ANDREWS SISTERS – JAZZ [États-Unis XXe siècle]
Trois chanteuses composent en 1937 les Andrews Sisters : LaVerne (1915-1967), Maxene (1918-1995) et Patty (1920). Elles se hissent à la première place du hit-parade avec Bei Mir Bist Du Schön, une chanson yiddish écrite en 1933 que les trois sœurs reprennent de manière ludique et nostalgique. Ce morceau connaît un immense succès avec 350 000 exemplaires vendus, et un tel engouement n’est pas innocent à une époque trouble où le fascisme et l’antisémitisme rongent l’Europe. La plus jeune, Patty, mène le groupe de sa voix puissante et arrange les titres, ses sœurs la suivant en parfaite harmonie. Toutes admiratrices des Boswell Sisters et d’Ella Fitzgerald*, elles entament leur carrière au début des années 1930 par de longues tournées sur les routes, au sein d’orchestres masculins (comme celui de Larry Rich), et se produiront dans de nombreux spectacles de vaudeville, devant un public jeune. Leur humour, leur joyeuse ironie les rendent célèbres, surtout après la défaite de Pearl Harbor contre les Japonais, le 7 décembre 1941. Tandis que le pays se prépare au combat, les chansons rythmées des sœurs Andrews lui redonnent le moral, avec un mélange de cabaret et de jazz. Elles apparaissent dans près de 20 films hollywoodiens, animent des émissions de radio patriotes pleines de ferveur, destinées aux boys embarquant pour le Pacifique. On leur doit plusieurs hits, composés pendant la guerre : Boogie Woogie Bugle Boy et surtout le fameux Rum and Coca Cola (1945).
Stéphane KOECHLIN
■ Rum and Coca Cola, Remember, 1996.
ANDRIANE, Marayat VOIR ARSAN, Emmanuelle
ANDRIEUX, Andrée (Léopoldine WEIZMANN, dite) [BRNO 1899 - LYON 2002]
Sociologue française d’origine tchécoslovaque.
D’origine autrichienne, issue d’une famille juive de Moravie, Léopoldine Weizmann fait des études de biologie, puis de philosophie, d’histoire et d’histoire de l’art à Vienne, Leipzig et Fribourg-en-Brisgau. Elle soutient dès 1922 une thèse de doctorat sur le concept de culture chez Nietzsche. Elle rejoint les jeunesses socialistes sous l’influence de son premier compagnon Franz Borkenau, puis évolue vers les cercles de la « révolution conservatrice » où elle côtoie les sociologues Hans Freyer et Gunther Ipsen. Étudiante de Heidegger, elle fait l’apprentissage de la « perception phénoménologique ». Avec son compagnon Ernst Grumach, élève de Ernst Troeltsch, elle s’installe en 1923 à Königsberg (auj. Kaliningrad) et y dirige une librairie ; elle y fait la connaissance d’un groupe de jeunes sionistes, parmi lesquels Hannah Arendt*. Après une autre expérience de libraire à Hambourg, elle retourne à Fribourg, puis à Marbourg pour suivre à nouveau les cours de Heidegger. Faisant partie du groupe restreint de ses élèves, elle organise la sténographie et la polycopie de ses cours, et relit, avec Karl Löwith, les épreuves de Sein und Zeit (1927). Quelques années plus tard, pour des raisons inconnues, elle rompt avec la philosophie et part pour Paris en 1932. Elle y rencontre le sociologue Johann Schwalbach, mène avec lui une vie d’intellectuelle et de militante antifasciste avant de l’épouser en 1953. Dans les années 1950 et 1960, elle est employée au Consulat général d’Allemagne à Lyon où elle s’occupe notamment des « réparations » (Wiedergutmachung). En parallèle, elle mène avec son mari des enquêtes de terrain dont les résultats paraissent sous les pseudonymes Andrée Andrieux et Jean Lignon : L’Ouvrier d’aujourd’hui (1960) et Le Militant syndicaliste d’aujourd’hui (1973). Proche de la CFDT, A. Andrieux publie également de nombreux articles dans des journaux et des revues de gauche, français ou allemands, comme Esprit ou Gewerkschaftliche Monatshefte. Ce n’est qu’en 1988 et dans le cadre de la controverse provoquée par l’ouvrage de Victor Farias sur Heidegger et le nazisme qu’elle réutilise pour la première fois son nom de jeune fille pour signer dans la revue Études un article retentissant sur la « fausse route » (Holzweg) empruntée par son ancien maître : « Heidegger était-il nazi ? ». Quelques années plus tard, elle fait paraître en Allemagne un récit autobiographique, Zum Bericht über eine Generation (1997), préfacé par Jürgen Habermas et Alain Touraine, dans lequel elle tente de reconstituer, à partir de journaux intimes et de lettres, l’atmosphère de crise et de renouveau intellectuel des années 1920 et les motivations complexes de sa « génération ».
Peter SCHÖTTLER
ANDRIEUX-REIX, Nelly [SAINT-LAURENT-SUR-GORRE 1944 - PARIS 2007]
Linguiste et philologue française.
Ancienne élève de l’École nationale des chartes, agrégée de grammaire (1971) et titulaire d’un doctorat d’État mené sous la direction de Robert Martin et de Claude Régnier, Nelly Andrieux-Reix s’est très tôt attachée à l’étude de la langue médiévale. Son activité scientifique s’est exercée dans les domaines littéraire, philologique et linguistique. Elle a plus particulièrement développé une réflexion sur les modalités de l’écrit médiéval, en interrogeant les systèmes graphiques et les phénomènes de segmentation. Ses dernières recherches s’orientaient vers une sémantique lexicale, envisagée d’un point de vue diachronique et en relation avec la question de la traduction. Toujours soucieuse de pédagogie et de diffusion des savoirs sur la langue médiévale, elle est l’auteure de plusieurs ouvrages d’initiation (comme le livre écrit avec Emmanuèle Baumgartner) et a dirigé de nombreuses thèses.
Thomas VERJANS
■ Avec BAUMGARTNER E., Systèmes morphologiques de l’ancien français, A, le verbe, Bordeaux, Bière, 1983 ; Le Réseau lexical de la joie dans le cycle de Guillaume d’Orange, Lille, ANRT, 1988.
■ Avec MONSONÉGO S., « Écrire des phrases au Moyen Âge, matériaux et premières réflexions pour une étude des segments graphiques observés dans des manuscrits français médiévaux », in Romania, t. CXV, 1997.
■ DUFOURNET J., GUYOT F., « Nécrologie Nelly Andrieux-Reix (1944-2007) », in Le Moyen Âge, t. CXIII, no 3-4, 2007.
ANEDDA, Antonella [ROME 1958]
Écrivaine italienne.
Diplômée en histoire de l’art moderne, Antonella Anedda enseigne la langue française au sein de la faculté de lettres et philosophie de l’université d’Arezzo. La poésie russe (Ossip Mandelštam) a occupé une place très importante dans sa formation, mais également la littérature italienne et la poésie dialectale. Elle a collaboré à plusieurs revues et journaux dont Il Manifesto, Linea d’ombra, Poesia et Nuovi argomenti. Elle a publié le recueil de vers Residenze invernali (« résidences d’hiver », 1992), qui a reçu le prix Sinisgalli de la première œuvre, le prix Diego-Valeri et le prix Tratti Poetry, ainsi que le volume d’essais Cosa sono gli anni (« que sont les années », 1997). En 1999, est édité le recueil de poésie Nuits de paix occidentale, grâce auquel A. Anedda obtient le prix Eugenio-Montale en 2000. La même année, elle publie un volume d’essais intitulé La Lumière des choses. Ses textes paraissent également dans de nombreuses anthologies italiennes et étrangères. En 2003, paraît son recueil Il catalogo della gioia (« le catalogue de la joie »), fortement empreint des lieux qui lui sont chers, comme l’île de la Maddalena, entre la Sardaigne et la Corse. Dans ce livre, l’écrivaine procède selon des thèmes poétiques organisés en fonction de leur initiale, comme dans un dictionnaire, mais sans suivre l’ordre alphabétique. La même année paraît Tre stazioni (« trois gares », 2003), suivi de Dal balcone del corpo (« par la fenêtre du corps », 2007).
Maria Valeria CICOGNA
■ Nuit de paix occidentale et autres poèmes (Notti di pace occidentale, 1999) suivi de La Lumière des choses (La luce delle cose, 2000), Poitiers, L’Escampette, 2008.
■ D’ELIA G., « Libri scelti : residenze invernali di Antonella Anedda », in Lengua, no 14, Milan, Crocetti, 1994.
ANFUSO, Nella [ALIA, SICILE 1942]
Soprane et musicologue italienne.
Après une formation musicale au conservatoire de Florence, Nella Anfuso obtient un diplôme de paléographie aux Archives d’État. Docteure ès lettres et collaboratrice du Conseil national de recherche, elle se passionne pour l’interprétation vocale en vogue à partir de la Renaissance. Avant d’intégrer l’académie Sainte-Cécile de Rome, son style est déjà empreint de cette volonté de réunir poésie, tragédie et musique et de ranimer une forme de chant féminin tombée progressivement en désuétude depuis le XIXe siècle. La carrière de N. Anfuso commence au Palazzio Vecchio de Florence en 1971 et se poursuit à travers toute l’Europe. Ses trilles et sa voix capable de couvrir trois octaves lui valent tout à la fois succès et critiques de la part de ceux qu’elle appelle les « baroqueux ». Son répertoire embrasse les madrigaux de Marchetto Cara aussi bien que les œuvres de Rossi, Vivaldi ou Monterverdi, puis s’étend à partir de 1989 aux romances de Bellini, Catalani et Paganini. Le parlar cantando, qu’elle revendique comme la manière authentique du chant ancien, s’exprime avec force dans son interprétation du Lamento d’Arianna, dans l’opéra de Monterverdi. À la fin des années 1980, N. Anfuso prend la direction de la Fondazione Centro Studi Rinascimento musicale d’Artimino (Toscane) et se concentre sur la recherche et la transmission. Elle organise de nombreux séminaires et réalise des films sur l’âge d’or de la musique italienne. Au cours de sa carrière, N. Anfuso reçoit plusieurs Grands Prix du disque et le Discobole de l’Europe pour une première édition originale et complète de L’Arianna de Monteverdi.
Nathalie COUPEZ
ÁNGEL, Albalucía [PEREIRA 1939]
Écrivaine, journaliste et critique colombienne.
Albalucía Ángel arrive à Bogotá en 1955 pour étudier la littérature et l’art à l’Université des Andes. Elle suit les cours de critique d’art de Marta Traba*, qui aura une grande influence sur elle. Elle achève ses études à la Sorbonne et suit des cours de cinéma à Paris. Avant de rentrer en Colombie, elle voyage en Europe, gagnant sa vie en jouant de la guitare et en chantant. Cette expérience figure dans son premier roman, Los girasoles en invierno (« les tournesols en hiver », 1970), dans lequel elle entend déconstruire les rôles féminins et masculins par l’utilisation d’une écriture expérimentale. Cette critique des valeurs traditionnelles imposées par le clergé, l’État et la famille ainsi que sa conception esthétique sont plus marquées dans son roman le plus célèbre, Estaba la pájara pinta sentada en su verde limón (« l’oiselle colorée était assise sur son citron vert », 1975), qui relate la période de violence consécutive à la mort du caudillo libéral Jorge Eliecer Gaitán en 1948. Elle établit une analogie entre l’histoire du pays et la vie du personnage principal, Ana, qui hait le monde patriarcal et bourgeois où elle vit. Ces deux mondes sont marqués par la violence : la violence politique du bipartisme et des forces publiques irrégulières, et celle de l’ordre machiste qui s’exprime par des abus sexuels, dont Ana est elle-même victime. Outre des essais, A. Ángel est l’auteure de ¡Oh gloria inmarcesible! (« ô gloire immarcescible ! », 1979), un recueil de nouvelles dans lequel elle aborde la diversité culturelle et les problèmes sociaux du pays. Les romans Dos veces Alicia (« deux fois Alice », 1972), Misiá señora (« madame », 1982) et Tierra de nadie (« terre de personne », 2000) confirment son goût pour l’écriture expérimentale (utilisation de la polyphonie et de la polysémie) et sont classés dans le postmodernisme latino-américain. Elle a écrit une pièce de théâtre, Siete lunas y un espejo (« sept lunes et un miroir », 1991), et des recueils de poésie : Cantos y encantamientos de la lluvia (« chants et enchantements de la pluie », 2004), La gata sin botas (« la chatte sans bottes », 2004) et Las andariegas (« les voyageuses », 1984), un poème en prose devenu un manifeste pour inciter les femmes à prendre possession du monde.
Victor MENCO HAECKERMANN
■ TAYLOR C., Bodies and Texts : Configurations of Identity in the Works of Griselda Gambaro, Albalucía Ángel, and Laura Esquivel, Leeds, Maney Publishing, 2003.
ANGEL, Hélène [1967]
Réalisatrice et scénariste française.
Hélène Angel étudie à la Fémis, dont elle sort diplômée de réalisation en 1991. Avec son court-métrage La Vie parisienne (1995), elle est primée au festival de Clermont-Ferrand. Pour son premier long-métrage, Peau d’homme cœur de bête (1999), elle met en scène une famille composée d’une mère, de ses trois fils et des deux fillettes de l’un d’eux, sorte de clan dont les autres femmes semblent étrangement avoir été exclues. Perçu par le regard des deux enfants, en vacances dans le beau sud de la France, le malaise s’installe, attisé par un déni qui n’empêchera pas le surgissement d’une violence fulgurante et sauvage. Le film obtient le Léopard d’or du festival de Locarno. Pour ses deux films suivants, Rencontre avec le dragon (2003) et Propriété interdite (2011), elle revisite les genres, chevalerie pour le premier et thriller horrifique dans une inquiétante maison pour le second. En 2007, elle réalise un documentaire pour la télévision, Hôtel des longues peines, rencontres de mères et compagnes de détenus attendant le parloir. Scénariste de tous ses films, coécrits par Jean-Claude Janer, H. Angel a par ailleurs cosigné Superlove (1999) et Les Nuits de Sister Welsh (2010), réalisés par ce dernier.
Carmen FERNANDEZ
ANGÈLE DE FOLIGNO [FOLIGNO 1248 - ID. 1309]
Mystique italienne.
Née dans une famille aisée et probablement aristocrate, Angèle de Foligno se maria en 1270 et mena une vie agréable et insouciante. En 1288, après la mort de son mari et de ses fils, elle se convertit et entreprit un chemin de pénitence, sous la houlette du franciscain Arnaud de Foligno, son cousin et confesseur. En 1291, elle fut admise dans le tiers-ordre de saint François. Elle connut alternativement des périodes de désespoir, d’abandon total, d’union intime avec Dieu, et eut de nombreuses visions de la Passion du Christ. N’ayant pas reçu d’éducation littéraire, elle les dicta dans le dialecte de l’Ombrie au franciscain Arnaud de Foligno, qui les traduisit en latin. D’autres moines recueillirent et transcrivirent les lettres de la dévote aux frères et aux amis de la petite communauté appelée « Cenacolo », centre de vie et de spiritualité pour ceux qui voulaient suivre ses enseignements et entreprendre un parcours de foi et d’engagement social. Toutes les visions et les réflexions de cette mystique ont été publiées en latin dans Liber sororis Lelle de Fulgineo, ou Liber de vera fidelium experientia beata Angela da Foligno (Visions et instructions, 1976 ; Le Livre d’Angèle de Foligno, 1995). Liber, traduit en italien vulgaire, fut imprimé à Vicence en 1497. Angèle de Foligno fut déclarée bienheureuse le 11 juillet 1701 par le pape Clément XI. Elle est considérée comme la mère des théologiens.
Marta SAVINI
■ Visions et instructions (Liber sororis Lelle de Fulgineo, 2009), Stein am Rhein, Éditions Christiana, 1976 ; Le Livre d’Angèle de Foligno (Liber de vera fidelium experientia beata Angela da Foligno, [s.d.]), Grenoble, J. Millon, 1995.
■ POZZI G., LEONARDI C., Scrittrici mistiche italiane, Gênes, Marietti, 1996.
ANGÉLICO, Halma (María Francisca CLAR MARGARIT, dite) [PALMA DE MAJORQUE 1888 - MADRID 1952]
Auteure dramatique et écrivaine espagnole.
Après une enfance passée entre les Baléares et les Philippines, Halma Angélico s’installe avec sa famille à Madrid, où elle poursuit ses études, fréquente les milieux intellectuel et diplomatique, et se lie d’amitié avec des personnalités marquantes de l’époque. Elle débute en littérature sous le pseudonyme d’Ana Ryus, faisant bientôt preuve d’un talent d’auteure dramatique, de romancière et de poétesse. Entre 1920 et 1938, elle écrit des contes ou des articles pour la presse espagnole et sud-américaine. Elle collabore à des magazines féminins, qu’elle enrichit notamment par ses chroniques dans Mujer (« femme »), où elle prône la solidarité et mobilise les femmes pour qu’elles « accouchent » d’une nouvelle structure sociale. Ses prises de position s’expliquent par le contexte politique : persuadée du rôle social de l’écrivain, elle met son écriture au service de la naissance d’un monde plus juste, où seraient reconnus la liberté de l’individu, l’amour libre. Elle cherche à concilier principes révolutionnaires et foi chrétienne, non sans quelques contradictions. À partir des années 1920, elle fonde El Hogar sudamericano (« la maison sud-américaine ») et s’implique dans des organisations féminines : Unión de mujeres de España (« union des femmes espagnoles »), España femenina (« l’Espagne des femmes ») ou Asociación nacional de mujeres españolas (« association nationale des femmes espagnoles »), dont elle devient la vice-présidente en 1935. Elle n’en critique pas moins la prolifération de petits réseaux féminins, obstacle à l’émergence d’une grande organisation, capable de fédérer les intérêts de toutes. Elle contribue grandement au renouvellement du théâtre. Elle y apporte ses propres créations, dont La nieta de Fedra, (« la petite-fille de Phèdre », 1929), Entre la cruz y el diablo (« entre la croix et le diable », 1932), Al margen de la ciudad (« en marge de la ville », 1934), et son expérience comme directrice au sein du Lyceum Club femenino. Délaissant les pratiques du théâtre réaliste, elle apporte des contenus nouveaux et des techniques innovantes, alors que le théâtre espagnol subit, pendant la guerre, une régression formelle. À la différence du genre en vogue, la zarzuela, qui fonde son pouvoir sur les mots, elle estime que les éléments scéniques (costumes, décors, lumières) doivent contribuer à exprimer les états d’âme des personnages. Sa position devient plus radicale avec son adhésion à la CNT (Confédération national du travail). En 1938, la représentation de sa pièce la plus audacieuse, AK y la humanidad (« AK et l’humanité », 1938), dans laquelle elle critique l’eugénisme, déclenche une violente polémique. Elle est victime de règlements de compte entre les partis, les syndicats et le gouvernement républicain. Persécutée en raison de ses affinités avec la République, elle écope de trois mois de prison, est exclue des cercles intellectuels et réduite au silence jusqu’à à sa mort.
Carme FIGUEROLA
■ NIEVA DE LA PAZ P., « Tradición y vanguardia en las autoras teatrales de preguerra : Pilar Millán Astray y Halma Angélico », in DOUGHERTY D., VILCHES DE FRUTOS Ma F. (dir.), El teatro en España, entre la tradición y la vanguardia, 1918-1939, Madrid, CSIC y Fundación Federico García Lorca, 1992 ; RICCI E., « Halma Angélico, l’avant-garde au féminin ? », in ÉTIENVRE F. (dir.), Regards sur les Espagnoles créatrices, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006.
ANGÉLINA (Marie-Aude JAUZE, dite) [RIS-ORANGIS 1967]
Clown française.
