MOUSKOURI, Nana (Ioánna MOÚSKHOURI, dite) [LA CANÉE, CRÈTE 1934]
Chanteuse grecque.
Chez ses parents, on chante presque tous les soirs des chants traditionnels ; à 17 ans, Nana Mouskouri entre au Conservatoire d’Athènes dans une classe qui forme les chœurs de l’opéra. Parallèlement, elle fredonne des classiques du jazz, sa vraie passion. En 1957, elle débute sur scène au Mokabolido, un club de la ville, puis participe à des concours à travers l’Europe, qu’elle remporte les uns après les autres. C’est en Allemagne que sort son premier disque, Roses blanches de Corfou. À Paris, ne parlant pas un mot de français, elle enregistre phonétiquement des couplets. Elle se rend également aux États-Unis où Quincy Jones devient son premier inconditionnel, affirmant que sa voix de cristal relève du miracle. Elle rencontre Harry Belafonte grâce à qui, en 1964, elle effectue sa première tournée outre-Atlantique, qui sera suivie de beaucoup d’autres. En France, en 1967, elle fait salle comble à l’Olympia. L’Enfant au tambour se vend alors à 600 000 exemplaires. C’est le premier succès d’une longue série, puisqu’en quatre décennies elle va obtenir 300 disques d’or et de platine, et faire régulièrement le tour du monde en chantant en français, en anglais, en allemand, en italien, en espagnol et en japonais. En 1982, Je chante avec toi liberté, de Pierre Delanoë et Claude Lemesle, devient un succès mondial ; elle l’interprète symboliquement devant le mur de Berlin, le temps d’une émission de télévision. Marquée en 1967 par le putsch des généraux en Grèce, elle décide d’aider son pays natal en exerçant, entre 1994 et 1999, un mandat de députée au Parlement européen.
Jacques PESSIS
MOUTAWAKEL, Nawal EL [CASABLANCA 1962]
Athlète marocaine.
Les femmes revendiquant leur droit au sport et à tous les sports, les tabous et les interdits reculent. Il en va ainsi du programme athlétique : à Munich en 1972, la distance des courses de haies hautes avait été portée de 80 à 100 mètres ; à Los Angeles, en 1984, les concurrentes se voient proposer le 400 mètres haies, celles-ci culminant à 0,76 m du sol. L’épreuve offre donc une part d’incertitude sinon d’inconnu. Elle sera simultanément le théâtre d’un événement majeur : la première victoire olympique d’une musulmane, venue du Maghreb.
Nawal el Moutawakel a 17 ans lorsqu’à Casablanca, sa ville natale, son chemin croise celui d’un enseignant français féru d’athlétisme, Jean-François Coquand, qui va conduire « la petite » (1,59 m, 51 kilos) au titre de championne du Maroc en 1983. Elle est confiée à l’entraîneur national Moulay Ahmed Hasnaoui, en plein accord avec son père qui n’a cessé de l’inciter à avancer dans la voie qu’elle a choisie, acceptant par exemple au seuil de l’année des Jeux qu’elle s’envole vers les États-Unis et l’université d’Iowa. Début 1984, un record d’Afrique du 400 mètres haies (55 s 37) et un succès aux Jeux méditerranéens (Rabat) sont autant de jalons encourageants. Le 8 août, en finale des Jeux, en tête dès les premières foulées, elle laisse en 54 s 61 Judi Brown (États-Unis) à 59 centièmes et devient l’héroïne de son pays, éclipsant jusqu’au champion masculin du 5 000 mètres, Saïd Aouita. Son retour au Maroc est un moment de liesse, avec les honneurs royaux d’Hassan II, les félicitations de nombreux souverains arabes et la joie des femmes manifestée le long des rues quand elle passe en voiture. Elle s’adjugera les Championnats d’Afrique en 1985. Elle devient, en 1995, membre du Conseil exécutif de l’IAAF (International Amateur Athletics Federation) puis vice-présidente, secrétaire d’État aux Sports d’août 1997 à mars 1998, avant d’être cooptée comme membre du Comité international olympique le 6 février 1998 à la session de Nagano. C’est à elle que le CIO confiera la présidence de la Commission d’évaluation qui circule à travers le monde pour apprécier les candidatures à l’organisation des Jeux olympiques de 2012, préparant la décision prise à Singapour en 2005. Ministre de la Jeunesse et des Sports d’octobre 2007 à juillet 2009, membre à compter d’août 2008 de la Commission exécutive du CIO, elle est derechef placée, en 2010, à la tête de la mission chargée de l’évaluation des candidatures 2016, puis, une fois Rio de Janeiro désignée, elle est choisie pour présider la Commission de coordination de ces XXVIIIes Jeux olympiques d’été. Le 26 juillet 2012, elle est devenue vice-présidente du CIO.
Jean DURRY
MOUTON, Michèle [GRASSE 1951]
Pilote française de rallye automobile.
Fille d’horticulteurs provençaux, Michèle Mouton ambitionnait de travailler dans le social auprès des délinquants. Mais après avoir découvert par hasard la voiture de sport en 1973, elle fait une expérience de copilotage sur le rallye de Monte-Carlo. Encouragée par son père, qui lui achète une voiture, elle démontre très vite son incontestable talent pour la conduite automobile. Dès 1974, elle remporte le championnat de France féminin des rallyes et en 1975 rejoint le monde des pilotes professionnels jusque-là réservé aux hommes. Surnommée « le beau volcan noir » par les journalistes, elle détient un palmarès impressionnant. Pilote d’usine sur Fiat 131 Abarth en 1978, elle est recrutée en 1981 par Audi pour essayer la nouvelle Audi Quattro Sport groupe B. Elle remporte alors le San Remo ; c’est la première victoire d’une femme dans une manche de championnat du monde. En 1982, l’Audi est au point : M. Mouton remporte trois rallyes – Portugal, Grèce et Brésil –, se classant ainsi deuxième au championnat du monde. En 1984, elle est première en catégorie rallye, et deuxième au général du Pikes Peak, course de côte mythique au Colorado, nommée « la course dans les nuages ». En 1985, elle en bat tous les records. En 1986, après un titre de championne d’Allemagne sur Peugeot et l’annonce durant le Tour de Corse de la fin des voitures du groupe B, elle décide de mettre un terme à sa carrière et de se consacrer à une vie « plus familiale ». Depuis 1988, elle organise The Michelin Race of Champions, aux îles Canaries, qui clôture la saison automobile. M. Mouton reste pourtant une exception. Au sein de la Commission Femmes dans le sport automobile (WMC), elle continue à se battre pour la féminisation des sports moteurs. Elle est lauréate de plusieurs prix de l’Académie des sports.
Elisabeth LESIMPLE
■ GUARNIERI C., Michèle Mouton, Du hasard au défi, Paris, Solar, 1982.
MOUTZAN-MARTINENGOU, Élisabeth [ZANTE 1801 - ID. 1832]
Écrivaine, dramaturge et traductrice grecque.
Issue d’une famille aristocratique de Zante dont le père participa activement à la politique locale, Élisabeth Moutzan-Martinengou reçut un enseignement à domicile de la part de précepteurs religieux, parmi lesquels se distinguait Theodosios Dimadis, un moine libéral et progressiste. Mais son éducation est essentiellement le résultat des efforts constants qu’elle déploya elle-même pour l’acquérir. Elle est connue dans l’histoire de la littérature grecque moderne comme la « première Grecque écrivaine en prose », en raison de son Aftoviografia (« autobiographie », 1881) qui fut partiellement publiée après sa mort par son fils Elisavetios Martinengos. L’autobiographie de É. Martinengou a été caractérisée comme « la première autobiographie proprement dite en prose néo-hellénique » (Kehayoglou 1999). Cette œuvre dotée de qualités littéraires est empreinte des principes fondamentaux des Lumières : suprématie de la rationalité, aspiration à la vertu, importance de l’éducation pour l’individu et la société, valeur de la liberté individuelle et nationale, etc. Dans cette autobiographie, qui couvre les années 1809-1830, l’auteure enregistre principalement ses progrès dans la culture et ses tentatives littéraires. Elle note aussi certaines de ses réflexions sur les idées de la Révolution française, sur l’égalité, la liberté et l’asservissement des femmes. C’est pour cela que son livre a été tenu pour une œuvre pionnière du féminisme dans les lettres grecques. C’est grâce à cet écrit que nous connaissons aussi les ouvrages perdus de É. Martinengou qui fut manifestement une polygraphe (plus de 30 titres). Entre 1822 et 1825, elle écrivit au moins 22 pièces de théâtre (drames et comédies) en italien et en grec, dont nous n’avons conservé que la comédie O filaryiros (« l’avare »), rédigée en 1823 et publiée pour la première fois en 1965. La pièce, qui fait le portrait de la société zantiote, critique les institutions désuètes et dénonce la difficile condition féminine. Durant la même période, É. Martinengou s’occupa aussi à la rédaction de poèmes et de traités (« de l’économie », « de la poétique »), ainsi qu’à la traduction d’œuvres grecques anciennes (Eschyle, Homère). Ses archives furent conservées jusqu’en 1953, avant leur destruction dans le grand incendie de Zante provoqué par le tremblement de terre qui ravagea complètement l’île.
Sophia DENISSI
■ Aftoviografia, Athanassopoulos V. (dir.), Athènes, Okeanida, 1997.
■ TABAKI A., « L’œuvre dramatique d’Elisabeth Moutzan-Martinengou », in Synkrisi, no 7, 1996.
■ KEHAYOGLOU G., « Elisavet Moutsa(n)-Martinengou, », in I paleoteri pezografia mas, B1, Athènes, Sokolis, 1999 ; DENISSI S. (dir.), « Afieroma. Elisavet Moutzan-Martinengou 1801-2001 : Diakosia chronia apo ti yennisi tis », Periplous, no 51, 2002.
LE MOUVEMENT DE LA RENAISSANCE DE HARLEM [États-Unis 1920-1930]
Connu également sous le nom de « Mouvement nouveau noir », le mouvement de la Renaissance de Harlem pose, selon Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, les jalons de la négritude, car il consacre une véritable tradition artistique dont les Afro-Américains ou les artistes noirs en général ne peuvent dès lors que s’enorgueillir. Dans les années 1920 et 1930, l’ancien quartier juif de New York devient en effet la « Mecque du peuple noir ». Bien que Washington, Philadelphie et Chicago voient également se développer des communautés artistiques importantes, New York demeure le centre de la créativité expérimentale. Plus de 200 000 Afro-Américains, dont la majorité des élites artistiques et intellectuelles, y ont vécu. Cet épanouissement culturel sans précédent est à l’origine de la Harlemania, vogue qui fait de Harlem, avec l’âge du jazz célébré par Francis Scott Fitzgerald, le centre d’un nouveau monde où règnent mixité culturelle et diversité des talents. Le terme « renaissance » renvoie à la fois à l’apogée des Belles Lettres américaines (blanches) du XIXe siècle et à l’émergence d’un nouveau courant dans la culture afro-américaine, au sein duquel, à l’encontre des stéréotypes comme celui de l’oncle Tom, on peut afficher sa fierté d’être noir. Comme Margaret Fuller* au siècle précédent ou Gertrude Stein* plus tard, plusieurs femmes organisent les réunions où se rencontrent les fondateurs du mouvement. C’est ainsi lors d’un dîner chez la dramaturge Regina Anderson (1901-1933) que W. E. B. Du Bois, Jean Toomer, Countee Cullen, Langston Hughes et James Weldon Johnson se retrouvent le 21 mars 1924 pour fonder la Harlem Renaissance, ou Renaissance de Harlem. Pourtant, c’est surtout Alain Locke qui, en publiant un numéro spécial sur Harlem (1925) dans le magazine Survey Graphic, en marque le point de départ. Son roman The New Negro, qui paraît l’année suivante, définit les caractéristiques du mouvement.
Avant la Renaissance de Harlem, des milliers de Noirs affluent depuis le Sud vers les cités du Nord pour occuper les emplois générés par la fin de la Première Guerre mondiale. Parallèlement, l’émergence d’une bourgeoisie noire et l’accès à l’éducation rendu possible pour de plus en plus d’Afro-Américains créent un certain bouillonnement intellectuel, artistique et politique. Une nouvelle prise de conscience de l’identité noire est en marche depuis un certain temps déjà, sous l’impulsion de magazines tels que The Messenger, d’A. Philip Randolph, ou The Crisis, organe de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Ces publications politiques forgent pour une part le radicalisme qui anime le mouvement et dont le parti extrémiste du Jamaïcain Marcus Garvey, qui prône le « nationalisme noir » et le retour à l’Afrique, est un exemple. Si l’Afrique habite la création de la période de façon mythique, la plupart des artistes, jazzmen et écrivains américains ne la connaissent pas vraiment. Élève de Rodin à Paris, Meta Warrick Fuller (1877-1968) est sans doute la première artiste panafricaine de l’histoire. Sa statue Ethiopia Awakening (« le réveil de l’Éthiopie », 1914) synthétise les canons de l’Afrique de l’Ouest, de l’Égypte pharaonique et de la Grèce classique. Dans son roman initiatique Banjo (1927), Claude McKay fait apparaître pour la première fois le jazz comme un lien profond et réel entre l’Afrique et sa diaspora « cultivée ». Cependant, comme le note le poète C. Cullen, ce rapport à l’Afrique est ambigu. Il renforce parfois même les stéréotypes et le sensationnalisme concernant la liberté sexuelle, ainsi que les stéréotypes engendrés par la publication du roman Nigger Heaven (« paradis nègre », 1926), de Carl Van Vechten, mécène blanc du groupe. La singularité du mouvement réside plutôt dans la capacité des artistes noirs à affirmer leur identité à un moment où le lynchage continue de sévir dans le Sud, en dépit de la récente participation active de nombreux Afro-Américains à la guerre en Europe.
Zora Neale Hurston *(1891-1960), première Afro-Américaine diplômée en anthropologie qui meurt anonymement dans la misère, retranscrit l’art populaire noir et les dialectes du Sud dans ses romans et nouvelles. Elle est, en particulier, l’auteure de Mules and Men (1935), Their Eyes Were Watching God (« leurs yeux regardaient Dieu », 1937) et Tell My Horse (« dis-le à mon cheval », 1938). Jessie Redmon Fauset (1882-1961) est la seule élève afro-américaine du lycée de filles de Philadelphie. Acceptée à l’université Cornell et diplômée en 1905, elle complète cette formation par un diplôme de français de l’université de Pennsylvanie et un séjour à Paris, à la Sorbonne. Lorsque W.E. B. Du Bois, philosophe diplômé de Harvard, prône la doctrine des Talented Tenth (les 10 % les plus talentueux) en valorisant la culture pour aider à l’émancipation des personnes de couleur, elle le rejoint pour devenir rédactrice en chef de The Crisis, organe de la NAACP qu’il a fondée. Elle l’aide dans son travail pour le mouvement panafricain en voyageant et en faisant des conférences. Elle publie au cours de la même période quatre romans ainsi que plusieurs articles et poèmes. Cette femme est, selon L. Hughes, une « accoucheuse de talents » : sous ses auspices, The Crisis devient une plateforme de promotion des artistes de la période, donnant une « voix noire » à la littérature de l’époque. Si L. Hughes, C. Cullen, C. McKay et J. Toomer lui doivent une part de leur célébrité, elle-même n’est pas très connue pour ses propres œuvres. Sans doute cela tient-il à la veine sentimentale dans laquelle elle écrit pour voiler l’un des thèmes principaux de ses romans : la mixité ethnique. There Is Confusion (1924), Plum Bun (« petit pain à la prune », 1928), The Chinaberry Tree (« le margousier », 1931) et Comedy : American Style (1933) y font tous plus ou moins allusion et rappellent les thèmes des romans de Nella Larsen* (1891-1964) ou de Jean Toomer sur le passing, pratique consistant à se faire passer pour un Blanc quand on est un Noir à la peau claire, souvent tue car subversive à cette période. J. R. Fauset se révèle être une redoutable polémiste dans ses articles de The Crisis, quand elle vilipende l’attitude des Blancs du Sud ou souligne les exploits des Noirs pendant la Première Guerre mondiale.
