie du sacre) se préparent ensuite, tandis que le palais-caverne résonne des rugissements de douleur du roi, auxquels le chœur « tragique » des courtisans fait servilement écho. Occasion pour le poète de faire le portrait féroce du « peuple caméléon », qui répond parfaitement à la définition des « animaux-machines » selon Descartes : les courtisans eux aussi n’ont pas d’âme. Dans cette cacophonie esclave, un étrange silence se fait remarquer. Le cerf, qui a d’excellentes raisons de ne pas regretter la lionne, s’est abstenu. Dans un bref réquisitoire qui vaut sentence de mort, immédiatement exécutoire, le lion, ivre de vanité, délègue aux loups le soin de déchiqueter l’infâme profanateur. Au seuil du supplice, le cerf prend la parole, et, dans une prodigieuse improvisation, aussi lyrique que les plus beaux morceaux en vers des Amours de Psyché, il invente une fable : l’apparition de la lionne, le message émouvant qu’elle a confié au cerf pour le roi. Cette fable, applaudie et récompensée, sauve le cerf.
Satire, d’une noire ironie, de l’inhumanité (mais aussi de la stupidité) des gens de pouvoir et de leurs flatteurs, la fable met aussi en évidence que l’innocence et la vraie souffrance (qui ont leur place même dans ce « monde » faux et méchant) peuvent se trouver dans la fiction, un nuage enchanteur qui les cache, qui les protège, qui les sauve, et qui les dispense de se renier. La réflexion rhétorique sur la parole et la représentation de la parole sont chez La Fontaine inséparables d’une philosophie résolue du bien et du mal. On pourrait faire la même sorte d’analyse pour Les Animaux malades de la peste dont la fin est cruelle : la victime de cette autre tragédie de cour est privée de cet art de la parole, de cet art du Goupil du Roman de Renart, que le poète est bien éloigné d’attribuer aux seuls méchants : les « saints », comme les « paysans du Danube », dans les Fables, sont en réalité comme le poète lui-même, les plus profonds et irrésistibles orateurs.
Pour les Anciens, qui faisaient dépendre de la qualité de la parole la santé du corps politique, la rhétorique rendait réflexif l’art de bien parler. Elle le rattachait à l’expérience des orateurs et des poètes, qui lui fournissait des précédents classiques. Elle le soumettait aux questions posées par les philosophes. Pour les Modernes chrétiens, le modèle de l’adresse à autrui est en Dieu ; l’enjeu de la parole humaine est en définitive le salut de l’âme épousant la parole divine. On a dit du XVIIe siècle qu’il est en France « le siècle de saint Augustin ». Cela n’est pas incompatible, au contraire, avec la définition de ce siècle comme « l’âge de l’éloquence ». Saint Augustin fut d’abord un rhéteur, mais aussi, avant de se faire chrétien, un néoplatonicien. Le christianisme lui a permis d’unifier le champ entier de la parole, à la fois l’humanité, pour se faire reconnaître et aimer d’elle, et dans le drame de la parole humaine, qui cherche toutes les diversions pour éviter de répondre à sa vocation divine. La critique platonicienne de la sophistique, comme la rhétorique de Cicéron, trouvent chez saint Augustin un sens nouveau dans une dramaturgie chrétienne des deux paroles que seul l’amour peut rattacher et relier.
Pour saint Augustin, la parole humaine, quand elle se veut fidèle aux mystères divins, doit choisir l’effacement, et se faire lumière, clarté, perspicuitas. C’était retrouver, avec une urgence nouvelle, celle du salut, une leçon de bien dire que les Grecs, puis les Romains avaient placée très haut : la transparence, la saphénïa. Cette « clarté » supposait chez celui qui parle une si parfaite pénétration de la « nature » de sa matière que celle-ci se trouvait transformée en « lumière », garantie pour le discours à la fois de crédibilité et d’agrément. Le XVIIe siècle français, et La Fontaine est à cet égard l’un de ses plus profonds poètes, cherche à son tour le « mystère en pleine lumière », qui est en quelque sorte l’obsession récurrente de la tradition rhétorique la plus exigeante, tant païenne que chrétienne.
Lecteur de Cicéron (que son ami Maucroix a abondamment traduit), lecteur de Quintilien (qu’il célèbre dans l’Épître à Huet), lecteur de Platon (les témoignages contemporains, notamment de Louis Racine, l’attestent), La Fontaine est aussi imprégné d’augustinisme. Il a été pendant près de deux ans séminariste à l’Oratoire de Paris, où il a noué ses premiers liens avec les Messieurs de Port-Royal. Cette empreinte augustinienne, contractée auprès des deux écoles théologiques françaises les plus attachées au Docteur de la grâce, peut sembler recouverte, dès les années 1650, par l’influence prédominante sur le poète de l’épicurisme christianisé de Gassendi : il reste à prouver que le néo-épicurisme de Gassendi soit incompatible avec certaines facettes de l’augustinisme (on remarque dans les deux doctrines la même subordination du désir de vérité au désir de vraie dilection), et que cette doctrine néo-épicurienne, si elle a bien soutenu La Fontaine poète mondain et profane, l’a vraiment obligé à rompre avec la foi chrétienne et le cadre largement augustinien de sa pensée. Un grand « augustinien », Pascal, a médité comme lui les rapports de la parole avec le plaisir : « Les principes du plaisir, écrit-il encore dans son Art de persuader, ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité… »
Le fait est que, dans les Fables, à deux reprises, La Fontaine marque une profonde solidarité avec le duc de La Rochefoucauld, auteur des Maximes, manuel de sagesse mondaine sans doute, mais dont l’arrière-plan augustinien a été démontré par les travaux de Jean Lafond12. Autre fait non moins probant : en 1671, le poète, déjà très célèbre, accepte de prêter son nom à une anthologie de « Poésies chrétiennes et diverses » préfacée anonymement par le janséniste Pierre Nicole et composée selon les principes qui doivent régir, selon Port-Royal, les lettres profanes et chrétiennes. La Fontaine figure lui-même dans cette anthologie de bons modèles, avec une paraphrase en vers du Psaume XVII13, les deux courageux poèmes qu’il avait fait circuler en faveur de Foucquet, l’Élégie aux Nymphes de Vaux14 et l’Ode au Roi15, ainsi que quelques fables. En 1673, il publie encore La Captivité de saint Marc, qui prend son sujet édifiant dans la Vie des Pères du désert, traduite par le janséniste Robert Arnauld d’Andilly ; Godchot a montré voici longtemps que le poète avait ajouté lui-même à cette source des traits empruntés à La Cité de Dieu de saint Augustin. Le souci de raccorder sa parole profane à la parole de prière et de méditation religieuse ne l’a donc jamais quitté, même s’il est resté longtemps intermittent. C’est dans cette perspective qu’il faut donc comprendre la conversion finale du poète, son reniement public des Contes, sa paraphrase du Dies irae16 lue devant l’Académie française le 15 juin 1693, et son échange de lettres des derniers mois avec Mme de La Sablière et avec François Maucroix17.
Cette résolution très tardive suppose une tension, classique dans la littérature chrétienne depuis les Confessions d’Augustin, entre parole profane et parole à l’écoute de Dieu. Cette tension ne se tient pas entre deux extrêmes radicalement inconciliables. La notion même de « lettres », depuis Pétrarque (son Secretum est un dialogue avec Augustin), et celle d’imitation des classiques grecs et latins, recommandée déjà par saint Basile, pourvoient à toutes sortes de degrés intermédiaires, plus ou moins licites. La Fontaine ne s’est pas fait prêtre, il s’est marié, il s’est inscrit, sans exercer, au barreau, et très tôt il s’est fait connaître, selon le mot de Tallemant, comme « un garçon de belles-lettres et qui fait des vers ». Chez les Oratoriens, il lisait l’Astrée, et au sortir de l’Oratoire, en 1643-1647, il faisait partie d’une de ces « académies » de jeunes gens adonnés à la poésie et à la littérature, comme il en a surgi de génération en génération dans les capitales européennes, depuis l’Avignon de Pétrarque et la Florence de Politien. Avec Tallemant, Antoine de La Sablière, François Maucroix, rejoints après 1645 par Paul Pellisson, La Fontaine est l’un des « chevaliers de la Table ronde » que, grâce à l’introduction de Pellisson, Valentin Conrart, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, protège et reçoit. La Fontaine est alors un admirateur du poète Tristan L’Hermite, dont le lyrisme mélancolique et altier, dans la tradition pétrarquiste, n’est pas éloigné du lyrisme dévot, même lorsqu’il traite des motifs amoureux. Ce « premier maître », comme l’a montré Jean-Pierre Collinet18, a laissé des traces profondes dans l’inspiration non seulement de l’auteur d’Adonis et des Amours de Psyché, mais même chez celui des Fables.
La première œuvre publiée de La Fontaine (il a déjà trente et un ans, c’est le contraire d’un auteur précoce) n’est pas d’ordre lyrique : c’est une « belle infidèle » en vers de L’Eunuque de Térence (1654)19. Dans sa préface, il affirme les principes d’un goût qui s’est formé dans la petite académie de la Table ronde, et qu’il se bornera plus tard à approfondir, la « bienséance » (l’aptum des rhéteurs) et surtout le « naturel », cette notion si difficile à comprendre aujourd’hui, et qui est inséparable en France de la « clarté » : ce « naturel » suppose à la fois la facilitas des rhéteurs, et un sentiment moral, vif et juste, sans déclamation, des mouvements du cœur humain. Il s’agit déjà, pour le poète qui en est encore à s’essayer, de s’adresser à la fois aux « honnêtes gens » et au « public » en général, dans une forme qui leur plaise sans les flatter, une forme déjà éprouvée par ailleurs par des précédents incontestés et qui soit par elle-même chargée de sens. Dans L’Eunuque, ses précédents sont le poète comique latin Térence et son modèle grec, Ménandre. Cette rhétorique de poète, dont les ambitions sont modestes et qui vise avant tout à charmer le loisir de son public, n’est pas pour autant facile, ni privée de ressorts philosophiques. Il s’agit de plaire, mais à certaines conditions exigeantes. La modération, le sens des convenances, à la fois internes (l’harmonie de l’œuvre) et externes (ne pas blesser le sentiment moral), la connaissance du cœur humain et l’art de le représenter avec justesse, cela suppose de la part du poète tout autre chose que du métier, de la virtuosité ou du talent : un oubli supérieur de soi, une culture éprouvée, et une attention délicate envers autrui. Il ne s’agit point de « réformer », et moins encore de « convertir » le lecteur, mais du moins de lui offrir des plaisirs qui ne le déforment pas et qui ne le flattent pas. La reprise par un poète moderne et français d’un modèle classique atteste par ailleurs cette humilité essentielle, qui est aussi fidélité : La Fontaine veut plaire, non pas pour plaire, mais pour donner une saveur nouvelle, auprès d’un public nouveau, à une œuvre qui a fait depuis longtemps ses preuves d’élégance et d’intelligence : L’Eunuque de Térence est un classique des « lettres qui rendent plus humains », et L’Eunuque de La Fontaine est au service de cette pédagogie de l’humanitas. Si sa comédie représente « naïvement », comme son modèle, les passions et les erreurs de la jeunesse, c’est pour leur donner forme, et les faire pencher du côté de la grâce plutôt que de la violence, du sourire plutôt que de la cruauté. Même si L’Eunuque de La Fontaine n’est pas un chef-d’œuvre, cette « belle infidèle » a déjà les traits essentiels de la « manière » propre au futur fabuliste et conteur, médiateur délicat et profond entre une très ancienne tradition poético-sapientiale et l’actualité de sa propre époque. Lyrique par vocation, ce poète, dès sa première œuvre publiée, se montre capable non seulement de réalisme, mais d’une ironie de moraliste tempérée par le sourire.