Comédienne de rue, Marie-Aude Jauze possède déjà une silhouette et une expérience du contact direct avec le public lorsqu’elle entre en 1998 au Centre des arts du cirque du Lido de Toulouse, pour apprendre le trapèze et travailler sur son personnage de clown, Angélina. Elle met en scène les difficultés d’approche de cet agrès et crée une entrée comique où monologues et cascades, dans une parodie de prouesses au trapèze, lui valent le prix Nikouline au Festival mondial du Cirque de demain en 2001. L’artiste se produit depuis 2008 sous le nom de Pétrolina dans un duo burlesque avec son partenaire Mascarpone (Yann Oliveri), dans des espaces ouverts aux arts du cirque et de la rue. En 2012, à l’occasion du festival d’Avignon, elle met en scène le spectacle comique Larsen, 220 vols.
Marika MAYMARD
■ GUICHARD H. (dir.), Essais de cirque : le Lido, centre des arts du cirque de Toulouse, Toulouse, Éditions Privat, 2008.
■ DAVID J., « Chinois et Russes dominent un excellent Festival mondial de demain », in Le Cirque dans l’Univers, no 200, 2001.
ANGELOU, Maya [SAINT LOUIS 1928 - WINSTON-SALEM 2014]
Écrivaine, actrice et militante américaine.
Touche-à-tout, Maya Angelou est connue pour son œuvre autobiographique en plusieurs volumes : Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage (1970), qui est l’un des textes les plus étudiés et lus aux États-Unis et a fait l’objet d’une adaptation télévisée ; Gather Together in My Name (« rassemblez-vous en mon nom », 1974) ; Singin’and Swingin’and Gettin’Merry Like Christmas (« chantons, dansons et soyons heureux comme à Noël », 1976) ; Tant que je serai noire (1981) ; Un billet d’avion pour l’Afrique (1986) ; A Song Flung Up To Heaven (« un chant qui s’élance vers les cieux », 2002). Sa réputation et son enfance à Stamps (Arkansas) lui valent d’être choisie pour écrire un poème pour l’investiture de Bill Clinton : « On the pulse of the morning » (« à l’écoute de l’aube », 1993). La vie de M. Angelou est un modèle de ténacité face à l’adversité, qui épouse l’histoire du peuple noir depuis la ségrégation jusqu’à l’égalité des droits civiques. L’auteure livre, dans son autobiographie, un témoignage dans la tradition des textes religieux noirs, ainsi qu’une réflexion sur le racisme et l’identité en Amérique. Élevée par sa grand-mère, M. Angelou est violée à l’âge de 7 ans par son beau-père, lors d’une visite chez sa mère. L’enfant se réfugie pendant cinq ans dans le silence et n’en sort que grâce à la lecture, celle de Shakespeare notamment. Première Noire-Américaine contrôleuse de tramway à San Francisco, mère dès l’adolescence, elle est tour à tour prostituée, mère maquerelle, chanteuse, danseuse de calypso. Côtoyant les membres de la Harlem Writers Guild dans les années 1950, elle est très proche de James Baldwin et d’Alex Haley. Suivant l’activiste sud-africain Vusumzi Make, elle réside un temps en Égypte, puis se rend au Ghana où elle rencontre l’intelligentsia afro-américaine, dont Malcolm X, avant de retourner en 1965 à New York, où elle travaille pour l’organisation de Martin Luther King. Elle est encore actrice de théâtre, scénariste pour le cinéma et la télévision (Georgia Georgia, 1972), compositrice de musiques de chansons et de films. Elle écrit et réalise le film Down in the Delta (1998). À partir de 1981, M. Angelou occupe la chaire d’études américaines de l’université de Wake Forest (Winston-Salem, Caroline du Nord). Outre des ouvrages pour enfants et des essais, elle signe de nombreux recueils de poèmes, dont Just Give Me a Cool Drink of Water ’Fore I Diiie (« donne-moi donc un verre d’eau fraîche avant que je ne meure », 1971), qui est sélectionné pour le prix Pulitzer, Still I Rise (« et toujours je m’élève », 1978) et Phenomenal Woman (1995). Faisant partie des personnalités afro-américaines les plus en vue aux côtés de son amie et protégée Oprah Winfrey*, elle donne de nombreuses conférences et soutient Hillary Clinton* puis Barack Obama lors des élections présidentielles de 2008.
Claudine RAYNAUD
■ Je sais pourquoi chante l’oiseau en cage (I Know Why the Caged Bird Sings, 1970), Paris, 10-18, 1993 ; Tant que je serai noire (The Heart of a Woman, 1981), Paris, LGF, 2009 ; Un billet d’avion pour l’Afrique (All God’s Children Need Traveling Shoes, 1986), Montréal, Les Allusifs, 2011.
■ BRAXTON J. M. (dir.), Maya Angelou’s I Know Why the Caged Bird Sings : A Casebook, New York, Oxford University Press, 1999 ; LUPTON M. J., Maya Angelou : A Critical Companion, Westport, Greenwood Press, 1998.
ANGER, Jane [XVIe siècle]
Écrivaine anglaise.
Malgré les doutes qui pèsent sur son nom et son existence, force est de constater qu’en 1589 une certaine Jane Anger publie à Londres un livre qui, dès son titre, annonce prendre la défense des femmes contre l’exploitation qu’en font les hommes qui les jettent comme des objets une fois leur plaisir assouvi. Her Protection for Women to Defend Them Against the Scandalous Reports of a Late Surfeiting Lover… abonde en références à l’Antiquité, en interprétations féministes de la Bible et en attaques contre la misérable logique masculine. Les hommes sont vus comme malhonnêtes, paresseux, trompeurs et lubriques, gaspilleurs des fruits du travail des femmes car Dieu a créé l’homme de l’impureté de la terre et la femme de la pureté de sa propre création, d’où la supériorité de celle-ci. Tous ces arguments répondent en fait point par point aux propos misogynes du Boke his Surfeit in Love (« livre de ses amours rassasiées », 1588) de Thomas Orwin.
Michel REMY
ANGERS, Félicité VOIR CONAN, Laure
ANGGUN (Anggun CIPTA SASMI, dite) [JAKARTA 1974]
Chanteuse indonésienne.
Dès l’âge de 9 ans, Anggun, encouragée par son père, Darto Singo, commence à chanter dans des spectacles pour enfants. À 14 ans, sa carrière débute grâce à la sortie de son premier album qui rencontre un très vif succès auprès de la jeunesse du Sud-Est asiatique. Elle décide alors de quitter son pays et s’installe à Londres. C’est finalement à Paris qu’elle rencontre l’auteur et producteur Erick Benzi qui écrit et compose pour elle. De leur collaboration naît l’album Au nom de la lune dont les deux premiers singles La Neige au Sahara et La Rose des vents sont plébiscités par le public. Sa voix apporte à la chanson française une tonalité exotique inédite qui la classe à part. En 2005, après l’enregistrement d’un album en anglais destiné à sensibiliser le public international, elle signe un opus aux sonorités hip-hop actuelles, qui lui permet de diversifier son répertoire et de rencontrer des artistes aussi différents que Diam’s* ou Tété. Parallèlement à sa carrière, elle est engagée dans diverses associations humanitaires et représente l’Onu dans l’octroi des microcrédits. En 2008, Anggun, définitivement adoptée par la France, enregistre Élévation, une combinaison savante de hip-hop, R’n’B et dance music. En 2011, le classement de Francophonie Diffusion la proclame artiste francophone la plus diffusée dans le monde – un classement renforcé par le single Mon meilleur amour, extrait de l’album Échos paru à l’automne de la même année. Quelques mois plus tard, Anggun se présente à l’Eurovision sous les couleurs françaises. Son titre Echo (You and I) se classe 22e. Une déception pour elle qui n’a pourtant pas entamé sa popularité en France.
Anne-Claire DUGAS
■ Luminescence, Heben Music, 2005.
ANGLADA, Lola [BARCELONE 1892 - TIANA 1984]
Illustratrice et écrivaine espagnole.
Née dans une famille aisée, Lola Anglada suit des études artistiques. Elle publie très rapidement, dans divers journaux, des dessins qui s’adressent à un public adolescent, et expose, dès 1912, avec Joan Llaverías. Une exposition individuelle aux galeries Laietanes fait connaître ses illustrations des Contes de Perrault et de Wilde. En 1918, elle se rend à Paris, où elle collabore avec Nathan et Hachette, illustrant notamment les œuvres de la comtesse de Ségur (1799-1874). De retour en Espagne, elle fonde la revue Nuri et présente une exposition de dessins à Reus. En 1928, En Peret (« le petit Pierre »), dont les textes et dessins sont de l’auteure, obtient un franc succès. Elle fait paraître des nouvelles et des contes (Estel i floreta, 1933 ; L’herba maleïda [« l’herbe maudite »], 1933 ; Martinet, 1960 ; Contes del paradis, 1920 ; Contes d’argent, 1934), et participe au premier centenaire du mouvement culturel catalan, la Renaixença. En 1937, le Comissariat de propaganda de la Generalitat de Catalunya publie Le Plus Petit. La cruauté de la guerre inspire à L. Anglada des œuvres qui renouvellent son style. Elle adhère au syndicat UGT (Union générale des travailleurs), installe une presse lithographique dans un appartement et noue des relations avec la maison d’édition L’Abadia de Montserrat. Après la guerre, elle abandonne la vie publique pour se consacrer à la création artistique. La censure lui interdit d’exposer, mais elle collabore aux revues Patufet et En Jordi. Capable de « traduire », par l’illustration, des œuvres étrangères, elle réussit, par exemple, à donner à un livre tel qu’Alice au pays des merveilles un climat catalan. Son œuvre s’inscrit dans l’esthétique et l’idéologie postmodernistes du noucentisme catalan, qui fait retour au classicisme et au méditerranéisme tout en les renouvelant.
Concepció CANUT
■ Le Plus Petit (El Més Petit de tots), [s. l.], Comissariat de propaganda de la Generalitat de Catalunya, 1937.
■ CASTILLO M., Lola Anglada i l’ideal del llibre, Barcelone, Diputació de Barcelona, 2005 ; CIRICI A., La vida i l’obra de Lola Anglada, Barcelone, Diputació de Barcelona, 1979.
■ GUANSÉ M. D., « “En Peret” de Lola Anglada », in Revista de Catalunya, no 47, 1928.
ANGLADA, Maria Àngels [VIC 1930 - FIGUERES 1999]
Écrivaine espagnole d’expression catalane.
L’importance que sa famille accorde à la musique va exercer sur Maria Àngels Anglada une influence déterminante, jusque dans ses textes. Licenciée en lettres classiques de l’université de Barcelone, elle se consacre à l’enseignement et à la traduction de textes latins et grecs en catalan. Elle signe comme critique littéraire, traductrice, essayiste dans des ouvrages collectifs, dont Literatura de dones, una visió del món (« littérature de femmes, une vision du monde », 1988), et collabore à plusieurs journaux, tels Canigó, El Pont et Reduccions. Elle publie son premier recueil de poèmes, Díptic, écrit avec Núria Albó (1930) en 1972 ; avec Jordi Geli, elle publie Memòries d’un pagès del segle XVIII (« mémoires d’un paysan du XVIIIe siècle ») en 1978. Elle poursuit avec Sandalies d’escuma (« sandales d’écume », 1985). Paisatge amb poetes (« paysage avec poètes », 1988) et Paradís amb poetes (« paradis avec poètes », 1993) expriment sa passion pour la mythologie, tandis que ses séjours en Grèce lui inspirent Artemísia (1989). Le Violon d’Auschwitz (1994) lui apporte la reconnaissance de la critique et du public, et sera traduit en plusieurs langues. Le Cahier d’Aram (1997), où elle narre la tragédie du peuple arménien, obtient également un grand succès. Parmi ses livres pour enfants et adolescents figurent La grua Estontola (« la grue Estontola », 1993), L’hipopòtam blau (« l’hippopotame bleu », 1996), Relats de mitologia (« récits de mythologie », 1996). Figueres, la ville qui l’a accueillie pendant plus de trente ans et où elle est décédée, a été immortalisée dans son dernier ouvrage, Figueres, ciutat de les idees (« Figueres, ville des idées », 1999).
Concepció CANUT
■ Le Violon d’Auschwitz (El Violi d’Auschwitz, 1994), Paris, Stock, 2009 ; Le Cahier d’Aram (Quadern d’Aram, 1997), Paris, Stock, 2010.
■ COLLECTIF, Àlbum Maria Àngels Anglada, Barcelone, Centre Català del Pen, 1998.
■ BOSCH M. A., « Maria Àngels Anglada entre el realismo històric i la fantasia », in Avui, 27-9-1987.
ANGOT, Christine [CHÂTEAUROUX 1959]
Écrivaine française.
Après une enfance à Reims marquée par la personnalité d’un père incestueux, raffiné, brillant traducteur, présent dans son œuvre, Christine Angot entreprend des études de droit et de lettres, se marie et habite Nice vers la fin des années 1980, puis Montpellier. Elle divorce et s’installe à Paris. En 1990, son premier livre, Vu du ciel, décide de son avenir, soit écrire, selon sa manière, directe, nourrie d’une intimité quotidienne : « Tout, on peut dire, tout. Dans l’écrit. » Suivent Not to be (1991), Léonore, toujours (1994), inspiré par la naissance de sa fille, Interview (1995). Dès avant Sujet Angot (1998), la critique se prend aux pièges de l’autobiographie. Pourtant, C. Angot ne cesse d’établir une différence entre celle qui vit et celle qui raconte. L’approche des faits, personnels ou non, reprend par une écriture radicale clichés et préjugés, qu’elle brise au passage : « Je n’écris pas par le biais d’images. J’écris seulement ce que les choses sont. Avec certitude. » Seul le langage en restitue l’émotion violente et l’entière liberté. Chaque opus déclenche un scandale. Elle impose ses vues sur la société, « sans autre preuve que le style ». En témoignent L’Inceste (1997), Quitter la ville (2000), Pourquoi le Brésil ? (2002), Rendez-vous (Prix de Flore, 2006), Le Marché des amants (2008) et Les Petits (2011). Ou bien des adaptations théâtrales (Mais aussi autre chose, 1999), chorégraphiques (Arrêtez, arrêtons, arrête, 1997), cinématographiques (Quelle importance ? , 2001). Une semaine de vacances (2012), court récit de l’inceste paternel, a la précision d’un constat. Sa rigueur clinique ancre dans un présent d’éternité la mémoire d’une irréparable cassure. L’œuvre, sans trêve, en porte témoignage. Et toujours se retrouve le pouvoir du Verbe grâce auquel, hors de l’accessoire, se traque l’intensité énigmatique du réel. Là réside l’originalité d’Angot.
Christiane BLOT-LABARRÈRE
■ Les Autres, Paris, Fayard, 1997 ; Les Désaxés, Paris, Stock, 2004 ; Une partie du cœur, Paris, Stock, 2004.
ANGUISSOLA, Giana [TRAVO 1906 - MILAN 1966]
Écrivaine italienne.
Entre 1930 et 1956, Giana Anguissola publie 25 romans dans lesquels elle manie avec humour la critique sociale. Elle est principalement l’auteure de récits pour adolescents, au caractère souvent surréel. Son premier livre, Gli animali (« les animaux »), qui paraît en 1930, est destiné aux enfants. Il romanzo di molta gente (« le roman de la plupart des gens », 1931) entremêle les histoires de plusieurs familles dans un immeuble populaire. En 1954, le roman Gli eredi del circo Alicante (« les héritiers du cirque Alicante ») est récompensé par le prix Soroptimist. En 1959, G. Anguissola reçoit le prix de la Présidence du Conseil et, en 1958, la mention de l’International Board on Books for Young People pour Priscilla, un conte de fées moderne dans l’univers de la Scala. Enfin, en 1964, Violetta la timida (« Violette la timide ») obtient le prix Bancarellino.
Graziella PAGLIANO
■ PIPITONE G., L’anima della Valtrebbia in tre suoi illustri figli, Giana Anguissola, Franco Fornari, padre Pietro Gazzole, Plaisance, [s.n.], 1997 ; TARTARICI G., GRILLI M. (dir.), Giana Anguissola, Violetta, Giulietta, Marilù, Priscilla e le altre, Bologne, Centro documentazione delle donne, 1997.
ANGUISSOLA, Sofonisba [CRÉMONE V. 1532 - PALERME 1625]
Peintre italienne.
Issue de la noblesse de Crémone, Sofonisba Anguissola et ses six sœurs, toutes des créatrices, comptent parmi les très rares artistes femmes avant le XXe siècle à n’être ni épouses, ni filles d’artistes. Sa formation de peintre est donc le fruit de l’éducation soignée des femmes nobles. Elle fréquente d’abord l’atelier du peintre Bernardino Campi, à Crémone, jusqu’en 1549. Il s’agit du premier exemple de femmes qui, pour étudier et recevoir leur formation d’artistes, sont envoyées hors de chez elle, dans un univers laïc et masculin. La jeune fille s’y exerce, entre autres, à la copie, vecteur exclusif pour les femmes, qui ne peuvent étudier ni l’anatomie ni le dessin d’après modèle. Elle poursuit jusqu’en 1552-1553 sa formation dans l’atelier d’un autre peintre de Crémone, Bernardino Gatti, dit Il Sojaro. Elle apprend alors notamment à regarder les peintures de la toute proche école de Parme, et en particulier d’Antonio Allegri, dit Il Correggio (vers 1439-1534), dont on a reconnu l’influence dans son imposante toile Jeu d’échecs (1555), montrant trois de ses sœurs, Lucia, Minerva et Europa, jouant aux échecs. C’est dans sa famille qu’elle trouve la plupart de ses modèles et sujets, traités seuls ou en groupe. Dans ses toiles où elle mêle savoureusement les codes du portrait à ceux de la scène de genre, les gestes et les visages sont d’autant plus empreints de naturel et de vivacité, comme pris sur le vif, qu’elle ajoute à la solide tradition lombarde du portrait naturaliste le cadre intime de saynètes domestiques, qui l’émancipe des strictes règles du portrait officiel. Ainsi, dans le Portrait d’Amilcare, de Minerva et d’Asdrubale Anguissola (vers 1557-1558), la mère est absente – ce qui n’aurait guère été concevable si le portrait avait été officiel. Ces peintures de famille expriment sans fard une vive palette d’émotions : admiration, affection, approbation, joie ou coquetterie. Plus encore que ses portraits, dont 12 ont été conservés, ses nombreux autoportraits ont fait sa réputation européenne. Quelques-uns sont peints en miniature quand les autres adoptent le cadrage grandeur nature des portraits officiels. Ils sont, pour la plupart, antérieurs à 1559. Seul le grand maître flamand Albrecht Dürer s’était avant elle autant représenté. Ils sont abondamment envoyés par son père Amilcare aux grands princes et humanistes de l’époque, qui connaissent ainsi son talent à l’aune de sa beauté. L’artiste varie l’iconographie, mais les poses qu’elle choisit se conforment à l’image d’une femme lettrée, vertueuse et artiste (Autoportrait à l’épinette, 1554). Portraits et autoportraits de sa main sont très demandés par les grandes familles telles que les Este, les Farnèse, les Médicis. Michel-Ange lui-même l’aurait conseillée. Étude des passions peintes, le dessin d’un Petit garçon pincé par une écrevisse (vers 1554) pourrait bien être une réponse de la peintre à une remarque du maître. À partir de 1559, elle est appelée par le roi d’Espagne Philippe II, non comme peintre officielle mais pour enseigner les arts à sa femme Isabelle de Valois. Elle reste en Espagne jusqu’en 1573 et peint néanmoins de très nombreuses effigies de la famille royale, selon les très stricts canons du genre dictés par l’austère étiquette de la cour d’Espagne, à quelques respirations toutes lombardes près : l’esquisse d’un sourire, une joue relevée de carmin. Mariée en 1573, vers 40 ans, à Fabrizio de Moncada, elle se remarie en 1578, à la mort de celui-ci, avec un noble génois, Orazio Lomellino, avec qui elle vit à Gênes pendant trente-cinq ans avant de le suivre en Sicile. Continuant son activité jusqu’à son extrême vieillesse, s’essayant notamment aux tableaux religieux dans le sobre contexte de la Contre-Réforme, elle acquiert peu à peu une stature d’artiste mythique alors follement encensée et reçoit les visites respectueuses de jeunes artistes hommes comme Van Dyck, qui la croque en 1624.