Au-delà de l’aspect social de leur contribution à la Renaissance de Harlem, les femmes donnent une impulsion originale à diverses formes artistiques. Grâce à ce mouvement, les écrits d’Alice Dunbar-Nelson* (1875-1935) trouvent leur public. R. Anderson compose des pièces de théâtre et les fait paraître sous le pseudonyme d’Ursula ou Ursula Trelling. Avec W. E. B. Du Bois, elle fonde la troupe Krigwa Players, qui devient le Negro Experimental Theatre. Marian Anderson* est célébrée comme l’un des meilleurs contraltos américains de tous les temps. Elle est la première chanteuse afro-américaine à chanter à la Maison-Blanche et au Metropolitan Opera de New York. Florence Mills* est une vedette de cabaret internationale connue sous le nom de Queen of Happiness (« Reine du bonheur »). Enfin, la chanteuse Bessie Smith* se distingua comme « impératrice du blues », comme d’autres chanteuses : Billie Holiday*, Ida Cox (1896-1967), Gladys Bentley (1907-1960), Clara Smith (1894-1935) et Ethel Waters*. La culture noire et surtout la condition de la femme noire sont au cœur de leurs textes, qui évoquent aussi la violence de la ségrégation et de la pauvreté.
La crise économique de 1929 rend difficile l’épanouissement des artistes de la Renaissance de Harlem, si bien que, dans les années 1940, la plupart d’entre eux sont oubliés, pour n’être redécouverts que dans les années 1970.
Claude COHEN-SAFIR
■ WALL C. A., Women of the Harlem Renaissance, Bloomington, Indiana University Press, 1995.
MOUVEMENT DE LIBÉRATION DES FEMMES (MLF) [France depuis 1968]
Le Mouvement de libération des femmes, né dans la foulée critique du mouvement de Mai 1968, a, en quarante-cinq ans d’existence, transformé la condition des femmes plus que jamais dans l’histoire. Il leur a amené, au-delà d’une prise de conscience théorique, une nouvelle façon de vivre leur corps, sans refoulement ni censure, de se réconcilier avec soi et les autres, et a révolutionné leur rapport au monde et à la citoyenneté. Antoinette Fouque*, Monique Wittig* et Josiane Chanel, conscientes du machisme des militants « révolutionnaires », organisent en octobre 1968 la première réunion non mixte où une dizaine de femmes expriment leurs révoltes. Cette non-mixité constituera le point de rupture du mouvement et permettra de construire une conscience collective et solidaire par le partage en toute liberté des désirs, des interrogations, des cheminements. « Le privé est politique », affirment ces militantes d’une nouvelle ère. Tout en articulant luttes des femmes, luttes des classes, luttes antiracistes et anti-impérialistes, elles engagent le combat contre la domination masculine et la misogynie et font exister le MLF à travers des réunions à Paris, dans les régions et banlieues ouvrières, en Europe. A. Fouque crée le collectif « Psychanalyse et Politique », qui explore la libido propre des femmes, ou libido creandi, et entend la faire exister au plan politique pour passer d’une société « homosexuée » à « une société réellement hétérosexuée ». M. Wittig veut à l’inverse « abolir le terme femme », marqué par l’oppression, et proclame que seul le lesbianisme est libérateur. Militante de l’indifférenciation des sexes, elle préfigure le mouvement queer des années 1990. Telles seront les deux grandes orientations contradictoires du MLF.
Des militantes de divers groupes mixtes gauchistes comme « Vive la révolution » ou féministes comme « Féminin, masculin, avenir », créé par Anne Zélinsky*, affluent au MLF à la suite de son premier meeting public qui rassemble 500 personnes à l’université de Vincennes au printemps 1970. Pour chacune qui arrive, c’est le commencement du mouvement. Un courant « féministes révolutionnaires » se structure autour de M. Wittig rejointe par Christine Delphy*, avec pour slogan « Un homme sur deux est une femme ». Pour médiatiser le mouvement, une dizaine d’entre elles déposent sous l’arc de Triomphe à Paris, le 26 août 1970, une gerbe à « la femme du soldat inconnu ». À l’automne débutent, à l’école des Beaux-Arts de Paris, les premières assemblées générales du MLF où arrivent en 1971 des militantes trotskistes. Elles y forment la troisième tendance du mouvement, appelée « lutte de classes », qui prône la « double appartenance » : au MLF pour les questions des femmes, dans les organisations de gauche pour la « politique générale ». Le MLF se dote la même année d’un journal, Le Torchon brûle, dont six numéros paraîtront jusqu’en 1973. Sur le campus de Vincennes, l’« UV sauvage de psychanalyse », qu’anime A. Fouque à partir de 1971, devient un haut lieu du MLF ouvert au public. Le combat pour le droit à l’avortement, encore criminalisé, mobilise tout le mouvement. En novembre 1971 a lieu la première manifestation de rue – « Notre corps nous appartient », « Pas de lois sur nos corps ! », « Nous aurons les enfants que nous voulons, quand nous voulons ! » –, quelques mois après la publication dans Le Nouvel Observateur du « Manifeste des 343* » femmes déclarant avoir avorté. Simone de Beauvoir* se joint à cette occasion pour la première fois à une action du MLF et s’associera désormais à la tendance « féministe ». Dans la foulée, est fondé le Mouvement pour la liberté de l’avortement, qui deviendra le MLAC en 1973. Gisèle Halimi* crée l’association mixte « Choisir la cause des femmes » pour défendre les femmes poursuivies pour avortement. Lors du « procès de Bobigny », en 1972, elle fait acquitter une jeune fille de 17 ans qui a avorté à la suite d’un viol. Plusieurs tendances du mouvement organisent à Paris, à la Mutualité, les premières Journées de dénonciation des crimes contre les femmes. Toujours en 1972 a lieu la première rencontre européenne à la Tranche-sur-Mer.
Les premières lois en faveur des femmes sont adoptées : décrets de 1969 qui rendent enfin effective la loi sur la contraception de 1967 ; loi du 4 juin 1970 qui supprime la notion de « puissance paternelle » ; loi d’égalité salariale entre les hommes et les femmes du 22 décembre 1972.
En 1973, A. Fouque crée avec les militantes de « Psychanalyse et Politique* », la première maison d’édition de femmes en Europe : des femmes, ouverte à toutes les démarches nouvelles d’écriture et de lutte, suivie en 1974, à Paris, de la première librairie des femmes. La nouvelle Ligue du droit des femmes suivie de SOS Femmes alternative ouvre le premier foyer pour les femmes battues.
L’influence du MLF est rapide et forte. En 1974, elle a atteint toutes les strates de la société. Pour la première fois, un secrétariat d’État à la Condition féminine, confié à Françoise Giroud*, est créé au sein du gouvernement, marquant les débuts d’un féminisme d’État. Le combat pour le droit à l’IVG connaît sa première grande victoire avec l’adoption le 20 décembre 1974 de la loi l’autorisant, vaillamment défendue par Simone Veil*, ministre de la Santé. Consacrant le mouvement des femmes devenu mondial, l’Onu fait de l’année 1975 l’Année internationale de la femme. Parfois ensemble, le plus souvent séparément, les différentes tendances du mouvement des femmes suivent leur route à travers une constellation de nouvelles associations contre le viol, les violences, pour les droits économiques et sociaux, la parité. Dans les années 1980, la gauche étant au pouvoir, certaines rejoignent les institutions et le ministère des Droits des femmes d’Yvette Roudy*. D’autres affirment, « à la gauche de la gauche », « l’indépendance économique, politique, érotique et symbolique » des femmes. Les années 1990 sont marquées par les grandes conférences mondiales de l’Onu qui mettent les femmes au cœur du développement, et par le mouvement pour la parité. En 2000 est adoptée une loi visant à assurer l’égalité dans les instances politiques. Au cours des années 2000, la lutte pour une laïcité qui tienne compte de l’égalité hommes/femmes s’impose, face à la montée des fondamentalismes religieux.
Le MLF a, en très peu de temps, produit des avancées fondamentales – politiques, juridiques, culturelles, intimes – dans toute la société et dans tous les champs, du plus réel au plus symbolique. Il a initié la grande aventure de la liberté des femmes en leur donnant une combativité et un courage qui leur a permis d’entrer dans l’histoire, entraînant une mutation de civilisation. Désormais reconnues comme les actrices principales des processus de démocratisation et de développement, les femmes, pour peu qu’elles restent attentives à son appel, ne perdront plus jamais leur voix.
Francine DEMICHEL
■ PISAN A. de, TRISTAN A., Histoires du MLF, Paris, Calmann-Lévy, 1977 ; PICQ F., Libération des femmes, les Années mouvement, Paris, Seuil, 1993 ; COLLECTIF, Génération MLF, 1968-2008, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2008.
MOUVEMENT DES FEMMES [Algérie XXe-XXIe siècle]
L’un des plus radicaux du Maghreb, ce mouvement qui ne se déclare pas « féministe » au départ s’inscrit d’entrée dans le combat pour la reconnaissance des libertés démocratiques. Il faudra plusieurs années et de multiples débats pour que les militantes parviennent à penser la question des femmes indépendamment des idéologies nationalistes et partisanes. La référence au féminisme est très récente, mais la part active prise par les femmes dans le combat pour l’indépendance du pays marque le début de leur processus d’émancipation. Lorsqu’en 1954 le FLN (Front de libération nationale) se lance dans la lutte armée, certaines commencent à prendre le maquis. D’abord plutôt infirmières, elles sont ensuite intégrées dans l’armée de libération nationale ou dans la guérilla urbaine. Elles assurent l’hébergement, les liaisons, transportent les armes ; certaines participent aux attentats. Plus de la moitié d’entre elles connaît la détention. Certaines sont guillotinées, d’autres condamnées à mort et graciées. Par leur courage, les « moudjahidates » (anciennes de la guerre de libération) acquièrent une reconnaissance et une influence nouvelles qu’elles mettront au service des droits des femmes. Dans l’Algérie colonisée, les femmes, confinées dans un rôle traditionnel, ont peu de droits. Il faut attendre 1958 pour que, par la force et l’efficacité inédites de leur militantisme, elles convainquent les autorités coloniales de leur accorder le droit de vote. Mais, dès l’indépendance qui porte le FLN au pouvoir en 1962, les dirigeants tentent de décourager leur engagement politique : celles qui veulent se lancer dans l’action sont orientées vers l’Union des femmes algériennes (UNFA), une organisation créée en 1963 qui devient très vite un satellite du parti unique et pour laquelle la question des droits des femmes est loin d’être cruciale. L’UNFA affirmera cependant le droit des femmes au travail, alors très peu répandu. Dans les années 1970, avec la montée de l’islamisme, des violences sont exercées contre des jeunes filles pour qu’elles changent leurs tenues vestimentaires et contre les femmes qui défendent le planning familial. Le conflit entre tradition et modernité se polarise sur la question des femmes jusque dans les hautes sphères du jeune État. Bafouant le principe constitutionnel d’égalité, le pouvoir et les islamistes préparent un projet de Code de la famille qui fait des femmes des mineures. Une première grande marche de femmes contre ce projet est organisée sous la bannière ambivalente de l’UNFA. Les pionnières de l’UNFA démissionnent. Certaines rejoignent l’opposition politique et militent au FFS (Front des forces socialistes). Néanmoins, des idées rétrogrades et des comportements négatifs vis-à-vis des femmes se développent, tandis que les progressistes donnent la priorité au développement économique et au socialisme. Le véritable progrès est la scolarisation des filles, qui s’investissent massivement dans leurs études et réussissent. En 1977, une circulaire du ministère de l’Intérieur subordonne toute possibilité de sortie du territoire pour les femmes à l’autorisation signée du père ou du mari. Elles se mobilisent et créent un Comité indépendant des femmes. La manifestation de protestation qu’elles organisent le 5 février 1981, en bravant l’interdit, marque la rupture avec le passé et l’émergence du mouvement des femmes algérien. Première victoire, le pouvoir recule et reconnaît l’inconstitutionnalité de la circulaire. Le mouvement devra cependant continuer à lutter, année après année, au moyen de mobilisations, de pétitions déposées à l’UNFA, de manifestations devant l’Assemblée nationale, contre les divers projets de Code de la famille auquel le pouvoir ne renonce pas. Le premier journal féministe algérien, Isis la lessive des mots, fait son apparition à Oran, le 1er décembre 1981. Les militantes veulent absolument empêcher l’État de consacrer l’inégalité juridique entre les sexes et revendiquent une législation neutre et civile. Elles ne parviennent cependant pas à empêcher la promulgation, en 1984, d’un code particulièrement rétrograde, qu’elles qualifient de « code de l’infamie » : il autorise polygamie et répudiation, et fait des femmes des mineures à vie. Depuis lors, la mobilisation pour l’abrogation de ce texte et pour l’adoption de lois égalitaires est une constante de la lutte des femmes algériennes. C’est notamment le but de l’Association pour l’égalité des hommes et des femmes devant la loi (APELHF), créée en 1985 en dépit de l’interdiction de s’associer. De nombreuses autres associations pour la promotion et la citoyenneté des femmes naîtront en 1989, dans la foulée des lois de démocratisation imposées au président Chadli Bendjedid par d’importants mouvements de protestation. Débute alors une période de grand dynamisme où les femmes s’impliquent de plus en plus dans la construction de la démocratie. La naissance de l’Association indépendante pour le triomphe des droits des femmes (AITDF), après une scission avec l’APELHF, marque le refus pour certaines de toute mainmise des partis et la volonté d’affirmer l’indépendance vitale du mouvement des femmes. Les violences explosent cependant : en juin 1989, la maison d’une femme divorcée est brûlée à Ouargla et son fils de 3 ans périt dans l’incendie ; des étudiantes sont agressées à Blida par des islamistes qui veulent les empêcher de sortir le soir ; les maisons de cinq femmes qui vivent seules sont incendiées à Bou Saada. Les associations de femmes manifestent à Alger, à Oran, à Annaba, contre l’« escalade de la violence, et de l’intolérance à l’égard des femmes ». La guerre civile qui ensanglante le pays au début des années 1990 fait passer les revendications féministes à l’arrière-plan et la condition des militantes devient extrêmement difficile : viols, menaces de mort, assassinats, exils forcés. En 1995, un groupe de Maghrébines crée le Collectif 95 Maghreb égalité et présente au forum des ONG de Beijing une plate-forme de revendication de 100 mesures destinées à se substituer aux codes en vigueur dans les trois pays. En 1997, 14 associations lancent la campagne « un million de signatures pour 22 amendements au Code de la famille » puis, en 2003, c’est la campagne « 20 ans barakat ! » (« 20 ans, ça suffit ! »). Fin 2005, elles obtiennent quelques amendements minimes. Aujourd’hui, toujours confronté à la violence islamiste qui s’exerce contre toute forme de liberté des femmes, le mouvement féministe continue de résister et d’affirmer la dignité et le droit à l’égalité, à travers des parcours individuels ou un engagement dans des associations.
Khadidja ATTOU
■ DAOUD Z., Féminisme et politique au Maghreb. Soixante ans de lutte, Casablanca/Paris, EDDIF/Maisonneuve et Larose, 1993.
MOUVEMENT DES FEMMES [Allemagne depuis 1968]
Les débuts du deuxième mouvement des femmes en Allemagne fédérale sont liés au mouvement étudiant et à ce qu’on a appelé « l’opposition extraparlementaire » (APO). Inspirés des mouvements protestataires américains et français, ils sont aussi une réaction à la culture petite-bourgeoise réactionnaire des années 1950, à l’absence de travail de réflexion sur le nazisme et à l’obsession consumériste du « miracle économique » des années 1960. C’est dans les milieux proches du mouvement étudiant que sont apparus en 1967 les premiers Kinderläden (jardins d’enfants autogérés, littéralement « boutiques d’enfants »). Fondés à Francfort, entre autres par Monika Seifert, et à Berlin par Helke Sander*, ils voulaient être des lieux d’éducation antiautoritaire et donner aux mères les moyens de dégager du temps pour le militantisme politique. Mais très rapidement des tensions se font jour. Les femmes du Sozialistischer Deutscher Studentenbund (SDS, Union socialiste allemande des étudiants) – l’une des organisations leaders du mouvement étudiant – critiquent notamment le fait que nombre de militants ont, à l’égard de leurs camarades féminines ou de leurs compagnes, les comportements autoritaires et patriarcaux qu’ils dénoncent pourtant eux-mêmes à l’extérieur. En juin 1968, H. Sander fonde avec des femmes du SDS l’Aktionsrat zur Befreiung der Frauen (Comité d’action pour la libération des femmes). Dans une résolution, elles réclament « l’abolition de la séparation entre vie privée et vie sociale » et appellent les femmes au combat féministe. C’est au cours d’un congrès du SDS, en septembre 1968 à Francfort, qu’a lieu le « jet de tomates » devenu le symbole de la fondation d’un nouveau mouvement autonome des femmes en Allemagne. Lorsque, après un discours de H. Sander, qui expose les positions du Comité d’action, les hommes veulent passer directement à d’autres sujets sans discuter, Sigrid Rüger jette de la salle sur le camarade à la tribune la fameuse tomate qui impose l’ouverture d’un débat. Par la suite, les groupes de femmes se multiplient dans beaucoup de villes d’Allemagne. Ces groupes non mixtes surgis au tournant des années 1968-1969 ne sont pas tous directement issus du SDS, mais la plupart sont proches des milieux étudiants. C’est surtout le combat contre le Paragraph 218 – article du Code pénal qui interdit alors l’avortement – qui fait prendre de l’ampleur au mouvement. Une étape marquante est l’« Action d’autoaccusation » de juin 1971. Prenant exemple sur une action similaire du Mouvement de libération des femmes* en France, 374 femmes, dont certaines sont des personnalités de premier plan, déclarent publiquement dans le magazine Stern « J’ai avorté » et exigent la suppression de l’article 218. Cette action fait connaître le mouvement bien au-delà des universités. Partout en Allemagne, et même dans de petites villes, se constituent des groupes de femmes qui refusent délibérément toute espèce d’institutionnalisation. Elles se réunissent dans des lieux privés, en toute indépendance. Des appartements loués collectivement deviennent des Autonome Frauenzentren, centres autonomes de femmes : lieux de rencontres, de discussions politiques mais aussi de consultations et d’assistance mutuelle, notamment en matière d’avortement. Au cours des années suivantes, des publications voient le jour. Parmi les plus importantes : la revue Courage fondée en 1976 qui paraît jusqu’en 1984 et le magazine EMMA, fondé en 1977 par Alice Schwarzer*, qui existe encore aujourd’hui.