L’extrême modestie, quoique non dépourvue d’assurance, de L’Eunuque de 1654 s’enhardit dans les années suivantes à la faveur du changement de fortune que connaît le poète. Goûté jusque-là de quelques happy few, ses amis de « la Table ronde », La Fontaine est projeté à la suite de Paul Pellisson sur la scène mondaine : il est introduit dans le cercle de Madeleine de Scudéry, chroniqueur du « grand monde » parisien et arbitre des réputations ; la romancière le met en scène dans La Clélie (1661, t. V) sous le pseudonyme à l’antique d’Anacréon. Pellisson fait encore de lui en 1659 le poète officiel de Nicolas Foucquet, auquel La Fontaine (qui a offert l’année précédente au Surintendant le manuscrit calligraphié de l’Adonis20) s’engage à verser « une pension poétique21 ». Cette forme de mécénat adouci par l’amitié semble avoir convenu à un poète déjà imprégné de l’épicurisme chrétien qu’enseigne Pierre Gassendi. Paradoxalement, tout en le maintenant à l’abri dans une sorte de cénacle privé, où il est goûté pour « sa conversation libre, enjouée et plaisante » et pour son génie de l’amitié, la protection de Foucquet le met en évidence sur la scène publique, et elle l’entraîne malgré lui dans les méandres redoutables de la grande politique. Il ne publie rien pendant sa « période Foucquet » (1658-1661) ; ce qu’il écrit reste très confidentiel, et circule en manuscrit pour un cercle restreint d’amis et d’admirateurs.
L’ambition politique de plus en plus ardente et ostensible du Surintendant expose néanmoins le poète, ainsi que ses amis Pellisson et Maucroix, et son oncle Jannart, à subir de plein fouet les conséquences du coup d’État de 1661 : Louis XIV fait arrêter et soumettre à un tribunal d’exception le Surintendant (5 septembre) et il fait connaître sa décision désormais de « gouverner seul ». L’heureux équilibre que La Fontaine avait cru trouver pendant quelques années entre vie privée épicurienne et service littéraire, peu attentatoire à sa liberté, d’un grand mécène public, est brusquement et tragiquement rompu. Le poète n’est pas personnellement menacé, même si son « voyage en Limousin » en août 1663, en compagnie de son oncle Jannart disgracié, peut être interprété comme une forme bénigne et provisoire d’exil22. Il participe en tout cas avec une extraordinaire dignité à la campagne que la famille de Foucquet, épaulée par Port-Royal et leurs nombreux amis parisiens, conduit auprès de l’opinion publique, pour faire pression sur les juges et obtenir la clémence du roi envers le prisonnier d’État menacé d’une condamnation à mort. La Fontaine fait imprimer et diffuser anonymement, en 1662, son Élégie aux Nymphes de Vaux et, en 1663, son Ode au Roi23, qu’il a au préalable soumise à Foucquet emprisonné. Les penchants épicuriens de l’Anacréon de Mlle de Scudéry ne le rendaient donc pas incapable d’un sentiment fervent de loyauté, ni même d’une vive répulsion pour l’arbitraire politique. Dans l’épreuve, La Fontaine a mûri et grandi. Il s’est révélé, et d’abord peut-être à lui-même.
Les questions de rhétorique qu’il se posait dès 1654, dans la préface de L’Eunuque, prennent maintenant une gravité nouvelle. Leurs enjeux sont devenus autrement périlleux. La Fontaine était cependant mieux préparé qu’on ne croit à cette épreuve, grâce à sa familiarité avec Port-Royal. En 1656-1657, les Provinciales de Pascal avaient démontré comment, par un appel au « for interne » du public, qui prit de court le pouvoir politique et théologique, l’ironie alliée à l’art de plaire pouvait retourner l’opinion en faveur d’une parole indépendante et véridique. Les deux « poèmes » en faveur de Foucquet ont retrouvé, par d’autres voies de persuasion, la même audace, la même habileté, les mêmes canaux clandestins de diffusion et la même audience que les Provinciales. Ce n’est pas un hasard si ces deux poèmes élégants et courageux figureront en 1671 dans un recueil composé sous les yeux des Messieurs de Port-Royal. La cause de Foucquet est peut-être moins essentielle que celle de la grâce efficace : elle n’engage pas moins, face à un pouvoir tyrannique et trompeur, la résistance de la conscience libre et intègre, fidèle à sa vérité et inspirée par l’amitié. Il est vrai que, dans cette résistance, La Fontaine n’est pas plus un isolé, en 1661-1663, que Pascal ne l’avait été en 1656-1657. Il est l’interprète de tout un courant souterrain de solidarités autour du Surintendant en péril de mort. Il se sait soutenu ; il n’a rien du « poète maudit » ; son courage, sa fidélité, autant que son talent, sont dès lors récompensés par l’admiration et l’estime, même des ennemis de Foucquet.
Ses alliés ne l’oublient pas plus qu’il ne les a trahis. En 1664, La Fontaine entre dans la Maison de la duchesse d’Orléans, veuve de Gaston, et il reçoit d’elle un brevet de gentilhomme. La famille de Bouillon (alliée à Gaston au temps de Richelieu et pendant la Fronde des princes) a certainement favorisé cet honneur, et répondu ainsi au refus de Colbert d’inscrire La Fontaine sur la liste des écrivains pensionnés par le roi. La Fontaine n’est pas Pascal. Il n’est pas non plus Voltaire. Il n’a ni la véhémence métaphysique de l’un, témoin de la vraie foi, ni le cynisme et l’insolence de l’autre, journaliste virtuose des Lumières. Mais à sa manière douce et inflexible, il n’en est pas moins, après 1663, un des « résistants » de la France de Marot et de Montaigne à la servilité des belles-lettres demandée par Colbert. Il a pour lui toute une France qui, même après la défaite de la Fronde et le nouvel exemple de sa toute-puissance donné par le roi en 1661, n’accepte pas sans arrière-pensées l’ordre nouveau. Les Bouillon, les Condé, les Conti, les Guise, les Vendôme, ne marchanderont pas au poète leur sympathie et leur appui ; même dans l’entourage immédiat du roi et dans son haut personnel diplomatique, les Mortemart, les Barillon, les Bonrepaux, le traiteront en prince de l’esprit. Lui-même, avec une remarquable faculté d’adaptation, a vite compris après 1661 que le meilleur substitut à la faveur du Surintendant vaincu était la faveur du public, qu’il s’est employé à conquérir avec un instinct très sûr du succès et de l’opportunité. Il a pu ainsi témoigner à la fois pour l’humanitas de Térence et de Lucrèce et pour la compunctio cordis d’Augustin, sans jamais céder sur l’essentiel, mais sans jamais provoquer non plus, inutilement, ni l’autorité légitime du roi, ni celle de l’Église.
Il arrivera même à ce prétendu « paresseux », lorsqu’il jugera que la mode intellectuelle cartésienne menace cette humanitas dont il s’est fait le poète, de prendre parti avec une superbe éloquence. Le Discours à Madame de La Sablière24, dans la querelle de l’âme des animaux, prodrome de la querelle des Anciens et des Modernes, est un acte aussi ferme que l’avaient été, dans la querelle politique entre liberté et arbitraire des années 1661-1663, ses admirables plaidoyers poétiques en faveur de Foucquet. Le « papillon du Parnasse » ne manque pas d’esprit de suite. Dans les deux cas en effet, les enjeux étaient analogues. Pénétré de christianisme augustinien, l’épicurisme de La Fontaine est capable de témoignage. Cet amoureux du bonheur et de la solitude, ce prudent, ce doux poète, sait en réalité faire preuve d’une parfaite intégrité et d’un rare courage d’esprit, que ses « débauches », réelles ou légendaires, ne corrompent pas : il est un bon exemple de cet « art d’écrire en temps de persécution » dont parle Léo Straus. Il n’est pas exagéré de dire que, sans forfanterie, comme Montaigne, il a contribué à dessiner dans nos Lettres un modèle d’indépendance prudente, mais au fond inflexible.
La légende du « bonhomme », qu’il a sans doute lui-même alimentée, car elle le servait, n’est pas seulement démentie par l’œuvre, qu’il faut apprendre à lire entre les lignes, mais par les portraits que les plus grands peintres de son temps, Mignard, Rigaud, Largillière, ont laissés de lui. Un portrait jusqu’ici inédit (collection privée), et qu’a révélé l’Exposition du tricentenaire de la Bibliothèque nationale, est le chef-d’œuvre de Largillière : il peut être daté des tout derniers mois de la vie du poète. C’est déjà Voltaire par la puissance d’ironie qui émane de ces traits plissés de vieillard, et du sourire qui s’y esquisse, mais c’est un Voltaire dont les yeux limpides et profonds comme ceux d’un enfant révèlent une toute autre humanité, imprégnée d’étonnement, que celle du roi de Ferney.
Écarté de la cour, des honneurs et des récompenses officielles, mais soutenu en privé par un réseau nombreux d’amitiés littéraires, mondaines et même ecclésiastiques, La Fontaine, après 1663, a appris que la faveur du public et l’entregent des libraires peuvent lui rendre légère la défaveur royale. Son premier vrai succès, après celui, tout anonyme, des poèmes en faveur de Foucquet, est un petit opuscule publié en 1664, contenant deux contes en vers imités de Boccace et de l’Arioste, Le Cocu battu et content et Joconde. Il est bientôt suivi du premier recueil des Contes et nouvelles en vers, accueilli avec autant d’empressement, et, deux ans plus tard, d’une Deuxième partie. La grâce et la vivacité de ces récits, qui appartenaient depuis la Renaissance, dans leur langue originale, l’italien, au trésor indivis des Lettres européennes, en font maintenant un véritable manifeste du goût français, et d’une élégance rouée qui fait paraître provinciaux et paysans les originaux toscans. La Fontaine prend ainsi au piège même les idéologues de la cour, qui doivent admettre que le poète « illustre », quoique dans un genre mineur, la langue du roi et la supériorité de son règne. La Fontaine n’en fait pas moins passer un message de « gai savoir » qui oriente plutôt vers le bonheur que vers la grandeur.