Comme artiste, S. Anguissola fut une bonne portraitiste de la Renaissance ; comme femme, elle ouvre la voie, par la reconnaissance qu’elle obtient, à nombre d’artistes qui la suivront.
Anne LEPOITTEVIN
■ Sofonisba Anguissola e le sue sorelle (catalogue d’exposition), Gregori M., Caroli F., Guazzoni V. (dir.), [Italie], Leonardo Arte, 1994.
■ KUSCHE M., Retratos y retratadores Alfonso Sánchez Coello y sus competidores Sofonisba Anguissola, Jorge de la Rúa y Rolán Moys, Madrid, Fundación de apoyo a la historia del arte hispánico, 2003 ; PERLINGIERI I. S., Sofonisba Anguissola, femme peintre de la Renaissance, Paris, Liana Levi, 1992.
ANGUS, Rita [HASTINGS 1908 - WELLINGTON 1970]
Peintre néo-zélandaise.
Fille aînée d’un charpentier devenu patron dans la construction, Henrietta Catherine Angus souhaite, dès son plus jeune âge, consacrer sa vie à la peinture. Ses parents soutiennent son désir et lui donnent pour tuteur un ancien directeur du Canterbury College School of Art. La jeune fille étudie ensuite la peinture dans cet établissement de Christchurch – alors capitale culturelle de la Nouvelle-Zélande – auprès de Leonard Booth et de Cecil Kelly. Elle suit également des conférences à la Elam School of Fine Art d’Auckland en 1930 et découvre, par des reproductions, l’art de la Renaissance italienne et celui d’autres maîtres comme le Hollandais Vermeer, dont l’œuvre la marque profondément. À 22 ans, elle se marie sur un coup de tête pour divorcer quatre ans plus tard. De 1934 à 1937, illustratrice pour un journal local de Christchurch Press Junior, elle travaille aussi à se forger une œuvre personnelle dans son propre atelier, situé à Cambridge Terrace. Privée définitivement de maternité après une fausse couche, elle sera internée quelques mois dans un hôpital psychiatrique. Par la suite, elle vit en solitaire, se consacrant exclusivement à son art, à North ou à South Island. Elle ne quitte la Nouvelle-Zélande qu’une seule fois, entre 1958 et 1959, pour un voyage en Europe organisé par les New Zealand Art Societies. R. Angus produit essentiellement des paysages et des portraits. Si elle réalise un nombre important d’aquarelles dans une veine lyrique, ce sont surtout ses grandes huiles sur toile qui la font connaître. Considérée aujourd’hui comme chef de file de l’art régionaliste néo-zélandais, elle propose une vision originale des paysages de son pays. Cass (Robert McDougall Art Gallery, Christchurch, 1936) constitue une œuvre charnière dans la création de son style. Elle y représente une minuscule gare perdue au sein d’un immense paysage. Le trait est précis, vif, la couleur claire, rayonnante, caractéristiques que l’on retrouvera dans tous ses paysages. Dans les années 1950-1960, une inspiration surréaliste tardive se fait sentir dans plusieurs paysages qui jouent sur la déconstruction de l’image ou sur la présence d’objets étranges comme des pierres flottantes (Two Stones, Rita Angus Loan Collection, Museum of New Zealand, Wellington, 1966). Ses portraits, tout comme ses nombreux autoportraits, présentent la même clarté, la même insistance sur la structure et la même franchise de couleur. En 1936-1937, alors même qu’elle vient de divorcer et de tomber malade, elle se peint en femme sûre d’elle-même, élégante, moderne, avec gants et cigarette, le regard affûté. À la fin des années 1930 – ses années mondaines –, elle fait de nombreux portraits qui présentent cette même touche dans la construction (Fay and Jane Birkinshaw, Museum of New Zealand Te Papa, Wellington, 1938). Elle peint également quelques œuvres au caractère symbolique, dont trois « portraits » de déesses qui sont la réponse de cette pacifiste résolue à la Seconde Guerre mondiale. Active pendant près de quarante ans, elle n’a guère atteint la notoriété de son vivant. Elle n’obtient sa première exposition personnelle, à la Center Gallery de Wellington, qu’à l’âge de 49 ans, et son art n’est présenté que deux fois à l’étranger, dans des expositions collectives sur l’art néo-zélandais – à Londres en 1965 et à Washington en 1969. La reconnaissance lui vient à titre posthume, avec une grande exposition rétrospective itinérante en 1983-1984, véritable révélation qui marque durablement de nombreux artistes néo-zélandais contemporains. Le centenaire de sa naissance a donné lieu à une nouvelle rétrospective, à Wellington, qui a réuni plus de 400 œuvres.
Marie GISPERT
■ Rita Angus (catalogue d’exposition), Wellington, National Art Gallery, 1982 ; Rita Angus : Life and Vision (catalogue d’exposition), McAloon W., Trevelyan J. (dir.), Wellington, Te Papa Press, 2008.
■ TREVELYAN J., Rita Angus : An Artist’s Life, Wellington, Te Papa Press, 2008.
ANI LOCHEN VOIR SHUGSEB, Jetsunma
ANI PACHEN (ou ANI PATCHEN) [GONJO 1933 - DHARAMSALA, INDE 2002]
Religieuse et résistante tibétaine.
Fille unique d’un chef tibétain, Ani Pachen Dolma (A ne Dpa’chen sgrol ma) prit les vœux à l’adolescence malgré les pressions familiales et sociales qui la destinaient à une vie de femme mariée. Toutefois, en 1958 elle dut se résoudre à quitter son monastère et enfreindre les vœux monastiques pour remplacer son père décédé à la tête de 600 résistants contre l’armée chinoise. Capturée en 1960, elle passa vingt et un ans derrière les barreaux. À sa libération, elle poursuivit une lutte pacifique, mais fut contrainte à l’exil en 1988, par crainte d’être arrêtée. En Inde, elle rédigea son autobiographie, où elle mit l’accent sur l’importance de la compassion dans la lutte et sur le sort tragique du Tibet.
Françoise ROBIN
■ Avec DONNELLEY A., Et que rien ne te fasse peur, le combat d’une princesse tibétaine, Paris, Nil, 2001.
ANIS SABIRIN [JOHOR BAHRU, ÉTAT DE JOHOR 1936]
Écrivaine malaisienne.
C’est au cours de ses études universitaires qu’Anis Sabirin entreprend sa carrière d’écrivaine. Dans une grande partie de ses œuvres littéraires, ses conférences et ses essais transparaît le souci de défendre la cause des femmes. Son premier recueil de nouvelles, Dari Bayang Ka-Bayang (« de chimère en chimère », 1966), présente des personnages féminins contrastés : certains se soumettent aux valeurs traditionnelles, d’autres s’y opposent. L’une de ces histoires est parue en traduction française : il s’agit de Au cimetière, qui traite du suicide, interdit par l’islam. Dans son recueil d’essais Peranan Wanita Baru (« le rôle de la femme nouvelle », 1969), l’écrivaine montre que, sous l’influence de l’Occident, la femme malaise n’a plus seulement pour but d’être une bonne épouse et une bonne mère, elle a aussi d’autres centres d’intérêt (éducation, économie, politique…) et désire s’investir dans la vie active. Pour Anis Sabirin, les femmes peuvent assumer tous ces rôles, mais les hommes ont du mal à accepter cette nouvelle femme. Selon elle, le mariage (pour les hommes et pour les femmes) ne doit plus être considéré comme une nécessité. On doit pouvoir vivre en célibataire sans s’attirer les foudres de la société, telle est, notamment, l’idée qu’elle développe dans son recueil de nouvelles Persona (1994), dans lequel elle met en scène des femmes véritablement progressistes. Elle traite aussi des problèmes de la société dans son ensemble, aussi bien en Malaisie qu’à l’étranger. Certaines de ses nouvelles ont pour arrière-plan les États-Unis, comme dans son recueil Garis Biru (« ligne bleue », 1999). Elle y aborde, par exemple, la vie difficile et rude dans les quartiers afro-américains et coréens, leurs problèmes de drogue, la présence de gangs et les relations parfois violentes entre ces communautés.
Monique ZAINI-LAJOUBERT
■ Au cimetière (Di Kuburan, 1966), in COLLECTIF, Babouin et autres nouvelles de Malaisie, Genève, Olizane, 1991.
■ ZAINI-LAJOUBERT M., « The world beyond Malaysia (mainly the West) in Malaysian literary works published from the 1990s », in BRAGINSKY V., MURTAGH B., The Protrayal of Foreigners in Indonesian and Malay Literatures : Essays on the Ethnic "Other", Lewiston, Edwin Mellen Press, 2007.
ANKER, Nini ROLL [MOLDE 1873 - OSLO 1942]
Écrivaine norvégienne.
Bien que née dans une famille de hauts fonctionnaires, Nini (Nicoline Magdalene) Roll Anker devient l’une des écrivaines les plus radicales de son temps, une intellectuelle de gauche engagée dans la lutte des femmes, la lutte des classes et le pacifisme. Elle fréquente aussi bien la famille royale norvégienne que les milieux des jeunes écrivains socialistes. Elle fait ses débuts littéraires sous le pseudonyme de Jo Nein, avec le roman I blinde (« en aveugle », 1898). Son œuvre, qui embrasse un vaste registre (nouvelles, romans psychologiques, journaux intimes, romans historiques, pièces de théâtre ainsi que chroniques et essais), met au jour les conflits de valeurs qu’éprouvent les femmes entre leurs sentiments, l’amour et leur devoir d’épouse, de fille ou de mère. Ses héroïnes sont sensibles, souvent naïves, mais sincères et responsables, elles se heurtent à des structures et forces sociales qui les dépassent : la religion patriarcale et misogyne, dans Det svake kjønn (« le sexe faible », 1915) ; les conditions de travail des ouvrières, dans Lil Anna og de andre (« Lil-Anna et les autres », 1906) et Den som henger i en tråd (« suspendu à un fil », 1935) ; la modernisation et les changements économiques, dans Huset i Søgaden (« la maison dans la rue face à la mer », 1923), I amtmandsgaarden (« dans la maison du préfet », 1925) et Under skraataket (« sous les toits », 1927). Ces derniers titres constituent une trilogie historique sur le déclin d’une famille de hauts fonctionnaires. L’engagement de N. R. Anker se manifeste très nettement dans deux ouvrages qui montrent une mère en lutte contre l’appareil de guerre et la propagande militaire : la pièce Kirken (« l’Église », 1921) et Kvinden og den svarte fuglen (« la femme et l’oiseau noir », 1945), roman achevé peu avant sa mort, en 1942. Même si les protagonistes perdent leurs combats, ces textes sont portés par un engagement éthique qui insiste sur la dignité humaine. Sous un pseudonyme masculin, Kåre P., elle est également l’auteure de deux romans écrits à la première personne, au style rapide et moderne, dupant les critiques qui ont loué le jeune écrivain prometteur. Elle est à deux reprises la vice-présidente de l’Association norvégienne des écrivains, s’employant à lui garantir des ressources économiques et à améliorer les conditions de vie des jeunes écrivains par des bourses.
Anne Birgitte RØNNING
■ ØRJASÆTER T., ØRJASÆTER J., Nini Roll Anker, en kvinne i tiden, Oslo, Aschehoug, 2000.
ANNA, Margit (née SICHERMAN) [BOROTA, BÁCS-KISKUN 1913 - BUDAPEST 1991]
Peintre hongroise.
Issue d’une famille juive de province, Margit Anna arrive vers 1930 à Budapest, où elle apprend le dessin dans une école privée. Ses premiers travaux sont portés par la relation spirituelle très forte qui l’unit à son mari, le peintre Imre Ámos, qu’elle considère aussi comme son maître en la matière (elle fut d’ailleurs maintes fois accusée d’être son épigone). Leur rencontre avec Chagall à Paris, en 1937, influence leur œuvre. I. Ámos meurt en camp de concentration. M. Anna, s’estimant marginale de par sa pauvreté, ses origines et les discriminations – outre sa condition de femme qui rend sa carrière plus difficile –, thématise sa différence dans son art. En quête de sa place dans le monde en tant que femme et artiste, elle ne réalise que des autoportraits où elle est tour à tour artiste de cirque, danseuse, peintre et modèle, prostituée. Dans ses tableaux, tout, jusqu’aux tragédies familiales et humaines comme la Shoah, s’exprime par des marionnettes grotesques faites uniquement de têtes, de mains et de bustes : sous une forme élémentaire, restreinte à une seule sphère, elles seront prophète, rédempteur, veuve, Parque. C’est sous l’influence de Lajos Vajda et de Dezső Korniss, de la colonie d’artistes de Szentendre et du groupe Cobra qu’elle a élaboré cette approche éminemment puissante, évoquant le foklore et la culture archaïque. Elle est cofondatrice de l’École européenne hongroise en 1945. Dans les années 1950, cependant, sous le régime hongrois stalinien, elle ne pourra exposer et vivra de commandes occasionnelles ; sa première grande exposition n’aura lieu qu’en 1968. Dans les années 1970, ses sujets bibliques s’enrichissent des motifs de l’imagerie populaire et des peintures sur verre. Assumant de façon subversive la malignité que les croyances populaires attribuent aux femmes, elle représente aussi des sorcières. Dans ses derniers tableaux, elle montre son propre corps déformé par la vieillesse et les étapes successives menant à la mort.
Hedvig TURAI
■ DÁVID K., Anna Margit, Budapest, Corvina, 1980 ; NAGY K. S., Anna Margit, Budapest, Képzőművészeti alap kiadóvállalata, 1971 ; TURAI H., Anna Margit, Budapest, Szemimpex, 2002.
ANNA O. VOIR PAPPENHEIM, Bertha
ANNABELLA (Suzanne CHARPENTIER, dite) [PARIS 1907 - NEUILLY-SUR-SEINE 1996]
Actrice française.
Alors qu’elle n’a que 16 ans, le visage félin de Suzanne Charpentier attire l’attention d’Abel Gance, qui l’engage pour une apparition dans son Napoléon. Quatre ans plus tard, elle est la vedette de la comédie débridée de René Clair, Le Million, et tourne encore sous sa direction Quatorze juillet. En 1935, dans La Bandera de Julien Duvivier, d’après Pierre Mac Orlan, elle incarne la Marocaine Aïcha, face au légionnaire Jean Gabin. Elle est japonaise dans La Bataille, russe dans Les Nuits moscovites. En 1938, dans Hôtel du Nord, de Marcel Carné, elle forme un duo émouvant avec Jean-Pierre Aumont, face à Arletty* et Louis Jouvet. Appelée à Hollywood, elle tourne Suez ; son partenaire est Tyrone Power, qu’elle épouse. Après cinq films américains, elle revient en France la guerre finie, mettant fin à sa carrière en 1950. Sur scène à Broadway, elle crée Huis clos de Jean-Paul Sartre.
Bruno VILLIEN
ANNE, Catherine [SAINT-ÉTIENNE 1960]
Auteure dramatique, comédienne et metteuse en scène française.
Après une formation classique de comédienne de théâtre à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (ENSATT) puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD), Catherine Anne joue sous la direction d’Antoine Vitez, de Jacques Lassalle, de Claude Régy et de Jean-Louis Martinelli. Elle se tourne vers l’écriture dès le début des années 1980 et fonde en 1987 sa compagnie, À Brûle-pourpoint, pour créer sa pièce Une année sans été (1987, prix Arletty 1991).Elle obtient le Prix de la révélation théâtrale du Syndicat de la critique pour Combien de nuits faudra-t-il marcher dans la ville ? (1988). Elle a écrit, à ce jour, plus d’une vingtaine de pièces, dont Agnès (1994) et, dernièrement, Pièce africaine (2007), Une petite sirène (2007), Comédies tragiques (2011). Elle peint l’intimité féminine, l’enfance, sa fragilité, ses fantasmes, ses traumatismes, en évitant l’explicite et l’obscène. Sa pièce Le ciel est pour tous (2009) aborde le problème de la tolérance religieuse. Certains de ses textes ont été traduits en allemand, anglais, espagnol, grec, italien, néerlandais, polonais, suédois et islandais. Elle a mis en scène la quasi-totalité de ses propres pièces, mais également des textes d’Henri Michaux qu’elle a adaptés pour la scène et des pièces de Copi, de Carole Fréchette* et de Nathalie Papin*. Elle anime également de nombreux stages et ateliers : au CNSAD, au TNS avec le groupe 28 (Les Fausses Confidences de Marivaux), à l’ENSATT. Convaincue que « les œuvres des auteurs vivants peuvent fédérer un large public et le renouveler », elle a assuré la direction artistique du Théâtre de l’Est parisien (TEP), de 2002 à juin 2011. Avec sa compagnie, elle a créé, au Festival d’Avignon Off en 2012, Comédies tragiques, où elle stigmatise l’argent-roi et la déshumanisation de la société. Sa pièce Loin des villes, loin des théâtres (2013-2014) s’inscrit dans son engagement-citoyen, car elle est née de sa pratique des ateliers de lecture et d’écriture dans les villages, où elle a « collecté des histoires ». Ses textes sont édités chez Actes Sud-Papiers et à L’École des loisirs, L’Avant-Scène Théâtre.
Danielle DUMAS
ANNE COMNÈNE [CONSTANTINOPLE 1083 - ID. entre 1148 et 1155]
Historienne byzantine.
Fille d’Irène Doukaina et de l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène auquel, nous dit-elle, elle ressemblait en tout, Anne Comnène est, quelques jours après sa naissance, associée à l’Empire. Très vite, on la fiance à Constantin Doukas, lui-même co-empereur, alors âgé de 9 ans. Élevée par sa future belle-mère, Marie* d’Alanie, veuve de l’empereur Michel VII Doukas, elle semble être destinée à régner. Mais en 1087, Alexis et Irène ont un fils, Jean, qu’ils associent à l’Empire en 1092. En 1095, Constantin Doukas meurt et Anne est mariée, en 1097, à Nicéphore Bryenne, petit-fils d’un usurpateur dont Alexis avait triomphé. Elle lui donne deux fils et deux filles, nés entre 1102 et 1108. Le 15 août 1118, à la mort d’Alexis Ier, Anne, en accord avec sa mère, tente de faire monter sur le trône son mari et d’évincer son frère Jean. Mais celui-ci la devance. En 1119, Anne, toujours en accord avec sa mère, prépare un coup d’État, qui échoue lui aussi. La réaction de Jean est modérée. Nicéphore Bryenne reste dans l’entourage de l’empereur, tandis qu’Anne et sa mère sont reléguées dans le monastère constantinopolitain de la Kécharitôménè, fondé par Irène. Nicéphore Bryenne meurt en 1136 ou 1137, au retour d’une expédition militaire. Il laisse inachevée une œuvre historique : la Matière historique, qu’il avait entrepris de rédiger à la demande de l’impératrice Irène. Anne survit à son mari assez longtemps pour mener à son terme l’œuvre historique qu’il avait ébauchée.
Princesse ambitieuse, qui a cherché à s’emparer du trône, Anne est aussi une femme de culture à la double formation, chrétienne et profane. Possédant une connaissance parfaite du grec, formée à la rhétorique et à la philosophie, elle a étudié aussi les sciences du quadrivium : arithmétique, géométrie, musique, astronomie. Comme beaucoup de ses contemporains, elle a d’autre part une culture médicale. Son intérêt personnel la pousse vers la philosophie. Au monastère de la Kécharitôménè, où, ayant abandonné toute ambition politique, elle se consacre « aux livres et à Dieu », elle est entourée de savants auxquels on doit un renouveau des commentaires d’Aristote : Michel d’Éphèse et Eustrate de Nicée. Un autre lettré important, Georges Tornikès, auteur d’un éloge funèbre d’Anne, fait partie lui aussi du même cercle. La culture d’Anne est représentative du « siècle des Comnène », une époque où les lettres sont à l’honneur, la littérature brillante et où, dans la plus haute aristocratie, les filles aussi peuvent recevoir une éducation.