Plusieurs lignes de fracture apparaissent très vite à l’intérieur du mouvement autonome des femmes. L’une d’elles est liée à la question du marxisme et de la priorité accordée à la lutte des classes. Une autre question conflictuelle est celle du rapport aux hommes et de la non-mixité. Un troisième conflit concerne l’homosexualité. De nombreuses féministes autonomes se définissent comme « lesbiennes du mouvement » et prétendent être, du fait de ce choix de vie, de « meilleures féministes », opinion qui n’est évidemment pas partagée par toutes. Enfin, un conflit se développe entre celles qui sont mères et celles qui n’ont pas d’enfants. Tandis que nombre de groupes de femmes considèrent la réorganisation de la famille et du travail lié à la reproduction comme une tâche féministe essentielle, d’autres préconisent plutôt le refus de la maternité.
Malgré son orientation autonome et extraparlementaire, cette deuxième vague du mouvement des femmes a profondément influencé la vie politique allemande, surtout parce que les associations traditionnelles de femmes (à l’intérieur des partis, des syndicats ou des églises) se font le relais de nombre de leurs revendications dans la vie politique institutionnelle. Dans les années 1980 se développe une politique volontariste pour donner aux femmes l’égalité d’accès aux institutions dominées par les hommes, notamment les partis. Même si le rapport entre mouvement autonome des femmes et travail institutionnel d’égalisation des droits ne va pas toujours sans heurt, les coopérations fructueuses sont nombreuses. Cette évolution a d’ailleurs des effets contradictoires. L’institutionnalisation du mouvement des femmes en choque beaucoup ; d’un autre côté, l’encouragement public signifie également l’encadrement et l’« assimilation » de projets au départ autonomes. De cette manière s’ouvre néanmoins un espace pour de nouvelles initiatives et de nouveaux réseaux féministes. Il existe aujourd’hui en Allemagne une grande variété de courants féministes qui travaillent sur des thèmes très différents.
Antje SCHRUPP
■ LENZ I. (dir.), Die Neue Frauenbewegung in Deutschland, Abschied vom kleinen Unterschied, Eine Quellensammlung, vol. 2, Aktualisierte Auflage, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2010 ; NAVE-HERZ R., Die Geschichte der Frauenbewegung in Deutschland, Hanovre, Niedersächsische Landeszentrale für politische Bildung, 1997.
MOUVEMENT DES FEMMES [Canada XIXe-XXIe siècle]
Comme aux États-Unis et en Europe, les premières organisations de femmes voient le jour à la fin du XIXe siècle au Canada et au Québec. La mobilisation pour le droit de vote aux élections législatives a alimenté les premières luttes féministes. Ainsi, dès la première moitié des années 1880, la Woman’s Christian Temperance Union réclame ce droit pour les femmes du Québec. Elles n’obtiendront gain de cause qu’en 1940, bien plus tard que leurs sœurs des autres provinces. Ces premières luttes de femmes ont aussi d’autres objectifs, parmi lesquels : le droit à l’éducation et au travail (notamment après le mariage), le droit à une juste rémunération et le droit de conserver son salaire, l’égalité dans le mariage et par rapport aux enfants, le droit à la propriété. La décennie 1970 voit l’explosion du féminisme au Canada et au Québec, comme ailleurs dans le monde occidental. D’un côté, la rhétorique libérale et égalitariste continue à dénoncer les injustices faites aux femmes et à réclamer l’égalité des sexes. Sur la scène fédérale, elle est portée par la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1967-1970), et sur la scène québécoise elle s’exprime par la politique gouvernementale « Pour les Québécoises, égalité et indépendance » (1978) ainsi que par des groupes tels l’Association féminine d’éducation et d’action sociale et la Fédération des femmes du Québec (FFQ). D’un autre côté s’affirme une tendance gauchiste et libérationniste en écho à d’autres mouvements sociaux en ébullition à cette époque. Au Québec, le mouvement féministe entretient aussi une proximité avec le mouvement nationaliste. Ainsi, à côté du Front de libération du Québec (FLQ) s’affirme le Front de libération des femmes du Québec (FLFQ) pour qui il n’y a : « Pas de libération des femmes sans libération du Québec. Pas de libération du Québec sans libération des femmes. » Ce courant « libérationniste », fourmillant d’activités à caractère culturel et politique – dont beaucoup tournent autour de la question de la maîtrise de la fécondité jusqu’à la fin des années 1980 –, tient le haut du pavé féministe dans les années 1970. La vague néolibérale et, surtout, néoconservatrice qui déferle sur l’Amérique du Nord à partir des années 1980 frappe de plein fouet le mouvement féministe québécois et canadien. À l’instar des gouvernements britanniques Thatcher* et Major et des administrations américaines Reagan et Bush (père et fils), les gouvernements canadiens conservateurs (1984-1993) et libéraux (1993-2006) ne cachent pas leur hostilité envers le mouvement féministe. D’autre part, le mouvement des femmes n’échappe pas au clivage linguistique entre anglophones et francophones – composante fondamentale de la vie politique canadienne –, ni à ce qu’on appelle le « paradigme des deux solitudes ». Les mouvements féministes québécois et canadien-anglais évoluent en parallèle, y compris au sein du Québec, où féministes anglophones et francophones tissent péniblement des alliances. Déjà au moment des luttes suffragistes, les unes et les autres ont travaillé dans des regroupements distincts, les organisations francophones étant sous influence catholique. Le clivage s’est également manifesté au début des années 1980 : alors que les féministes canadiennes-anglaises se sont mobilisées pour inscrire dans la nouvelle Constitution le principe d’égalité des femmes et des hommes, beaucoup de féministes francophones du Québec y ont vu une stratégie du gouvernement fédéral pour museler, à plus ou moins longue échéance, le nationalisme québécois. Néanmoins, les féministes francophones et anglophones peuvent collaborer sur des questions ponctuelles. Par exemple, dans le cadre des élections fédérales canadiennes d’octobre 2008, des femmes et des hommes du Québec et d’autres provinces canadiennes se sont unis pour clamer leur opposition à une nouvelle criminalisation de l’avortement. Parallèlement, le mouvement féministe canadien et québécois s’est de plus en plus inscrit dans une trame internationale et mondialiste, se posant en leader de la Marche mondiale des femmes en 2000.
Manon TREMBLAY
■ DUMONT M., Le Féminisme québécois raconté à Camille, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2008.
■ BASHEVKIN S., « Losing common ground : feminists, conservatives and public policy during the Mulroney years », in Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, vol. 29, no 2, 1996.
MOUVEMENT DES FEMMES [Iran depuis 1979]
En janvier 1979, après la chute du régime du Shah, l’ayatollah Khomeiny rentre en Iran. Dès son arrivée au pouvoir, le 11 février, il affirme sa volonté d’instaurer une « République islamique », en limitant les libertés publiques, en particulier les droits et libertés des femmes. Le mouvement populaire iranien et les militants politiques, jusque-là unis contre le Shah, se divisent. Dès la fin février, des femmes iraniennes se mobilisent contre l’emprise des religieux. Elles préparent un grand meeting à l’université de Téhéran pour fêter la journée internationale de lutte des femmes le 8 mars*. Elles invitent Kate Millett*, membre du Comité pour la liberté des artistes et des intellectuels iraniens (Caifi), à les rejoindre à Téhéran. Antoinette Fouque* envoie sur place, en solidarité, quatre militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) : Sylvina Boissonnas*, Claudine Mulard, Michelle Muller et Sylviane Rey. Le jeudi 8 mars, à la radio, Khomeiny ordonne aux femmes de remettre le voile. À Téhéran, elles sont plusieurs milliers à partir spontanément en cortège jusqu’aux bureaux du gouvernement, où elles sont accueillies par des fusils. Du monde entier affluent des messages de solidarité. Le 10 mars, un sit-in a lieu devant le ministère de la Justice. Le 11 mars, le Comité pour le droit des femmes organise une conférence de presse pour combattre la censure. Le 12 mars, 50 000 femmes, de tous âges et de toutes conditions, marchent de l’université jusqu’au square Azadi (« de la liberté »). Le 13 mars, nouveau sit-in devant le siège de la télévision. Ce rassemblement, violemment dispersé par les milices religieuses, sera la dernière grande manifestation publique des femmes iraniennes, jusqu’au regain du mouvement populaire à partir des années 2000. Le 15 mars, l’équipe des femmes en mouvements réussit à rapporter le film des rassemblements : Mouvement des femmes iraniennes année zéro, diffusé à la télévision en France et au Québec. Ce sont les seules images témoins de ce moment de lutte historique des Iraniennes contre l’intégrisme religieux.
En 2006, bravant le pouvoir, des militantes lancent une vaste campagne « Un million de signatures pour la parité entre hommes et femmes en Iran ». À l’été 2009, d’immenses manifestations mobilisent à nouveau dans les rues de Téhéran les démocrates, les étudiants et étudiantes et les mouvements d’opposition contestant la validité du scrutin du 12 juin et la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République islamique. Cette « révolution verte » – couleur adoptée par les manifestants – est violemment réprimée. Chaque année, à la date anniversaire de ce scrutin, les policiers antiémeutes et les bassidjis (milice islamique) sont déployés dans le centre de la capitale iranienne pour empêcher toute manifestation, mais l’opposition ne désarme pas.
Yvette ORENGO
■ MILLETT K., En Iran (Going to Iran, 1979), Paris, Des femmes, 1981.
MOUVEMENT DES FEMMES [Irlande depuis le XIXe siècle]
Le mouvement irlandais voit le jour dans la seconde partie du XIXe siècle, en même temps que l’intensification du conflit anglo-irlandais, et se développe jusqu’en 1921. De nombreuses interdictions barrent alors l’accès des femmes à l’emploi et à la vie politique, et leurs droits privés sont réduits. Malgré une légère amélioration de la condition féminine – accès à l’école secondaire et à l’université –, de plus en plus de femmes des classes aisées protestent et prennent exemple sur les campagnes féministes d’autres pays. Les femmes pauvres n’ont d’autre choix que la misère ou l’émigration, massive lors de la grande famine en 1840 et 1847, vers les États-Unis et la Grande-Bretagne. Cette migration féminine se poursuivra jusqu’à la fin du XXe siècle. En 1872, Isabella Tod (1836-1896) forme un des premiers groupes pour le suffrage (North of Ireland Women’s Suffrage Committee), qui s’élargit et inclut des femmes du sud de l’Irlande dans l’Irish Women’s Suffrage Society. L’Irish Women’s Suffrage and Local Government Association (IWSLGA) est fondée en 1901. Après le succès des premières campagnes, les femmes obtiennent le droit de vote aux élections locales en 1898 ; 35 d’entre elles seront élues en 1899. En même temps que la fondation de l’Irish Women’s Franchise League et de son journal Irish Citizen en 1908, de nombreuses femmes militent auprès des hommes dans les mouvements nationalistes. Toutefois, elles sont généralement exclues des organisations nationalistes, et quelques-unes (dont Maud Gonne*) forment leurs propres associations, Inghinidhe na hÉireann (« filles d’Irlande »), Cumann na mBan (« ligue des femmes »). L’éveil féministe se produit aussi autour de mouvements religieux plus souvent protestants et quakers. Anne Jellico (1823-1880) fonde en Irlande une branche de la société anglaise Society for Promoting the Employment of Women, pour promouvoir l’emploi des femmes en demandant le droit à l’instruction primaire et secondaire. La formation de nombreux groupes, bien qu’ils aient en commun la même expérience que ceux des féministes d’autres pays européens, est compliquée par les divisions propres à l’Irlande autour de la question de l’identité nationale (nationalistes versus unionistes) et de la question sociale. Entre 1922 et 1950, les droits économiques des femmes mariées sont battus en brèche par les interdictions de travailler, de divorcer, d’utiliser des moyens de contraception et d’avorter, inscrites dans la loi, aussi bien dans la partie nord du pays que dans le Sud indépendant. Le droit de vote à partir de 21 ans est obtenu par les femmes en 1922 au sud et en 1928 au nord. Les avancées dans le domaine économique et social ne suivent pas les conquêtes politiques. Dans le Sud, les femmes actives dans la vie politique et les instances parlementaires (y compris les pionnières Kathleen Clarke*, M. Gonne, Charlotte Despard*, Jenny Wyse-Power*, Hannah Sheehy Skeffington*, Constance Markievicz*) se battent pour protéger les droits des femmes salariées. La période qui suit la guerre en Irlande voit le déclin de la présence féminine à des postes politiques. La partition de l’Irlande en 1921 durcit dans la partie britannique le conflit entre les femmes de la majorité unioniste et celles de la minorité nationaliste, rendant difficile le dialogue entre ces nombreux groupes féministes qui émergent dans les années 1970. Mais une nouvelle génération d’historiennes (parmi elles, la pionnière Margaret Mc Curtain*, puis Rosemary Cullen Owens, Myrtle Hill, Maria Luddy, Louise Ryan, Diane Urquart, Margaret Ward) tire de l’oubli les militantes irlandaises longtemps assimilées aux féministes anglaises.
En décembre 1990, Mary Robinson*, candidate du Parti travailliste, soutenue par les Verts et le parti ouvrier, est élue présidente de la république d’Irlande. Elle entreprend, au cours de son mandat, de moderniser le pays. Dans le Nord, le début du processus de paix en 1994 est un moment propice pour la collaboration entre femmes de différentes tendances nationales contre leur absence dans les nouvelles instances parlementaires et les postes de ministres créés à Belfast.
Máire CROSS
■ CULLEN M., LUDDY M. (dir.), Female Activists. Irish Women and Change 1900-1960, Dublin, Woodfield, 2001 ; RYAN L., WARD M. (dir.), Irish Women and Nationalism. Soldiers, New Women and Wicked Hags, Dublin/Portland (Oregon), Irish Academic Press, 2004 ; WARD R., Women, Unionism and Loyalism in Northern Ireland. From “Tea-Makers” to Political Actors, Dublin/Portland (Oregon), Irish Academic Press, 2006.
■ CROSS M. F., « Il y a un siècle, le mouvement pour le suffrage des femmes en Irlande », in Genre et histoire, Paris, printemps 2013.