On a fait aux Contes une réputation lascive. En réalité, repris en français d’un ancien fonds de récits d’origine humaniste, ils appartiennent à la même veine que la traduction-adaptation de L’Eunuque de 1654. Ils évoquent les jeunes gens, les jeunes femmes, les entremetteurs, personnages obligés de la comédie antique, et ils leur adjoignent les nonnes et les moines jeunes ou vieux que les conteurs de la Renaissance avaient ajoutés au personnel des récits comiques. La grande affaire de tous ces personnages, laïcs ou clercs, est l’aventure ou la possession amoureuse, toujours semée d’obstacles. Loin de chercher à « exciter les passions », ces contes les conjurent au contraire, en associant les choses du sexe au rire, à la drôlerie, et en les purifiant de toute cette dangereuse gravité que leur prêtent les cagots. C’est une homéopathie morale plus sûre que la véhémence des prédicateurs ou les précautions inutiles des directeurs de conscience sévères : elle est aussi plus efficace. L’Elvire, de Tartuffe (1669), autant que Mme de Sévigné, qui n’était pas prude, était faite pour prendre plaisir aux Contes de La Fontaine, et y trouver une agréable récréation à sa vertu aimable. Le naturel chrétien du XVIIe siècle, même s’il était prétexte aux vertueuses indignations des Madame Pernelle, s’accommodait beaucoup mieux des réalités sexuelles que nous l’imaginons, conditionnés que nous sommes par l’écran du XIXe siècle victorien. L’imagination riante de La Fontaine, dans les Contes, n’est pas destinée à des saints, ni à des dévots zélés, mais à des laïcs qui cherchent dans les « lettres » une détente bénéfique, propice à l’équilibre de leur « humanité », et au sourire de leur « urbanité ». C’est l’esprit de Montaigne, et c’est aussi celui de François de Sales. Mettre de la grâce, de l’esprit, de la bonne humeur dans les affaires amoureuses n’est pas la moindre des « réussites de civilisation », en d’autres termes de cette « humanité » latine que le XVIIe siècle traduit par « honnêteté ».
La Fontaine ne dédaigne pas, au cours de la même période, de traduire en vers français les citations poétiques de La Cité de Dieu de saint Augustin, dont le texte en prose est l’œuvre du vieil académicien Louis Giry (1665-1667). Ce n’est pas « le grand écart » de Cocteau, ni « l’alternance » de Montherlant, mais le libre jeu d’une culture qui sait se déployer sur plusieurs registres. Ce jeu supérieur peut aujourd’hui nous paraître contradictoire. Pour La Fontaine et ses lecteurs, c’était un principe d’équilibre moral.
Avec la publication, le 31 mars 1668, du premier recueil des Fables choisies et mises en vers, La Fontaine atteint à une célébrité déjà proche de la gloire. Les rééditions se succèdent à un rythme rapide. Les imitateurs se multiplient. D’autres recueils suivront, accueillis avec la même universelle faveur. C’est alors que, dans le sillage de ce triomphe qui le protège, La Fontaine se met à publier, sous son nom, des poèmes qu’il avait composés pour Foucquet, et qu’il maquille légèrement : Adonis (1669), l’Élégie et l’Ode au Roi (1671), les fragments du Songe de Vaux (1671)25. À cette escadre de poèmes qui datent des années 1658-1661, La Fontaine donne pour navire-amiral Les Amours de Psyché et de Cupidon26, un vaste prosimètre (alliance de prose et de vers) qui porte à sa perfection, en l’honneur de Versailles et de Louis XIV, un projet que Le Songe de Vaux, commandé par Foucquet et consacré au château du Surintendant, avait laissé en chantier.
Le Songe pour Foucquet était resté en 1661 à l’état de fragments effilochés. Les Amours de Psyché, racontées dans les jardins de Versailles, château préféré de Louis XIV, sont une seconde épreuve de la même œuvre, mais cette fois méditée à loisir, parfaitement disposée et achevée. La tragédie de Foucquet a donné au génie de La Fontaine une nouvelle vigueur. Dans Les Amours, deux narrations, dans des temps différents, s’entrecroisent : le récit d’une promenade et d’une conversation contemporaines, parmi les merveilles récemment rassemblées dans son parc par un roi qui veut affirmer sa supériorité sur le Surintendant déchu et sur Vaux ; le mythe de Psyché, raconté par l’un des quatre amis en promenade dans le parc royal. Cette vigueur narrative (fable, mythe et narration sont synonymes) manquait aux fragments descriptifs épars du Songe. Les thèmes sous-jacents sont les mêmes que ceux du conte de Joconde, publié quatre ans plus tôt : l’amitié et l’amour. La douce et stable amitié qui lie les quatre promeneurs contraste avec les tourments et les aventures des deux amants du mythe, que La Fontaine a repris et amplifié de l’Âne d’or d’Apulée et de l’Adone de Marino. Mais, à l’intérieur du récit des Amours de Psyché et de Cupidon, le poète dessine, d’épreuve en épreuve, la maturation d’une passion mêlée d’abord d’amour-propre et privée d’intelligence, en une amitié passionnée et fidèle. Le couple de Psyché et de Cupidon rejoint ainsi, dans son ordre propre, l’état supérieur et stable que connaissent, dès le départ, les quatre amis. Dans Joconde aussi, les deux amis issus du Roland furieux découvrent au bout de nombreuses expériences décevantes que leur mariage, qu’ils avaient cru détruit et qu’ils avaient fui pour courir les aventures, est en définitive un port heureux qu’ils avaient méconnu. La sagesse, qui pourvoit au moins mauvais usage possible du temps et des passions, peut donc mûrir avec l’expérience et les réflexions qu’elle inspire. Les Amours de Psyché ont beau se dérouler dans les jardins préférés de Louis XIV, et en célébrer les beautés, leur singulière musique oriente l’esprit loin de la cour du Roi-Soleil, de ses fastes politiques et militaires et même des liaisons officielles du roi. La musique bien tempérée du poète célèbre la paix, le loisir, la culture des arts, et une quête des vraies délectations, qui sont d’ordre privé et intime. Rien qui doive offenser le roi et son ministre Colbert : dans Les Amours, toutes les apparences sont en faveur de Versailles et de son triomphe sur Vaux. Mais un décalage subtil de ton et de thèmes place ce prosimètre à l’écart de la littérature officielle de glorification royale. Ce décalage suffit à dénoncer en creux la vanité du grand théâtre officiel ; il fait descendre le lecteur vers sa propre humanité secrète, dont il soutient le libre épanouissement. Rarement le défi de la poésie à l’abstraction de la parole publique et de la gloire officielle aura été formulé avec autant de tranquille et douce fermeté, qui laisse percer une imperceptible et intransigeante ironie : cette ironie vient de loin. La Fontaine est l’interprète d’une science des choses de l’amour qui, par delà Pétrarque, remonte à la Provence.
En 1671, l’auteur des Fables publie une « comédie » en un acte, Clymène27, et quatre Élégies28.
Clymène est certainement l’œuvre de La Fontaine la plus négligée par la critique. C’est pourtant son Art poétique, auprès duquel celui de Boileau fait l’effet d’un lourd et banal pastiche scolaire. Il faut attendre Baudelaire pour retrouver une intelligence aussi profonde du paradoxe des lettres françaises : héritières d’une très ancienne tradition latine, romane, gothique, humaniste, mais d’autant plus anxieuses de nouveauté. La « clarté française » est elle-même un oxymore de la persuasion, une coïncidence des contraires : ruse de vieillard très expérimenté, et évidence « naïve » qui la voile de jeune lumière. L’action allégorique de Clymène met en scène Apollon et des Muses, parmi lesquels se présente un poète amoureux, Acante. Le jeune dieu de la poésie est travaillé par une double fatigue de vieux civilisé blasé : fatigue d’une tradition de lyrisme amoureux usée par la répétition et la variation, et qui ne sait plus surprendre ni émouvoir (« Il me faut du nouveau, n’en fut-il plus au monde », dit-il, ce qui préfigure le « Tout est dit et l’on vient trop tard », de La Bruyère) ; fatigue encore plus grave d’une sensibilité émoussée de jeune vieillard, qui ne se fait pas d’illusion sur les pièges du langage, ni sur les masques qu’il autorise (« Ce qu’on n’a point au cœur, l’a-t-on dans ses écrits ? »). Une mélancolie d’automne dévalue l’étoffe même de la poésie, les dieux antiques, les Fables, et laisse présager un hiver définitif de l’art :
Je ne regarde pas ce que j’étais jadis,
Mais ce que je serai quelque jour, si je vis.
Nous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps où l’univers
Ne se souciera plus ni d’auteurs, ni de vers,
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne29.
La « modernité », au sens où l’entendra Baudelaire, est déjà là : la conscience d’une usure du langage, et d’une difficulté à « éveiller dans les cœurs une complaisance secrète » par son entremise. Le lyrisme, menacé de gel par ses propres conventions, est desséché par un intime soupçon. La Fontaine tournera, dans l’Épître à Huet, en douce dérision le maître de lyrisme que s’était donnée sa naïve jeunesse :
Tous métaux y sont or, toutes fleurs y sont roses30.
Le style « héroïque » est devenu lui-même une industrie officielle. Il n’émeut pas plus que la « grande » musique dont l’État accompagne ses fastes militaires. Dans l’épître À M. de Niert, La Fontaine écrit de Louis XIV :
Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur.
La guerre fait sa joie et sa plus forte ardeur ;
Ses divertissements, ressentent tous la guerre :
Ses concerts d’instruments ont le bruit du tonnerre,
Et ses concerts de voix ressemblent aux éclats
Qu’en un jour de combat font les cris des soldats31.
Le langage de l’amour, comme celui de la grandeur, sont maintenant menacés en français de sonner creux. Dans Clymène, les Muses s’efforcent en vain de rassurer Apollon en rivalisant de virtuosité. Seul Acante, le berger amoureux, dément la mélancolie du dieu de la Poésie en prouvant que la parole poétique peut encore persuader une femme aimée qui résiste.
Il faut comprendre les Élégies sur le fond des questions posées dans Clymène. Ce sont des récapitulations d’une immense tradition de lyrisme amoureux, qui remonte à Catulle et qui s’achève avec Tristan, en passant par Marot, Pétrarque et Marino. Ce sont des jeux littéraires savants. Ils réussissent cependant à faire surgir des accents singulièrement personnels et inédits :
Me voici rembarqué sur la mer amoureuse,
Moi pour qui tant de fois elle fut malheureuse32.
Cet art très ancien, comme la « rose d’automne plus qu’une autre exquise » de Malherbe, peut encore retrouver la « seconde simplicité » du « naturel » parce qu’il a renoncé à toute illusion de naïveté. C’est le chant du cygne de La Fontaine poète lyrique, qui a su mieux que personne, et avant tout le monde, que l’heure sceptique du lyrisme et de la grande poésie était arrivée en France. Ce poète très adulte a découvert la vieillesse d’une littérature, quand tout le monde célébrait en France la jeunesse d’un roi.
Cette poétique de crise éclaire aussi l’entreprise des Fables. Celle-ci suppose que le lyrisme et la poésie « héroïque » n’émeuvent plus vraiment, mais que par ailleurs le comique bienveillant des Contes n’épuise pas les ressources profondes dont le poète lui-même se sait possesseur. Les apologues ésopiques, les fables avec un petit f, investis par une énergie poétique en déshérence du lyrisme et de l’héroïque, sont alors un moyen terme où le poète se retrouve, et où il retrouve pour la poésie un accès vivant au cœur du public. C’est un tour de force approprié à une époque « tardive », et à un poète très « adulte » qui a évalué en toute lucidité ses propres forces et la véritable situation de sa langue et de son art.