Anne Comnène a composé des lettres, mais la seule œuvre d’elle qui nous soit parvenue est son Alexiade, où, en 15 livres, elle raconte l’histoire de son père, depuis sa jeunesse, alors qu’il sert les deux empereurs qui l’ont précédé, jusqu’à sa mort au terme d’un règne long et brillant. Outre le fait que son mari ait laissé une œuvre inaccomplie, d’autres facteurs l’ont conduite vers l’historiographie : l’intérêt pour les affaires de l’Empire, et surtout l’amour et l’admiration pour son père. Consciente du devoir d’impartialité de l’historien et compte tenu de sa situation particulière, elle assure son lecteur qu’elle a su ne trahir ni l’amour qu’elle porte à ses parents, à son père tout particulièrement, ni ce qu’elle doit, comme historienne, à la vérité. Elle mentionne les sources qu’elle a utilisées et critiquées : ses souvenirs personnels, les récits de son père ou d’autres grands personnages ; des sources écrites aussi, comme les mémoires d’anciens soldats d’Alexis. Elle emploie également des documents, et les modernes ont décelé chez elle l’utilisation d’historiens byzantins des XIe et XIIe siècles : Nicéphore Bryenne bien sûr, mais aussi Michel Psellos, Jean Skylitzès, Jean Zonaras. Œuvre savante, l’Alexiade est écrite dans le grec atticisant des lettrés de l’époque, une langue qui lui est familière et qu’elle utilise sans vain purisme. La valeur historique de l’Alexiade est indéniable mais, comme le titre l’annonce, la couleur est particulière : « Alexiade » renvoie à l’Iliade, ou à l’Héracliade de Pisidès (VIIe s.). C’est dire qu’Anne la considère comme une œuvre littéraire, dont la tonalité épique est revendiquée. C’est aussi une œuvre personnelle, où l’auteur n’hésite pas à se montrer. Mieux diffusée que d’autres œuvres historiques, l’Alexiade, dès l’époque byzantine, a circulé aussi sous la forme d’un abrégé et d’une réécriture en grec plus simple. À l’époque moderne, elle a été reconnue comme l’une des œuvres les plus marquantes de la riche littérature historique byzantine.
Marina DETORAKI
■ Alexiade, LEIB B. (dir.), 3 t., Paris, Les Belles Lettres, 1937-1946.
■ Annae Comnenae Alexias, REINSCH D. R., KAMBYLIS A. (dir.), Berlin/New York, W. de Gruyter, 2001.
ANNE DE FRANCE [GENAPPE, BELGIQUE 1461 - MOULINS 1522]
Femme politique et écrivaine française.
Fille aînée de Louis XI, Anne de France est mariée à l’âge de 13 ans à Pierre de Bourbon, sire de Beaujeu, de 20 ans son aîné et associé au gouvernement. En 1481, le roi, malade, confie au couple la tutelle de son fils unique, futur Charles VIII (1470-1498), afin qu’ils conservent le pouvoir après sa mort. Louis II, duc d’Orléans, époux de la sœur d’Anne de France, soulève contre eux une coalition internationale : la Guerre folle. Maniant la fermeté et la diplomatie, affichant la modestie, ils parviennent à la briser et à rétablir la paix. En 1491, ils marient Charles VIII avec la duchesse Anne de Bretagne. Devenus duc et duchesse de Bourbon, ils s’installent à Moulins, où Anne de France organise une cour brillante, faisant construire ou rénover de nombreux bâtiments, abritant le couple royal de longs mois par an, et demeurant de fait au pouvoir, d’autant que Charles VIII entame bientôt les guerres d’Italie. À sa mort, elle facilite l’accession au trône de Louis II d’Orléans, Louis XII, en témoignant que son mariage avec sa sœur n’a jamais été consommé, ce qui permet au roi d’épouser la veuve de Charles. En échange, Anne de France négocie sans doute l’arrêt des tentatives de la Couronne pour transformer le Bourbonnais en apanage (terres transmissibles aux seuls garçons), afin de pouvoir le léguer à sa fille, Suzanne de Bourbon, née en 1491, au cas où elle n’aurait pas de fils. En 1503, Pierre de Bourbon décède. Leur fille unique est convoitée de tous côtés. Anne de France écrit alors pour elle des Enseignements, unique traité du genre écrit par une princesse. En 30 petits chapitres, elle s’efforce de lui inculquer une prudence et une sagesse sans lesquelles les femmes de son temps sont impitoyablement moquées et privées de toute autonomie. Elle rédige aussi une nouvelle, à partir d’une épître d’Antoine de La Sale narrant un épisode de la guerre de Cent Ans, dont elle transforme la structure et le sens, mettant en valeur le personnage de l’épouse. En 1505, elle marie Suzanne à Charles de Montpensier, que Louis XII fait connétable. Cependant, lorsque la Couronne passe à François Ier en 1515, le duché est à nouveau l’objet des convoitises royales. Or, Suzanne de Bourbon meurt en 1521, sans avoir mis au monde de fils vivant. C’est le prélude à la « trahison du connétable de Bourbon » et à la confiscation du duché, auxquelles Mme La Grande, décédée l’année suivante, n’assistera pas. Publiés dès les années 1520, republiés à la demande de Marguerite d’Angoulême*, ses Enseignements tomberont dans l’oubli jusqu’au XIXe siècle.
Éliane VIENNOT
■ Enseignements à sa fille, Histoire du siège de Brest, Clavier T., Viennot É. (éd.), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2006.
■ VIENNOT É., « Gouverner masqués, Anne de France, Pierre de Beaujeu et la correspondance dite “de Charles VIII” », in L’Épistolaire au XVIe siècle, cahiers V.-L. Saulnier, no 18, 2001.
ANNE DE JÉSUS (née Ana DE LOBERA TORRES) [MEDINA DEL CAMPO 1545 - BRUXELLES 1621]
Écrivaine espagnole et fondatrice d’ordre religieux.
Orpheline très jeune, Anne de Jésus est élevée par sa grand-mère maternelle, qui va bientôt songer à la marier ; mais elle a d’autres projets en tête. À 15 ans, elle part chez sa grand-mère paternelle, chez qui elle vit pendant dix ans avant de devenir carmélite, sur le conseil de son directeur spirituel. En 1570, elle prend le voile et vit au couvent de Salamanque, où elle devient la protégée de Thérèse d’Avila*. Elle est ensuite envoyée en France pour fonder l’ordre du Carmel : création d’un couvent à Paris en 1604, puis l’année suivante, à Pontoise et à Dijon. À la demande d’Isabel Clara Eugenia (1566-1633), fille de Philippe II et d’Isabelle de Valois (1545-1568), qui vivent en Flandre, elle fonde le Carmel de Louvain et celui de Mons. Thérèse d’Avila a exercé une influence remarquable sur la personnalité de la carmélite, qui a eu accès à ses écrits, y compris lors de l’Inquisition, et a recueilli ses œuvres. En 1587, Fray Luis de León prend la responsabilité de publier Los libros de la madre Teresa de Jesús. La correspondance entre les deux femmes a été détruite, brûlée par Anne de Jésus − une perte considérable. Ses propres expériences sont connues grâce au récit qu’elle en fait dans Relación de la fundación de Granada (« rapport sur la fondation de Grenade », vers 1545) et Viaje a Paris (« voyage à Paris ») ; de nombreux autres textes ont néanmoins disparu. En 1584, elle réussit à convaincre Jean de la Croix de commenter son Cántico espiritual, qu’il lui dédie en lui demandant de le conserver.
Concepció CANUT
■ BERTHOLD-IGNACE DE SAINTE-ANNE, Vie de la mère Anne de Jésus, coadjutrice de sainte Thérèse dans l’œuvre de la réforme du Carmel et fondatrice de l’ordre en France et en Belgique, Malines, H. Dessain, 1876-1882 ; DUVIVIER R., La Genèse du “Cantique spirituel” de saint Jean de la Croix, Paris, Les Belles Lettres, 1971 ; ORCIBAL J., « La situation en France et le jugement d’Anne de Jésus sur l’école abstraite », in La Rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du Nord, Paris, Presses universitaires de France, 1959.
ANNENKOVA, Praskovia (née Pauline GUEBLE) [CHAMPIGNEULLES 1800 - NIJNI NOVGOROD 1876]
Mémorialiste russe.
Née en France dans une famille aristocratique française déchue, Pauline Gueble part travailler à Moscou en 1823, où elle rencontre Ivan Alexandrovitch Annenkov, un jeune officier membre de la Société du Nord, une des sociétés secrètes qui organisa le soulèvement des décembristes. Annenkov condamné à l’exil à vie et déporté en Sibérie, elle obtient en 1827 du tsar Nicolas Ier la nationalité russe et la permission de le rejoindre à Tchita où elle l’épouse, devenant Praskovia Egorovna Annenkova. Trente ans plus tard, la famille reçoit la permission de quitter la Sibérie et revient s’installer à Nijni Novgorod.
P. Annenkova est l’auteur de Souvenirs rédigés à la fin de sa vie à la demande du rédacteur de l’un des journaux russes les plus populaires de la fin du XIXe siècle, Jivaïa Starina (« le passé vivant »). Elle raconte l’histoire d’un amour contrarié puis comblé, la naissance d’une héroïne, sa persévérance malgré les obstacles. Elle y évoque son enfance en France, puis l’essentiel du livre est consacré à sa rencontre avec Annenkov, à ses efforts pour le rejoindre, avec une description minutieuse de son voyage jusqu’en Sibérie. Les trois derniers chapitres décrivent la vie et les mœurs du bagne, tracent les portraits de la communauté des femmes de décembristes. La première publication de ses Mémoires, traduits en russe par sa fille Olga Ivanovna, à qui elle les dictait en français, date de 1888. Le livre s’interrompant brutalement, cette dernière a rédigé ses propres souvenirs, généralement édités en appendice à l’œuvre de sa mère.
Marie DELACROIX
■ Souvenirs, Paris, Éditeurs français réunis, 1976.
ANNING, Mary [LYME REGIS, DORSET 1799 - ID. 1847]
Paléontologue britannique.
Mary Anning naît dans un village littoral du sud du Royaume-Uni, dans une région surnommée « Jurassic Coast » en raison de sa richesse en sites fossilifères. Son père, ébéniste, recherche des fossiles pour les vendre aux touristes. Peu après son décès, la petite fille, alors âgée de 12 ans, et son frère trouvent un squelette complet d’ichtyosaure. En 1821, elle met au jour un squelette complet de plésiosaure, encore considéré aujourd’hui comme une référence et, en 1828, un squelette de ptérodactyle. Ses découvertes vont contribuer à faire avancer l’idée de l’évolution des espèces. Très vite sa réputation grandit parmi les collectionneurs puis les scientifiques. Dans les années 1830, elle reçoit une rente annuelle de la British Association for the Advancement of Science. À 47 ans, elle est la première femme élue membre honoraire de la Geological Society de Londres.
Carole ÉCOFFET
■ DRAHOS A., « Mary Anning et les débuts de la paléontologie anglaise », in Pour la science, no 381, juil. 2009 ; TORRENS H., « Mary Anning (1799-1847) of Lyme : the greatest fossilist the world ever knew », in The British Journal for the History of Science, vol. 28/3, 1995.
ANNO MOYOKO [TOKYO 1971]
Auteure de bandes dessinées japonaise.
Épouse du réalisateur du dessin animé Neon Genesis Evangelion, Anno Hideaki, Anno Moyoko (parfois transcrit Moyoco ou Moyocco) est l’une des mangakas (auteure de mangas) les plus populaires du Japon. Extrêmement prolifique, elle doit l’explosion de son succès à la série Happy Mania, publiée depuis 1995 dans le magazine Feel Young et adaptée en feuilleton télévisé. La recherche forcenée du petit ami idéal par la protagoniste fait écho à l’objectif d’un autre personnage de l’auteure, Masao Komatsu, dont le but dans la vie est de Plaire à tout prix. Sakuran, qui traite de la vie des courtisanes des quartiers d’exception à l’ère Edo, a connu une adaptation en long-métrage en 2007, tandis qu’une série dédiée à un tout autre lectorat, Chocola et Vanilla, a reçu en 2005 le prix du manga Kodansha, catégorie enfantine. Journaliste pigiste spécialisée dans la mode, auteure d’essais sur la beauté, cette artiste toujours attentive dans ses josei (mangas destinés à un public féminin plutôt adulte) au concept du « cool » invite le lecteur de In the Clothes Named Fat, l’histoire d’une adolescente qui passe de la boulimie à l’anorexie, à s’interroger sur la dictature des apparences, dans un style aussi anguleux que le devient le corps de la protagoniste.
Camilla PATRUNO
■ Happy Mania (Happy Mania, 1995), Boulogne, Pika, 2005 ; Plaire à tout prix (Hana to mitsubachi, 2000), Boulogne, Pika, 2007 ; Sakuran (Sakuran, 2001), Boulogne, Pika, 2010 ; Chocola et Vanilla (Suga Suga Rūne, 2003), Paris, Kurokawa, 2007 ; In the Clothes Named Fat (Shibō to iu no fuku ō kite, 1998), Paris, Dargaud Bénélux-Kana, 2006.
ANOCA, Dagmar Mária [NADLAC, ROUMANIE 1951]
Écrivaine slovaque.
Après des études supérieures à Bucarest et à Bratislava, Dagmar Mária Anoca enseigne la littérature slovaque à l’université de Bucarest. Son premier recueil de poèmes, Knižka pre prvákov (« un petit livre pour les écoliers », 1982), destiné aux enfants, est suivi de quatre recueils lyriques : Kniha Rozlúčok (« le livre des adieux », 1985), Synonymia (« la synonymie », 1993), Kniha stretnutí (« le livre des rencontres », 1995) et Ročné obdobia (« les saisons », 1996). Sa poésie pour adultes est marquée par la tendresse, le désir et la recherche d’un certain équilibre entre le rêve et la réalité. L’écrivaine a également écrit plusieurs ouvrages théoriques consacrés à la littérature et à la linguistique slovaques.
Diana LEMAY
■ COLLECTIF, Slovník slovenských spisovateľov 20, storočia, Bratislava, Literárne informačné centrum, 2008 ; MIKULA V. (dir.), Slovník slovenských spisovateľov, Bratislava, Kalligram & Ústav slovenskej literatúry SAV, 2005.
ANONYMES
Lorsque Catharine A. MacKinnon* évoque, dans Le Féminisme irréductible, sa défense des femmes harcelées, persécutées, violées, assassinées, elle ne manque pas de souligner : « Il s’agit de femmes bien précises, qui ont un nom et un visage ». Mais que faire, quand manque le nom, quand on « végète » dans l’anonymat ? Et comment pourrions-nous inscrire une entrée « Anonymes » dans un dictionnaire dont la vocation est de dire et de biographier les noms de personnes précises – des personnes qui, tautologiquement, « ont un nom », et l’auréole qui va avec ? Fort de son a privatif, le mot « anonymes » désigne les « sans-nom », celles qui « n’ont pas de nom », ne se sont pas « fait un nom » – des « inconnus ». Privation, négation, nescience : quelle existence, alors, pour les « Anonymes » ? C. A. McKinnon ouvre une piste empathique en parlant des fighting words, des mots qui agressent, « paroles qui portent préjudice du seul fait de leur énonciation ». Mais que dire alors de la non-énonciation du nom, du silence sur le nom – agression suprême enfonçant la victime dans le vide et la suspicion ? Nom forclos, la victime est « absentée » du monde, « vaporisée », comme dit George Orwell dénonçant les liquidations, disparitions, effacements d’opposants à l’ère stalinienne. Exercice favori de tous les clans et cliques au pouvoir à travers le monde : l’anonymat comme instrument de mort, mort du nom au nom de la mort même.
Face à ce vide abyssal, on se retrouve, faisant volte-face au nom de la justice et de la révolte, devant de vastes strates, entassements et déferlantes vagues d’anonymes toujours recommencées – extraordinaires et effarantes multitudes de notre ordinaire humanité : « l’humanité même ». Mission qu’assigne à l’historien le penseur Walter Benjamin : « Honorer la mémoire des anonymes est une tâche plus ardue qu’honorer celle des gens célèbres. L’idée de construction historique se consacre à cette mémoire des anonymes. » Sous le signe d’un proliférant et procréateur anonymat, on voit venir à nous le peuple des femmes – dont Virginia Woolf* dit : « Elles ont l’anonymat dans le sang ! » Elles s’avancent avec l’ardent allant du poème-manifeste de la Gravidanza d’Antoinette Fouque* proposant d’« Énoncer, de plein chant, nos revivances, toutes », et s’interrogeant : « Comment marcher… ? Où ? » – à quoi elle répond, touchant au plus vif de notre propos : « En tout cas à l’adresse anonyme », « au lieu-dit du sans nom ». « Anonymes », oui, et « sans nom » les femmes, « toutes » ! – parce que femmes, elles seraient parées d’un haut nom, renommées et surnommées, et de par la percée danaïde infime et infinie de ce petit a. Sous pareil clair étendard, les femmes, « anthropocultrices », « créatrices-procréatrices » d’humanité, n’ont nul besoin de signer ou de « nommer » leurs « productions » : il n’y va ici de rien d’autre que de l’universelle et irréductible Vie, qui ne peut faire plus que « se prononcer » elle-même (à l’image du dieu Yahvé, qui n’a pas de nom, son nom étant l’imprononçable – Yahvé comme Femme anonyme, qui l’eût cru !), portée de siècles en siècles par le « halètement » prodigieux des naissances. Tout autre nom que Vie (« Je suis ce que Je suis » – « être » et « vivre » étant équivalents en hébreu biblique) – nom de Dieu, nom du Père, nom d’Empereur, nom du Maître, nom de l’Un – ne saurait être que captation, détournement, abus : abuser (de) la femme anonymisée, minimisée, « exorcisée » (vade retro, Satana – voici Satan revendiquant, sous son immense cape draculéenne féminisée, son droit à l’anonymat : « Mon nom est légion » – multitude, plusieurs, foule). Femme en perte de nom se fond dans « l’innommable » grisaille à la Beckett. Mais si puissant est le désir de nom que le cliquetis d’os retrouvé et surnommé « doyenne de l’humanité », âgée de plus de trois millions d’années, inscrite sous l’espèce Australopithecus afarensis, se voit dotée du gracieux nom de Lucy. Et dire que l’on ne cessa de prononcer, en des temps sans cesse renaissants, que « la femme n’existe pas » – hier triomphalliquement calicoté par tels auteurs qu’A. Fouque épingle dans Il y a 2 sexes et dans Génésique.
L’Épopée de Gilgamesh, le plus ancien récit épique connu, scinde en deux le statut de la femme. Génitrice, la nommée Arourou, déesse-mère, crée les deux protagonistes, Gilgamesh et Enkidou, à partir d’une poignée d’argile. En revanche, une autre femme à poigne, dite « la courtisane », demeure sans nom – alors que, civilisatrice et initiatrice, elle transforme, après « six jours et sept nuits » de fabuleuse activité sexuelle, le sauvage Enkidou en vrai homme : « Son cœur et son esprit sont épanouis. » L’anonymat serait donc puissance d’« humanisation », en parallèle et en rivalité avec la sacrée « nomination » fondatrice ? Conté par Perrault, un procédé inverse « bestialise » la femme pour la cacher, la « subtiliser ». La fille échappe au monos, père-séducteur, et à l’horreur de l’inceste en revêtant une Peau d’âne : femme dépôt d’âneries (« sois bête et tais-toi »), sauvée par l’« ânonymat » même ? Elle braille toujours, cette fantaisie, « corps et ânes », dans nos bas fonds d’âme, à travers rues, foyers, assemblées, cervelles, textes, figures. Les petites statuettes dites « Vénus préhistoriques », qu’analyse Marija Gimbutas* dans Le Langage de la déesse – leur nom d’origine : Lespugue, Willendorf, Brassempouy… – ne pourraient-elles être interprétées, paradoxalement, comme ayant pour fonction de « cacher la femme », en l’« enveloppant » d’une outrance de chair : voyez, œdémateux, ces seins ventre fesses cuisses vagin ? Exalter fécondité et productivité de la femme exhaussée au rang de mère-déesse serait l’une des manières de passer outre sa réalité concrète, refouler sa matérialité, son « matérialisme réaliste » – congénital. Autre procédé : déposséder la femme de sa féminité et de sa sexualité en la portant aux nues : desquamée du nom, elle ignore l’homme et accède au statut de Vierge-Mère.