MOUVEMENT DES FEMMES [Israël XXe-XXIe siècle]
Jusqu’à la création de l’État d’Israël le 14 mai 1948, les associations de femmes juives se consacrent principalement au développement social, politique et économique des implantations sionistes du Yishouv. Les premiers mouvements de femmes ne font leur apparition que dans les années 1970. L’université de Haïfa est ainsi le premier bastion du mouvement féministe israélien, autour de Marcia Freedman (née en 1938, professeure de philosophie) et de Marilyn Safir (née en 1938, psychologue), deux récentes immigrées américaines. Ce féminisme, jugé radical, s’attaque au discours sioniste sur l’égalité homme-femme, en mettant notamment en lumière une histoire des femmes dans la période pré-étatique. Le discours nationaliste sur la complémentarité hommes-femmes, l’éviction des femmes des fonctions de décision politique, les discriminations sociales et économiques, la symbolique quasi sexiste de l’image du « Sabra » – jeune juif revigoré, incarnation du nouveau citoyen israélien –, l’exclusion des femmes des zones de combat et des unités d’élite dans l’armée, ou encore l’image maternelle du Premier ministre Golda Meir* ont fait l’objet de riches études critiques. Ce mouvement féministe a fait émerger dans les années 1980 la cause des gays, lesbiennes et transgenres, défendue par des organisations de Tel-Aviv, Jérusalem et, récemment, par une association arabe de Haïfa. Les féministes israéliennes de gauche sont également très actives dans les mouvements judéo-arabes pour la paix, notamment depuis la première Intifada (1987-1993). En s’investissant dans des organisations mixtes, puis en créant leurs propres structures féminines de dialogue et de protestation, elles sont devenues une composante centrale du mouvement pacifiste israélien. Le féminisme israélien est traversé par de multiples courants idéologiques et politiques, dont la diversité illustre le caractère multicommunautaire de la société israélienne. Dans les années 1990, les communautés marginalisées d’Israël, critiques à l’égard du féminisme élitiste des universitaires et militantes politiques ashkénazes, développent leurs propres lieux et programmes de défense des droits des femmes. D’abord les juives orientales (mizrahim), puis les citoyennes arabes, mettent en lumière la coextension des rapports de pouvoir, des discriminations et des luttes de genre et ethnico-confessionnelles. Plus récemment, ce sont les femmes juives ultraorthodoxes qui ont entrepris de défendre leurs droits face au conservatisme religieux. Il existe ainsi différents mouvements de femmes israéliennes, aux positionnements féministes et aux intérêts distincts.
Élisabeth MARTEU
MOUVEMENT DES FEMMES [Palestine XXe-XXIe siècle]
Les premières associations de femmes palestiniennes apparaissent dès les années 1920 dans la Palestine mandataire. En 1921 sont créées l’Union des femmes palestiniennes à Jérusalem et la société de l’Union des femmes arabes à Naplouse. L’élite féminine urbaine qui dirige ces structures caritatives et culturelles s’engage rapidement dans la lutte contre les autorités britanniques et les implantations sionistes. À la suite de la première guerre israélo-arabe de 1948 et de l’éparpillement des Palestiniens au Proche-Orient, les associations de femmes se reconstruisent dans les différents pays de localisation du peuple palestinien. Aux associations charitables et familiales s’ajoutent dans les années 1970 des organisations de femmes liées aux différentes factions de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). L’Union générale des femmes palestiniennes est ainsi créée en 1965 dans le giron de l’OLP. Tant au Liban, en Syrie, en Cisjordanie que dans la bande de Gaza, ces structures féminines partisanes font le lien entre l’aide aux femmes et le soutien à la lutte nationale palestinienne. Les années 1980 voient émerger une nouvelle génération de femmes, éduquées et nationalistes, à l’origine d’un nouveau mouvement féminin palestinien. À partir des Territoires occupés, ces militantes défendent l’articulation de la lutte pour la libération des femmes avec la lutte pour l’indépendance de la Palestine. Elles sont particulièrement actives lors de la première Intifada (1987-1993) en participant aux manifestations et en organisant l’assistance sociale, notamment dans le cadre des comités populaires. Sahar Khalife*, célèbre romancière palestinienne née en 1942, crée en 1988 le centre d’études féminines à Naplouse. Cependant, le développement de programmes féministes n’intervient véritablement qu’à la fin de l’Intifada, avec la volonté de saisir l’occasion offerte par cette mobilisation féminine sans précédent de promouvoir la libération des femmes. Un département en études de genre est ouvert en 1994 à l’université de Birzeit, étudiant notamment la place des femmes dans le nationalisme palestinien et l’implication des programmes d’aide internationale en genre et développement. Les années 1990 sont alors marquées par un foisonnement associatif autour de questions comme les violences à l’égard des femmes, l’insertion professionnelle, la représentation politique, ou encore la réforme du statut personnel. La formation en 1997 du « Parlement modèle pour les femmes et la législation » fut ainsi symptomatique du dynamisme de la société civile palestinienne en quête d’une nouvelle législation basée sur l’égalité et les droits de l’homme. L’ancrage politique partisan des associations de femmes palestiniennes (liées aux différentes factions de l’OLP ainsi qu’au Hamas) a pu nourrir des concurrences entre ces différentes structures, notamment au regard du renforcement du mouvement islamique dans les Territoires palestiniens après 2000 et des tensions entre militantes laïques et islamiques sur la question des droits des femmes. Au même moment, l’afflux d’aide étrangère poussait certaines d’entre elles à se professionnaliser et à adopter un discours globalisé sur les questions de genre et d’empowerment. La grande diversité des associations de femmes palestiniennes met donc aujourd’hui au jour des modes d’action et des positionnements idéologiques contrastés. Ce qui demeure toutefois commun aux organisations féminines et féministes palestiniennes, au-delà de leur diversité, voire de leurs antagonismes, est l’inscription de leur combat dans la lutte pour la création d’un État palestinien.
Élisabeth MARTEU
MOUVEMENT DES FEMMES [Philippines depuis 1972]
Comme tous les mouvements sociaux aux Philippines, celui des femmes a été profondément marqué par l’expérience de la lutte contre la dictature Marcos de 1972 à 1986. Sous la loi martiale, la plupart des groupes de femmes restant légalement actifs étaient des clubs civiques, des formations religieuses ou des associations liées au gouvernement ; la majorité des organisations progressistes ont dû entrer en clandestinité. La « décennie des femmes » (1975-1985), décrétée par les Nations unies, a offert quelques opportunités : publication d’études sur la condition féminine ou sur l’exploitation des ouvrières des « zones franches » travaillant pour l’exportation… Une importante campagne a été menée contre le tourisme sexuel par le TWMAEW (Third World Movement against the Exploitation of Women). Divers groupes sont nés, dont Pilipina (« femme philippine ») et Kalayaan (« liberté »). Des centres de recherche ou offrant des services aux femmes de milieu populaire, comme le Center for Women’s Resources (CWR) à Manille et le Women’s Research Center (WRC) à Davao, ont été créés.
L’assassinat en 1983 de Ninoy Aquino, figure de l’opposition modérée, a provoqué une immense vague de protestation, favorisant le développement de mouvements sociaux non clandestins mais souvent membres du « bloc national démocratique », c’est-à-dire proche du parti communiste des Philippines (PCP), seul parti radical ayant été capable de résister à la répression. C’est le cas de Gabriela, née en 1984 : cette coalition de plus d’une centaine d’organisations, dont l’acronyme reproduit le prénom d’une héroïne de la résistance à la colonisation espagnole (Gabriela Cariño-Silang*), a constitué l’aile active du mouvement des femmes durant cette période. Elle a mobilisé les femmes contre le régime de Marcos, pour la libération des prisonniers politiques, contre les conséquences de la crise sociale, pour la fermeture de la centrale nucléaire de Bataan et le démantèlement des bases militaires américaines.
La révolution populaire de février 1986 a mis fin à la dictature. Bénéficiant d’un nouvel espace démocratique, les organisations de femmes se sont multipliées dans les villages, les bidonvilles, le milieu ouvrier (ouvrières KMK) ou dans les communautés autochtones montagnardes au nord et au sud du pays. La fédération paysanne AMIHAN (« le vent de la récolte ») a regroupé des associations locales luttant pour la réforme agraire et le droit des femmes à posséder la terre. Gabriela est née d’une expérience historique qui a marqué toute une génération militante. Mais cette coalition a aussi subi le contrecoup de la crise qui a secoué le mouvement national démocratique au moment de la chute de la dictature Marcos. La gauche s’est divisée, gagnant cependant en pluralisme. Si Gabriela reste identifiée au « bloc » proche du PCP, diverses composantes de la coalition ont pris leur indépendance ou se sont reconnues dans d’autres partis de la gauche militante. Le mouvement des femmes a perdu en unité mais a gagné en créativité et en diversité.
Des débats et des actions sont menés concernant la place des femmes en politique. Welga ng Kababaihan (« grève des femmes »), qui regroupe 50 organisations, combat les conséquences de la mondialisation sur la pauvreté. Elle fait aussi campagne pour la liberté de choix des femmes en matière de procréation et soutient un projet de loi sur le droit à la santé en ce domaine. Mais le poids des Églises est grand dans un pays qui a connu trois siècles et demi de colonisation espagnole et un demi-siècle de colonisation des États-Unis. La gauche hésite à se confronter aux hiérarchies religieuses dont elle espère la protection face à la répression. Dans ces conditions, la lutte pour le droit au divorce, à la contraception et à l’avortement reste difficile aux Philippines.
Les femmes sont très concernées par l’immigration : massive, elle est majoritairement féminine dans de nombreux secteurs d’activité et plus de 130 pays. Le statut de la femme en est parfois renforcé : immigrée, elle peut devenir la principale pourvoyeuse de ressources familiales ou la chef de famille quand c’est le mari qui est parti à l’étranger. Cependant, avec la mondialisation, l’immigration est avant tout une souffrance et diverses associations s’attachent à défendre le droit des femmes en tant qu’immigrées et en tant que travailleuses. C’est l’un des terrains où la coopération internationale est la plus urgente avec les mouvements féministes et les syndicats des pays d’accueil.
Sally ROUSSET
■ ROUSSET S., « Bref historique du mouvement des femmes aux Philippines », dans VILLARIBA M., Pilipinas, les femmes des Philippines, Paris, L’Harmattan, 1998.
MOUVEMENT DES FEMMES [Portugal XXe-XXIe siècle]
Des femmes de lettres et des groupes féministes prennent la parole en faveur de l’émancipation des femmes, au Portugal, dès la fin du XIXe siècle, telle la Ligue républicaine des femmes portugaises, créée par Ana de Castro Osório dès 1909, et l’Association de propagande féministe, créée par Carolina Angelo. En 1926, la prise du pouvoir par les militaires ouvre une longue période de crises politiques et de régression des droits, notamment pour les femmes. En 1933, la dictature salazariste établit une Constitution selon laquelle « dans l’intérêt de la famille », les citoyens sont égaux devant la loi « à l’exception des femmes ». La contestation dans les universités et les milieux intellectuels commence en 1962 et prend de l’ampleur en 1968 malgré la répression. Le régime refuse d’accorder l’indépendance à ses anciennes colonies, et les femmes, considérées comme des mineures, ne peuvent ni sortir du pays sans l’autorisation du père ou du mari, ni signer leur contrat de travail ; l’avortement et le divorce sont interdits, les mères n’ont pas de droit légal sur leurs enfants. Après la publication par Maria Teresa Horta* d’un recueil de poésies érotiques, aussitôt interdit par la police politique –, l’écrivaine décide, avec Maria Isabel Barreno* et Maria Velho da Costa*, d’écrire Nouvelles Lettres portugaises. Dans leur livre, les trois Maria dénoncent l’oppression des femmes et les aspects politiques de cette oppression. Cette publication, en 1972, leur vaut une inculpation pour « outrage aux bonnes mœurs et abus de la liberté de la presse », ce qui suscite un vaste mouvement de solidarité en Europe.
Le 25 avril 1974, la révolution dite « des œillets », coup d’État militaire sans violence et soutenu par le peuple, va mettre fin à cette dictature de plus de quarante ans. Le 3 mai 1974, lorsque les trois Maria sont acquittées, le tribunal est empli de femmes venues les soutenir. La première réunion du Movimiento da libertaçao das mulheres (MLM) a lieu dans la foulée ; elles ne sont alors que « 9 intellectuelles » ; elles seront 22 une semaine plus tard, et leur nombre ne cessera d’augmenter. Au cours de cette période, Maria de Lourdes Pintasilgo* – première femme nommée ministre dans le gouvernement de transition – prend en charge les Affaires sociales. Les deux années de transition démocratique sont fécondes mais difficiles car la situation politique n’est pas stabilisée. En janvier 1975, le MLM projette d’inaugurer l’Année de la femme par un grand feu de joie pour brûler « tous les symboles de l’oppression ». La fête se heurte à la violence d’un rassemblement d’hommes. En novembre 1975, avec l’arrivée au pouvoir de démocrates modérés, une nouvelle Constitution est adoptée. Elle établit, le 25 avril 1976, le principe d’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines ; des modifications dans le code civil garantissent aux femmes un certain nombre de droits. Les restrictions électorales par rapport au droit de vote sont abolies. Un congé de maternité de 90 jours est approuvé, seule l’interruption volontaire de grossesse reste interdite, jusqu’au milieu des années 2000, en dépit de la mobilisation ininterrompue du Mouvement des femmes. En février 2007, un référendum met fin à l’interdiction. Depuis 2004, la plupart des associations se sont fédérées en une Plateforme portugaise pour les droits des femmes qui a ses représentantes auprès du Lobby européen des femmes (LEF) et fait également partie du réseau Femmes et Méditerranée.
Yvette ORENGO
MOUVEMENT LITTÉRAIRE PROLÉTARIEN [Japon 1920-1934]
Le mouvement littéraire prolétarien désigne le mouvement des écrivains marxistes. Il a commencé dans les années 1920 et s’est terminé de fait en 1934 avec l’oppression de l’État. Il a introduit le moment social dans la littérature japonaise moderne qui se trouvait sous la domination du « roman du moi », et a fait émerger de grandes écrivaines.
Le mouvement littéraire prolétarien apparaît autour de l’établissement de la loi du suffrage universel (1925) et de la loi pour le maintien de l’ordre (chian-iji-hō) établie au même moment. L’article du critique littéraire marxiste Aono Suekichi, « Sizen seichō to mokuteki ishiki » (« développement naturel et conscience du but »), paru dans la revue Kaizō en 1926, résume la direction de ce mouvement. Il revendique la nécessité de transformer la spontanéité du mouvement en « conscience de but », c’est-à-dire en conscience de classe ou de révolution. L’objectif est de réorganiser un mouvement hétérogène (qui contenait aussi les anarchistes et les syndicalistes) et de le transformer en unité marxiste. Cette radicalisation de l’avant-gardisme dirigée par le parti communiste japonais (PCJ) – alors clandestin – a suscité des oppositions et des divisions dans le mouvement.
Alors que le mouvement est divisé en trois clans, le front commun des artistes de gauche appelé « Zen-nihon musansha geijyutsuka dantai kyōgikai » (en espéranto, Nippona Artista Proleta Federacio : NAPF) se forme en 1928. Le mouvement prolétarien atteint alors son apogée.
Avec l’invasion japonaise en Mandchourie (1931), l’État intensifie l’oppression du mouvement, et la police arrête et emprisonne de nombreux écrivains en appliquant la loi pour le maintien de l’ordre. Par ailleurs, le mouvement est réorganisé en Nihon puroretaria bunka renmei (en espéranto, Federacio de Proletaj Kultur Organizoj Japanaj) et placé sous la direction plus forte du PCJ. Dans cette fédération, Miyamoto* Yuriko et Sata* Ineko éditent la revue féministe Hataraku fujin (« les femmes travailleuses »). Kobayashi Takiji, écrivain marxiste et membre du PCJ, est assassiné sous la torture de la police. Cet événement choque le mouvement. En 1933, deux dirigeants du PCJ alors emprisonnés, Sano Manabu et Nabeyama Sadachika, publient l’article intitulé « Kyōdō-hikoku dōshi ni tsuguru sho » (« déclaration adressée aux camarades coaccusés ») dans la revue Kaizō. Ils demandent le désengagement du PCJ du Komintern et déclarent leur soutien au régime impérial et à l’invasion de la Mandchourie par le Japon. De nombreux partisans abandonnent alors le marxisme. En 1934, la déclaration de la dissolution de la Fédération japonaise des écrivains de la littérature prolétarienne (Nihon puroretaria sakka dōmei) annonce de fait la fin du mouvement.
Les écrivaines Miyamoto Yuriko, Sata Ineko et Hirabayashi* Taiko sont représentatives de ce mouvement, mais leurs carrières diffèrent. Née dans une famille bourgeoise, Miyamoto Yuriko est déjà établie comme écrivaine quand elle s’engage dans le mouvement. Sata Ineko est une ancienne prolétaire peu diplômée devenue écrivaine grâce au soutien des critiques littéraires marxistes, Nakano Shigeharu et Kubokawa Tsurujirō. Hirabayashi Taiko commence sa carrière dans l’environnement anarchiste avant de devenir marxiste. Mais, en un certain sens, elles traitent des sujets communs : par exemple, de la compatibilité difficile entre l’activité politique et la maternité (Miyamoto Yuriko dans Chibusa, « poitrine » ; Hirabayashi Taiko dans Seryōshitsu nite, « dans une chambre de dispensaire »), et entre la profession d’écrivain et la position d’épouse (Sata Ineko dans Kurenai, « rubis »). Elles critiquent aussi l’aspect sexiste du mouvement politique ou de la société japonaise : Hirabayashi Taiko (dans Naguru, « frapper ») a décrit une réalité où la violence des prolétaires n’est pas dirigée contre la classe dominante mais contre leurs épouses en tant qu’êtres proches et faibles. Miyamoto Yuriko dans Chibusa et Sata Ineko dans Toki ni tatsu (« debout dans le temps ») critiquent le « problème du housekeeper », phénomène consistant, pour certaines militantes, à avoir reçu l’ordre du parti de vivre en couple avec certains militants pour s’occuper du ménage, et à avoir été exploitées sexuellement par eux. Ces trois écrivaines ont survécu à la période militariste du Japon (entre 1931 et 1945) à leur manière. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, elles ont poursuivi leur activité littéraire et ont contribué à la démocratisation du Japon.