La Fontaine, en se lançant dans l’aventure des Fables, a donc accepté de descendre pour mieux s’élever. Les poussées de lyrisme, brèves mais admirables, dont les Fables sont l’occasion (Les Deux Pigeons, Le Songe d’un habitant du Mogol), sonnent d’autant plus vrai qu’elles s’élancent d’en bas, et se détachent d’un coup d’aile sur un fond de réalisme prosaïque. La juxtaposition de brefs récits tragicomiques finit par composer un ensemble qui ne manque ni de grandeur ni de profondeur. Il a mérité au modeste fabuliste le titre de « notre Homère » : un Homère pour tard-venus.
Il ne faut pas cependant exagérer rétrospectivement le contraste entre la « bassesse » des apologues d’Ésope et l’éclat poétique (la clarté) dont La Fontaine les a parés et qui semble réfléchi dans le fameux : L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours (Le Héron). Il est bien vrai que le genre, porté par une ancienne et immense tradition scolaire et orale, pouvait sembler, plus que tout autre, usé jusqu’à la corde par la répétition. Il portait même aux extrêmes cette banalisation qui frappait La Fontaine dans la lyrique amoureuse comme dans les genres « héroïques » de son temps. C’est probablement cette rugosité de vieux tessons familiers à tout le monde, qui a attiré le poète et qui l’a mis au défi de les transfigurer en lampes. Mais cette transfiguration, il faut le reconnaître, avait déjà été amorcée avant lui, et s’il est vrai qu’il l’a portée au chef-d’œuvre, elle était pour ainsi dire « dans l’air ». Nul avant lui sans doute ne s’était fait un grand nom dans les Lettres modernes en habillant de vers les fables d’Ésope. Mais la parenté de ces fables avec les paraboles de la Bible et de l’Évangile avait déjà attiré l’attention d’un Marot (Épître à mon ami Lyon) et elle avait mobilisé l’intérêt des lettrés gallicans, jansénistes ou calvinistes, à la recherche d’une poésie « profane » accordée aux enseignements de l’Écriture sainte. On doit en effet à des érudits gallicans et calvinistes champenois, compatriotes de La Fontaine, les Pithou et les Nevelet, d’avoir découvert les Fables de Phèdre (un contemporain d’Auguste et d’Ovide), et d’avoir publié une somme d’apologues antiques et modernes, la Mythologia aesopica. On doit à l’un des Messieurs de Port-Royal, Louis-Isaac Le Maistre de Sacy, futur traducteur de la « Bible de Port-Royal », une version en français des Fables de Phèdre, qui connut deux éditions. Pour un poète tel que La Fontaine, ami de Port-Royal, et hanté par la crise de la poésie profane de son temps, ce n’était pas une mince séduction que ce genre très humble, mais illustré par un classique romain dont l’humilité avait même convenu à la parole de Dieu.
La théorie contemporaine des « langages mystérieux » (et notamment celle de l’emblème) englobait volontiers celle de l’apologue, parent profane des paraboles sacrées. Plusieurs éditions des apologues d’Ésope (avant celle des Fables de La Fontaine) adoptent la structure de l’emblème, alliant une image symbolique, une épigramme-sentence, et une exégèse en vers ou en prose de cette alliance entre gravure et inscription.
D’un côté, cela touchait au goût mondain pour l’énigme et la devinette ; mais cela rejoignait aussi les plus hautes spéculations des philologues et des théologiens sur l’exégèse allégorique des mythes antiques et sur celle des récits bibliques. Par son étroite association à l’art des emblèmes, l’apologue ésopique se trouvait transporté au cœur de la réflexion du XVIIe siècle sur le langage, sur son infirmité humaine et sur sa plénitude symbolique perdue, sur les diverses « écorces » sous lesquelles il peut dissimuler son impuissance et révéler malgré tout l’être et le sens des choses. La théorie de l’apologue que suggère La Fontaine lui-même dans la préface du premier recueil de ses Fables rencontre à la fois celle que proposait Le Maistre de Sacy dans sa propre préface de 1647 à la traduction des Fables de Phèdre, et la théorie de la fiction symbolique développée par un autre ami de La Fontaine, l’évêque Pierre-Daniel Huet, dans son essai De l’origine des romans, publié en 1670. Les trois textes méritent d’être rapprochés, pour mieux établir leur remarquable convergence :
On a cru autrefois, écrivait Le Maistre de Sacy, qu’Ésope avait été inspiré par Dieu pour composer [ses apologues], et même que Socrate, le plus sage des hommes, au jugement des païens, et le père de tous les philosophes, était l’auteur de ceux qu’on attribue [à Ésope]. Que ce genre d’écrire est presque le même que ces hiéroglyphes si pleins de mystère, qui ont été autrefois en usage parmi les sages de l’Égypte. Et que l’Écriture sainte elle-même n’a pas craint de se servir de quelques fables dans lesquelles elle fait parler non seulement les bêtes mais les arbres.
La Fontaine, dans sa préface de 1668, reprend entièrement à son compte les mêmes vues :
[Q]u’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’esprit, qui ne se rencontre dans l’apologue ? C’est quelque chose de si divin, que plusieurs personnages de l’Antiquité ont attribué la plus grande partie de ces fables à Socrate, choisissant pour leur servir de père celui des mortels qui avait le plus de communication avec les dieux. Je ne sais comment ils n’ont point fait descendre du Ciel ces mêmes fables, et comme ils ne leur ont point assigné un dieu qui en eût la direction, ainsi qu’à la poésie et à l’éloquence. Ce que je dis n’est pas tout à fait sans fondement, puisque, s’il m’est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la Vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la parabole est-elle autre chose que l’apologue, c’est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s’insinue avec d’autant plus de facilité et d’effet, qu’il est plus commun et plus familier ? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse nous fournirait un sujet d’excuse ; il n’y en a point quand des Abeilles et des Fourmis sont capables de cela même qu’on nous demande33.
La crise de la poésie profane, de ses conventions lyriques, de la grande mythologie qui soutient ses genres « héroïques », n’affecte donc pas au même degré l’apologue, langage mystérieux qui véhicule une sagesse d’origine divine. La difficulté de « se faire croire » dans une époque d’inflation oratoire et d’appauvrissement lyrique n’affecte pas au même degré un genre « commun » et « familier », capable de s’« insinuer avec d’autant plus de facilité et d’effet ». C’est cette région relativement indemne de la parole, commune aux sages de l’Antiquité, de l’Orient et à l’Écriture sainte, qu’explore à son tour, en philologue et en théologien, Pierre-Daniel Huet, qui publie son traité De l’origine des romans, deux ans après le premier recueil des Fables de La Fontaine, en 1670. Il écrit :
La théologie, la philosophie, et principalement la politique [des Anciens], sont toutes enveloppées sous des fables ou des paraboles. Les hiéroglyphes des Égyptiens font voir jusqu’à quel point cette nation était mystérieuse. Presque tout était déguisé chez eux, et ils avaient réduit en art leur coutume de s’exprimer par images. Leur religion était toute voilée : on ne la faisait connaître aux profanes que sous le masque des fables. […] Et ce fut sans doute de ses prêtres que Pythagore et Platon, aux voyages qu’ils firent en Égypte, apprirent à travestir leur philosophie et à la cacher dans l’ombre des mystères et des déguisements. […] L’amour (des fables) possède (les Arabes) depuis si longtemps qu’il a mérité d’être noté par un des prophètes de l’Ancien Testament. Ils ont traduit celles d’Ésope en leur langue, et quelques-uns d’entre eux en ont composé de semblables ; ce Lockman, renommé dans tout l’Orient, n’était autre qu’Ésope. […] Ces paraboles que vous avez vues profanes dans les nations dont je viens de parler ont été autorisées et sanctifiées par Dieu même. […] Il déclare dans la Sainte Écriture qui fait entendre sa volonté aux prophètes par des figures et par des énigmes. […] L’Écriture sainte est toute mystique, toute allégorique, toute énigmatique. […] Notre Seigneur lui-même ne donne presque point de préceptes aux Juifs que sous le voile des paraboles34.
Huet ne se contente donc pas d’ouvrir à La Fontaine le vaste domaine de l’Orient, où il puisera dans le second et le dernier recueil de ses Fables. Il dessine à la « langue mystérieuse » un plus vaste paysage que celui dont s’était contenté Le Maistre de Sacy : cette langue a ses racines dans la sagesse de l’Orient, sœur de la sagesse biblique, et elle a trouvé une confirmation éclatante dans les Évangiles. Il lui assigne dans les lettres contemporaines une vivace descendance profane : c’est le roman (et La Fontaine lui-même, en 1669, dans Les Amours de Psyché, s’est montré un maître très original du genre), ce sont aussi les livres d’emblèmes et de devises. Deux formes ignorées par les « poétiques » officielles. Pour Huet, héritier de la Renaissance, les « langages mystérieux » sont inséparables d’une « philosophie des images » : ils sauvegardent, en suspens dans la « modernité » prosaïque, un état supérieur et originel du connaître et du dire, qui passe par la fiction et par la représentation symbolique, plutôt que par l’analyse et le concept. C’est à cette doctrine que La Fontaine ne cessera de renvoyer dans ses Fables, comme par exemple dans Le Dépositaire infidèle :
Et même qui mentirait
Comme Ésope, et comme Homère,
Un vrai menteur ne serait.
Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité35.
En se lançant dans l’aventure des Fables, La Fontaine choisit donc de se situer à la fois à l’écart de la poétique officielle (dont Boileau en 1674 va réaffirmer les normes et les hiérarchies, qui ignorent délibérément le roman, l’apologue et l’emblème) et dans un registre marginal, mais dont il a senti la vitalité et la puissance secrète. Ce registre, d’autres que Le Maistre de Sacy l’avaient fait valoir avant lui. C’est notamment le cas de Jean Baudoin, mort en 1650, mais que La Fontaine a très probablement rencontré chez Valentin Conrart dans les années 1645-1650, puisque Baudoin appartenait à la première génération des académiciens français.