Sous le signe du Malheur et de la Révolte (révolutions, émeutes, jacqueries, insurrections, manifestations), divers mouvements confirment la présence sensible, déterminante, « créatrice » – et toujours souterrainement agissante – des femmes dans les « temps forts » de l’histoire. Les noms célèbres certes abondent : il s’agit de femmes excipant d’une filiation aristocratique ou notable (possession d’un « Nom »), d’une formation humaniste et lettrée (possession d’un savoir), d’une production marquante (possession d’une renommée). Mais les recherches historiques montrent aussi le rôle de ferment et d’exaltation révolutionnaires des femmes appartenant aux couches les plus déshéritées de la société, les obscures, les « sans-grade », les « sans-nom », les « anonymes » – sous les appellations dégradantes de « lie », « chienlit », « bas-fonds », « piétaille », lumpenproletariat (lumpen : haillon, chiffon). Travailleuses surexploitées, domestiques, chômeuses, prostituées, « femmes au foyer » mises hors « vie active » (l’âpre enchaînement vital grossesse-enfance-ménage-misère-maladie-violence est tenu pour nul et non avenu) sont « refoulées » – décrétées « invisibles ». Du coup, retour en force de l’humanité-femme : l’art donne son éclatante « visibilité » à cette Anonyme-parmi-les-nations qu’est la « dépoitraillée » Liberté guidant le peuple de Delacroix, érige la mahousse Liberté éclairant le monde de Bartholdi en guide d’entrée à New York – et ainsi surgissent de par le monde d’anonymes grandes sœurs aux noms d’entités superbes.
Incarnant, à en mourir, la déflagrante alliance du désespoir et du malheur d’être avec la révolte primordiale racinée profond dans l’être humain, ces femmes « sans nom », éperdues de justice et de vouloir-vivre, pourraient revendiquer l’appellation de « sentinelles perdues » que Pierre Kropotkine utilise dans L’Esprit de révolte pour caractériser les « précurseurs des révolutions » : « dévouement et… abnégation sublimes ». Le grand géographe et penseur anarchiste récuse les « historiens prudhommesques », pour qui « c’est la lie du peuple, ce sont les scélérats, les fainéants qui se sont ameutés ». Terreau grouillant de vie en même temps que terreur potentielle ou fantasmée des mouvements insurrectionnels, ces « femmes de l’ombre » aux mains nues payent le prix fort : prison, exil, persécutions, viols, exécutions, massacres – et atroce anonymat des fosses communes. Femmes qui, à toutes époques et en tous lieux d’être, dénoncent, à ras de terre et d’audace, ensemble : ordre politique (répression), ordre social (oppression), ordre sexuel (violation), ordre culturel (négation) – elles ne connaissent pas de trêve.
Roger DADOUN
■ FOUQUE A., Il y a 2 sexes, Paris, Gallimard, 2004 ; ID., Génésique, Féminologie III, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2012 ; KROPOTKINE P., L’Esprit de révolte, précédé de R. DADOUN, Anarchie Trionferà, Houilles, Manucius, 2009 ; MCKINNON C. A., Le Féminisme irréductible, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2005 ; ORWELL G., 1984, Paris, Gallimard, 1950 ; L’Épopée de Gilgamesh, Paris, Berg international, 1979.
ANSARY, Chirine EL- [GIZEH 1971]
Conteuse égyptienne.
Chirine el-Ansary reçoit une éducation soignée, mais passe de longues heures à écouter les histoires que lui conte sa grand-mère. L’énigmatique légende Zoumouroud et d’Ali Shâr, des Mille et Une Nuits, écoutée cent fois, déclenche, au moment de l’adolescence, sa volonté de devenir conteuse. Ce désir, entravé par sa famille, alors qu’elle fréquente encore l’université, ne la quitte pas. Âgée de 19 ans, elle rencontre, au Caire, Jean-François Fourcade, traducteur de l’arabe et passionné des Mille et Une Nuits. Il l’encourage à prendre possession, puis à réinventer les thèmes arabes, persans et indiens du recueil et à les transformer, parfois, en épopées contemporaines. Les histoires s’enchevêtrent et se fondent avec des poèmes, des faits divers réinventés et des observations. Ainsi, elle n’hésite pas à mêler les figures de princesses ou de chevaux volants à celles de balayeurs de rue de la capitale égyptienne ou à celles de passants hagards, errant dans les rues de Bagdad, après un bombardement ou un attentat. La base de son travail passe par l’écriture, mais aussi par la mise en espace et en corps des paroles. En contant, elle se livre à une véritable chorégraphie, qu’elle dit emprunter au cirque comme au sport, prenant appui sur les sonorités de l’arabe, du français et de l’anglais, langues qu’elle entrelace, avec habileté. Elle rend ainsi intelligibles aux publics internationaux les énigmes orientales les plus mystérieuses. Depuis l’Égypte, elle fait le tour du monde avec ses contes et, sur Radio Monte Carlo, elle assure quotidiennement, de 2006 à 2008, une émission L’impossible de l’impossible, où, à la manière de Shéhérazade, elle interrompt le conte sur une interrogation.
Françoise GRUND
ANSCOMBE, Elizabeth [LIMERICK 1919 - CAMBRIDGE 2001]
Philosophe britannique.
Après une formation classique en philosophie antique et moderne à Oxford, Elizabeth Anscombe, épouse du philosophe et logicien Peter Geach, est fellow à Somerville de 1964 à 1970, puis professeure à Cambridge de 1970 à 1986. D’emblée, elle met sa formation au service de la résolution de problèmes, car la rencontre avec Ludwig Wittgenstein à Cambridge a marqué de façon décisive la voie qu’elle emprunte en philosophie. Elle assiste aux séances hebdomadaires de son séminaire, mais ce n’est pas pour y trouver un maître. Certes, celle que le philosophe autrichien dénommait affectueusement « my old man » sera une amie d’une fidélité exemplaire, la traductrice attitrée des Philosophische Untersuchungen (Recherches philosophiques, 1953) et de nombreux autres manuscrits, l’auteur de ce qui reste sans doute la meilleure introduction au Tractatus logico-philosophicus (1959), et enfin l’une de ses trois exécutrices testamentaires. Mais E. Anscombe est avant tout celle qui, ayant perçu la radicalité et la pertinence de la méthode du philosophe viennois, l’applique d’une façon constructive à ses objets propres. Aussi affûte-t-elle ses armes grammaticales pour élucider le statut d’un certain nombre de concepts fondamentaux – intention et action, vertu et obligation morale, causalité – qui se situent à l’intersection de la philosophie morale, de la philosophie de l’action naissante et de la philosophie de l’esprit. Elle a tout d’abord redéfini avec vigueur le champ de la philosophie morale. C’est le sens de son célèbre essai Modern Moral Philosophy (1958), dans lequel elle condamne l’apparente neutralité de la philosophie morale alors dominante en Angleterre, une alliance contestable selon elle d’utilitarisme et de déontologie, et enjoint de revenir à une éthique des vertus d’inspiration aristotélicienne. Cet essai formule une critique sans appel du « conséquentialisme », selon lequel une action est juste si les conséquences qu’elle produit sont les meilleures possibles ; on lui doit d’ailleurs d’avoir forgé ce terme. Le retour à Aristote exprime l’urgence de produire une réflexion philosophique attentive à la spécificité de la rationalité pratique. Sa philosophie de l’action n’est pourtant pas séparable de la philosophie de l’esprit, comme le montre de façon éclatante Intention (1957), recueil de conférences données à Oxford en 1957 et qui furent publiées la même année. Dans son analyse du concept d’intention, E. Anscombe se propose d’élucider les trois registres distincts par lesquels l’intention s’exprime : intention pour le futur, action intentionnelle, intention dans laquelle on agit. Ce livre dense a joué un rôle si crucial dans la réflexion sur l’action que Donald Davidson n’a pas hésité à y voir « le traitement philosophique le plus important portant sur l’action depuis Aristote ». Toutefois la retraduction de ses arguments dans un cadre causaliste a parfois conduit à gommer leur originalité. Comme le rappelle à juste titre Cora Diamond*, s’immerger dans la pensée d’E. Anscombe exige avant tout d’être prêt à la suivre dans la remise en cause du moindre présupposé à l’œuvre dans les certitudes philosophiques les mieux ancrées. C’est sans doute l’acuité de ses analyses jointe à l’exigence de reformuler sans complaisance les problèmes philosophiques les plus classiques qui rend la fréquentation de ses écrits si nécessaire.
Élise MARROU
■ The Collected Philosophical Papers of G. E. M. Anscombe, 3 vol., Minneapolis, University of Minnesota Press, 1981 ; Intention (Intention, 1957), Paris, Gallimard, 2002.
■ AUCOUTURIER V., Elizabeth Anscombe, l’esprit en pratique, Paris, CNRS éditions, 2013 ; VOGLER C., Reasonably Vicious, Cambridge Mass., 2002.
ANSELMI, Tina [CASTELFRANCO VENETO 1927]
Femme politique italienne.
Issue d’une famille catholique de Vénétie, Tina Anselmi s’engage en 1944 dans la résistance contre le fascisme. Très jeune, elle rejoint le parti démocrate-chrétien et y milite pour les femmes. Diplômée en littérature, elle commence sa carrière comme enseignante, et durant presque vingt ans dirige le syndicat chrétien du textile, puis celui de l’enseignement. En 1963, elle est vice-présidente de l’Union européenne féminine (organisation non gouvernementale créée dix ans plus tôt pour renforcer la paix et la démocratie, et encourager les femmes à s’engager dans la vie civique). Élue députée en 1968, elle effectue plusieurs mandats, et préside de nombreuses commissions. Après avoir été plusieurs fois secrétaire d’État, elle est nommée en 1976 ministre du Travail dans le gouvernement Andreotti, première femme à exercer cette fonction en Italie. On lui doit la loi sur l’égalité des chances. Deux ans plus tard, elle est ministre de la Santé et auteure de la Riforma Sanitaria, qui institue une couverture universelle financée par l’impôt national. En 1981, à la demande de Nilde Iotti*, elle accepte de présider la commission d’enquête parlementaire sur la loge P2 impliquée dans des activités criminelles. T. Anselmi n’a pas cédé aux intimidations dans sa quête de la vérité et s’est courageusement acquittée de cette difficile mission qui a marqué l’histoire de la démocratie italienne.
Jacqueline PICOT
ANSPACH, Sólveig [ÎLES VESTMANN 1960]
Réalisatrice islandaise.
Née en Islande, Sólveig Anspach grandit à Paris, où elle fait des études de philosophie, puis de psychologie clinique avant d’intégrer la Fémis, dont elle sort diplômée, section réalisation, en 1989. Son travail de documentariste, courts et moyens-métrages, s’attache avec délicatesse à des personnages souvent à la marge : femmes incarcérées, ancienne pickpocket s’interrogeant sur son avenir (Sandrine à Paris, 1992), mères de famille, anciennes braqueuses (Que personne ne bouge ! , 1999, primé au festival de Créteil). S. Anspach consacre à l’Islande Vestmannaeyjar (1990), Le Chemin de Kjölur (1991), puis Reykjavik, des elfes dans la ville (2001). Elle tourne en Bosnie Bistrik Sarajevo (1995) et Sarajevo, paroles de Casques bleus (diffusion Arte, 1995) et aux États-Unis Made in the USA (2001), l’histoire d’une exécution. Haut les cœurs ! (1999), son premier long-métrage de fiction, est sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, et vaut à Karin Viard* le César de la meilleure actrice. Il rapporte avec une grande précision et une belle énergie les étapes de la lutte victorieuse d’une jeune femme enceinte contre un cancer, qui commence par celle qu’elle doit mener contre les médecins lorsqu’elle refuse de mettre un terme à sa grossesse. Stormy Weather (2003), dans un registre dramatique, marque sa première collaboration avec Didda Jónsdóttir, actrice, musicienne et poétesse islandaise. Les deux femmes se retrouvent pour la comédie Back Soon (2008) puis dans Queen of Montreuil (2012), dans lequel S. Anspach tisse, avec la même jubilation douce, entre des personnages pour le moins hétérogènes, des liens qui s’avèrent finalement naturels et harmonieux, à l’image d’un quotidien qui intègre le rêve et la fantaisie. Lulu, femme nue (2014), adaptation libre de la bande dessinée d’Étienne Davodeau, est un film tendre et chaleureux évoquant la solidarité autour d’une femme un peu perdue interprétée par K. Viard.* Citons enfin le beau et remarqué téléfilm Louise Michel, l’insoumise, avec Sylvie Testud* (2009).
Carmen FERNANDEZ
ANTAKI, Myriam [DAMAS V. 1950]
Écrivaine syrienne d’expression française.
Bilingue depuis l’enfance, scolarisée chez les franciscaines, Myriam Antaki appartient à la dernière génération qui a appris le français dans un pays sous mandat. Ses romans sont rédigés en français pour faire connaître la Syrie à l’étranger. Elle passe d’une langue à l’autre dans l’harmonie, ce qui donne, par influence mutuelle, « son écriture d’Orientale ». D’Alep, où elle vit, elle envisage l’acte d’écrire comme « une porte d’espérance pour l’avenir ». Elle revendique une écriture poétique, pétrie d’histoire et de références civilisationnelles. Parmi ses romans figurent La Bien-Aimée (1985, prix de l’Amitié franco-arabe), Les Caravanes du soleil (1991), Les Versets du pardon (1999), un prenant récit de fiction énoncé par un terroriste palestinien, Souviens-toi de Palmyre (2003), consacré à la reine Zénobie.
Christiane CHAULET ACHOUR
■ CHAULET-ACHOUR C., « De l’Orient immémorial au Proche-Orient d’aujourd’hui, Myriam Antaki, romancière » in Echinox, vol. 11, 2007.
ANTHONY, Susan BROWNELL [WEST GROVE, MASSACHUSETTS 1820 - ROCHESTER, ID. 1906]
Suffragiste et militante pour les droits civiques américaine.
Susan Anthony commence à militer contre l’alcool et l’esclavagisme dans l’État de New York. En 1851, elle rencontre Elizabeth Cady Stanton* à laquelle elle se joint pour fonder la première ligue antialcoolique féminine en Amérique. E. Stanton l’entraîne dans une lutte plus radicale pour les droits des femmes, et ensemble elles militent à travers le pays. À partir de 1852, elle prend régulièrement la parole à chaque Convention nationale pour les droits des femmes. Elle tente d’unifier les mouvements afro-américain et féministe en militant à New York dans la Société américaine contre l’esclavage, protestant contre la privation de droits des femmes et des Noirs malgré les valeurs prônées dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis. En 1868, elle publie le premier numéro d’un hebdomadaire sur les droits des Afro-Américains et des femmes, The Revolution, dont E. Stanton est rédactrice en chef. Elles ont pour devise « La vraie République des hommes, leurs droits et rien de plus ; les femmes, leurs droits et rien de moins ». En 1869, les deux femmes fondent la National Women’s Suffrage Association (NWSA) ; S. Anthony en assure la vice-présidence jusqu’en 1892 puis en devient présidente. Au début, la NWSA tente de se rapprocher du mouvement pour les droits du travail, mais le suffrage est vu comme une cause bourgeoise, et S. Anthony, est critiquée parce qu’elle encourage les femmes à parvenir à l’indépendance économique en prenant le travail d’hommes en grève. En 1890, elle pousse à la fusion de la NWSA avec la plus conservatrice American Woman Suffrage Association pour créer la National American Woman Suffrage Association (NAWSA). Ce rapprochement avec les suffragistes conservatrices crée beaucoup de tensions entre elle et l’aile plus radicale du mouvement, mais elle maintient que c’est seulement en se réunissant autour du droit de vote, plutôt qu’en se divisant autour des questions du droit du travail, que les femmes l’emporteront. Vers la fin de sa vie, elle collabore avec d’autres suffragistes pour publier en quatre volumes The History of Woman Suffrage (« histoire du suffrage féminin », 1884-1887). Elle prend sa retraite de la NAWSA en 1900.
Béatrice TURPIN
■ BAKER J. H., Sisters. The Lives of America’s Suffragists, New York, Hill & Wang, 2005.
ANTHROPOLOGIE – PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE ET POUVOIR DES FEMMES [Pacifique, Philippines, Mélanésie, Polynésie, Palau]
Un énorme enjeu autour de la propriété intellectuelle et de l’image – dont témoignent entre autres les travaux de Marilyn Strathern* sur les populations mélanésiennes – secoue aussi bien les sciences sociales que la scène politique globalisée. La reconnaissance du copyright intellectuel vis-à-vis de savoirs et pratiques collectives traditionnelles renvoie à l’inaliénabilité des possessions, au sens du paradoxe du keeping-while-giving (« garder en donnant » ou « donner sans perdre ») de l’anthropologue Annette Weiner*. La lutte pour la reconnaissance de droits inaliénables sur la terre, les objets sacrés et les systèmes de savoirs est particulièrement sensible dans le Pacifique, en Australie, et chez d’autres peuples autochtones d’Asie ou des Amériques – par exemple à l’égard de la non-brevetabilité de leurs plantes médicinales. La Polynésienne Simone Grand, chercheuse en sciences naturelles, femme politique, impliquée en ethnopsychiatrie et auteur d’un livre sur la théorie tahitienne de la maladie et les leçons à en tirer pour un dialogue avec la médecine occidentale, dénonce le réveil d’intérêt pour les savoirs traditionnels sur les plantes qui suscitent des prédateurs sans scrupules. Il en va de même à l’égard de diverses formes artistiques et de la littérature orale, souvent reprises par des artistes ou des chercheurs qui ne citent pas leurs sources autochtones sous prétexte que ce patrimoine serait collectif ou trop ancien pour avoir un auteur. La bataille de ces dernières décennies a précisément consisté à faire reconnaître au niveau international par diverses chartes les droits intellectuels sur le patrimoine intangible des peuples concernés. « Les “natifs” doivent revendiquer leur place de droit comme auteurs si l’anthropologie doit persister en tant que discipline », remarque une ethnomusicologue française, Nicole Revel, à propos de son travail pionnier de collecte d’une épopée dont les chants sont créés par les chanteurs de Palawan, aux Philippines, pour transmettre une mémoire orale de génération en génération. Elle a mis en valeur cette tradition artistique par un CD-Rom (Literature of the Voice : Epics in the Philippines, Mämiminbin), puis une base de données, réalisés en collaboration hand in hand avec les gens concernés par la préservation de leur expression orale de leur culture. Le partenariat avec les populations étudiées est de plus en plus courant pour les ethnographes et les ethnomusicologues.
La revendication d’un droit à l’image des peuples ethnographiés s’accompagne d’une exigence scientifique qui lance un défi à l’histoire de nos disciplines : les autochtones revendiquent en effet le droit de contrôler la manière dont ils sont représentés non seulement en images mais aussi dans les écrits biaisés et ethnocentriques, voire racistes de tous les chercheurs ou voyageurs qui ne prennent pas en compte la dimension éthique et politique. La question cruciale en anthropologie aujourd’hui est : comment continuer notre métier au regard de ceux qui partagent nos exigences et qui, aujourd’hui, souvent s’expriment et créent sur de multiples supports, y compris l’Internet ?