SATO YOSHIYUKI et TAKEDA MASAAKI
■ HIRANO K., Shōwa bungakushi, Tokyo, Chikuma shobō, 1963 ; Nihon puroretaria bungaku syū, 40 t. et 1 suppl., Tokyo, Shinnihon shuppan-sha, 1984-1988.
MOUVEMENTS FÉMINISTES DE LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE [Espagne 1974-1982]
Alors que la société civile sort affaiblie de quarante ans de franquisme, les mouvements féministes n’attendent pas la proclamation de la liberté d’expression de la presse, des partis politiques, d’association et des syndicats en 1977 pour élaborer une action collective et inscrire leurs revendications sur l’agenda politique. Dès le printemps de 1974, Lidia Falcón*, écrivaine et avocate, prépare l’organisation d’un congrès féministe à Barcelone. À l’automne de cette même année, après un attentat meurtrier à la Puerta del Sol, des militants antifranquistes sont emprisonnés. L. Falcón et Eva Forest* en font partie. Le premier congrès, prévu en novembre, doit être annulé. En 1975, le mouvement des femmes se saisit d’une double conjoncture historique : la proclamation par l’Assemblée générale des Nations unies de l’Année internationale de la femme et le décès du général Franco (20 novembre). Malgré les interdictions du régime franquiste, les divers courants s’unissent, manifestent dès le 8 mars 1975 et consolident leurs liens avec d’autres mouvements de femmes en France et en Europe. En Catalogne, des femmes de différentes organisations, de groupes de quartiers, d’ingénieures, d’avocates, d’universitaires, de journalistes se regroupent sous la couverture légale des Amies des Nations unies, qui leur permet de faire circuler un manifeste pour poser leurs revendications et exigences. Elles s’opposent au seul groupe officiellement représenté à l’Année de la femme : la section féminine de la phalange (franquiste). En avril, un cabinet d’avocates féministes se crée (avec notamment Cristina Alberdi*), se proclame Collectif juridique féministe, et défend les prisonniers politiques. L. Falcón est libérée en juin 1975. La mobilisation se poursuit pour la libération des autres prisonnières politiques. En novembre, le mouvement des femmes organise ses premières journées fédérales à Madrid. Une Coordinadora estatal se met en place pour fédérer les multiples groupes et associations dans et hors des partis de gauche, et ceux qui se créent dans toutes les régions du pays. Le Collectif juridique s’engage dans la campagne politique pour la réforme constitutionnelle. L’égalité des sexes apparaît comme un enjeu politique dans le processus de démocratisation. Les féministes font valoir que la transition ne se résume pas au passage de la dictature à une démocratie sans les femmes, mais doit s’accompagner de la mutation du système patriarcal et autoritaire en une société moderne et non sexiste. En 1977, à Madrid, un Congrès international sur la situation juridique de la femme est l’occasion d’affirmer les revendications en termes de droits pour les Espagnoles dans tous les domaines de la société. La même année L. Falcón crée la revue Vindicación feminista, les Éditions du Féminisme, puis le Parti féministe d’Espagne. De grandes manifestations de rues rassemblent des milliers de femmes devant les tribunaux qui condamnent des femmes pour avortement, notamment à Bilbao. Des colloques, des congrès, des journées d’études s’organisent pour continuer à fédérer les mouvements et construire des plateformes communes de propositions. Plus de 200 femmes, dont d’importantes personnalités de la vie culturelle et politique, se rassemblent pour créer à Madrid une coopérative capable de financer une librairie des femmes. Elle verra le jour en 1978. Des maisons des femmes fleurissent dans la plupart des grandes villes. En moins de trois ans, cette forte mobilisation collective aboutit à l’inscription d’articles relatifs aux principes d’égalité des sexes et de non-discrimination dans la Constitution de 1978. Après le vote de la Constitution, le mouvement des femmes s’amplifie, mais se complexifie aussi. Il se divise sur la question de l’autonomie du féminisme comme mouvement social et politique. La question du bien-fondé ou non de la participation des femmes dans les partis politiques ainsi que dans l’appareil d’État se pose avec acuité. Deux positions s’affrontent, la doble militancia et la militancia única. Déjà, certaines administrations publiques aux niveaux national, régional et local soutiennent les revendications féministes légitimées par le vote du texte de la Constitution.
Les Journées de Grenade organisées par la Coordinadora estatal en 1979 rassemblent plus de 4 000 femmes pour débattre entre autres de l’avenir du mouvement. Cependant, sous l’impulsion du mouvement, l’Espagne a inscrit l’égalité des sexes dans sa Constitution et s’est dotée d’une des lois les plus abouties de toute l’Europe contre les violences faites aux femmes, la ley orgánica de medidas de protección integral contra la violencia de género (« loi organique des moyens de protection contre la violence de genre », 22 décembre 2004).
Brigitte FROTIÉE
■ ALBERDI I., ESCARIO P., LÓPEZ-ACCOTTO A. I. (1996), Lo personal es político. El movimiento feminista en la transición, Madrid, Instituto de la mujer/ministerio de Asuntos sociales, 1996 ; FOLGUERA CRESPO P., « De la transición política a la democracia. La evolución del feminismo en España durante el periodo 1975-1988 », in ID. (dir.), El Feminismo en España. Dos siglos de historia, Madrid, P. Iglesias, 1988.
MOVIMIENTO DE LIBERACIÓN DE LA MUJER (MLM) [Mexique depuis 1968]
Le 2 octobre 1968, peu avant la tenue des Jeux olympiques à Mexico, l’armée ouvre le feu sur une manifestation étudiante. Dans ce contexte de lutte contre l’impérialisme et la répression d’État, des militantes commencent à se réunir de façon indépendante et non mixte. Le mouvement naissant veut affirmer sa spécificité par rapport au féminisme américain. En 1975, lors de la conférence inaugurale de l’Année internationale de la femme, organisée par l’Organisation des Nations unies à Mexico, elles dénoncent la volonté d’intégration des femmes du Sud comme force de travail bon marché dans un modèle de développement au bénéfice des pays du nord. Les déléguées du mouvement, expulsées de la conférence officielle, organisent une contre-conférence qui aboutira à la création du premier réseau de femmes d’Amérique latine et des Caraïbes. Désormais, des contre-conférences seront systématiquement organisées par les ONG à chaque conférence thématique de l’Onu. Le mouvement des femmes se développe à Mexico, à Cuernavaca, autour du centre du Cidhal (Comunicación e intercambio para el desarrollo humano en América latina, « centre de communication et d’échange pour le développement humain en Amérique latine »). Les premiers journaux féministes apparaissent. Dès la fin de l’année 1975, le collectif La Revuelta – l’un des groupes les plus radicaux – réalise pendant deux ans la publication régulière du MLM (Movimiento de liberación de la mujer, « mouvement de libération des femmes ») ; en 1976 sort le mensuel FEM, à diffusion internationale. Les activités se multiplient : groupes de réflexion, conférences et ateliers de formation, groupes d’alphabétisation, d’éducation populaire et de prise de conscience avec les femmes des bidonvilles (colonias) ; services de santé, assistance juridique, aide aux victimes de violences sexuelles, domestiques, politiques ; lutte contre la drogue dans les bidonvilles ; refus de la mainmise de l’Église catholique ; solidarité avec les femmes indiennes exploitées – paysannes, femmes de pêcheurs, en particulier dans les États de Guerrero, du Chiapas –, dénonciation des expropriations terriennes, des exactions des milices et de la répression de l’État fédéral. En 1976, pour le droit à la libre disposition du corps, la liberté sexuelle et contre les violences, se crée à Mexico la Coalition des femmes féministes, qui rassemble les six groupes du mouvement indépendant dans un Centre des femmes, ouvert à toutes. Des collectifs de cinéastes, psychanalystes, universitaires s’organisent. Le Frente feminista (Front féministe pour la libération et les droits des femmes), fondé en 1979, rassemble, dans une double militance, des femmes appartenant à des partis et syndicats de gauche. Réformiste, il s’allie en 1980 avec la Coalition pour élaborer un projet de loi dépénalisant l’avortement, projet qui se heurte à la réaction violente de la droite politique et de la hiérarchie catholique. Les Mexicaines devront attendre jusqu’en avril 2007 pour qu’une modification du Code pénal leur reconnaisse le droit de disposer de leur corps. En outre cette dépénalisation, la plus avancée d’Amérique latine, reste limitée à la capitale fédérale. Entre 1981 et 1994, alors que les dictatures d’Amérique latine tombent peu à peu, cinq rencontres transnationales débattent de l’évolution du mouvement et des alliances avec les mouvements progressistes. Le Mouvement de libération des femmes* (MLF) français participe à la première d’entre elles, qui se déroule en Colombie en 1981.
Au cours des années 1990 et 2000, les Indiennes du Chiapas s’organisent de façon autonome dans le mouvement zapatiste : de toutes conditions, militantes, juristes, élues politiques dénoncent la multiplication des meurtres perpétrés par des narcotrafiquants et des bandes mafieuses issues de groupes paramilitaires. Elles parviennent à faire inscrire dans les lois de plusieurs pays le crime de « féminicide » (incluant les meurtres intrafamiliaux). Depuis le milieu des années 2000, en Argentine, au Chili, au Brésil, au Costa Rica, des femmes ont commencé à diriger leurs pays, faisant lever un formidable espoir.
Yvette ORENGO
■ FALQUET J., De gré ou de force, Les femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute, 2008 ; LAMAS M., MARTINEZ A., TARRÉS M. L., TUNON E., « Building bridges : the growth of popular feminism in Mexico », in BASU A. (dir.), The Challenge of Local Feminisms : Women’s Movements in Global Perspective, Boulder, Westview Press, 1995 ; PONIATOWSKA E., La Noche de Tlatelolco, Testimonios de historia oral, Mexico, ERA, 1971.
MOVIMENTO DELLE DONNE [Italie xx-XXIe siècle]
Donne a capo (« femmes en tête ») est probablement le premier groupe de la vague féministe italienne. Il se forme à Milan en 1962, autour de Daniela Pellegrini, qui crée par la suite le Demau (Démystification de l’autoritarisme patriarcal italien, 1965-1973), dont Lia Cigarini a fait partie. Celle-ci fondera avec Luisa Muraro*, en 1975, la Libreria delle donne (« librairie des femmes ») à Milan, et deviendra une grande figure du féminisme de son pays. Rivolta Femminile, autour de Carla Lonzi*, pratique la prise de conscience en groupe, qui se répand dans toute l’Italie. Le Manifeste de Rivolta Femminile, affiché dans les rues de Rome et de Milan en juillet 1970, est le texte inaugural du féminisme italien de la différence : « La différence entre femme et homme est la différence fondamentale de l’humanité. » À Milan, Rome et Turin, la prise de conscience est articulée à une « pratique de l’inconscient » qui s’inspire du groupe Psychanalyse et politique* créé par Antoinette Fouque* en France en 1968. La rencontre avec ces Françaises est notamment évoquée dans les trois premiers numéros de la revue Sottosopra (1973, 1974 et 1976). Au cours de ces années-là s’organisent de grands congrès nationaux, à Pinarella di Cervia (1974 et 1975) et à Paestum (1976). Des militantes marxistes-féministes de Potere Operaio (« pouvoir ouvrier ») fondent à Padoue Lotta Femminista (1971-1974) et lancent, en 1973, une campagne pour la rémunération du travail domestique.
Dans les universités, étudiantes et professeures, ayant participé au mouvement de Mai 68, se réunissent, produisent des mémoires, organisent des séminaires : le premier de ces séminaires est probablement celui de Chiara Saraceno sur la condition de la femme, à Trente en 1969. En 1973, un groupe de professeures milanaises forme le Griff (Groupe de recherche sur la famille et la condition des femmes). En 1976, de nombreuses jeunes femmes quittent avec fracas leur groupe politique, Avanguardia Operaia (« avant-garde ouvrière ») et Lotta Continua. À Naples, le groupe Le Nemesiache (« les filles de Némésis »), créé par Lina Mangiacapra, organise la première rétrospective de cinéma de femmes en Europe. L’institution des Women’s Studies sera officialisée bien plus tard dans les universités, en 1987. À Rome, dans un immeuble occupé depuis les années 1960, s’ouvre une Maison des femmes (qui s’appellera beaucoup plus tard, en 2002, la Casa Internazionale delle Donne, inaugurée le 8 mars*). Dans ce lieu se réunissent de nombreux groupes féministes romains, parmi lesquels le centre culturel Virginia-Woolf*, à partir de 1979. Alessandra Bocchetti, l’une des fondatrices, va créer ensuite, avec Glauca Leoni, le Circolo della rosa en 1988, tout à la fois restaurant, salon et lieu d’échanges informels sur la politique et la culture. L’idée va être reprise à Milan et à Vérone. Des lois importantes sont votées au cours des années 1970 : loi sur le divorce (1970), réforme du droit de la famille (1975), égalité de traitement au travail (1977) et loi no 194 (1978) qui autorise l’avortement dans les structures publiques de santé. En 1979, certaines associations et groupes proposent une loi d’initiative populaire pour que la violence sexuelle soit punie en tant que crime contre la personne, et non pas comme un simple crime contre la morale publique. Celle-ci sera votée en 1996. L’idée d’un droit sexué commence à se développer : pour certaines, il s’agit de nouvelles lois et normes qui tiennent compte des femmes ; d’autres, des avocates de Milan notamment, considèrent que l’autorité féminine est « au-dessus de la loi », et qu’il faut introduire la médiation féminine dans les procès, scènes conflictuelles « neutres »-masculines. Avec le « féminisme de la différence », la contribution des Italiennes au féminisme mondial se rapproche de celle de Psychanalyse et politique, en France, sur la différence des sexes. Le premier livre de Diotima*, Il pensiero della differenza sessuale, est publié en 1978, ainsi que Non credere di avere dei diritti. (« ne croyez pas avoir des droits »). Dans ce livre collectif, traduit en allemand, en espagnol et en anglais, le groupe de la Libreria delle donne de Milan affirme : « Les rapports entre femmes sont la substance de notre politique. » Dans les années 1980, s’ouvrent des maisons d’accueil pour les femmes battues, comme la Cadmi en 1986. En 2006, à la suite d’un travail avec des femmes de ces maisons d’accueil, des hommes lancent un appel, « La violence contre les femmes nous concerne », d’où partira l’association Maschile Plurale (« masculin pluriel ») en 2007. En 1982, l’UDI (Union des femmes italiennes), grande organisation liée au parti communiste, devient un archipel de groupes et d’initiatives féministes. À propos du travail et des salaires, les groupes indépendants – comme celui de la Libreria delle donne – apparaissent plus productifs que les groupes de femmes à l’intérieur des syndicats. Depuis 1994, ce groupe de Milan est engagé dans l’observation et la représentation des changements dans le monde du travail et publie en 2008 Il doppio sì. Lavoro e maternità (« Le double oui. Travail et maternité »).
À partir des années 1990, le mouvement des femmes s’étend à de nouveaux domaines. Ainsi, Città Felice (« ville heureuse ») à Catane, à l’initiative du groupe féministe Le Lune, place, en 1993, la ville au centre de sa réflexion. Il en est de même pour le réseau Città Vicine (« villes voisines »), dont le nom s’inspire de la politique des Vicine di Casa (« les voisines »), association née à Mestre (Venise) en 1991 pour résoudre les problèmes de quartier et rendre « la ville plus humaine ».
Le 13 février 2011, le mouvement des femmes trouve une visibilité mondiale, en organisant une immense manifestation de protestation populaire sur la place du Peuple à Rome, « Se Non Ora Quando » (« si ce n’est pas maintenant, quand ? »). Ces rassemblements et manifestations ont lieu dans toute l’Italie « pour réagir au modèle dégradant affiché au plus haut niveau de l’État » et récuser à la fois la politique économique du gouvernement de Silvio Berlusconi et « la représentation réitérée et indécente que le condottiere donne des femmes ». Le mouvement spontané se consolide en « un mouvement transversal, ouvert et pluriel », fer de lance d’un large combat qui aboutira à la démission du président du Conseil en novembre 2011.