L’œuvre de traducteur et de médiateur de Jean Baudoin, dans le Paris du premier XVIIe siècle, est immense. Il préfigure à lui seul « l’atelier de traduction » des Solitaires. Il a fait connaître au public français qui ignorait les langues classiques et les autres langues européennes les ouvrages majeurs des historiens antiques, Salluste, Suétone, Tacite, ou d’historiens italiens contemporains, tel Davila, auteur d’une Histoire des guerres civiles de France, publiée à Venise en 1630. Il a introduit les œuvres du chancelier Francis Bacon en France, et il a traduit de nombreuses œuvres italiennes et espagnoles inspirées par la Contre-Réforme. Dans le domaine du langage symbolique, dont les Italiens du XVIe siècle avaient été les grands théoriciens, il a aussi joué un rôle d’intermédiaire et d’introducteur tout à fait essentiel. C’est bien à lui que beaucoup de contemporains de La Fontaine durent de pouvoir dire, comme le poète : « J’en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi. » En 1627, il donne une version française du chef-d’œuvre des mythographes italiens du XVe siècle, la Mythologie de Noël Conti. En 1636, il publie une traduction, qui va rester classique dans les ateliers de peintres et de graveurs français, de l’Iconologie de Cesare Ripa, le grand manuel du symbolisme et de l’allégorisme. Il avait ainsi introduit en France les deux répertoires majeurs du haut registre héroïque et anthropomorphe de la langue « mystérieuse », les figures allégoriques, les dieux et les demi-dieux, la Fable. Il fit le même travail pour le « bas », registre zoomorphe et dendromorphe, de cette même langue « mystérieuse », les fables, lorsqu’il publia, en 163136, avec la traduction des apologues d’Ésope par Pierre de Boissat (lui aussi futur académicien français), sa propre exégèse de ces récits chiffrés, sous le titre Discours moraux, philosophiques et politiques. Comme La Fontaine en 1668, il fait précéder ses fables-emblèmes de la Vie d’Ésope de Planude. Et comme La Fontaine, il introduit son recueil par une dédicace et une préface : la dédicace est adressée à l’ambassadeur de Venise à Paris, Morosini. La préface de Baudoin fait entrer les apologues ésopiques dans le cadre d’une théorie générale de la Fable, « langue mystérieuse ». Le succès de cet ouvrage fut tel que Baudoin en publia une seconde édition en 1649, un an avant sa mort, augmentée des apologues de l’humaniste italien du XVe siècle, Filelfe, traduits du néolatin. Le public français « mondain », grâce à Baudoin, était donc, dès les années 1630-1640, accoutumé à lire les apologues d’Ésope comme des emblèmes à trois compartiments : image symbolique, titre épigrammatique, exégèse narrative et allégorique. Le principe d’un renouvellement d’intérêt très vif pour les récits ésopiques était trouvé : arrachés à la routine de la répétition traditionnelle ou scolaire, les apologues d’Ésope se présentaient en français moderne comme des reviviscences neuves d’un langage très ancien, d’origine divine, et où l’on pouvait déchiffrer d’importants secrets de sagesse morale, philosophique et politique. Un ambassadeur, même vénitien, pouvait y trouver de précieuses leçons de conduite.
Le succès des Fables d’Ésope de Baudoin encouragea celui-ci à publier en 1638 un Recueil d’emblèmes divers, véritable anthologie empruntée à Alciat, à Bacon, et à d’autres auteurs humanistes, de cette « écriture mystérieuse » dont les apologues ésopiques constituaient l’une des rémanences. Pour m’en tenir à un seul exemple, le Discours LXVI s’intitule De la Concorde, ou de l’Union mutuelle. La gravure dont il fait l’exégèse représente, sur fond d’une bourgade, un tronc éventré d’arbre mort devant lequel s’affairent des fourmis. L’arbre, la fourmi sont des figures symboliques qui reviennent souvent dans les récits d’Ésope. Dans son Discours, Baudoin, citant des exemples ou des apophtegmes antiques, met en évidence la force invincible que la concorde civile donne aux cités, alors que la division les livre immanquablement à leurs ennemis. Le modèle de cette concorde, explique-t-il, est au-dessus de nous, dans la « merveilleuse harmonie » que Dieu a mise dans la Nature et dans le Corps humain. Mais un autre modèle, plus modeste, se propose au-dessous de nous, dans les mœurs des fourmis. Et Baudoin conclut par un poème :
Ceux que le Désordre et l’Envie
A séparés, comme Ennemis
Ne peuvent mieux régler leur vie,
Que par l’exemple des fourmis.
On leur voit partager entre elles
Leurs petits soins et leurs travaux.
Et de leurs peines mutuelles
Elles cueillent des fruits égaux.
C’est par un instinct de Nature
Que dans leurs logis souterrains,
Elles font pour leur nourriture
Un merveilleux amas de grains.
Comme avec une ardeur extrême
Elles travaillent en Été,
Nous en devons faire de même
Et détester l’Oisiveté.
Cette interprétation de la fourmi comme allégorie des vertus sociables semble contradictoire avec celle qui prévaut dans la fable ésopique de La Cigale et la Fourmi, où le même insecte apparaît sous un jour dur et égoïste. Mais la situation narrative étant différente, c’est alors une autre facette des vertus sociales de la fourmi qui apparaît : son sens de l’économie, son éloignement pour le bohémianisme oisif de la cigale. La richesse de ce langage symbolique lui permet donc de signifier les aspects les plus différents et apparemment contradictoires des réalités morales. Dans l’un de ses commentaires de fables, à propos du Laboureur et du Serpent, Baudoin met en évidence cette prégnance sémantique du langage symbolique, dont chaque élément révèle une face différente du réel, selon la séquence narrative et la situation à l’intérieur desquelles il est mis en œuvre.
Le serpent, écrit-il, n’est pas toujours le hiéroglyphe de la Prudence, comme le requiert le passage [de l’Écriture sainte] où il est dit : « Soyez prudent comme les serpents. »
La même Écriture nous apprend, dès les commencements de la Genèse, qu’il représente quelquefois l’ennemi de Dieu. Et aujourd’hui notre sage Ésope lui fait jouer un personnage aussi mauvais que le précédent, à savoir celui d’un ingrat.
La fascination qu’exerce alors la langue imagée et à double entente des emblèmes vient pour beaucoup de cette multiplicité de significations que peut prendre, selon la séquence narrative où elle s’inscrit, chacun de ses vocables symboliques. Ils permettent de penser et de dire brièvement et vivement, en toute « clarté », les contradictions humaines aussi bien que les mystères divins.
Au cours de la Régence d’Anne d’Autriche, la vogue des emblèmes, ancienne en France, est relayée et ravivée par la mode des devises. En 1645, Henri Estienne, sieur des Fossés, dédie à Mazarin un traité intitulé De l’art de faire des devises, où il est traité des hiéroglyphes, symboles, emblèmes, énigmes, sentences, paraboles, revers de médailles, armes, blasons, cimiers, chiffres et rébus, avec un traité de rencontres ou mots plaisants (Paris, J. Paslé).
Un tel ouvrage, qui prend en écharpe toutes les conventions classiques, noue en une chaîne continue la langue sacrée des trois révélations, à laquelle se réfèrent Louis-Isaac Le Maistre et Pierre-Daniel Huet, l’emblématique des humanistes de la Renaissance, les devises héroïques, et les jeux d’esprit ou de mots dont se nourrit la conversation ingénieuse des mondains. L’Art des devises d’Henri Estienne est la meilleure introduction à l’univers imaginatif et symbolique qui prévaudra dix ans plus tard dans l’entourage de Nicolas Foucquet, dans le salon et dans les romans de Mlle de Scudéry. Ce goût ingénieux favorise aussi la réception par les mondains des Fables de Phèdre publiées deux ans plus tard, en 1647, par Le Maistre de Sacy.
Dans son chapitre premier, consacré aux « Hiéroglyphiques », Estienne évoque cette « philosophie cachée exprimée par lettres qu’ils [les Anciens Égyptiens] nomment hiéroglyphiques, c’est-à-dire des notes et figures d’animaux qu’ils adorent comme des dieux, dont nous prouvons l’antiquité de cette science qui a eu Moyse pour disciple ».
En 1649, le jésuite Le Moyne est donc à la pointe de la mode dans le recueil, qu’il publie cette année-là, de Devises héroïques et morales (Paris, A. Courbé).
Cette mode des devises, qui a fait fureur pendant la Fronde, trouve un aliment nouveau dans la gloire naissante du jeune Louis XIV, qui se manifeste d’abord sur le mode pacifique et magnifique des fêtes, ballets, carrousels et Entrées royales de l’après-Fronde. Le roi fait alors assaut de devises héroïques avec les grands seigneurs de sa cour.
J’ai parlé jusqu’ici d’emblèmes et d’emblématique. C’est le moment de distinguer l’emblème de la devise. L’un et l’autre genre appartiennent au même langage mystérieux, dont les origines, selon la plupart de leurs théoriciens, remontent à la plus haute antiquité. Même si leur forme moderne a été arrêtée dans l’Italie de la Renaissance, l’emblème avait une généalogie immémoriale, comme l’apologue ou la parabole ; la devise, parente de l’héraldique médiévale, avait un caractère plus moderne et plus mondain. La devise, cependant, comme l’emblème, associe une image symbolique, peinte ou gravée, à une épigramme ou à un mot (motto). Elle se réduit volontiers à ces deux éléments, à première vue disparates, mais dont l’alliance fait sens. La devise se prête elle aussi, à tout le moins dans les recueils imprimés, à une exégèse en prose, et elle retrouve alors les trois compartiments de l’emblème. On peut tenter malgré tout de distinguer nettement les deux genres en spécifiant leur vocabulaire symbolique : mais c’est une tentative désespérée. Les mêmes objets et les mêmes êtres peuvent apparaître à titre de symboles dans les emblèmes ou dans les devises. On peut toutefois suggérer que la devise porte plus volontiers sur un objet isolé chargé de sens symbolique (le joug, le puits, le rocher battu des flots, chez Paul Jove) ou sur un animal ou une plante isolés (le chêne chez le P. Le Moyne, la couleuvre de Colbert, l’écureuil de Foucquet), un peu comme dans le langage héraldique. Le corps des emblèmes porte plus volontiers sur une action, et à plus forte raison sur un récit, impliquant plusieurs personnages, animaux, végétaux ou humains, comme c’est le cas dans les fables ésopiques, et dans les paraboles. En réalité, c’est moins dans l’ordre des signifiants, de leur vocabulaire et de leur syntaxe, que dans celui du signifié, qu’il faut chercher la vraie frontière entre emblème et devise. L’emblème, comme l’apologue et la parabole, fait connaître sous son voile allégorique des orientations morales de portée universelle ; il s’adresse, pour l’éclairer sur lui-même, à la nature humaine en général. Ces orientations morales sont éternelles, elles viennent d’une source divine ou naturelle supérieure aux individus et aux nations transitoires. Alors que la devise, sous le voile du pictogramme réuni à une épigramme (ou à un mot), résume un dessein vertueux (impresa) qui caractérise une âme héroïque. La devise a beaucoup de parenté avec le portrait individuel, et même avec le portrait idéal ou idéalisé. L’emblème n’est le portrait de personne en particulier, mais bien plutôt le portrait impersonnel d’une des facettes de la nature humaine ; il n’en propose pas une image idéale ou idéalisée : au contraire, insistant sur les faiblesses, les erreurs et les folies de l’homme en société, il enseigne, par le « connais-toi toi-même », ces voies de la piété, de la prudence et de la sagesse où la Providence et la Nature veulent guider les moins aveugles.
La devise, langage des « héros » et de ce qui les rend singuliers, a donc une origine et une vocation quelque peu narcissiques et panégyriques. Elle participe volontiers du climat euphorique dont la galanterie et la flatterie de cour ont besoin. L’emblème, en revanche, se propose de dégriser, de désillusionner, de ramener à la cruelle vérité humaine, pour mieux guider l’âme au milieu des périls et des pièges qu’elle rencontre sur son chemin pour la perdre. L’esprit de l’emblème est apparenté à celui des apologues d’Ésope et de Socrate, mais aussi des Psaumes et des paraboles évangéliques.