Lynn Wilson, ayant travaillé à Hawaï pour un programme de santé américain s’adressant aux familles de ressources modestes, a publié une recherche interdisciplinaire sur le pouvoir des femmes de Palau. Cette petite île de Micronésie est devenue indépendante depuis et a accueilli, en 2004, la 9e édition du festival des Arts du Pacifique organisée par un groupe de femmes palauan, dont douze ont créé le centre culturel Ngarachamayong pour rendre hommage à la culture matrilinéaire des clans de Palau. La plupart, comme l’anthropologue Katharine Kesolei, militent pour le développement durable et contre le nucléaire. Engagées dans des actions politiques et culturelles, Gabriela Ngirmang et sa fille Cita Morei sont aux yeux des féministes des militantes emblématiques pour la paix et les droits autochtones d’Océanie – elles ont été condamnées à la prison lors de leur lutte contre les intérêts nucléaires américains et le Compact of Free Association (qui a accordé l’indépendance de Palau contre un usage militaire de l’île par les États-Unis). Or, le fait que les femmes de Palau insistent aussi sur certaines règles traditionnelles de leur société, notamment la transmission de charges, de biens (comme la monnaie de perles) ou de propriétés (jardins de tarots) par les femmes qui désignent les chefs de lignée, ne semble pas avoir bonne presse chez les féministes selon Teresia Teaiwa, historienne et poète d’origine bunaban (îles Kiribati), née d’un père Kiribati et d’une mère afro-américaine, ayant grandi à Fiji et enseignant à Hawaï. Pourtant, c’est bien en déconstruisant les écrits souvent biaisés en faveur des hommes que les anthropologues des années 1970 ont montré dans toutes les régions du monde que les femmes avaient beaucoup plus de voix et de pouvoir d’action qu’on ne l’avait cru. On a beaucoup discuté alors pour se demander si cela était dû à la situation coloniale qui a fait monter les femmes sur la scène publique comme médiatrices ou si c’est un changement de paradigme sur l’identification des lieux de pouvoir qui a permis de révéler le champ d’action féminin propre à ces sociétés.
Cita Morei et Isabella Sumang ont publié dans une anthologie de femmes du Pacifique le texte – inspiré par leur aînée Gabriela Ngirmang – qu’elles avaient soumis aux United Nations Trusteeship Council à New York, en mai 1994, au nom des organisations des femmes de Palau pour protéger l’île du nucléaire. Lorsque deux organisations de Palau, Kltal Rengl et Otil a Beluad, ont été nommées pour le prix Nobel de 1989, le message des trois femmes a été porté à travers le monde. Face à ces luttes locales et diffusions globales, les anthropologues sont invités à sans cesse renouveler leur manière d’écrire, de témoigner et d’interpréter afin de mieux comprendre les situations de domination pour essayer de les changer.
Barbara GLOWCZEWSKI
■ EMBERSON-BAIN A. (dir.), The anthology, Sustainable Development or Malignant Growth ? Perspectives of Pacific Island Women, Suva, Marama Publications, 1994 ; GLOWCZEWSKI B., HENRY R. (dir.), The Challenge of Indigenous Peoples : Spectacle or Politics ? , Oxford, Bardwell Press, 2011 ; GRAND S., Tahu’a, tohunga, kahuna : le monde polynésien des soins traditionnels, Papeete, Au vent des îles, 2007 ; WILSON L. B., Speaking to Power : Gender and Politics in the Western Pacific, New York, Routledge, 1995.
■ TEAIWA T. K., « Globalizing and Gendered Forces : The Contemporary Militarization of Pacific/Oceania », in FERGUSON K. E., MIRONESCU M. (dir.), Gender and Globalization in Asia and the Pacific, Honolulu, Presses de l’université d’Hawaï, 2008.
ANTHROPOLOGIE ET VOIX DES FEMMES
Penser la notion de créatrices en anthropologie invite à explorer une histoire subjective et militante de la discipline. Les femmes ont été présentes sur le terrain dès le début de sa création comme champ de réflexion au XIXe siècle, et ont effectué des recherches avec une audace de vie stupéfiante, mais beaucoup ont eu du mal à être reconnues comme anthropologues et à gagner des galons si facilement distribués aux hommes. L’histoire de ces femmes reste à faire, chercheuses, enseignantes, cinéastes mais aussi toutes celles qui aux quatre coins du monde ont été les médiatrices des premières exploratrices et sont encore, pour ceux qui viennent étudier leurs peuples, leurs villages, leurs quartiers, leurs vies de nomades ou de diasporas, les interprètes, les « translatrices » de langues, de coutumes et de manières de voir le monde, de se battre pour survivre contre la misère, l’injustice, la violence. Les femmes sur le terrain sont parfois aussi les confidentes et les guérisseuses de ceux et celles qui, venant d’Occident ou d’ailleurs, cherchent une réponse à leurs questions scientifiques, humanistes, religieuses, voire une quête sur le sens de leur propre vie et du monde. Dans le partage des repas, des peines et des rires, des travaux divers et luttes quotidiennes, des enterrements et des fêtes, chacun s’enrichit d’une nouvelle compréhension des sociétés et de l’histoire, d’une certaine humilité quant à la légitimité de la pensée scientifique occidentale qui s’est voulue universelle et unidimensionnelle, séparant nature et culture pour souvent mieux asservir l’une ou l’autre.
Les créatrices abondent dans le monde, particulièrement dans l’hémisphère sud qui, sur le plan anthropologique, semble depuis trente ans plus créatif que le berceau occidental de la discipline. Mais celle-ci n’est-elle pas née grâce en partie aux colonies du Sud ? Ce sont les conditions socio-économiques du système colonial britannique qui ont ouvert, à partir des années 1920, les portes aux femmes au sein de la recherche ethnographique. Jeunes filles issues de familles aisées, souvent des fonctionnaires coloniaux, élevées sous les Tropiques, qui ont fait leurs études en Angleterre mais sont reparties au loin pour questionner nombre de préjugés : Phyllis Kaberry*, qui a émigré en Australie avec ses parents, et ayant déplu à l’académie en mettant en valeur l’aspect sacré des femmes aborigènes, est repartie faire des recherches en Afrique, Audrey Richards*, née en Inde, qui a mené ses recherches en Zambie, ou son élève Jean Lafontaine, née au Kenya, qui a travaillé en Ouganda puis a suscité un grand débat en interrogeant dans un rapport en 1994 le bien-fondé de 84 cas rapportés en Angleterre de rites d’abus sexuels d’enfants : Speak of the Devil : Tales of Satanic Abuse in Contemporary England.
En France, la tradition des intellectuels français issus de familles bourgeoises, ou en voie d’ascension sociale par l’intermédiaire des formations des grandes écoles de l’État instituées au XIXe siècle, a souvent positionné les femmes comme apportant un soutien financier par leur dot et une assistance silencieuse au travail intellectuel de leurs maris. Rares sont les femmes françaises qui ont réussi à briser les conventions sociales qui les maintenaient à l’ombre des foyers, telle Rosine Mauss-Durkheim, dont le travail de soutien et de secrétariat auprès d’Émile Durkheim a été reconnu dans la nécrologie de Marcel Mauss (L’Année Sociologique). À l’École pratique des hautes études, Lilias Homburger* a été la seule femme détentrice d’une chaire qui lui a permis d’enseigner pendant plusieurs décennies les langues et les cultures africaines, et d’avoir une grande influence sur la première génération de femmes anthropologues professionnelles (Germaine Dieterlen*, Denise Paulme*, Germaine Tillion*). Lorsque Nicole Claude Matthieu*, jeune ingénieure d’étude à l’EHESS, a proposé une approche pionnière des études de genres, elle a été reconnue à l’étranger, mais l’institution française est passée à côté pour ne se réveiller que vingt ans plus tard en découvrant les gender studies à l’américaine. Depuis que les années 1970 ont relu de manière critique le biais mâle dans les écrits anciens, le rôle des femmes a été reconsidéré dans bien des sociétés. Aujourd’hui, de très nombreuses anthropologues contribuent à changer le visage de la discipline, à multiplier les nouveaux terrains, particulièrement les situations sensibles, à brouiller les catégories anciennes pour redonner voix à ceux et celles qu’elles étudient. Les conditions difficiles de la recherche obligent les unes et les autres à travailler avec des contrats précaires, à bouger de pays en pays, selon les offres des universités ou des ONG qui les financent. L’anthropologie souffre d’une inflation d’écrits et d’un manque de comptes-rendus par les pairs, alors c’est l’institution ou les médias qui jouent à donner les bons points d’excellence. Les lauriers ne sont pas toujours portés par les plus créatifs, et particulièrement en ce qui concerne les femmes : le siècle prochain dira lesquelles auront vraiment marqué cette époque, souvent dans l’ombre de leur terrain, de leur enseignement, des travaux de séminaires collectifs et parfois d’actions visant à changer la vie quotidienne, sociale, politique.
Parmi les anthropologues nord-américaines, beaucoup sont issues de groupes ethniques minoritaires : indiennes ou noires, elles furent pionnières par leur engagement dans le soutien des luttes des peuples marginalisés. Un groupe important de femmes « blanches » de cette première génération s’est aussi penché sur les minorités ethniques, avec un intérêt particulier pour le rôle des femmes dans ces sociétés, et notamment le rôle de l’art (la danse, les chants, la littérature orale, les ornements corporels, les vêtements, les dessins, peintures et sculptures). Peggy Reeves Sanday, après sa monographie indonésienne, s’est battue pour une anthropologie d’intérêt public (Public Interest Anthropology), suscitant sur son site de l’Université de Philadelphie des débats très animés sur le rôle et la responsabilité éthique des anthropologues dans la vie civique, un rôle que les femmes jouent autant, sinon plus que les hommes. À côté de la reconnaissance institutionnelle de certaines, notamment avec l’Association nord-américaine d’anthropologie (AAA) depuis sa création en 1902, il y a aussi eu des destins souterrains. Après que sa thèse innovante sur un village de Sicile, rédigée dans les années 1920, a été bloquée pendant plus de vingt ans, Charlotte Gower a fini par travailler pour la CIA, puis en Chine pendant la Seconde Guerre mondiale.
En fait partout en Europe et en Amérique du Nord, bien des femmes anthropologues, photographes et cinéastes ont travaillé dans l’ombre soit d’un homme, soit d’une tâche considérée comme mineure dans une grande institution, un musée, une université : « petites mains » qui, ayant la chance de faire du terrain, ont été reconnues plutôt par leur chasse aux objets de ces pays lointains que par leurs interprétations d’autres cultures, qui nous sont parvenues grâce à leurs textes et à leurs images. La mise en valeur de la notion d’agency (« pouvoir d’agir ») par Sherry Ortner* et d’autres s’est accompagnée de la prise de parole par les femmes, les peuples colonisés, et toutes les populations, anciens descendants d’esclaves, migrants, exilés et réfugiés clandestins rendus subalternes par de nouvelles situations d’oppression. De nombreuses romancières, essayistes, philosophes, historiennes, psychanalystes offrent des analyses incontournables pour l’anthropologie ; il en va de même des multiples contributions féminines dans les études subalternes, postcoloniales, cultural studies, black studies, media studies, LGBT studies…
En Amérique latine, les recherches ont été extrêmement innovantes ces dernières années, particulièrement chez les anthropologues brésiliennes, argentines, colombiennes, et aussi en anthropologie visuelle au Mexique ou au Chili, les femmes étant engagées dès le développement de l’ethnologie à la fin des années 1940, avec l’élaboration de nouvelles idéologies nationales. Certains contextes politiques, comme les années de plomb en Amérique latine ou les dictatures communistes, ont paradoxalement suscité la création chez tous ceux qui cherchaient à contourner l’omniprésence de la censure. L’anthropologie s’est développée dans les années 1970 en interrogeant de manière critique l’invisibilisation des femmes et la domination masculine théorisée par différentes vagues féministes. Elle a aussi déconstruit d’autres contextes d’oppression et de dénégation : génocides, ethnocides, et autres violences du passé colonial aux conflits d’aujourd’hui, dont le déni continue de nourrir des préjugés, notamment raciaux. Est-ce à dire que l’anthropologie serait condamnée à toujours se nourrir des situations de domination, d’oppression et de discrimination ? Il semblerait qu’après trente ans de déconstruction de nos paradigmes anciens et de critiques des catégories sociales et systèmes de pouvoir divers, bien des jeunes anthropologues se demandent si l’anthropologie comme art de mémoire de la diversité humaine peut contribuer à trouver des solutions pour vivre en société dans un monde plus équilibré, mais pour cela il faudrait déjà reconnaître la propriété intellectuelle et les droits à l’autodétermination de tous ceux que l’anthropologie prétend étudier.
Barbara GLOWCZEWSKI
■ ALÈS C. et BARRAUD C. (dir.), Sexe relatif ou sexe absolu ? De la distinction de sexe dans les sociétés, Paris, Éditions de la M.S.H., 2001 ; CARRÉ R., DUPRÉ M.C., JONCKERS D. (dir.), Femmes plurielles – Les représentations des femmes. Discours, normes et conduites, Paris, Éditions de la M.S.H., 1999 ; REEVES SANDAY P., Women at the center. Life in a Modern Matriarchy, Londres, Presses de l’université Cornell, 2002.
■ LAMPHERE L., « Foreword : Taking Stock – The Transformation of Feminist Theorizing in Anthropology », in GELLER P. L., STOCKETT M. (dir.), Feminist Anthropology. Past, present and future, University of Pennsylvania Press, 2006.
ANTHROPOLOGIE VISUELLE [Argentine XXe siècle]
L’anthropologie visuelle débute en Argentine avec Ana Montes (1923-1991), sculptrice, sociologue, cinéaste, auteure du triptyque Ocurrido en Hualfín (« c’est arrivé à Hualfin », 50 min, 1967), comprenant trois histoires liées à la paysannerie, dirigées par Raymond Gleyser et Jorge Preloran : Cuando Queda en Silencio el Viento (« quand arrive le silence, c’est le vent ») ; Greda ; Elinda del Valle. Avec l’ethnologue Anne Chapman, A. Montes a réalisé Los Onas vida y muerte en Tierra del Fuego (« les Ona, la vie et la mort en Terre de Feu », 55 min, 1977), sur l’extermination des Selk’nam, connus sous le nom de Ona, habitants du sud de l’Argentine lors de la conquête espagnole du début du XVIe siècle. En 1977, à la sortie du film, Angela, la dernière Ona, venait de mourir. Le film a remporté le Grand Prix du premier Festival national du cinéma anthropologique et social à Mar del Plata en 1985, et la mention spéciale du meilleur traitement ethnographique lors du premier Festival de cinéma latino-américain des peuples autochtones au Mexique la même année. A. Montes a aussi dirigé Las tejedoras de Ñanduti (« les tisserandes du Ñanduti », 23 min, 1988) et collaboré à plusieurs autres films ayant pour thème les travailleurs en Argentine. Elle décède le 9 septembre 1991, laissant inachevé Alicia Moreau de Justo, eso creo, eso digo (« Alicia Moreau de Justo, ce que je crois, ce que je dis »). A. Montes a écrit de nombreux textes sur l’art populaire, l’éthique et le rôle social des documentaires. Correspondante du Comité international de films ethnographiques et sociologiques de l’Unesco, elle a fondé, en 1966, le Comité anthropologique du film argentin.
En 1986, Carmen Guarini (avec Marcelo Céspedes) crée la maison de production audiovisuelle Cine Ojo qui encourage les films contre l’autoritarisme et pour le respect des droits humains. Son travail est marqué par la critique de la dictature militaire dont les stigmates sont encore visibles aujourd’hui. Elle coréalise Una sola voz (« une seule voix », 22 min, 1995), film qui témoigne de la rencontre d’environ 5 000 Indiens de cinq ethnies différentes, exigeant le droit à la propriété collective des terres dans l’une des régions les plus arides du nord du pays, puis l’émouvant A los compañeros la libertad (« aux camarades la liberté », 28 min, 1987), qui recueille les premiers témoignages des prisonniers politiques argentins. Dans la province de Missiones, Ana Zanotti (1952), anthropologue et cinéaste, capte à travers ses films toute la richesse culturelle et la dynamique sociale de cette région, à la frontière du Paraguay et du Brésil, territoire qui conserve encore une partie de la forêt tropicale. En 2000, son film Seguir siendo (« continuer à être », 28 min, 1999) reçoit le prix Imagen Comunitária. Lourdes Portillo et Susana Muñoz, avec Las Madres de la Plaza de Mayo (« les mères de la place de Mai », 64 min, 1985), réalisent un film engagé sur la manifestation hebdomadaire des femmes qui exigent de connaître le sort de leurs parents « disparus ». La détermination de ces mères a joué un rôle décisif dans la chute du régime militaire. Jeanine Meerapfel (1943) – née à Buenos Aires et vivant à Berlin depuis les années 1970 – explore, dans des films de fiction, sa condition de descendante de parents juifs allemands et d’étudiante politisée en Argentine sous la dictature. Son travail rend compte des problèmes de racisme envers les communautés turque et juive, dans les années 1980, en Allemagne et en Argentine. Elle interroge son identité juive dans le film Im Land Meiner Eltern (« dans le pays de mes parents », 87 min, 1981) – à la frontière entre documentaire et journal intime. Dans Melek s’en va (Die Kümmeltürkin geht, 88 min, 1985), elle raconte le racisme anti-Turcs à travers la trajectoire de l’immigrante Melek Taz qui retourne à Istanbul ; dans Desembarcos (« débarqués », 88 min, 1989), elle filme des témoins de la peur dans l’Argentine post-dictature.
Carmen RIAL
■ CARRERAS-KUNTZ M. E. de las, « Meerapfel, Jeanine », in AITKEN I. (dir.), Encyclopedia of Documentary Film, New York/Londres, Routledge, 2006.
■ GUARRINI C., Meykinof, 64 min, 2005 ; ID. avec CÉSPEDES M., H.I.J.O.S, el alma en dos, 80 min, 2002 ; ID., Tinta roja, 70 min, 1998 ; MEERAPFEL J., Malou, 93 min, 1980 ; ID., La amiga, 108 min, 1988 ; ID., Anna’s Sommer, 107 min, 2001 ; ZANOTTI A., Un paso con historia, 28 min, 1998 ; ID., La Creación, 24 min, 1999 ; ID., Seguir siendo, 28 min, 2000 ; ID., Escenas de la vida en el borde, 60 min, 2002 ; ID., Mixtura de vida, 60 min, 2002.
ANTHROPOLOGUES [Afrique XXe-XXIe siècle]
Pour appréhender le contexte social et historique d’élaboration de l’anthropologie africaniste et africaine, il faut prendre en compte les différents « régimes d’historicité » et temporalités qui scandent ce champ en Afrique. Dans le sillage de la colonisation, cette « science de l’homme » en général a été réduite de fait à l’étude de l’homme extérieur aux sociétés occidentales. L’anthropologue a prétendu instituer un discours qui apprendrait à connaître « scientifiquement » l’homme des sociétés africaines colonisées, ses modes de vie, de pensée et d’action. Les grandes transformations mondiales et leurs répercussions sur le continent africain – révolution industrielle en Europe, expansion de l’impérialisme colonial, éclatement de deux guerres mondiales, décolonisation, crises sociopolitiques des années 1970 en Afrique, chute du mur de Berlin et phénomène de démocratisation des années 1990 –, ainsi que les mutations urbaines et rurales et le développement du salariat des femmes ont favorisé les études sur la condition féminine. Une nouvelle orientation d’une partie de l’anthropologie africaniste et de l’anthropologie africaine naît avec la montée des luttes des peuples « ethnologisés » et celle des peuples européens au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle débute par la contestation et la rupture théorique et pratique avec les discours précédents. Dorénavant, l’histoire sociale réelle des populations africaines est considérée, en butte aux multiples problèmes provoqués par la colonisation, notamment ceux du droit de disposer d’elles-mêmes, ceux du sous-développement et des inégalités sociales. La situation de « dépaysement » dans laquelle s’est trouvé l’anthropologue africaniste, au début de l’expansion coloniale, s’est progressivement modifiée. Elle conduit, à partir des années 1950, les plus audacieux et les plus téméraires (comme Edward Evan Evans-Pritchard, Victor Turner, Audrey Richards* et Mary Douglas* en Grande-Bretagne ; Georges Balandier, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray et Jean Copans en France) à adopter un regard critique sur le fait colonial. La contribution de personnalités politiques et littéraires (Frantz Fanon, Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et son épouse Suzanne Roussi – cofondateurs de la revue Tropiques), de géographes (comme Jean Suret-Canale et Hélène Bouboutou) et d’historiennes (telles Catherine Coquery-Vidrovitch*, Hélène d’Almeida-Topor*) constitue un apport pour l’analyse anthropologique. Ce n’est plus du point de vue de l’histoire du dominant ou du conquérant qu’il faut étudier les modes de vie et de pensée des autres peuples, mais de celui des dominés et de leur propre histoire, des pratiques et représentations des acteurs et des actrices du changement en milieu urbain et rural ; du moins de ce que les peuples africains ont pu conserver des différentes périodes. Parallèlement, autour d’Alioune et Christiane Diop (avec la création, en 1947, de Présence africaine), s’est constitué un courant critique qui s’est fixé un double objectif : la revalorisation des cultures et des civilisations africaines, riches et variées (L. S. Senghor) dans un discours panafricaniste (C. et A. Diop) et national (Osendé Afana, Samir Amin) ; la réappropriation au niveau scientifique du discours anthropologique privilégiant le vécu et le devenir historique des populations africaines.