Clara JOURDAN
■ BONO P., KEMP S., Italian Feminist Thought. A Reader, Oxford/Cambridge, Basil Blackwell, 1991 ; RIBERO A., VIGLIANI F., 100 titoli. Guida ragionata al femminismo degli anni Settanta, Ferrara, Luciana Tufani Editrice, 1998 ; VIGORITA M., CARDINI F., La politica del desiderio, Milano/Roma, Libreria delle donne/L’altra vista, 2010.
MOVIMIENTO DEMOCRÁTICO DE MUJERES (MDM) [Espagne depuis 1965]
Le Mouvement démocratique des femmes (MDM) est créé en 1965 en Espagne, sous la dictature franquiste, à la suite de séminaires clandestins. Le Parti communiste espagnol (PCE) souhaite ainsi développer le féminisme, en faisant prendre conscience aux femmes de la discrimination qui les infériorise, et souder la solidarité face à la répression franquiste. Le féminisme espagnol dit « de la deuxième génération » débute avec le MDM. Le mouvement lie étroitement émancipation des femmes et lutte pour la démocratie, recrute, outre des communistes – majoritaires –, des socialistes, des chrétiennes et des femmes sans étiquette. Il répand ses idées par des réunions dans les églises et les collèges, diffuse sur les marchés son programme mensuel et son bulletin, La Mujer y la Lucha (« la femme et la lutte »). Pour contourner les interdits de la dictature et atteindre en toute légalité les femmes, le MDM crée en 1969 les Associations des maîtresses de maison. En 1974, il est à l’initiative du Secrétariat des organisations non gouvernementales, qui élabore un programme de défense des femmes, dans la perspective de l’année 1975, décrétée année de la Femme par l’Onu. Dans ce cadre, juste après la mort de Franco, les 2 et 3 décembre 1975, le MDM participe à Madrid aux Journées pour la libération de la femme, tenues semi-clandestinement, et à la rédaction d’un programme-manifeste. Ce programme est adressé aux Nations unies pour dénoncer les discriminations subies dans tous les domaines et contrecarrer ainsi la Section féminine de la phalange, invitée à la conférence officielle d’ouverture. Cette démarche vaut aux femmes communistes les critiques du PCE. Jugeant que la lutte des classes est plus urgente que le combat féministe, des militantes quittent le MDM pour former en 1971 l’Organización revolucionaria de trabajadores (ORT). En 1976, le MDM – Merche Comabella, María Teresa Gómez, Rosa Pardo, Paloma Fernández Quintanilla, Carmen Méndez Buschell, Dulcinea Bellido et Mary Luz Boyero – se déclare ouvert aux femmes de toute tendance et de toute idéologie, alors qu’un groupe de militantes du Partido de los trabajadores de España forme avec l’ORT l’Asociación democrática de la mujer. Le MDM continue à combattre les discriminations juridiques, sociales et culturelles, milite pour l’accès des femmes à toutes les professions, l’instauration du divorce, l’éducation sexuelle, la légalisation de l’avortement, la contraception gratuite. Durant la Transition démocratique, le MDM est l’un des représentants majeurs du féminisme de la deuxième génération. Les liens étroits maintenus avec le PCE lui valent les critiques du féminisme radical indépendant (Organización feminista revolucionaria), qui exige une parfaite autonomie du mouvement féministe et s’oppose donc à la double appartenance.
Yannick RIPA
■ CUESTA BUSTILLO J. (dir.), Historia de las mujeres en España. Siglo XX, Madrid, Instituto de la mujer, 2003 ; DURÁN M. A., GALLEGO M. T., « The women’s movement in Spain and the new democraty », in DAHLERUP D. (dir.), The New Women’s Movement. Feminism and Political Power in Europe and the USA, Londres, Sage, 1986.
MOWATT, Anna Cora [BORDEAUX 1819 - TWICKENHAM 1870]
Actrice et théoricienne de théâtre américaine.
Fille d’un prospère commerçant américain, Anna Cora Mowatt grandit à New York. Enfant, elle s’amuse à lire tout Shakespeare et à monter des pièces avec ses six sœurs. Mariée à James Mowatt, elle écrit, sous divers pseudonymes, romans et articles pour soutenir le ménage. Elle donne aussi des lectures publiques, fait inhabituel pour une femme de sa classe sociale, et révise le « culte de la domesticité » en montrant qu’une femme de théâtre peut être une true woman, respectable, bonne mère et bonne épouse. En 1845, sa pièce Fashion : Or Life in New York (« mode : ou la vie à New York »), satire de la haute société new-yorkaise, est un succès, salué par Edgar Poe. Encouragée à jouer dans la pièce, elle découvre le monde des actrices et se lance dans une carrière professionnelle durant laquelle elle voyage en Europe. Elle renonce en 1854 à la scène pour des raisons de santé et continue à écrire sur le théâtre. Sa passion pour la comédie est une des affirmations fortes de son Autobiography of an Actress or Eight Years on the Stage (« autobiographie d’une actrice ou huit ans sur la scène »), où elle développe des réflexions théoriques et pratiques sur l’art de jouer. Si elle a souffert de l’hostilité grandissante d’une partie du public, inquiet qu’elle ne démantèle le sweet home, elle a contribué sans aucun doute à valoriser l’image des actrices.
Tina HARPIN
■ BARLOW J. E. (dir.), Plays by American Women : The Early Years, New York, Avon, 1981 ; SHAPIRO M., « Anna Cora Mowatt, Forgotten Dramatist and Actress », in LOPEZ RODRIGUEZ M., NARBONA CARRION M. D. (dir.), Women’s Contribution to Nineteenth-Century American Theatre, Valence, Biblioteca Javier Coy d’Estudis Nord-Americans, 2004.
MOWINCKEL, Agnes [BERGEN 1875 - OSLO 1963]
Actrice et metteuse en scène norvégienne.
Agnes Mowinckel débute comme actrice en 1899 au théâtre Den Nationale Scene de Bergen, avec le rôle d’Anna Hielm dans Le Roi Midas de Gunnar Heiberg. Elle tient les rôles de Marie Stuart* (Schiller), lady Macbeth, Mme Inger til Østraat (Ibsen), et Merete Beyer dans Anne Pedersdotter (Hans Wiers-Jenssen). C’est en tant que metteur en scène qu’elle contribue à renouveler le théâtre norvégien, notamment avec L’Éveil du printemps de Frank Wedekind au Intimteatret en 1922. Au Norske Teatret d’Oslo, en particulier entre 1923 et 1935, elle présente une sélection de drames étrangers. Au Nationaltheatret d’Oslo, entre 1925 et 1927, elle met en scène des pièces norvégiennes, de H. Ibsen, de Bjørnstjerne Bjørnson, d’Alexander Kielland et d’Amalie Skram. En 1927-1928, elle devient la directrice artistique de sa propre scène d´avant-garde, Balkongen (« le balcon »). Elle a multiplié les expériences et inspiré le théâtre moderne en Norvège.
Knut Ove ARNTZEN
MOWLAM, Marjorie [WATFORD 1949 - CANTORBÉRY 2005]
Femme politique britannique.
Après avoir fait une carrière universitaire aux États-Unis et en Angleterre, Marjorie, dite Mo, Mowlam est élue députée de Redcar en 1987. Elle devient porte-parole de l’opposition dès 1989 au sein du Shadow Cabinet. Après la victoire du Parti travailliste aux élections législatives de mai 1997, elle est nommée ministre de l’Irlande du Nord. Première femme à occuper ce poste, elle joue un rôle déterminant dans le processus de paix en 1998. Elle quitte la politique en 2001. Réputée pour son franc-parler et son courage politique et personnel, elle reçoit le Prix de la citoyenneté mondiale.
Máire CROSS
■ Momentum. The Struggle for Peace, Politics and the People, Londres, Hodder & Stoughton, 2002.
MOYAL, Ann MOZLEY (née HURLEY) [NORTHBRIDGE, SYDNEY 1926]
Historienne australienne.
Fille d’un caissier de banque, Ann Mozley Moyal obtient un diplôme d’histoire de l’University of Sydney en 1946 et se voit proposer une bourse pour étudier à la London University. Elle y renonce au bout d’un an pour devenir assistante de recherche, choix qu’elle explique dans son autobiographie par sa volonté de servir de guide et de modèle pour d’autres femmes universitaires. À la différence de Melbourne, où Kathleen Fitzpatrick* a montré la voie, l’University of Sydney compte en effet peu de femmes historiennes avant les années 1970. Elle devient assistante de lord Beaverbrook pour la préparation de son étude, Men and Power, 1917-1918 (1956). Refusant une bourse pour un doctorat à l’Australian National University de Canberra, elle devient la première Assistant Editor de l’Australian Dictionary of Biography, projet immense qu’elle contribue à mettre en place jusqu’à son départ en 1962. Après avoir été co-auteure des Mémoires de l’ancien Premier ministre Earle Page (Truant Surgeon : The Inside Story of Forty Years of Australian Political Life, 1963), elle se consacre à l’histoire de la science australienne et publie A Guide to the Manuscript Records of Australian Science (1966) et Scientists in Nineteenth Century Australia : A Documentary History (1976). Lors d’un séjour aux États-Unis où elle a suivi son mari, le mathématicien Joe Moyal, elle publie « Change in Argonne national laboratory [de l’énergie atomique] » (Science, 1971), qui provoque une controverse sur les questions de sécurité nucléaire. En 1972, elle accepte un poste au New South Wales Institute of Technology. Son article « The australian atomic energy commission : a case study in australian science and government » (Search, septembre 1975) l’installe comme experte de l’histoire de l’énergie atomique en Australie, et elle devient directrice fondatrice du Science Policy Research Centre à Griffith University (Brisbane). Elle démissionne pourtant en 1979, en butte à un recteur hostile à l’histoire et aux femmes. A. Moyal continue néanmoins ses recherches en histoire des sciences et des techniques. Paru en 2001, son Platypus : the Extraordinary Story of how a Curious Creature Baffled the World rencontre un grand succès. Auteure également d’une autobiographie insolite, Breakfast With Beaverbrook : Memoirs of an Independent Woman (1995), elle connaît la consécration dans les années 1990 quand elle est nommée à l’Order of Australia pour sa « contribution à l’histoire de la science australienne » et élue à l’Australian Academy of the Humanities.
Susan FOLEY et Charles SOWERWINE
■ Breakfast with Beaverbrook : Memoirs of an Independent Woman, Sydney, Hale & Iremonger, 1995.
■ TORNE K., « Moyal, Ann », in The Oxford Companion to Australian History, Davison G. et al. (dir.), Oxford, Oxford University Press, 2001.
MOYA LUNA, Nellie Francisca VOIR CAMPOBELLO, Nellie
MOYANO, María Elena [BARRANCO 1960 - VILLA EL SALVADOR 1992]
Femme politique et militante péruvienne.
Élevée par sa mère dans une famille de six enfants, refoulée comme des milliers de Péruviens pauvres dans les faubourgs de la capitale, María Elena Moyano s’engage dans le mouvement étudiant. Puis elle participe à une école populaire créée par de jeunes étudiants marxistes dans la communauté autogérée de Villa El Salvador où réside sa famille. Confiante dans la capacité d’autogestion des populations exclues, elle milite pour l’éducation du plus grand nombre. Elle fonde le premier Club des mères Micaela Bastidas pour aider les femmes à résister aux manipulations des organismes gouvernementaux. En 1983, elle est leur déléguée à la Convention qui donne naissance à la Fédération des femmes de Villa El Salvador dont elle est élue présidente en 1986, réélue en 1988. Elle est une des principales organisatrices du programme gouvernemental du « Verre de lait » qui combat la dénutrition et l’extrême pauvreté, et elle met en place dans le même but des cuisines communales. La Fédération des femmes rassemble alors 105 Clubs de mères et 450 coordinatrices du programme du « Verre de lait ». Cette démarche pacifique se heurte à l’hostilité grandissante de l’organisation terroriste du Sentier lumineux qui spécule sur une révolte des affamés. M. E. Moyano condamne les méthodes de cette organisation qui, depuis le début des années 1980, tente de s’imposer par la violence, les assassinats et la diffamation des leaders charismatiques et démocrates. Après avoir reçu le prix Prince des Asturies, elle est élue en 1989 maire du district de Villa El Salvador sur la liste de la Gauche unie. En 1991, le Sentier lumineux déclenche contre elle une violente campagne de diffamation. Elle écrit son autobiographie, et publie un communiqué dans lequel elle affirme : « La révolution ce n’est ni la mort, ni la contrainte, ni la soumission, ni le fanatisme. » Le 15 février 1992, à 32 ans, elle est assassinée par un commando qui la met en pièces pour terroriser ses partisans. Sa fille de 10 ans et son fils de 8 ans sont contraints à l’exil en Espagne avec leur père. En septembre 1992, le chef des terroristes est emprisonné, l’organisation éclate alors en multiples factions et s’effondre.
Yvette ORENGO
■ The Autobiography of Maria Elena Moyano, Tupac D. M. (dir.), Gainesville, University Press of Florida, 2000.
■ TAURO DEL PINO A., Enciclopedia ilustrada del Perú, Lima, Peisa, 2001.
MOYNIER, Marcelle [GENÈVE 1888 - ID. 1980]
Marionnettiste suisse.
Petite-fille de Gustave Moynier, l’un des fondateurs de la Croix-Rouge, Marcelle Moynier suit au Conservatoire de Genève les cours d’Émile Jaques-Dalcroze. Elle commence par enseigner la rythmique dalcrozienne, puis crée un cabaret musical et un théâtre d’enfants. Découvrant grâce aux représentations du Teatro dei Piccoli de Podrecca les possibilités artistiques de la marionnette, elle s’enthousiasme pour cet art et fonde en 1929 une troupe de marionnettistes, les Petits Tréteaux, qui deviennent en 1940 les Marionnettes de Genève. Données chez elle pendant un demi-siècle devant des milliers de spectateurs, mais aussi en tournées nationales et internationales, ses créations pour marionnettes à fils, d’une haute qualité artistique, privilégient le théâtre musical et l’opéra (Le Directeur de théâtre de Mozart ; L’Apprenti-sorcier de Goethe et Paul Dukas ; Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare sur la musique de Mendelssohn).
Didier PLASSARD
■ VERNET T., Marcelle Moynier et les Marionnettes de Genève, Genève, Fondation Les Marionnettes de Genève, 1982.
MO YUNSUK [WONSAN, AUJ. EN CORÉE DU NORD 1910 - SÉOUL 1990]
Écrivaine coréenne, puis sud-coréenne.
Diplômée de l’université féminine d’Ewha en 1931, Mo Yunsuk travaille dans le journal Samchôlli du moderne et projaponais Kim Tonghwan. En 1933, elle publie son premier recueil de poèmes, Pitnanûn chiyôk (« une région pluvieuse »), et, en 1937, le recueil en prose Renûi aega (« hymne de Ren »). Elle milite dans l’association projaponaise des Hommes de lettres de Choson. En 1940, elle signe une longue série d’articles projaponais aux titres assez terrifiants : « Collaborons à la conquête de l’Occident par l’Empire japonais », « Célébration de la capitulation de Singapour devant l’armée japonaise », « Étudiants coréens, participez à la guerre sainte ». Après la Libération, elle entre au magazine Munhakkwa yesul (« littérature et arts », 1948), enseigne à l’Université nationale (1955) et à l’Académie des arts (1957) de Séoul, et publie Nongae, roman historique sur une héroïne nationale antijaponaise !
Patrick MAURUS
MOZAFARI, Noor-Alhedi (dite PARKHIDEH) [TÉHÉRAN 1913 - ID. 1965]
Actrice iranienne.