Les deux genres n’en sont pas moins contigus, ne serait-ce que par leur commune origine prétendument hiéroglyphique, par leur commune appartenance aux « langages mystérieux », et même par leur structure sémantique. Les emblèmes de l’Imago Primi Saeculi Societatis Jesu (1640), par exemple, sont aussi des devises qui tracent un portrait idéal et collectif des jésuites. Les deux genres ont donc tendance à fusionner, et, lorsqu’ils fusionnent, c’est plutôt au profit de l’art glorifiant des devises héroïques. Cet art, dont les jésuites en 1640 avaient fait un si pompeux usage pour célébrer leur Société, était tout désigné pour faire connaître au monde les « grands desseins », et la « grande âme » de Louis XIV, et pour les faire admirer dans une forme à la fois éblouissante et piquante.
Après la chute de Foucquet, après la déclaration publique selon laquelle désormais Louis XIV gouverne seul, la devise devient une sorte de privilège royal, elle n’est plus seulement un jeu d’esprit ornant les fêtes et les ballets de cour : elle devient un langage d’État, autoportrait et autobiographie à facettes du roi. Colbert organise, en faveur de l’exaltation publique du chef d’État absolu, une véritable industrie officielle de la devise héroïque. Dès 1662, le roi adopte officiellement une devise pour son règne, la fameuse image symbolique solaire accompagnée du motto : Nec pluribus impar [Il n’est pas incapable, comme le soleil, d’éclairer plusieurs mondes]. Les jésuites, grands spécialistes des « langages mystérieux », et qui ont vite oublié leur ancien élève Foucquet, joignent leurs efforts à ceux de Colbert pour spécialiser la « devise héroïque » dans la publicité et le panégyrique du Roi-Soleil.
En 1665, le P. Le Moyne publie un Art de régner (Paris, S. Cramoisy), immense recueil d’emblèmes moraux et politiques qui ont tendance à être aussi des devises, célébrant les vertus singulières et la profonde sagesse politique du roi. L’année suivante, il publie un Art des devises, où les devises du roi se taillent maintenant la part du lion. Dès 1659, le jésuite lyonnais Claude Menestrier avait montré la voie en publiant Les Généreux Exercices de Sa Majesté ou la montre paisible de la valeur représentée en devises ou en emblèmes. Enivré de dévotion envers le roi, il publiera en 1679 La Devise du roi justifiée avec un recueil de 500 devises faites pour Sa Majesté et pour toute la famille royale.
Le P. Menestrier, auteur de recueils de devises, fut aussi un grand théoricien et praticien de l’emblème. Il s’est efforcé d’en maintenir l’autonomie en face de la devise. Mais il se laisse lui-même volontiers aller à la confusion entre les deux genres.
Il est assez saisissant de voir un autre auteur de devises royales, Chaumelz, qui publie en 1667 un portrait-oraison funèbre d’Anne d’Autriche par les devises, insister sur la modernité du genre, nettement détaché de l’antique fonds sacral des « langages mystérieux » et opposé à l’emblème. Dans la préface de son recueil, Chaumelz pouvait en effet écrire :
L’Art des Devises est une profession libérale et ingénieuse que la première Antiquité n’a point connue, et que nous ne tenons ni de la vieille Athènes ni de la vieille Rome. La fable, l’énigme, l’emblème, l’hiéroglyphique qui sont des expressions morales et qui tiennent toutes quelque chose de la devise, ont été en crédit parmi les hommes de cet âge-là, mais la devise réglée et instruite de toutes ses parties est un caractère [nous disions : un langage] qui est tout de notre siècle. Les maîtres qui lui ont donné les premiers traits et qui l’ont élevée en son enfance nous l’ont laissée fort défigurée et fort indigeste, les modernes l’ont polie, et lui ont donné sa dernière façon : c’est la langue des hommes importants, le héraut des hautes entreprises, c’est l’âme des blasons, des drapeaux, des bannières ; c’est l’esprit des médailles, des arcs de triomphe et des obélisques, elle a les frontispices au Louvre, et les premiers rangs aux tournois, elle se trouve toujours placée en gros cadeaux sur toutes les pièces destinées à l’appareil de la profession martiale, et comme les Princes ne se servent de la voix que pour prononcer des oracles, et qu’ils affectent cette taciturnité majestueuse ou cette brièveté de parler impériale que Tacite loue tant, et ils se plaisent à faire entendre leurs grands desseins et d’expliquer leurs sentiments les plus héroïques par la devise, qui est une éloquence muette et un silence disert, qui est une de ces beautés qui irritent la curiosité sous le voile, et qui pour être comme la rose du Tasse, à demi-cachée sous l’enveloppe de ses feuilles, n’a pas moins de grâce que si elle était épanouie et qu’elle se montrât tout entière :
Che mezzo aperta ancora e mezzo ascosa
Quanto si mostra men, tanto è piu bella37.
Sous l’autorité de Colbert, une tension sourde, mais inévitable, malgré les efforts conciliateurs du P. Le Moyne et du P. Menestrier, devient sensible entre la devise, et plus en plus spécialisée dans le portrait panégyrique de la personne royale, et l’emblème, qui décline des vérités trop expérimentales pour être toujours conciliables dans l’actualité avec la version affichée et toujours sublime des motifs et des actes de Louis XIV. Cette tension est encore plus vive lorsque l’emblème se conjoint avec l’apologue, qui véhicule une sagesse pérenne, méfiante envers les prétentions et les ruses de l’orgueil humain. En 1664, le duc de La Rochefoucauld laissait publier anonymement ses Maximes et Réflexions diverses. Cet ancien Frondeur avait écrit des emblèmes tronqués, allégés de leurs images symboliques. Mais ses épigrammes morales, qui ont parfois la brièveté de l’inscription, ont, comme les emblèmes, une portée universelle : elles rappellent les hommes à la modestie, elles leur démontrent la vanité de leurs vertus affichées et de leurs passions trompées et trompeuses ; elles invitent à une vigilance ironique envers les prétextes dont se parent les prétendus grands hommes. On lit par exemple dans les Maximes, et c’est une critique indirecte contre le déluge des devises attribuées au roi :
Ces grandes et éclatantes actions qui éblouissent les yeux sont représentées par les politiques comme les effets de l’humeur et des passions38.
À deux reprises, dans ses Fables, La Fontaine rendra un éclatant hommage à La Rochefoucauld, qui pourtant est en disgrâce et vit à l’écart de la cour. Dès le premier recueil, la fable XI, L’Homme et son image, est dédiée au duc. Elle fait la satire de Narcisse, qui cherche partout des miroirs pour se voir en beau, mais qui redoute le canal « formé par une source pure », où il se connaîtrait tel qu’il est vraiment :
Notre âme [conclut La Fontaine] c’est cet Homme amoureux de lui-même ;
Tant de miroirs, ce sont les sottises d’autrui ;
Miroirs de nos défauts les Peintres légitimes ;
Et quant au Canal, c’est celui
Que chacun sait, le Livre des Maximes39.
Les Fables de La Fontaine sont des apologues-emblèmes dont le message mystérieux s’adresse au for intérieur de tous sans exception, et sans épargner le roi, ses ministres et sa Cour. C’est une œuvre de moraliste qui étudie, à la lumière d’une expérience millénaire, celle d’Ésope rajeunie par la sagesse de Charron et de Gassendi, la nature humaine, et notamment dans ses manifestations politiques. Les Fables sont du même côté que les Maximes, du côté des spectateurs déniaisés de la comédie du monde et des rodomontades d’État. Elles sont ainsi, elles aussi, en sourde polémique contre l’univers officiel des devises, et contre la monopolisation par l’État royal, pour voiler les vrais ressorts de sa politique, de la mythologie et des allégories héroïques.
On assiste ainsi, dans les années qui suivent la chute de Foucquet, à une lutte, inégale en apparence, entre l’utilisation officielle, à fins de propagande et de panégyrique, du langage mystérieux de la Fable et des fables, des devises confondues avec les emblèmes, et le poète moraliste qui ravive l’innocence et la verdeur de l’antique langage mystérieux pour faire passer auprès d’un vaste public (mais qui le lit et le goûte en privé) son message d’ironie, d’humilité et de lucidité. Cette lutte feutrée, qui donne aux Fables de La Fontaine leur suprême piquant de Fronde morale voilée et cryptée, a certainement été perçue par les plus avertis des lecteurs du poète, et n’a pas peu contribué à leur succès.
Il ne faudrait pas croire en effet que Colbert, Perrault, les poètes et les artistes qui travaillaient au service de l’État et pour la gloire personnelle du roi, étaient de médiocres sycophantes. Ils voulaient mobiliser toutes les formes et toutes les forces des Lettres et des Arts pour faire briller, au-dessus de l’horizon mondial, l’astre royal, ils en avaient les moyens, ils en avaient aussi les talents. Ils connaissaient de l’intérieur tout ce qui avait fait le prestige de Foucquet et avant Foucquet, des pontifes et des princes de la Renaissance. Ils étaient bien décidés à le réemployer, avec encore plus d’éclat et à plus vaste échelle, pour construire le suprême prestige du roi de France. La Fontaine, comme La Rochefoucauld, est l’un des rares talents français laissés à l’écart de cette mobilisation générale, et qui ont pu s’offrir le luxe rare de la voir et de la faire voir avec un ironique détachement. Ésope était un excellent masque pour La Fontaine et pour son ironique sagesse. La fable-emblème était une forme attrayante et ingénieuse pour faire passer son message sans la moindre provocation, et le faire entendre par ses véritables destinataires sans que les lecteurs privés d’une oreille fine fussent inquiétés ni déçus.
Mais cet exercice de haute école de la liberté intérieure avait affaire à très forte partie. Du côté de la cour, on savait les attraits d’Ésope et de sa sagesse emblématique. Un Perrault, qui avait été l’un des écrivains protégés par Foucquet, un Chapelain, qui était l’un des plus subtils et savants critiques littéraires de son temps, mettaient à la disposition de Colbert, en passant à son service, une intelligence des lettres qui savait ne rien laisser au hasard. L’un et l’autre avaient observé le succès qu’avaient connu, en 1647, la traduction des Fables de Phèdre par le janséniste Le Maistre, et, en 1649, la réédition des Fables d’Ésope du traducteur Baudoin. Ils connaissaient l’attrait du public français pour les emblèmes moraux. Ils avaient aussi pu constater, en 1659, l’accueil que ce public avait réservé aux Fables tirées d’Ésope et d’autres auteurs publiées sous forme d’emblèmes par Raphaël Trichet du Fresne.