Dans la foulée de cet élan introspectif sur la singularité africaine, les apports et les contributions des femmes se font à partir des lettres et des autres sciences humaines et sociales (Henriette Diabaté, Adame Ba Konaré*, Salamatou Sow*, Penda Mbow, Aminata Diaw-Cissé*). Des pans entiers de l’histoire politique, économique, sociale, religieuse et culturelle de l’Afrique sont soumis à une nouvelle lecture anthropologique, historique et philosophique des thèmes inspirés des attitudes et des événements qui ont scandé et scandent la vie des populations africaines, leur histoire, leurs systèmes politiques, l’organisation des structures sociales, économiques et religieuses. Les thèmes liés aux problèmes du sous-développement, puis du développement, ont permis aux anthropologues africaines d’aborder des questions précises relatives au mode de production, à la dépendance, à la parenté, à l’État dans ses liens avec l’ethnicité et le tribalisme, à la nation, à la religion avec ses variantes comme le messianisme. Dans ce champ, des figures politiques et prophétiques féminines de la résistance, comme celle de Kimpa Vita* de l’ancien royaume Kongo, sont encore célébrées en Afrique centrale. D’autres créatrices, à des périodes historiques différentes, vont se singulariser à travers la sculpture, la peinture (Bill Kouélani au Congo), la musique (Miriam Makeba* en Afrique du Sud, Lucie Eyenga au Congo, Mbilia Bel en République démocratique du Congo, Aïcha Koné, en Côte d’Ivoire, Oumou Diabaté, Rokia Traoré* au Mali), l’architecture et la littérature (Mariama Bâ* au Sénégal, Monique Ilboudo* au Burkina, Tanella Boni* en Côte d’Ivoire). Toutes leurs créations esthétiques et artistiques, ainsi que les études sur la période postcoloniale nourrissent la réflexion anthropologique sur l’art, la peinture, la musique comme lieux de production du politique.
Selon Catherine Coquery-Vidrovitch*, dans la quasi-totalité des villes africaines aujourd’hui, le nombre de femmes excède celui des hommes avec un ratio de l’ordre de 850 à 900 hommes pour 1 000 femmes. Les études et travaux sur les rapports hommes-femmes en Afrique se sont davantage multipliés dans les pays africains anglophones, du fait des incidences du travail des féministes et du mouvement associatif des African Americans à la recherche de leurs origines africaines. Depuis 1994, la centralisation de toutes les études sur le continent se fait au Sénégal, au Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, au sein de l’Institut sur le genre qui organise des séminaires et offre des bourses aux chercheuses. La mondialisation des rapports instruit une double référence à l’objet : la première invite à ne plus considérer l’objet anthropologique comme lointain et propre aux sociétés dites « traditionnelles » et « exotiques ». La seconde référence consiste à affirmer que, toute société étant marquée par le sceau de l’ancien et du nouveau, l’anthropologue africaine se trouve, par un « exotisme intérieur », confrontée à un nouveau terrain qu’elle veut connaître. Or ce terrain n’est souvent rien d’autre que la société dans laquelle elle vit et qui lui est familière. Et son regard anthropologique prend en compte les éléments et les événements qui renvoient aux pratiques sociales et symboliques, ainsi qu’aux conduites individuelles des différents acteurs sociaux, notamment des femmes créatrices et actrices principales du développement de l’Afrique.
Abel KOUVOUAMA
■ BONI T., Matins de couvre-feu, Paris, Le Serpent à plumes, 2005 ; COQUERY-VIDROVITCH C., Les Africaines, histoire des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle, Paris, Desjonquères, 1994 ; ID., Enjeux politiques de l’histoire coloniale, Marseille, Agone, 2009 ; KOUVOUAMA A., Modernité africaine, les figures du politique et du religieux, Paris, Paari, 2001.
ANTHROPOLOGUES [Argentine XXe siècle]
Jusqu’aux années 1950, les chercheuses argentines manifestant un intérêt pour l’anthropologie étaient issues d’une classe moyenne aisée, instruites et d’ascendance européenne. Elles avaient pour la plupart suivi des formations en histoire, en lettres et en sciences naturelles dans les grandes universités du pays. Elles avaient pour principale motivation le désir de reconstituer le passé précolonial et les modes de vie archaïques en province où elles ont effectué plusieurs séjours de recherches. Accompagnées par des assistants ou des gens du pays, elles ont documenté les traditions orales et musicales, dépositaires d’un passé national en voie d’extinction (Berta Vidal de Battini, Isabel Aretz). Ces matériaux, exploités dans leurs recherches, ont aussi servi de base aux programmes scolaires argentins. Jusqu’à la professionnalisation des années 1957-1958, le folklore était pour les femmes une voie d’accès à l’anthropologie, considérée alors comme un domaine annexe de l’histoire. Les premières études féminines ont permis à la discipline d’acquérir un statut autonome dans le champ universitaire, appuyé sur de nouveaux savoirs issus des terrains ethnographiques. Les deux principales représentantes de ce mouvement sont María Esther Alvarez de Hermitte* et Susana Chertudi de Nardi. Ensemble, elles ont réaffirmé l’importance de l’anthropologie sociale et du folklore face à la domination des archéologues et des ethnologues spécialistes des populations amérindiennes. S. Chertudi rend compte de l’importance du contexte narratif dans les récits folkloriques en soulignant la pertinence de l’action communicative entre l’interprète et son auditoire. Dans la même lignée, Martha Blache, titulaire d’un doctorat en folklore à Indiana (États-Unis), mène des recherches sur la mythologie de la région de Corrientes en utilisant les modèles actanciels d’Algirdas Julien Greimas. Rentrée en Argentine, elle adopte cette approche bien avant l’arrivée des sciences de la communication. Son étude sur l’invention de la tradition liée aux élevages de bétail dans la pampa humide à San Antonio d’Areco a été publiée quelques années avant le célèbre livre d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger (1983). Grâce à elle, le folklore est devenu un champ d’études moderne, ouvert au monde urbain et rural, non limité à ce que l’on nommait la « culture populaire ».
Entre 1958 et 1984, l’anthropologie offrait toujours des perspectives de carrière très incertaines pour les femmes. Peu à peu, la discipline a gagné en légitimité, notamment grâce à des travaux remarqués sur les producteurs ruraux du Nord argentin, démontrant qu’une perspective politico-économique peut expliquer non seulement les rapports de production mais aussi les systèmes d’organisation sociale, les croyances et les idéologies. Outre M. E. Alvarez de Hermitte, dont la réputation attirait de nombreux jeunes anthropologues, Hebe Vessuri s’est distinguée par une thèse de doctorat, obtenue à Oxford en 1971, sur la propriété cotonnière à Santiago del Estero. Elle est l’auteure d’études ethnographiques détaillées sur l’organisation sociale et la conscience ouvrière chez les cultivateurs de canne à sucre à Tucumán. En 1974, la militarisation de ce département du Nord l’obligera à émigrer au Venezuela. Le rôle décisif des femmes se confirme aussi dans le domaine de l’archéologie et de l’anthropologie historique. Ana María Lorandi, avec un doctorat en archéologie sur la région du Nord-Ouest argentin, est devenue la fondatrice de l’ethnohistoire, diffusée par ses disciples sur l’ensemble du territoire. Elle-même a concentré ses recherches sur la période coloniale dans la région du Sud-Est andin. Diplômée en anthropologie à l’université de Buenos Aires et titulaire d’un doctorat de l’université de Rome, Alejandra Siffredi s’est consacrée à l’ethnographie des peuples tehuelche en Patagonie et nivaclé au Chaco. Sa formation en Italie lui a permis d’introduire dans l’ethnologie argentine les recherches sur les mouvements messianiques et millénaristes. Ces références transparaissent dans son analyse de la révolte et du massacre des Qom et Mocoví à Napalpí. Sa méthode sera plus tard appliquée par ses disciples à des études d’ethnogenèse et d’ethnonationalité. Enfin, l’archéologue Myriam Tarragó, diplômée en histoire à Rosario et spécialiste des cultures calchaquíes, a systématisé l’exploration des immenses ressources archéologiques du Nord chilien.
Toutes ces femmes ont été confrontées à des conditions de production intellectuelle particulièrement difficiles, marquées par des persécutions politiques et académiques, des accusations d’activités subversives, des préjugés misogynes, auxquels s’ajoute la pratique d’un métier considéré comme inférieur face à l’histoire et à la sociologie dans un pays qui se définit comme blanc, moderne et industriel. Les longs séjours loin de leurs familles et les modestes salaires composaient un cadre de travail qui ne s’est amélioré qu’après l’avènement démocratique en 1984 et avec le développement de démarches scientifiques dans le domaine des droits humains, de l’anthropologie politique, économique, juridique, médicale, éducative et dans les études sur l’ethnicité et la nation.
Rosana GUBER
■ HERMITTE E., LEOPOLDO J. B. (dir.), Procesos de articulación social, Buenos Aires, Amorrortu, 1977 ; LORANDI A. M., Spanish King of the Incas : The Epic Life of Pedro Bohorques, Pittsburgh, Pittsburgh University Press, 2005 ; VISACOVSKI S., GUBER R., Historia y estilos de trabajo de campo en Argentina, Buenos Aires, Antropofagia, 2002.
ANTHROPOLOGUES AUSTRALIANISTES [XXe-XXIe siècle]
Le travail des premières femmes anthropologues, au début du XXe siècle, est rendu difficile par le peu d’autorité scientifique que leur accordent administrateurs coloniaux et grands noms de la recherche anthropologique. Daisy Bates* puis Ursula McConnel* et Olive Pink* se lanceront pourtant chacune dans des enquêtes ethnographiques de longue durée à l’heure où la méthode de « l’observation participante » n’en est qu’à ses balbutiements. Elles participent chacune à leur manière à enrichir la recherche sur les modes d’organisation sociale et sur la religion chez les Aborigènes, à une époque où la « primitivité » supposée de ceux-ci commence juste à être remise en question.
Ronald et Catherine Berndt constituent une œuvre impressionnante par son ampleur et sa richesse. Ils récoltent une masse de données ethnographiques et linguistiques lors de leurs enquêtes en terre d’Arnhem et dans le désert d’Australie de l’ouest. Ils s’intéressent dans les années 1940 à l’activité des Aborigènes dans les stations d’élevage près d’Alice Spring et dénoncent leurs conditions de travail, mais leurs observations ne seront publiées que dans les années 1980. Certains chercheurs commencent ainsi à documenter le contact interculturel et le changement social dans les sociétés aborigènes. Marie Reay, dès les années 1950 (et à sa suite Diane Barwick), est la première à s’intéresser spécifiquement aux populations aborigènes dans les zones urbaines. Elle tente de repérer les changements et continuités culturelles, en étant attentive aux revendications identitaires face aux politiques d’assimilation, ainsi qu’au rôle politique grandissant des femmes. Cependant, la plupart des anthropologues passent à côté des mouvements de revendications politiques des aborigènes, qui voient le jour dans les années 1930. De manière générale, ils continuent à privilégier une approche assez figée des sociétés aborigènes traditionnelles et ne tiennent qu’assez peu compte du rôle des femmes.
Bien que l’université encourage assez tôt les chercheuses à être attentives aux activités féminines – seules celles-là peuvent les observer de près –, le domaine féminin reste longtemps déconsidéré, réduit à des activités domestiques jugées d’importance moindre par rapport à la vie religieuse dans laquelle les femmes ne seraient censées jouer qu’un rôle insignifiant. Alors que U. McConnel recueille auprès de femmes une grande partie de ses données, elle omet de le spécifier ; ses collègues – D. Bates ou O. Pink – les dédaignent, se targuant plutôt d’approcher les hommes et leurs activités rituelles. Phyllis Kaberry* est la première à faire des femmes aborigènes un sujet d’étude à part entière. Dans son texte Aboriginal Women Sacred and Profane (1939), elle conteste la classification habituellement opérée à l’époque : homme sacré, femme profane. Mais ses conclusions sont mises en doute par l’Académie, et ce conflit la pousse à poursuivre ses recherches en Nouvelle-Guinée puis en Afrique. Jane Goodall s’intéresse aussi aux rituels féminins chez les Tiwi de l’île Melville, de même que C. Berndt dans le nord de l’Australie, avec un texte publié à Paris en 1950.
L’œuvre de Nancy Munn et son analyse des motifs graphiques des Aborigènes warlpiri du désert central, à partir des dessins sur sable ou des peintures corporelles, est annonciatrice d’un intérêt pour l’art aborigène. Elle publie en 1973 Walbiri Iconography, qui tente de décortiquer la signification de ces dessins comme autant de signes s’articulant entre eux tel un langage. À partir des années 1970, les tribunaux commencent à reconnaître des droits de propriété territoriale aborigène, pourvu que les demandeurs parviennent à apporter la preuve d’un lien traditionnel à des lieux dont ils ont souvent été déplacés. De nombreux anthropologues sont alors mobilisés pour établir des généalogies, récolter des histoires de vie et dresser des cartes d’appartenance territoriale pour servir de preuves légales devant les tribunaux. Les données ethnographiques, anciennes et récentes, sont aussi exploitées par les représentants de l’État et de compagnies privées, souvent minières, contre les revendications aborigènes. Les enjeux politiques de la recherche deviennent ainsi à cette période plus évidents. Les Aborigènes demandent aussi de plus en plus un droit de regard sur les recherches en cours. Cette situation oblige les anthropologues à s’interroger sur leurs pratiques et leurs responsabilités. L’anthropologie entame alors une remise en question de sa méthodologie et de ses objectifs, et met en doute sa propre confiance dans l’autorité scientifique de son discours.
Certaines anthropologues comme Diane Bell jouent ici un rôle décisif pour que les femmes aborigènes puissent être reconnues au même titre que les hommes comme propriétaires des terres réclamées aux tribunaux. Elle met à mal le modèle anthropologique de descendance patrilinéaire, peu discuté jusque-là. Les organisations territoriales sont alors forcées d’inclure les femmes dans leur préparation des dossiers. Avec l’influence du courant de pensée féministe, l’étude des femmes en anthropologie devient objet de réflexion à part entière. Les anthropologues ne se contentent plus de les observer, ils s’interrogent plus amplement sur la construction des rapports sociaux de genre. Les recherches de D. Bell, mais aussi de Barbara Glowczewski*, de Sylvie Poirier, de Deborah Bird Rose ou de Françoise Dussart, fortes de ces avancées, s’engagent plus aussi généralement dans des approches en profondeur des manières aborigènes de faire, de penser, de sentir et d’habiter l’espace. Au lieu de décrire une organisation sociale et un système de pensée stables, comme auparavant, les anthropologues (également Andrée Grau, Franca Tamisari, Rosita Henry ou Fiona Magowan) s’intéressent à l’activité rituelle, aux pratiques corporelles et artistiques, comme la danse, en tant que pratiques performatives, lieux d’action et de création, espaces de revendications et de négociations politiques. La recherche s’oriente aussi vers le questionnement des relations entre Aborigènes et non-Aborigènes, avec l’État, la construction des identités aborigènes au sein de la société australienne, la réexploration des effets de l’histoire coloniale (citons notamment Elisabeth Povinelli, Diane Austin-Broos, Marcia Langton*, Francesca Merlan et Gillian Cowlishaw, dont l’œuvre est une référence incontournable sur la question des identités racialisées en Australie). Enfin, les anthropologues explorent des thèmes tels que les migrants, les rapports de genre – Marie de Lepervanche – ou le tourisme – Julie Marcus, R. Henry.
Lise GAROND
■ BELL D., Daughters of the Dreaming, Melbourne, Mc Phee Gribble, 1983 ; BERNDT C., Women’s Changing Ceremonies in Northern Australia, Paris, Hermann, 1950 ; COWLISHAW G., Blackfellas, Whitefellas and the Hidden Injuries of Race, Malden, Blackwell Publishers, 2004 ; GLOWCZEWSKI B., Rêves en colère, alliances aborigènes dans le Nord-Ouest australien, Paris, Plon, 2004 ; MUNN N., Walbiri Iconography : Graphic Representation and Cultural Symbolism in a Central Australian Society, Ithaca, Cornell University Press, 1973.
ANTHROPOLOGUES [Brésil XXe siècle]
À de rares exceptions près, ce sont les femmes qui détiennent le leadership dans le domaine de l’anthropologie visuelle comme réalisatrices, directrices de laboratoires de recherche, rédactrices en chef des principales publications et organisatrices de congrès et festivals. Bela Feldman-Bianco, anthropologue et documentariste, est l’auteure de Saudade (« nostalgie », 58 min, 1991), portrait émouvant et perspicace montrant la dimension humaine de l’immigration portugaise. Elle a dirigé, avec Ana Maria Galano*, le premier groupe de travail sur l’utilisation de l’image en sciences sociales et organisé, avec Miriam Moreira Leite*, le recueil Desafios da imagem (« les défis de l’image », 1998). À Porto Alegre, Cornelia Eckert et Ana Luiza Rocha, anthropologues et documentaristes, ont fondé la Banque d’images et des effets visuels dans laquelle elles développent des recherches sur le thème de la ville et de la mémoire sur différents supports. C. Eckert a réalisé, entre autres, A saudade em festa (« la nostalgie en fête », 38 min, 1996) qui décrit la fête annuelle des mineurs dans une petite ville du sud du pays. Elle est aussi coauteure, avec A. L. Rocha, de la série Narradores urbanos (« des conteurs urbains »), sur l’œuvre des anthropologues brésiliens spécialistes des villes. Toujours sur le thème de la ville, Claudia Fonseca*, anthropologue et documentariste, s’est distinguée par son film Ciranda, cirandinha (25 min, 1994) qui questionne les préjugés sur les enfants qui s’intègrent à de nouvelles familles, plutôt que d’être abandonnés. À Florianópolis, les anthropologues et documentaristes Carmen Rial et Miriam Grossi ont réalisé Les Étudiantes de Marcel Mauss (47 min, 2002), à partir des témoignages de trois anciennes étudiantes de l’anthropologue français (Denise Paulme*, Germaine Dieterlen* et Germaine Tillion*), et Germaine Tillion : lá où il y a danger on vous trouve toujours (45 min, 2007), film qui retrace la vie de cette ethnologue et résistante. São Paulo est un centre important pour la création audiovisuelle avec Novaes Sylvia Caiuby, anthropologue, photographe et documentariste, qui poursuit des recherches parmi les Indiens bororo du Mato Grosso. Elle est l’auteure des films A Wedding in Pakistan (46 min, 1995), Al-Masoom, Wonder Women (25 min, 1994) et de nombreuses œuvres photographiques, parmi lesquelles A construção da fotografia em A viagem e o exercício do olhar, imagens da Etiópia (« la construction de la photographie et l’exercice du regard »). L’ethnologie amérindienne est également au centre du travail de Priscilla Barrak Ermel, anthropologue et documentariste, réalisatrice de O arco e a lira (« l’arc et la lyre », 18 min, 2002), documentaire sur l’iridinam, la musique des arcs joué exclusivement par les femmes du village indien Gavião Ikolem. Paula Lopes (anthropologue et documentariste) étudie les rapports entre l’anthropologie et les nouveaux médias à partir de recherches sur les cultures wayana et pankararu (Manfred Rauschert, uma vida entre os Wayana-Aparai 1952-1979, 35 min).Enfin, Rose Hikiji, anthropologue et documentariste, est l’auteure de Cinema de Quebrada (47 min, 2008) sur la réalisation de vidéos par des jeunes de la périphérie de São Paulo. À Rio de Janeiro, Clarice Peixoto, anthropologue et documentariste, a créé en 1995 la revue Cadernos de antropologia e imagem. Parmi ses films : Gisèle Omindarewa (65 min, 2008), sur une mãe de santo (« mère de saint ») française qui tient une maison de candomblé à Rio ; Étienne Samain, d’un chemin à l’autre (35 min, 2008) ; Bebela et la Révolution Gaucha de 1923 (40 min, 2004). Patrícia Monte-Mór édite la revue Cadernos de Antropologia e Imagem et organise le plus important festival de cinéma ethnographique du Brésil. À Maceio, Sílvia A. C. Martins a réalisé plusieurs courts-métrages, parmi lesquels Kambô, a vacina do sapo (« Kambô, le vaccin de la grenouille », 22 min, 2009). Elle est la coordinatrice du festival de films Aval (Anthropologie visuelle à Alagoas). À Natal, Lisabete Coradini est l’auteure de Entre bandidos e heróis, a mulher cangaceira (« entre bandits et héros, la femme cangaceira », 40 min, 1996) sur le rôle des femmes dans les groupes rebelles qui ont défié le pouvoir local dans la région du Nordeste au XIXe siècle. À Fortaleza, Peregrina C. Cavalcante – réalisatrice de Sere Sertão (40 min, 2005) sur la vie dans l’intérieur aride du pays – dirige le laboratoire d’anthropologie de l’image de l’université fédérale de Ceará. À Manaus, Selda Vale da Costa, anthropologue et documentariste, a créé une banque d’images sur l’Amazonie et organise un festival annuel de films ethnographiques sur l’Amazonie.