Connue sous le pseudonyme de Parkhideh, Noor-Alhedi Mozafari intègre, en 1929, l’école d’acrobatie de la troupe d’Esmat Safavi. Après un essai pour être chanteuse à la radio, elle est engagée pour doubler les voix de films, puis travaille dans des pièces radiophoniques. En 1931, elle joue sa première pièce, L’Avare, de Molière, avec la compagnie de théâtre de Hossein Khair Khah. À travers les pièces qu’elle joue, on saisit bien le goût prononcé du public de son époque pour la comédie, sorte de loisir amical ou familial. Les théâtres de variété sont nombreux et remplis de gens de tout âge. Au cours de sa carrière, N.-A. Mozafari se produit dans plus de 22 pièces, parmi lesquelles Sétareh Hollywood (« étoile de Hollywood »), Arous e pouldar (« la mariée des riches »), Shahzadeh-khanom Tatiana (« princesse Tatiana ») et Mohakemeh Mary Degane (« le procès de Mary Degane »). Certaines pièces, teintées de critique sociale et prometteuses, sont filmées, comme Ultimatum. Ayant débuté en 1951 avec Khabhaye talayi (« rêves dorés »), de Moezzodivan Fekri, la carrière de N.-A. Mozafari au cinéma totalise 55 films (sujets déguisés des Mille et une nuits, avec des personnages de la rue ou de la campagne romancés) et dure jusqu’à sa mort. Citons-en quelques-uns : Yek Negâh (« un regard », 1952) de Hâik Kârâkâsh ; Dokhtar e sar é rahi (« une fille sur le chemin », 1953) de Moezzodivan Fekri ; Âhangh e Dehkadeh (« la mélodie du village », 1961) de Majid Mohseni ; Ghoroub é Eshgh (« le crépuscule de l’amour », 1954) d’Esmaïl Koushan ; Doshman é zan (« l’ennemi de la femme », 1958) de Parviz Khatibi ; Jedal Dar Mahtab (« le combat en pleine lune », coproduction irano-italienne, 1963) de Vincenzo Dellaquila.
Kazem SHAHRYARI
MOZZONI, Anna Maria [MILAN 1837 - ROME 1920]
Femme politique et essayiste italienne.
Théoricienne du mouvement pour l’émancipation des femmes, Anna Maria Mozzoni publie en 1864 La donna e i suoi rapporti sociali (« la femme et ses rapports sociaux »), un ouvrage dans lequel elle analyse la condition des femmes en dehors du contexte purement privé et familial. Elle retrace en 18 points le programme de revendications du mouvement féministe naissant. En 1865 paraît La donna in faccia al progetto del nuovo codice civile italiano (« la femme face au projet du nouveau Code civil italien »), l’une des rares réponses féminines au nouveau Code Pisanelli (1865), qui réunit, depuis l’unification politique de l’Italie, les différents Codes civils. En 1870, elle traduit The Subjection of Women, de John Stuart Mill, et anime de nombreuses conférences dans tout le pays. Entre 1870 et 1890, elle collabore à la revue La Donna de Gualberta Alaide Beccari et soutient la campagne contre la légalisation de la prostitution, défendant la position de Josephine Butler*. En 1877, elle adresse la première pétition Del voto politico delle donne (« sur le vote politique des femmes ») au socialiste Agostino Depretis, déçue par la prudence de son gouvernement à ce sujet. En 1878, le ministre de l’Instruction publique lui confie la charge de participer à Paris au premier Congrès international des droits de la femme organisé par le journaliste Léon Richer. Formée aux idéaux de Giuseppe Mazzini, adhérant aux idées de la gauche démocratique républicaine, en 1892 à Gênes, elle participe au Congrès des socialistes pour la constitution du parti socialiste – dont elle ne fera jamais partie à cause de la vision strictement économiste du socialisme à l’égard des femmes. La même année, elle publie I socialisti e l’emancipazione delle donne et, pendant plus de quarante ans, elle revendique le droit de vote administratif et politique, l’instruction à tous les niveaux, l’accès des femmes à toute profession et aux emplois publics, la réforme du droit pénal en matière de punition de l’adultère, la pénalisation du viol. Elle crée de nombreuses associations pour l’émancipation et la défense des droits des femmes dans tous les domaines, participe à des dizaines de conférences et affirme ses idées par tous les moyens. Pourtant, elle n’est jamais mentionnée dans les manuels d’histoire consacrés à son époque.
Ginevra CONTI ODORISIO
■ MURARI S., L’idea più avanzata del secolo, Anna Maria Mozzoni e il femminismo italiano, Rome, Aracne, 2008.
MPOUDI NGOLLÉ, Évelyne [YAOUNDÉ 1953]
Romancière camerounaise.
Évelyne Sono Epoh Mpoudi Ngollé fait ses études à l’école publique de N’Kongsamba, puis au lycée de jeunes filles de Douala et à l’université de Yaoundé. Titulaire d’un doctorat de lettres modernes françaises obtenu à l’université de Bordeaux, elle exerce plusieurs fonctions liées à l’enseignement telles que professeure de lycée, surveillante générale, censeure de lycée, inspectrice pédagogique de français et proviseure du lycée d’Elig-Essono. En 1990, elle publie Sous la cendre le feu, une œuvre qui relate l’histoire d’une jeune fille et de sa famille dans laquelle se déroule un drame : l’inceste entre le père et la fille. E. Mpoudi Ngollé y montre que l’homme, ou le mari, est prioritaire dans la société africaine alors que l’enfant occupe une place secondaire. Elle décrit les faits quotidiens, notamment le statut de la femme africaine, entre tradition et modernité. À cause de la tradition, les jeunes filles formées dans des écoles sont une minorité, et encore ne vont-elles parfois pas au bout de leurs études. Leur rôle est d’aider la famille dans les tâches ménagères, d’accepter un mariage forcé décidé par les membres de la famille, de subir la polygamie et ses conséquences. Elle pose ainsi le problème de la liberté de la femme camerounaise d’aujourd’hui, qui se veut fidèle à la tradition face à la modernité. C’est le cas de Mina, l’héroïne, qui reste prisonnière de ce dilemme. À travers ce personnage, l’auteure voudrait offrir une possibilité aux femmes de se libérer du joug masculin en redéfinissant les rapports parentaux et en considérant la femme comme membre à part entière de sa communauté.
Ariane NGABEU
■ Sous la cendre le feu, Paris, L’Harmattan, 1990.
M’RABET, Fadéla [SKIKDA 1935]
Écrivaine et militante féministe algérienne.
Née dans un milieu familial cultivé et progressiste, après un doctorat de biologie à Strasbourg, Fadéla M’Rabet retourne en Algérie où elle se fait connaître comme écrivaine et journaliste. Féministe de la première heure, elle anime, entre 1963 et 1967, avec son mari Maurice Tarik Maschino, des émissions de radio où elle donne la parole aux jeunes filles et aux femmes et répond aux appels au secours des victimes de mariages forcés, de répudiation, de polygamie. Elle publie alors deux livres pionniers, La Femme algérienne (1964) et Les Algériennes (1967), qui dénoncent clairement les inégalités et injustices sociales que subissent les femmes. Mais, dans un contexte politique de « révolution » et d’unification nationale, elle fait l’objet d’un véritable lynchage médiatique. Isolée, radiée de l’enseignement en 1967, privée, comme son mari, de ses émissions, elle s’exile avec lui en France en 1971. Ils publient ensemble L’Algérie des illusions : la révolution confisquée (1972). Maître de conférences et praticienne des hôpitaux à Paris, F. M’Rabet poursuit ses activités féministes à travers articles et participations à des congrès internationaux. Elle rompt vingt-cinq ans de silence littéraire avec la publication, à partir de 2003, de plusieurs récits inspirés de la condition des femmes en Algérie : Une enfance singulière (2003), Une femme d’ici et d’ailleurs (2005), Le Chat aux yeux d’or (2006), Le Muezzin aux yeux bleus (2008), Alger, un théâtre des revenants (2010), Le Café de l’imam (2011). Elle retourne pour la première fois à Alger en 2003, après plus de dix ans d’absence, invitée par la ministre de la Culture, Khalida Toumi*, à l’occasion du Salon du livre.
Lydie FOURNIER
■ La Salle d’attente, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 2013.
■ DHOQUOIS-COHEN R., « Les femmes au cœur des violences, entretien avec Fériel Lalami-Fatès », in Confluences Méditerranée, 25 nov. 2001.
MRAZOVIĆ-PREINDLSBERGER, Milena (dite Milan) [BJELOVAR, AUJ. CROATIE 1863 - VIENNE 1927]
Journaliste, écrivaine et anthropologue bosnienne.
Née dans une des plus anciennes familles de l’aristocratie croate, Milena Mrazović-Preindlsberger suivit son père, fonctionnaire de l’Empire austro-hongrois, en Bosnie-Herzégovine. Peu après le début de l’occupation autrichienne de 1878, la famille s’installa à Banja Luka, puis à Sarajevo. En 1884, elle commença à collaborer au journal Bosnische Post, édité à Sarajevo en langue allemande. En 1889, elle en hérita de son fiancé, le comte Tepfer, devenant ainsi la première femme propriétaire d’un journal en Bosnie-Herzégovine. En 1896, elle quitta le Bosnische Post et commença à écrire pour la presse viennoise, Neue Freie Presse et Winer Stimmen, et couvrit les plus grands événements politiques, dont l’annexion de la Bosnie, l’attentat de Sarajevo ou le procès de son auteur, Gavrilo Princip. Elle travailla comme correspondante de la radio autrichienne sous le pseudonyme de « Milan ». D’une grande curiosité intellectuelle, M. Mrazović-Preindlsberger parcourut la Bosnie-Herzégovine à cheval avec le peintre August Bock et commença à étudier la tradition, le folklore et les coutumes des musulmans bosniaques, ainsi que leurs contes populaires en publiant en 1893, Selam (« Salam »), qui fut traduit en anglais, sous le titre Selam, Sketches and Tales from Bosnian Life, et en russe. En 1900 paraît Bosnisches Skizzenbuch (« les esquisses de la Bosnie »), en 1906, Bosnische Ostbahn (« la route orientale de la Bosnie ») et, en 1908, Bosnisches Volksmärchen (« contes de la Bosnie »), un recueil de 15 contes, qui ne sera traduit en bosniaque qu’en 2009, sous le titre Bosanske narodne bajke. Son roman sur la vie de l’ordre des derviches Bektâchî est resté inachevé. Passionnée par la Bosnie, M. Mrazović-Preindlsberger s’employa à valoriser son héritage culturel. Elle participa à la fondation du Zemaljski Muzej de Sarajevo, le musée d’État, et devint la première femme membre de la Société anthropologique de Vienne. Pendant la Première Guerre mondiale, elle fut infirmière sur le front, dans les Balkans et en Italie. Après la création du Royaume yougoslave, elle fut exilée avec son mari à Vienne.
Dragana TOMAŠEVIČ
■ KRUŠEVAC T., Bosanskohercegovački listovi u XIX vijeku, Sarajevo, Veselin Masleša, 1978.
■ KREŠEVLJAKOVIC H., « Milena Mrazović », in Napredak, no 6, Sarajevo, 1927.
MRÉJEN, Valérie [PARIS 1969]
Vidéaste, plasticienne et romancière française.
Parmi les jeunes artistes multimédias qui ont accédé à une certaine notoriété à la fin des années 1990, Valérie Mréjen est une de celles dont la voix est la plus singulière, à la fois familière et dérangeante. La caractéristique de son œuvre repose sur une oscillation constante entre deux pôles, le premier étant le texte et le second l’image, en un partage qui demeure présent au sein de son travail de vidéaste. Après avoir entamé des études de lettres, elle s’oriente rapidement vers une formation centrée sur les arts visuels (dessin, photo, cinéma ou vidéo). En 1994, elle sort diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise. Elle mène une double carrière, d’une part comme écrivaine de récits pour enfants ou romancière d’inspiration autobiographique, d’autre part comme plasticienne et vidéaste à partir de 1997. Ses travaux visuels s’inscrivent dans une logique fortement narrative, gouvernée par l’omniprésence de la voix, tout en privilégiant la forme du fragment, que ce soit dans des œuvres brèves ou plus amples. Ainsi Pork and Milk (« porc et lait », 52 minutes, 2006), un de ses films les mieux diffusés, et qui se double d’un livre, expose-t-il de courtes confessions de Juifs venus de communautés orthodoxes et qui tentent de dire le moment précis où ils ont cessé d’être pratiquants et décidé de se tourner vers l’athéisme (le titre évoque la conjugaison hérétique des deux tabous alimentaires majeurs de la Torah). De manière emblématique, le dispositif visuel employé (semblable au confessionnal) acquiert un effet de signature : fixité d’un cadrage plutôt serré, frontalité des récitants et neutralité de ton obtenue par d’inlassables répétitions. Dans la neutralisation du spectaculaire qui en découle, les saynètes répétitives de la vidéaste se vident alors peu à peu de leur sens et d’une affectivité superflue, soulignant la part rituelle et la dimension stéréotypée qui menace la parole aussi bien que les images. Les vidéos Sympa (1998) – une femme raconte sa dernière soirée en usant du tic langagier « c’était sympa » jusqu’à la nausée – et Capri (2008) – un couple se déchire en déclinant tous les clichés cinématographiques des scènes de ruptures – illustrent l’aspect à la fois comique et inquiétant, caché derrière l’extrême banalité de ces reconstitutions pseudo-documentaires.
Jean-Christophe BLUM
■ Mon grand-père, Paris, Allia, 1999 ; réal. avec LEBOVICI E., Valérie Mréjen, bons plans, Paris, Léo Scheer, 2005 ; Ping-pong (catalogue de l’exposition Valérie Mréjen, la place de la Concorde), Paris, Allia, 2008 ; Forêt noire, Paris, POL, 2012.
MRS G. LINNAEUS BANKS VOIR BANKS, Isabella VARLEY
MRS S. C. HALL VOIR HALL, Anna Maria
M’SA, Sakina [NIOUMADZAHA 1972]
Styliste de mode française.
Née aux Comores, Sakina M’sa est âgée de 7 ans lorsqu’elle rejoint ses parents à Marseille. À 14 ans, elle crée sa propre garde-robe. Arrivée à Paris en 1992, elle anime des ateliers autour du vêtement. En 2000, elle choisit comme mannequins des femmes venues des cités et organise un défilé qui attire une foule considérable, dont Jean Baudrillard, son père spirituel. Elle signe sa première collection à l’automne 2001 et s’installe rue des Gardes à Paris. Femme d’engagement, proposant des laboratoires de création vestimentaire à des populations défavorisées, elle ouvre une maison de couture d’insertion, Daïka. Elle développe un style très personnel défiant toute standardisation. Pour patiner les tissus, elle les enterre et utilise souvent des matériaux de récupération, détournant des textiles comme les couvertures de déménageurs, la toile à matelas. Elle décline des thèmes qui lui sont chers : la terre, le territoire, la mémoire et l’identité. Une exposition autour de son travail, L’Étoffe des héroïnes, a été organisée au Petit Palais en 2007.
Zelda EGLER
■ Robes des possibles, Trézélan, Filigranes, 2007.
MSIKA, Habiba (Marguerite MSIKA, dite) [TUNIS 1903 - ID. 1930]
Chanteuse, danseuse et comédienne tunisienne.
Habiba Msika s’instruit à l’Alliance israélite avant d’être confiée au compositeur Khemaïs Tarnane et au ténor Hassan Bannan qui lui enseignent le chant, le solfège et l’arabe littéraire. Immergée dans cet univers musical de choix, elle se dirige tout naturellement vers le chant et accède à la notoriété au début des années 1920. Sa beauté, associée à une voix langoureuse, affole les foules : elle s’impose comme un sex-symbol, à la tête d’une armée d’admirateurs très vite baptisés « les soldats de la nuit ». Multipliant les conquêtes masculines, elle revendique son libre arbitre et le droit d’exercer un métier artistique pour subvenir à ses besoins, au risque de heurter les convenances. Elle défraie la chronique à plusieurs reprises : dans une représentation de la pièce de Shakespeare, alors qu’elle incarne Roméo, elle embrasse sa partenaire Juliette devant une assemblée médusée, et peu de temps après, elle est arrêtée par les autorités pour propagande indépendantiste sauvage sur scène. Le 20 février 1930, Eliahou Mimouni, son ex-amant fou de jalousie, la brûle vive à son domicile. En 1994, la cinéaste tunisienne Salma Baccar* réalise La Danse du feu, un hommage au destin écourté de cette artiste de scène qui a initié la voie de la liberté des femmes. En 1997, Jeanne Faivre d’Arcier lui consacre une biographie, Habiba Messika, la brûlure du péché.
Anne-Claire DUGAS
MTSHALI, Thembi [SABHOZA, ZULULAND 1949]
Chanteuse et actrice sud-africaine.