Raphaël Trichet du Fresne (1611-1661) avait successivement servi Gaston d’Orléans, Christine de Suède et Nicolas Foucquet. À Rome, il s’était lié étroitement à Nicolas Poussin, et, en 1651, il avait publié à Paris, avec des illustrations gravées d’après des dessins de Poussin, le Traité de la peinture de Léonard, dans une version que détenait le patron romain de Poussin, Cassiano dal Pozzo. Ce connaisseur d’art était aussi un esprit pénétré de piété. Il a traduit et publié des traités italiens de théologie de la Croix, et il a écrit un Éloge de Jérôme Maggi, martyr des Turcs à Constantinople, dédié à Nicolas Foucquet. Son exégèse des Fables d’Ésope porte la marque d’une spiritualité catholique romaine résolument hostile à l’idéalisation de l’État séculier et au machiavélisme politique. Elle reflète une « philosophie des images » aussi peu courtisane que possible, et qui pouvait paraître subversive à un Colbert. L’apologue, dans le recueil de Fables de Trichet du Fresne, s’inscrit dans la tradition formelle, mais aussi morale, de l’emblématique chrétienne, codification « mystérieuse » d’un savoir d’origine divine et sans illusion sur la perversité morale et politique de l’homme en société40.
Les inscriptions portées par Trichet du Fresne sous les gravures de son recueil reflètent la « philosophie des images » qui prévalait dans la République des Lettres franco-italienne après la Fronde, et qui avait l’approbation de Nicolas Foucquet. Elles n’auraient pu être publiées sous une forme aussi tranchante dix ans plus tard lors de la disgrâce du Surintendant. La première fable, Des Oiseaux et des Animaux à quatre pattes, porte l’inscription suivante, vraiment prophétique :
C’est la coutume des esprits lâches, de suivre le parti de la fortune, sans avoir aucun égard à l’honneur ni à leur devoir.
Ou encore, cette inscription au-dessous de la gravure de la fable Du Lion allant à la chasse avec quelques autres Animaux :
La force a fait de tout temps la loi à la raison, c’est elle qui corrompt la royauté, lorsqu’elle est mal employée, et la fait le plus souvent dégénérer en tyrannie.
Le langage mystérieux des Fables d’Ésope, tel que l’interprète Raphaël Trichet du Fresne, enseigne une liberté d’esprit et une indépendance de jugement qui étaient bien accueillies dans les petites cours lettrées dont il avait été l’obligé, celle de Gaston d’Orléans ou celle de Christine de Suède. Elles ne convenaient plus du tout à la cour du Roi-Soleil. Ces Fables de Trichet du Fresne préludent à celles de La Fontaine, qui enseignent une « philosophie des images » beaucoup plus ironique, mais non moins prévenue, au fond, contre toute idéalisation servile propre au panégyrique de cour.
Nous sommes, avec les Fables de Trichet, aux antipodes des Devises héroïques et de leur éloge systématique du roi. Ésope est-il donc destiné à incarner l’opposition des esprits libres à l’esprit courtisan ? Ce serait sous-estimer l’intelligence et l’habileté des architectes de la gloire royale. De même que la Fable (les mythes et les allégories tirées d’Ovide) a été mobilisée pour orner le grand spectacle du Roi-Soleil, les fables (les apologues animaliers d’Ésope), à leur place et à leur rang, ont été elles aussi convoquées. Il y a sous Louis XIV un Ésope de cour, comme il y a un Ovide de cour. Le langage emblématique des apologues ésopiques, fusionné habilement avec le langage panégyrique des devises héroïques, est entré lui aussi dans la grande entreprise de célébration de l’État et du roi. En décalage avec cet Ésope de cour, l’Ésope de La Fontaine, fidèle à l’Ésope de Le Maistre de Sacy et de Trichet du Fresne, en accord intime avec les Maximes de La Rochefoucauld, poursuit une sourde polémique contre la version officielle, ornementale et vidée de son contenu d’antique sagesse, des emblèmes ésopiques absorbés par la « machine à gloire » moderne et royale.
Colbert, surintendant des Bâtiments du roi, et son contrôleur général Charles Perrault, sont les maîtres d’œuvre de cette « machine à gloire ». Perrault a été l’un des amis de Foucquet, mais comme le peintre Charles Le Brun, qui devait tout au Surintendant, il s’est rallié corps et âme en 1661 au vainqueur de Foucquet.
En 1663, Colbert nomme une commission de cinq membres de l’Académie française, la Petite Académie, ayant pour tâche de dessiner l’idée et d’inventer les inscriptions et les dessins des devises panégyriques du roi. Perrault est nommé secrétaire de cette commission. C’est lui qui conçoit le projet d’une série de vingt tapisseries des Saisons et des Mois de l’année et des Quatre Éléments, ornées dans leurs bordures de devises énumérant toutes les vertus de Louis XIV41. Le Brun fait les dessins, les peintres de son atelier exécutent les maquettes, sur lesquelles travaillent les lissiers des ateliers royaux de tapisserie, les Gobelins. La « machine à gloire » fonctionne à plein régime. Le grand miniaturiste Jacques Bailly est chargé à son tour de donner sur vélin sa propre version, destinée à l’usage personnel et à la collection du roi, des devises conçues par Perrault. Le graveur Sébastien Leclerc les transporte alors sur cuivre, et ces planches gravées sont diffusées dans le public ou offertes, reliées, aux princes de l’Europe. Bailly a pris trois ans, de 1664 à 1667, pour achever son splendide recueil de miniatures, un des derniers, sinon le dernier, grands chefs-d’œuvre de cet art médiéval. Dans les encadrements des devises héroïques, il multiplie avec une extraordinaire fantaisie, associée à un naturalisme minutieux, les scènes d’animaux, dont plusieurs prennent le caractère d’illustration des Fables d’Ésope, Le Singe et le Chat, par exemple. Tout un personnel d’ours, d’aigles, de lapins, de chiens, de grenouilles et de dauphins entoure les imprese de Louis le Grand. Les plantes jouent aussi leur rôle : le chêne foudroyé, les herbes des étangs, les gerbes de blé, et de délicieux paysages, avec leurs effets de lumière sur les eaux, réussissent à tenir dans des cartouches pourtant contractées autour du corps circulaire des devises royales que Perrault a conçues et que Le Brun a dessinées.
C’est un extraordinaire témoignage de la vitalité des apologues ésopiques dans l’imaginaire français de ces années-là. Mais c’est aussi l’attestation du rôle marginal que ce langage symbolique tient dans l’édifice de la louange royale : c’est la place des « grotesques », purement ornementale et décorative, à côté et au-dessous des nobles imprese allégoriques et mythologiques, seules capables de convenir à l’héroïsme de la personne du roi. Les animaux d’Ésope sont devenus des figures d’encadrement pour les devises héroïques du roi. La transition pouvait sembler très naturelle. Le manuscrit des Devises pour les tapisseries du roi reprend en effet une tradition ornementale de « grotesques » qui remonte à la Renaissance française et dont on peut voir des exemples à Fontainebleau, ou dans le décor des cheminées « retour de chasse » du château d’Écouen.
Bailly a mis en œuvre pour le roi un décor « ésopique » de devises, exactement dans les mêmes années où La Fontaine conçoit ses Fables. Le poète, qui semble avoir été au fait de tout, a pu suivre le déroulement de toute l’entreprise des Tapisseries du roi. En 1671, dans le Recueil de poésies chrétiennes et diverses, La Fontaine fera très habilement figurer les commentaires versifiés des devises du roi que Charles Perrault avait composées, et qui avaient été publiées dans la Description des tapisseries du roi imprimée par André Félibien en 1667. Le poète, quoique en semi-disgrâce, est un témoin, très attentif et très bien informé de l’intérieur, de cet extraordinaire atelier des Lettres et des Arts au service de l’État et de la personne royale que Colbert et Perrault ont admirablement mis au point. Il a ses intelligences à la Cour, il a même maintenant des alliés de haut parage jusque dans l’entourage royal, en la personne de Mme de Montespan, la maîtresse officielle, et de sa famille. Il assiste donc de près, quoique du dehors, à la mise en scène des Triomphes royaux : il sait bien que les animaux et les plantes d’Ésope, remis à la mode par l’emblématisme humaniste et janséniste, sont maintenant tenus de suivre en esclaves ces triomphes comme les nations vaincues. Il bénéficie indirectement de cette publicité gratuite pour ses propres Fables. Mais ce qu’il a lui-même à dire « mystérieusement » est tout autre chose que la louange hyperbolique et ingénieuse pratiquée par les hauts fonctionnaires et les artistes du roi.
Il a pu observer aussi, avec la même ironie attentive, un autre épisode de ces aventures d’Ésope à la cour de Louis XIV : l’élaboration dans les jardins de Versailles d’un Labyrinthe de verdure fermé, et peuplé de fontaines sculptées représentant des fables d’Ésope. En 1667, le Labyrinthe de verdure était achevé, et les courtisans invités au Grand divertissement royal (offert en juillet 1668 par le roi pour fêter ses victoires dans la « Guerre des droits de la reine » et la paix d’Aix-la-Chapelle) purent s’y promener. Mais à ce moment, les fontaines qui étaient appelées à le rafraîchir n’étaient pas encore installées, ni même peut-être dessinées. L’année même du Divertissement, les premières Fables de La Fontaine sont publiées, avec un succès considérable. Il est vraisemblable que Charles Perrault eut alors l’idée de répondre à ce triomphe agaçant du poète de Foucquet par une riposte somptueuse, plus somptueuse et plus éclatante que le manuscrit confidentiel de Bailly, une riposte à la mesure des ressources et de la grandeur de l’État royal. Un chef-d’œuvre inédit de l’art des jardins, sur des motifs ésopiques, écraserait sans peine l’œuvre écrite par le petit écrivain exclu de la liste des poètes pensionnés par le roi, et qui s’obstinait à être à la mode.
Les fontaines qui devaient orner le Labyrinthe de verdure représenteraient donc des fables d’Ésope, dont plusieurs non retenues dans le premier recueil de La Fontaine. Sculptées en plomb, elles seraient peintes par Jacques Bailly, auteur des splendides miniatures des Devises pour les tapisseries du roi. Déployées dans un magnifique cadre de verdure, elles seraient parées non seulement par la magie des jardiniers, des sculpteurs, des fontainiers et du miniaturiste, mais par l’esprit d’un autre poète. Perrault demanda en effet à Isaac de Bensserade, librettiste attitré des ballets royaux et membre de l’Académie française, de rédiger les quatrains qui, gravés auprès des fontaines, résumeraient brièvement la fable que chacune illustrait. La mise en place de ces chefs-d’œuvre de l’art animalier prit du temps, et elle ne fut pas achevée avant 1686. Mais, dès 1677, un ouvrage illustré de superbes gravures par Sébastien Leclerc, membre de l’Académie de peinture et sculpture, donnait une vue complète de ce jardin en voie d’exécution, avec des descriptions en prose par Perrault, et le texte des quatrains composés par Bensserade pour chacune des fontaines42.
Dans sa préface, Perrault était lyrique. Ce lyrisme dissimule mal un sentiment de triomphe sur le succès des Fables de La Fontaine. Le Labyrinthe ésopique de Versailles, aux yeux de son metteur en scène, est bien l’un des chefs-d’œuvre réunis au pied du château, qui, en 1677, est déjà en voie de devenir la résidence officielle et permanente de la cour et du roi :
On a choisi pour le sujet de ces Fontaines une partie des Fables d’Ésope, et elles sont si naïvement exprimées, qu’on ne peut rien voir de plus ingénieusement exécuté. Les animaux de bronze [sic] coloriés selon le naturel, sont si bien désignés, qu’ils semblent être dans l’action même qu’ils représentent, d’autant plus que l’eau qu’ils jettent, imite en quelque sorte la parole que la Fable leur a donnée.