La ville de São Paulo, haut lieu de l’anthropologie visuelle brésilienne, accueille le Centre de travail indigéniste (CTI), une ONG fondée en 1979 par des chercheurs avec des Amérindiens. Le CTI est responsable d’une vaste production des films reconnus pour encourager le dialogue à l’intérieur des populations indigènes, et entre celles-ci et les Blancs. Regina Müller (1950), réalisatrice de Morayngava, o desenho das coisas (« Morayngava, le dessin des choses », 16 min, 1997, avec Virginia Valadão*), préside actuellement le CTI. Une autre ONG importante, issue du CTI, Video nas Aldeias (« vidéo dans les villages ») regroupe une importante collection d’images sur les Amérindiens du Brésil et a participé à la production de plus de 70 films, la plupart coréalisés avec les Indiens. V. Valadão, Dominique Gallois* et Mari Correa ont participé au projet. Cette dernière, diplômée des Ateliers Varan à Paris, est l’auteure de Le Corps et les Esprits (60 min, 1996) et de Voix indienne (1997), un long-métrage programmé dans plusieurs festivals européens. En 2006, elle a coréalisé le film Pïrinop, mon premier contact. Sans être anthropologue, mais avec une démarche ethnographique, la Nord-Américaine Kátia Lund et Consuelo Lins, journaliste et cinéaste, ont dirigé et assisté la direction de films sur le quotidien, parfois violent, des quartiers pauvres de Rio. K. Lund a coréalisé Notícias de uma guerra particular (56 min, 1999), un documentaire sur le conflit entre la police et les gangs de trafic de drogue. Elle est aussi l’auteure du film La Cité de Dieu (130 min, 2002) présenté au Festival de Cannes et sélectionné aux Oscars.
Si la production féminine au Brésil a joué un rôle central dans l’anthropologie visuelle récente, on ne peut pas en dire autant du cinéma de fiction entre 1897 et 1960. Six femmes seulement ont alors poursuivi des carrières de réalisatrices : Cléo de Verberena (O mistério do dominó preto, 1930) ; Gilda de Abreu (O Ébrio, 1946 ; Pinguinho de gente, 1947 ; et Coração materno, 1949) ; Carmen Santos* (Inconfidência mineira, 1948) ; Maria Basaglia (Pão que o diabo amassou, 1957 ; Macumba na alta, 1958) ; Carla Civelli (Um caso de polícia, 1959) ; Zélia Costa (As testemunhas não condenam, 1962).
Dans les années 1970, l’émergence du mouvement des femmes voit l’arrivée de cinéastes parfois obligées de jongler avec la censure imposée par la dictature militaire au pouvoir. Parmi une production importante, nous retiendrons : Tereza Trautman (Os homens que eu tive, 1973) ; Vanja Orico (O segredo da rosa, 1973) ; Rose Lacreta (Encarnação, 1976) ; Lenita Perroy (A noiva da noite, 1974) ; Ana Carolina* (Mar-de-Rosas, 1977 ; Das tripas coração, 1982) ; Maria do Rosário Nascimento e Silva (Marcados para viver, 1976) ; TizukaYamasaki (Gaijin caminhos da liberdade, 1980 ; Patriamada, 1984) ; Suzana Amaral (A hora da estrela, 1985) ; Adélia Sampaio (Amor maldito, 1984) ; Lúcia Murat (Quase dois irmãos, 2003) ; Maria Letícia (Primeiro de abril, Brasil, 1988) ; TetêMoraes (Terra para rose, 1987) ; Ítala Nandi (In vino veritas, 1982) ; Norma Bengell* (Eternamente pagú, 1987).
Au milieu des années 1990, le mouvement Cinema da Retomada met fin au silence cinématographique imposé par le manque de subventions gouvernementales des années 1990-1995. Il débute avec le film Carlota Joaquina, pryncesa do Brasil (1995) de Carla Camurati, puis plusieurs jeunes cinéastes qui, comme Lina Chamie (Via lactea, 2007), ont étudié à l’étranger et sont passées par le court-métrage : Sandra Werneck (A guerra dos meninos, 1991) ; Helena Solberg (Vida de menina, 2003) ; Tata Amaral (Um céu de estrelas, 1996) ; Eliane Caffé (Kenoma, 1998), Laís Bodanzky (Bicho de set cabeças, 2001) ; Sandra Kogut (Um passaporte húngaro, 2001) ; Maria Augusta Ramos (Justiça, 2004) ; Mara Mourão (Doutores da alegria, 2005) ; Anna Muylaert (A origem dos bebês segundo kiki cavalcanti, 1995).
Carmen RIAL
ANTHROPOLOGUES [Colombie XXe-XXIe siècle]
L’anthropologie apparaît en Colombie dans les années 1930 et les femmes y sont fortement représentées. Dans leur grande majorité d’origine paysanne, elles ont bénéficié du projet d’éducation de masse, mené par des gouvernements libéraux, à l’origine de la création de la Escuela normal superior (ENS). Sorties parmi les meilleurs élèves, elles ont obtenu des bourses d’études et ont été les premières inscrites à l’Instituto etnológico nacional pour y suivre l’enseignement de Paul Rivet, réfugié en Colombie pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette jeune génération d’anthropologues s’est investie dans la modernisation de l’éducation et la redécouverte de l’héritage autochtone. Pionnières par rapport aux normes imposées aux femmes, elles se sont heurtées à l’opposition de l’Église catholique et des gouvernements conservateurs, selon lesquels il ne convenait pas qu’elles partagent des espaces masculins lors des enquêtes ethnographiques.
Elles ont activement contribué à la création des institutions de recherche et des musées. Blanca Ochoa de Molina (1914-2008), spécialiste en archéologie andine et en muséologie, fortement impliquée dans la vie politique et associative colombienne, est l’une des fondatrices de l’Instituto indigenista de Colombia et du département d’anthropologie de l’Universidad Nacional ; Edith Jimenez de Muñoz (1916), qui dirigeait la fondation du musée du Costume régional de Colombie, a joué un rôle précurseur dans les recherches sur les textiles, les costumes traditionnels et leurs méthodes de conservation ; Virginia Gutiérrez* de Pineda (1922-1999), formée à l’université Berkeley, puis enseignante à l’Universidad Nacional, a apporté une contribution importante par ses études sur la famille, la parenté et l’organisation sociale. Elle a aussi été l’une des fondatrices de l’anthropologie de la santé dans le champ universitaire colombien ; Alicia Dussán de Reichel-Dolmatoff (1920), connue pour son engagement politique en faveur de la reconnaissance des peuples indigènes et pour ses travaux en ethnologie de la Caraïbe colombienne, a été l’une des créatrices du département d’anthropologie de l’Universidad de los Andes ; Maria Rosa Mallol de Recasens, dans le domaine des études de parenté, s’est démarquée par ses recherches sur les dessins d’enfants de l’île de San Andrés, à partir desquels elle a détecté des correspondances entre les structures explicites ou cachées de la famille ; Nina S. de Friedmann* (1935-1998), la seule à ne pas avoir étudié à l’ENS, est, quant à elle, considérée comme la pionnière de l’anthropologie visuelle en Colombie. Auteure d’une somme considérable de travaux sur l’héritage africain en Colombie, elle a œuvré pour la reconnaissance politique de cet héritage. Plusieurs anthropologues de cette première génération ont fait leurs études et vécu à l’étranger, en exil politique ou par intérêt scientifique. Elles avaient pour objectif la reconstruction du passé précolombien comme légitimation d’une identité nationale fondée sur une origine ethnique commune. Ce but a été en partie atteint par une production scientifique importante et par la création de musées au sein desquels elles ont travaillé comme conservatrices et organisé d’innombrables expositions. Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, l’anthropologie colombienne s’est bâtie à la fois sur l’engagement politique auprès des populations étudiées et sur une solide production théorique. L’identification des ethnologues avec les femmes des groupes étudiés a joué un rôle précurseur dans l’étude des rapports hommes-femmes et sur des sujets considérés traditionnellement comme du domaine « féminin » : la famille, la procréation, les enfants, le textile et la nourriture. L’Instituto etnológico nacional et le Servicio arqueológico nacional ont été, en 1952, à l’origine de la création de l’Instituto colombiano de antropología e historia (Icanh). Pendant les années 1950, des départements universitaires d’anthropologie sont fondés dans plusieurs universités et, à partir des années 1960, une autre génération de femmes va faire de cette discipline un corps de métier professionnalisé. Dès le début des années 1980, elles assument presque entièrement le développement de l’enseignement et de la recherche. Parmi les plus représentatives : Ana María Margarita Groot de Mahecha (archéologie sur le territoire et le patrimoine culturel) ; Astrid Ulloa (groupes indigènes et biodiversité) ; Margarita Chávez (multiculturalisme, identités ethniques et sexuées dans le contexte des mouvements sociaux contemporains) ; Maria Clemencia Ramirez (1955, travail avec les communautés indigènes et paysannes de Putumayo sur la violence, la guérilla, la vie quotidienne et les mouvements sociaux) ; Maria Victoria Uribe (1948, histoire de la violence colombienne, massacres et autres formes de meurtres et remise en question, par une action politique, des règles du concours de Miss Colombia en 1968) ; Myriam Jimeno (1948, recherches en anthropologie politique sur les conflits sociaux, la violence, les rapports interethniques et l’État, l’histoire de l’anthropologie en Amérique latine) ; Mara Viveros Vigoya (1956, études raciales et de genre, publications sur les identités masculines, la santé sexuelle et la famille) ; Patricia Tovar (1958, anthropologie de la science et de la technologie dans une perspective de genre) ; Sonia Archila Montañez (changements culturels en archéologie, environnement, archéo-botanique et muséologie). Ces anthropologues vivent au XXIe siècle un moment de renouveau de la discipline marqué par l’institutionnalisation des champs de recherche inédits. La formation de troisième cycle étant très récente en Colombie, la plupart des anthropologues contemporaines poursuivent des études de doctorat à l’étranger, en particulier dans d’autres pays d’Amérique et en Europe. Leur contribution aux sciences sociales devrait rapidement gagner en visibilité.
América LARRAIN
■ ECHEVERRI M., « Antropólogas pioneras y nacionalismo liberal en Colombia (1941-1949) », in Revista Colombiana de Antropología, vol. 43, 2007 ; JIMENO M., « Naciocentrismo, tensiones y configuración de estilos en la antropología sociocultural colombiana », in Revista Colombiana de Antropología, vol. 43, 2007 ; URIBE C. A., « Mimesis y paidéia : antropológica en Colombia », in Antípoda Revista de Antropologia y Arqueologia, no 1, 2005.
ANTHROPOLOGUES [Espagne XXe-XXIe siècle]
En Espagne, la formation universitaire en anthropologie n’a commencé officiellement qu’au début des années 1990, un retard dû au coup d’État et à la guerre civile (1936-1939) qui a détruit le champ des études sur le folklore et la culture populaire, tout juste émergent dans les années 1930. L’exil auquel furent contraints plusieurs intellectuels de cette génération a empêché notamment tout développement de l’ethnologie sous le régime franquiste (1939-1975). Ainsi, la pionnière de l’anthropologie physique et archéologique espagnole, Adelaida de Díaz Ungría (1913-2003), a dû se réfugier au Venezuela, où elle a créé l’Escuela de antropología à l’Universidad central. Malgré la situation politique, les années 1950 et 1960 ont été le théâtre d’un renouveau de la théorie anthropologique des rapports entre les sexes dans une aire culturelle dénommée « anthropologie de la Méditerranée » – sous l’impulsion d’un groupe d’anthropologues anglo-saxons comptant nombre de femmes. Le travail de Julian Pitt-Rivers sur l’Andalousie, publié en 1954 sous le titre The People of the Sierra, est considéré comme la référence théorique de ces études. Susan Tax Freeman entame dans ce cadre, dès les années 1960, une réflexion sur les structures sociales et la propriété, le pouvoir et les relations de voisinage en milieu rural. Elle publie Neighbours. The Social Contract in a Castilian Hamlet en 1970. Jane F. Collier (1940), à Huelva pendant l’année 1963-1964, travaille sur les rapports hommes-femmes et le marianismo, culte de la Vierge caractéristique du catholicisme dans les zones reculées. Au début des années 1980, Ruth Behar* rédige la thèse Santa María del Monte : The Presence of the Past in a Spanish Village sur un village de León, alors que Susan Harding publie en 1984 Remaking Iberica. Rural Life in Aragon Under Franco. Après avoir travaillé sur le monde rural à Salamanque, la Française Marie José Devillard (1947) s’installe définitivement en Espagne à la fin des années 1960. Elle occupe actuellement une chaire d’anthropologie à l’université Complutense de Madrid. La Suédoise Britt-Marie Thurén (1942), une des pionnières de l’anthropologie féministe, analyse les grands changements sociaux dans les rapports entre les sexes pendant la « transition démocratique » et collabore avec l’Instituto de investigaciones feministas, un centre de référence pour les études de genre.
Pendant les années 1970, un autre courant de recherches apparaît au croisement de l’archéologie, de l’histoire et de l’anthropologie ; il compte parmi ses membres Paz Cabello Carro (1949), directrice du Museo de América de Madrid de 1992 à 2008, et Pilar Sánchiz Ochoa (1941), actuelle responsable de la chaire d’anthropologie de Séville. D’autres femmes ont participé au projet interdisciplinaire du gisement archéologique d’Esmeraldas (Équateur) dans les années 1970-1975, parmi lesquelles Remedios de la Peña, Mercedes Guinea et Emma Sánchez Montañés qui prolongent les recherches sur l’Amérique précolombienne développée par José Alcina Franch. À la même époque, un groupe de jeunes chercheuses espagnoles se forme à l’anthropologie sociale, pour la plupart dans des universités françaises ou anglaises. Ces femmes joueront un rôle essentiel dans l’institutionnalisation de la discipline. À leur retour, elles intègrent les universités de Barcelone et de Madrid et participent à la création de départements d’anthropologie. À la fin des années 1970, un véritable champ de recherche prend corps avec les études des « ethnies maudites ». Quatre thèses sont devenues des références : celle de María del Carmen Aguirre Delclaux (1940) sur les Agotes de la vallée de Baztán ; l’étude d’Eva Laub sur les Chuetas – descendants supposés de juifs convertis de Majorque – ; le travail sur les Maragatos de la province de León réalisée par Ana Melis ; et la thèse soutenue en 1972 par María Cátedra (1947) sur les Vaqueiros de la Alzada, éleveurs transhumants cantonnés dans les Asturies. Dans le domaine urbain, les études sur les Gitans sédentarisés en ville de Teresa San Román (1940) apparaissent comme une référence incontournable. Avec Aurora González Echeverría (1949), T. San Román crée un autre champ de recherche autour de la parenté, la procréation et la circulation des enfants à l’Universidad Autónoma de Barcelone. Deux autres pionnières des études urbaines sont Esperanza Molina, qui travaille sur les questions d’éducation et d’exode rural, et Josepa Cucó (1950), auteure de travaux remarqués sur la sociabilité et l’associativité féminines en milieu urbain. Une autre ligne de recherches, en anthropologie historique, muséologie et patrimoine, est développée par Pilar Romero de Tejada, actuelle directrice du Museo nacional de antropología, et Beatriz Moncó (1955) qui s’intéressent aux contacts culturels entre Europe, Asie et Amérique latine dans les missions chrétiennes et au rôle des femmes dans la religion.
En 1978, Maria Jesús Buxó publie l’une des premières études sur le sexe et le langage : Antropología de la mujer ; cognición, lengua e ideología cultural. À la même époque, Teresa del Valle* (1937), de retour de séjours d’études aux États-Unis et en Micronésie, intègre l’Universidad del País Vasco et participe à la fondation du Seminario de estudios de la mujer en 1981. De même Maria Dolors Comas d’Argemir (1951) concentre ses recherches sur la procréation et le travail féminin dans le domaine des soins. Enseignante d’anthropologie sociale à l’université Rovira i Virgili, elle a été députée au Parlement de Catalogne et a participé à la rédaction du statut d’autonomie de la Catalogne en 2006. Soulignons aussi le rôle de plusieurs chercheuses originaires d’Amérique latine comme Verena Stolcke* (1938). Après un parcours important en Argentine, à Cuba et au Brésil, elle s’est installée à Barcelone en 1979, où elle travaille sur les rapports entre sexe, race et classe ; et plus récemment sur les biotechnologies et l’immigration. Dolores Juliano, réfugiée politique argentine, spécialiste d’anthropologie de l’éducation, des minorités et des femmes, développe des recherches sur la prostitution et les immigrations. Enfin Virginia Maquieira (1949), ancienne directrice de l’Instituto universitario de estudios de la mujer de la Universidad autónoma de Madrid, actuellement seconde doyenne de l’Universidad internacional Menéndez Pelayo, travaille sur les droits humains selon la perspective des femmes et sur la critique féministe de l’anthropologie.
En Espagne, l’anthropologie et son courant féministe se sont développés simultanément. À partir des années 1980, les femmes ont eu rapidement accès aux postes universitaires prestigieux que sont les chaires d’anthropologie. Aujourd’hui, une nouvelle génération de jeunes chercheuses s’est intégrée avec succès aux principales universités du pays et développe des recherches de pointe dans toute l’Europe.
Elixabete IMAZ
■ PRAT J., MARTINEZ U., CONTRERAS J., MORENO I. (dir.), Antropología de los pueblos de España, Madrid, Taurus Universitaria, 1991 ; THURÉN B.-M., El poder generizado, el desarrollo de la antropología feminista, Madrid, Instituto de investigaciones feministas/Universidad Complutense, 1993 ; VALLE T. del (dir.), Perspectivas feministas desde la antropología social, Barcelone, Ariel Antropología, 2000.