La différente disposition de chaque Fontaine fait aussi une diversité très agréable, et les couleurs brillantes des coquilles rares et de la rocaille dont tous les bassins sont ornés, se mêlent si heureusement avec la verdure des palissades, qu’on ne se lasse jamais d’admirer cette prodigieuse quantité de Fontaines qui surprennent toutes par la singularité de l’invention, par la juste expression de ce qu’elles représentent, par la beauté des animaux dont elles sont accompagnées, et par l’abondance des eaux qu’elles jettent.
À l’entrée du Labyrinthe, Perrault avait fait dresser face à face une statue d’Ésope, œuvre de Le Gros, et une statue de l’Amour, œuvre de Tuby. Deux statues allégoriques et emblématiques :
Ésope, écrit Perrault, tient un rouleau de papier, et montre l’Amour qui tient un peloton de fil, comme pour faire connaître que si ce Dieu engage les hommes dans de fâcheux labyrinthes, il n’a pas moins le secret de les en tirer lorsqu’il est accompagné de la sagesse, dont Ésope dans ses Fables enseigne le chemin.
Ce somptueux Recueil emblématique en trois dimensions a tout l’air, par son luxe, son charme ingénieux et galant, par le secret tout relatif dont il était protégé, d’avoir cherché à effacer royalement le succès populaire des petits recueils de La Fontaine, modestement illustrés par Chauveau. Les fontaines ésopiques de Perrault cherchent manifestement à noyer La Fontaine et ses Fables. Celles-ci n’auront leur revanche qu’au XVIIIe siècle, lorsqu’un peintre des chasses du roi, J.-B. Oudry, les illustrera dans le même style vigoureux et brillant que les sculpteurs animaliers du Labyrinthe royal de Versailles.
On peut même se demander si la première idée des Fables du poète de Foucquet n’avait pas été liée, dans les années 1658-1661, à un projet de Labyrinthe pour le château de Vaux, qui eût été orné de fontaines illustrant des apologues ésopiques, et que la disgrâce du Surintendant avait empêché de mener à bien. Dans cette hypothèse, la rivalité que l’on pressent entre le « Chêne » de Versailles et les « roseaux » des petits recueils illustrés du poète de Vaux prendrait un extraordinaire relief. Le premier projet des Fables de La Fontaine, comme le livre de Fables illustrées publié par Trichet du Fresne en 1659, se rattacheraient ainsi au mécénat de Nicolas Foucquet et à ses plans, restés en panne, pour les jardins de Vaux. La transformation du Labyrinthe de Versailles en théâtre emblématique des fables d’Ésope serait alors non seulement une réponse hautaine et officielle à l’irritant succès de librairie des Fables de La Fontaine, mais un effort de plus, de la part de l’administration de Colbert, pour refaire ad majorem regis gloriam, et à une échelle supérieure, digne de la majesté du « plus grand roi du monde », tout ce que Foucquet, maître d’œuvre de Vaux et coryphée d’un art moderne et français, avait fait ou projeté de faire dans son « palais enchanté ». Rien ne dut amuser autant La Fontaine que d’entendre les courtisans privilégiés, admis à visiter le Labyrinthe de Versailles, qualifier les fontaines merveilleuses qui l’ornaient de « fables de La Fontaine ». Ce triomphe de l’Ésope de la Ville sur l’Ésope de la Cour devait évoquer pour lui la fable du pot de terre et du pot de fer : le chef-d’œuvre collectif à la gloire du roi pouvait bien éclipser, aux yeux des courtisans, la subtile et impalpable merveille de ses propres Fables. Il les servait aussi. Les deux œuvres, de nature et de signification si différentes, et à tant d’égards rivales, se soutenaient mutuellement. Le poète devait bien se douter aussi qu’à la longue, c’est lui et son petit livre qui l’emporteraient. En 1774, le comte d’Angivillier, l’un des successeurs de Colbert auprès de Louis XVI, fit disparaître le Labyrinthe de Versailles et son baroque suranné. Les Fables de La Fontaine, splendidement illustrées par Oudry, admirablement célébrées par Chamfort, brillaient alors comme jamais d’un éclat intact et immortel.
Le bonheur constant des Fables, qui ne s’est pas démenti pour leur auteur de 1668 à 1694, et qui leur a assuré une faveur ininterrompue depuis trois siècles, dans le monde entier, est dû à l’assurance que La Fontaine a trouvé dans un genre dont il a su comprendre et réinterpréter la mystérieuse et quasi évangélique profondeur. Le lyrique Arion qu’il était naturellement, et qui était devenu sceptique sur les chances modernes de la poésie amoureuse et héroïque, a trouvé là un dauphin qui l’a porté à bon port et qui lui a donné la chance de pousser quelquefois d’admirables chants. Le sceptique s’était découvert entre-temps un talent comique, qu’il a déployé dans les Contes, mais qui a trouvé les développements les plus variés et les plus délicats dans les Fables. Le philosophe épicurien et chrétien qu’il avait appris à être a pu, à l’abri de ce genre modeste, et sans pose, se révéler un maître de sagesse. Par une sorte d’harmonie préétablie et de croissance intérieure que lui donna un genre qu’il a fait sien, il a pu même trouver dans les « hiéroglyphes », animaux venus d’Ésope, l’occasion d’intervenir dans une grande querelle philosophique, et soutenir Gassendi contre Descartes. L’enjeu de la querelle, et il est en position de le montrer, n’est pas seulement une question d’école sur l’« âme des animaux », mais la légitimité de l’imagination elle-même, à laquelle la méthode cartésienne dénie toute capacité de connaître un vrai qui serait plus vrai que le vrai. Le bonheur de La Fontaine dans les Fables est de pouvoir être pleinement lui-même en se faisant entendre de tous, mais à des degrés divers de profondeur.
En définitive, cette œuvre de poésie et de sagesse, née discontinue, s’articule sur une architecture intérieure qui lui confère une rare unité. Cette unité est le fruit d’un choix poétique et philosophique : la préférence, insinuée plutôt qu’annoncée, en faveur de la vie contemplative, et des joies privées dont elle est susceptible ; l’éloignement implicite pour la vie active et politique. Les Fables sont le chef-d’œuvre de l’épicurisme français, mais il n’est pas surprenant que ce chef-d’œuvre s’achève sur un éloge de la vie érémitique, loin des vaines agitations de la vie sociale. Si Marie est préférée à Marthe, dans Le Juge arbitre, l’Hospitalier et le Solitaire, c’est que l’épicurisme de La Fontaine est essentiellement une philosophie chrétienne, et même une religion de l’amitié et de l’amour. On a dit du poète qu’il « n’aimait pas les enfants » et qu’il était « impitoyable pour les faibles ou les innocents ». Il regrette que l’enfance puisse être si aisément déformée et corrompue par les « pédants », ce qui n’est pas une preuve d’indifférence à son égard. Il montre que l’innocence à elle seule est livrée sans défense aux méchants, ce qui l’invite à joindre, selon la parabole évangélique, la prudence du serpent à la blancheur de la colombe. Chez La Fontaine, comme dans les Psaumes, la bonté demande un surcroît d’intelligence pour préserver son intégrité parmi la méchanceté incurable du « monde ».
Dans les Fables, la représentation des caractères et des passions immergés naïvement dans la vie sociale et politique a pour contrepoids le spectacle, infiniment plus rare mais d’autant plus saisissant, de tout ce qui échappe à ces mécanismes féroces ou stupides : le chant des artistes et des poètes (Philomèle, Arion), la générosité des Espagnols et le goût des Anglais pour les sciences (Le Renard anglais), l’amour des jardins, la joie d’aimer, la douceur d’avoir des amis. La seule société qui vaille, à l’intérieur de la société, et avant qu’on ne l’ait quittée pour la solitude du sage, est celle des Deux Pigeons, des Deux Amis, ou de la solidarité indéfectible qui lie Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue et le Rat. Si toutes ces formes de désintéressement et du luxe du cœur ont tant de prix pour La Fontaine, qui ne les sépare pas d’un réalisme moral sans illusion, c’est qu’elles sont toutes des exercices de la liberté. L’amour de la liberté qui sourd de toutes parts dans les Fables (et qui se trahit presque d’emblée dans la fable du Loup et du Chien) donne la mesure de tout ce qui sépare l’épicurisme antique, qui est un fatalisme supérieur, de l’épicurisme chrétien et augustinien du poète. À tous les déterminismes qui pèsent sur l’homme, et qui trouvent en lui-même de puissants complices, La Fontaine oppose le choix libre de ce qui est inutile, délicat, rare et délicieux, non pour soi-même, mais pour autrui, choix qui préfigure le choix par amour, toujours préféré au choix par intérêt. C’est pourquoi les Fables représentent avec un réalisme particulièrement âpre la comédie noire du pouvoir et des passions qui cristallisent autour de lui. C’est là, dans le « monde », que la liberté et la joie sont le plus sûrement étouffées.
[S]ortons de ces riches Palais
Comme l’on sortirait d’un songe (Le Berger et le Roi)43.
Cette éducation de la liberté, dispensée en plein règne de Louis le Grand, est d’abord dans la forme qui la dispense : le suprême luxe, le plus rare et le plus délicat. Au service de ce qu’il a appris, et dont il trouve la confirmation dans les apologues d’Ésope et de l’Orient, La Fontaine met sa science de poète et tout son charme de conteur, joints à un raffinement de politesse du cœur proprement irrésistible. Il assure son salut et celui de ses lecteurs, mais il assure d’abord le salut de la parole poétique menacée d’usure et de corruption. À l’Ésope de Cour, qui pouvait sembler dans son Labyrinthe de Versailles le sommet de la civilisation, il oppose un Ésope à la fois franciscain et athénien auprès duquel l’autre semble voyant et touristique. Seules les gravures d’Oudry, nourries d’une prodigieuse culture, à la fois rocaille et néoclassique, rendent pleine justice plastique à cet art savant, mais qui ne brille jamais pour lui-même, tant il sait se borner à mettre en évidence non pas un savoir, mais les irisations d’une « docte ignorance » contemplative. L’élégance, dans les Fables, est la fine fleur intérieure de la sagesse et de la culture. C’est l’une des raisons qui ont fait le succès continu de cette œuvre littéralement « inspirée » : elle est la pierre de touche infaillible non seulement des fêlures de l’âme, mais des faiblesses de goût. Elle est le joyau de la « clarté française », dont elle a su faire ce « mystère en pleine lumière », auquel tout le XVIIe siècle le plus difficile et le plus libre a aspiré, comme à la rédemption de son trop guerrier Roi-Soleil. Seul peut rivaliser avec La Fontaine le théologien et poète du pur amour, son contemporain, l’auteur lumineux et numineux des Aventures de Télémaque, exilé de Versailles comme Jean de La Fontaine, François de Salignac de la Mothe-Fénelon.