Après une petite enfance chez ses grands-parents dans un milieu rural, Thembi Mtshali rejoint ses parents à Durban et trouve son premier travail comme bonne d’enfants blancs. Sa voix la propulse au-devant de la scène, avec des rôles principaux dans trois comédies musicales, montées pour distraire des publics blancs en Afrique du Sud et à l’étranger : U-Mabatha (une adaptation zulu de Macbeth, 1971), Meropa (1973) et Ipi Tombi (1973). Au cours de la tournée de ce dernier spectacle, elle prend conscience de la situation des Noirs dans son pays et décide de rester aux États-Unis. En 1984, à son retour en Afrique du Sud, elle commence une nouvelle carrière de comédienne au Market Theatre, qui déroge aux lois raciales à Johannesburg. Sous l’influence du directeur artistique, Barney Simon, elle participe à la création de pièces militantes : HaveYou Seen Zandile ? (« avez-vous vu Zandile », 1988) avec Gcina Mhlope* et Maralin Vanrenen, la comédie musicale Inyanga, About Women in Africa (« Inyanga, à propos des femmes en Afrique », 1989), et Eden and Other Places (« paradis et autres lieux », 1989), spectacles engageant des artistes noirs et blancs dans une représentation réaliste et souvent humoristique de la lutte contre le régime de l’apartheid. Pendant les années 1990, elle joue notamment dans Daughter of Nebo, pièce musicale de Hilary Bletcher (1994). Avec Yael Farber, elle écrit le spectacle autobiographique A Woman in Waiting (1999), et y crée son propre personnage. Divers rôles dans des séries télévisées sont suivis d’un spectacle (2006) dédié à la « Truth and Reconciliation Commission », intitulé Truth in Transition et en tournée avec Hugh Masekela dans toute l’Afrique (primé au festival d’Édimbourg). Son interprétation de la mère du meurtrier d’Amy Biehl (la jeune Américaine tuée en 1993) dans Mother to Mother, roman adapté par Janice Honeyman* et Sindiwe Magona pour le théâtre Baxter au Cap en 2009, parfait une carrière exceptionnelle.
Anne FUCHS
MTUMWA BINTI SAAD VOIR SITI BINTI SAAD
MUÇAJ, Arta [PRIZREN, KOSOVO 1974]
Actrice albanaise.
Originaire du Kosovo, Arta Muçaj apprend à jouer à l’académie des arts de Tirana et participe à de nombreux projets d’importance au Théâtre national de la ville. À la fin des hostilités au Kosovo, elle revient à Pristina et commence à travailler au Théâtre national du Kosovo : elle y tient de nombreux rôles, joue également avec succès au Théâtre albanais de Macédoine et prend part à des projets dramatiques internationaux. Elle se fait particulièrement remarquer dans La Mort de Danton de Georg Büchner ; Jour d’été de Sławomir Mrożek ; Père, d’August Strindberg ; Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès ; The Rebels d’Edna Mazya* ; La Maison de Bernarda Alba de García Lorca. Elle est l’actrice qui s’est le plus produite dans les festivals internationaux : le Festwochen viennois, la Biennale 2000 de Bonn, le Festival d’Avignon, le Festival expérimental du Caire. Elle joue aussi dans plusieurs films de télévision au Kosovo et en Albanie et reçoit de nombreux prix locaux et régionaux.
Jeton NEZIRAJ
MUF – AGENCE D’ARCHITECTURE [Grande-Bretagne depuis la fin du XXe siècle]
Exclusivement féminine à l’origine, cette agence d’architecture participe à des projets du secteur public dépassant le cadre de l’art et de l’architecture, au carrefour entre édifice et vécu, construction et espace. Dirigée par ses fondatrices, Liza Fior (1962) et Katherine Clarke (1960), muf s’intéresse à des projets artistiques, aux espaces publics, aux bâtiments institutionnels, aux stratégies urbaines et aux expositions. En partant de concepts freudiens comme le plaisir et le désir et en s’appuyant sur la théorie urbaine et la pensée féministe, ses créatrices recourent à la participation des utilisateurs dans des projets culturels innovants. En 2008, muf a reçu le Prix européen de l’espace public urbain pour Barking Town Square, un projet de réhabilitation de la banlieue londonienne.
Lynne WALKER
■ SHONFIELD K, This Is What We Do. A muf Manual, Londres, Ellipsis, 2001.
■ WALKER L. (dir.), Drawing on Diversity. Women, Architecture and Practice, Londres, Heinz RIBA Gallery, 1997.
MUFFAT, Camille [NICE 1989 - VILLA CASTELLI, ARGENTINE 2015]
Nageuse française.
En 2005, lors des Championnats de France à Nancy, une nageuse qui n’a pas 16 ans crée la surprise en s’adjugeant le titre du 200 mètres quatre nages, car elle a devancé Laure Manaudou*, record de France en sus amélioré de 33 centièmes ; ce qui lui vaut le prix François Lafon, ou « Prix de l’espoir », de l’Académie des Sports de France. C’est alors une adolescente, timide et intimidée. Dans les mois qui suivent, toutefois, elle devient à Budapest championne d’Europe du 200 mètres quatre nages, puis quatre fois médaillée – dont une fois en or – aux Championnats du monde juniors 2006 à Rio de Janeiro. En 2007, à Debrecen (Hongrie), elle remporte le titre européen. Les Championnats de France de Dunkerque, l’année suivante, sont qualificatifs pour les Jeux olympiques de Pékin : C. Muffat y gagne le 200 mètres quatre nages ainsi que le 400 mètres quatre nages, assortis de deux records de France ; les Jeux seront pour elle un nouveau palier et un repère. Membre de l’Olympic Nice Natation et totalement confiante dans les méthodes originales et participatives de son entraîneur Fabrice Pellerin, elle progresse imperturbablement. En 2010, la décision est prise de délaisser le « quatre nages » pour les épreuves de nage libre. Peu expansive en apparence, animée d’une volonté sans faille, elle accumule en 2012 des performances plus que prometteuses et aborde les compétitions olympiques de Londres en toute sérénité. Lançant sa finale du 400 mètres nage libre sur des bases très rapides, elle saura résister dans les derniers 50 mètres à la combative américaine Allison Schmitt : en 4 min 1 s 45, nouveau record olympique, elle devient la quatrième Française médaillée d’or, rejoignant Jean Boiteux (Helsinki 1952, 400 mètres), L. Manaudou (Athènes 2004, 400 mètres) et Alain Bernard (Pékin 2008, 100 mètres) ; sur le podium, l’esquisse d’un sourire ne dément pas sa réserve habituelle. Dans les jours qui suivent, elle cumule l’argent du 200 mètres nage libre et le bronze du relais quatre fois 200 mètres, devenant la troisième Française, après l’athlète Micheline Ostermeyer* (Londres 1948) et L. Manaudou, à remporter trois médailles au cours des mêmes Jeux. Depuis lors, se prêtant mieux au jeu de la médiatisation sans se départir de son habituelle maîtrise de soi, C. Muffat a battu deux records du monde successifs en petit bassin, sur 800 mètres (Angers, 8 min 1 s 06) et 400 mètres (Chartres, Championnats d’Europe, 3 min 54 s 85). En juillet 2014, la jeune championne de 25 ans décide, à la surprise générale, de mettre un terme à sa carrière. Elle meurt huit mois plus tard lors du tournage d’une émission de télé-réalité en Argentine, dans un accident d’hélicoptère faisant neuf autres victimes parmi lesquelles le boxeur Alexis Vastine et la navigatrice Florence Arthaud*.
Jean DURRY
MUHANDO, Penina (épouse MLAMA) [KILOSA 1948]
Dramaturge et chercheuse tanzanienne d’expression swahilie.
Après avoir étudié à l’université de Dar es-Saalam, Penina Muhando y a enseigné les arts du théâtre. En 1982, chef du département des beaux-arts et des arts de la scène, elle est devenue la doyenne de la faculté des arts et des sciences sociales, ainsi que la directrice des études et la vice-chancelière adjointe de l’université. Installée au Kenya en 2003, elle a dirigé le Forum des éducatrices africaines (Fawe), une organisation panafricaine non gouvernementale basée à Nairobi, puis la Campagne pour l’éducation des filles (Camfed) en Tanzanie. Présidente du Commonwealth Writers Prize, elle a reçu plusieurs prix, dont le prix Shaaban-Robert (1999) pour son œuvre littéraire et la promotion de la langue kiswahilie, et le prix national de la culture Zeze (2000) pour sa contribution au développement du théâtre africain appliqué à l’éducation des enfants et des jeunes : elle a étudié les communautés rurales en utilisant l’art dramatique comme outil d’analyse. Elle a résumé certaines de ses expériences théâtrales dans son livre Culture and Development : The Popular Theatre Approach in Africa. Auparavant, elle avait déjà publié des articles académiques sur le théâtre (le plus souvent signés de son nom d’épouse) et mené une étude, Fasihi na sanaa za maonyesho (« littérature et arts du théâtre », 1976), avec Ndyanao Balisidya*. Les pièces Hatia (« culpabilité », 1972) ou Heshima yangu (« mon honneur », 1974) mettent en scène des conflits familiaux. Tambueni haki zetu (« reconnaissez nos droits », 1973) évoque l’oppression politique illustrée par les conflits entre deux tribus imaginaires dans le monde des esprits ancestraux. Le thème principal de Pambo (« décoration », 1975) est la revendication sociale d’un intellectuel diplômé mais sans emploi. Dans la courte pièce Talaka si mke wangu (« femme, je te répudie », 1976), elle se concentre sur les enfants qui ont grandi sans amour et adopte, plus que dans ses œuvres précédentes, certaines techniques modernes du théâtre occidental. Elle a par la suite exploré des questions sociales plus vastes et s’est tournée vers les formes traditionnelles du théâtre africain. Sa pièce Harakati za ukombozi (« les luttes de libération », 1982), co-écrite avec N. Balisidya et Amandina Lihamba* et mise en scène pour la première fois en 1978, évoque des scènes de l’histoire de la Tanzanie en cédant beaucoup d’espace à l’improvisation, aux chants et aux danses. Il s’agit d’une tentative de revitaliser des formes théâtrales traditionnelles de l’Afrique orientale, que l’on retrouve dans le titre Nguzo Mama (« mère-pilier », 1982), sous une forme plus symbolique. Dans la pièce Lina ubani (« il y a un remède contre la pourriture », 1984), les caractéristiques du théâtre occidental et autochtone se croisent à différents niveaux : le récit se déroule en Tanzanie dans les années 1980, après la guerre avec l’Ouganda (1978-1979) ; en de brefs épisodes significatifs, l’auteure dresse un tableau réaliste de la situation du pays et de la corruption dans les milieux politiques. P. Muhando a également participé à la création d’une pièce collective, Ayubu (« Job », 1984), écrite et mise en scène par l’association de théâtre Paukwa, l’une des compagnies tanzaniennes les plus populaires, fondée dans les années 1980. C’est un procès intenté à Dieu, accusé de l’oppression du pauvre paysan Ayubu. Dans ses dernières pièces, la dramaturge a accompli la fusion d’un théâtre à contenu politico-social avec une dramaturgie de l’impromptu et un contact direct avec le public.
Elena BERTONCINI
■ BERTONCINI E., GROMOV M. D., KHAMIS S. A. M. et al., Outline of Swahili Literature : Prose Fiction and Drama, Leiden/Boston, E. J. Brill, 2009.
MUHITTIN, Nezihe [ISTANBUL 1889 - ID. 1958]
Écrivaine et féministe turque.
Fille d’un magistrat et d’une femme libertaire et éclairée, Nezihe Muhittin étudie à domicile jusqu’à l’âge de 20 ans, apprenant notamment la langue et la littérature persanes et arabes, l’allemand et le français. Alors qu’elle se prépare aux examens scientifiques du ministère de l’Éducation en vue de devenir enseignante, elle est désignée comme directrice de l’école pour filles du comité Union et Progrès. Elle réussit l’examen du ministère de l’Éducation et est nommée enseignante en sciences à l’école préparatoire pour filles. N. Muhittin publie dans des journaux et des revues des articles au sujet de la réforme de la formation à l’enseignement pour filles et de l’instruction pédagogique. Son premier roman, Şebâh-ı Tebâh (« jeunesse perdue »), paraît en 1911. De 1918 à 1938, elle écrira pendant de longues années des nouvelles et des articles sur la littérature et l’art pour des revues. En 1912, N. Muhittin prend part à la création de l’Association de protection des femmes turques ottomanes dont elle devient la secrétaire générale. Très influente dans la création du parti populaire des femmes en 1923, elle préside de 1924 à 1927 l’Union des femmes turques, qui revendique le droit de vote pour les femmes. Propriétaire et directrice d’édition de la revue Kadın Yolu de 1925 à 1927, elle y relate l’histoire du mouvement féministe en Turquie dans une analyse intitulée Türk Kadını (« la femme turque ») en 1931. Elle préconise l’indépendance économique des femmes et le choix d’un métier qui leur plaît, ce qui nécessite une éducation adéquate. Elle lutte pour que les femmes jouent un rôle actif dans la société, sans pour autant manquer au devoir maternel, pour ne pas bouleverser l’équilibre social. Nommée au collège pour garçons de Gaziosmanpaşa en 1929, elle y assure des cours de sciences. Ce sera son dernier poste. Parmi ses nombreux romans, se distinguent : Benliğim Benimdir (« mon individualité est à moi », 1929), Bir Aşk Böyle Söndü (« un amour s’est achevé ainsi », 1939) et Avare kadın (« une femme perdue », 1943). Elle a écrit près de 300 nouvelles, des pièces de théâtre qui ont été mises en scène, ainsi que des opérettes et des scénarios adaptés au cinéma.
Bahriye ÇERI
MÜHLLEITNER, Elke [XXe siècle]
Psychologue allemande.
Après des études de psychologie à Vienne et à Klagenfurt, Elke Mühlleitner suit le Psychoanalytic Studies Program à la New School for Social Research de New York et devient enseignante en histoire et théorie de la psychothérapie et de la psychanalyse. Son Biographisches Lexikon der Psycho-analyse (« dictionnaire biographique de la psychanalyse »), publié en 1992, établit, à partir d’archives et d’interviews, l’histoire de la société psychanalytique de Vienne entre 1902 et 1938. C’est grâce à cet ouvrage, qui contient 149 biographies, que l’on connaît aujourd’hui les noms des membres de la première société psychanalytique fondée par Freud. Dans son article de 1999 « Les femmes et le mouvement psychanalytique à Vienne », elle décrit « la présence, le pouvoir et la créativité des femmes » au sein de ce mouvement, affirmant que ce type de recherche devrait être mené dans l’historiographie de toutes les sciences. Elle met en évidence que, dès 1929, la profession de psychanalyste compte un tiers de femmes, à Vienne mais aussi dans d’autres sociétés psychanalytiques européennes, ce qui est remarquable pour l’époque ; plus que dans toutes les autres sciences, les femmes, par leurs contributions scientifiques, leurs pratiques cliniques et leur enseignement, ont joué un rôle éminent. Toutes les pionnières* viennoises, à l’exception d’Anna Freud*, ont écrit au moins un article dans le domaine de la psychologie féminine.
COLLECTIF PSYCHANALYSE ET POLITIQUE
■ « Les femmes et le mouvement psychanalytique à Vienne », in MIJOLLA-MELLOR S. de, Les Femmes dans l’histoire de la psychanalyse, Bordeaux, L’Esprit du temps, 1999 ; avec MAY U., Edith Jacobson, Sie selbst und die Welt ihrer Objekte, Giessen, Psychosozial-Verlag, 2005 ; avec LEGGEWIE C., Die Akademische Hintertreppe, Francfort, Campus, 2007.
MUHTÎ VOIR HATUN, Râbiâ
MUHUMUSA (reine) VOIR NIYABINGHI
MUJAWAMARIYA, Monique [BUTARE 1955]
Travailleuse sociale rwandaise.
Née d’un père hutu de Gisenyi dans le nord du Rwanda et d’une mère tutsi de Gikongoro dans le sud du pays, Monique Mujawamariya est, par ses origines, une éprouvée à chaque conflit et, comme elle aime le dire, tous les paradoxes qui déchirent son pays se retrouvent dans son ADN. Que ce soit les troubles ethniques ou régionaux, il y a toujours une partie d’elle dans chaque groupe marginalisé. Après avoir acquis son diplôme de travailleuse sociale, elle œuvre à l’amélioration des conditions de vie des milieux défavorisés. De la lutte contre la malnutrition à la sensibilisation contre le sida ainsi que le suivi de la santé des mères séropositives, elle sera pionnière dans l’organisation d’enquêtes internationales par les ONG sur les violations des droits humains (au Rwanda et au Burundi). Elle dénonce le martyre des Tutsi avant avril 1994 et décrit les exactions contre les Hutu après la prise du pouvoir par les Tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) en juillet 1994. En 1996, elle organise un colloque à Bamako au Mali sur la mauvaise gouvernance du Rwanda et ses débordements ethniques, dont les recommandations seront reprises notamment par l’Organisation des Nations unies concernant l’Afrique des Grands Lacs. Plusieurs prix et un doctorat honoris causa en sciences humaines lui sont décernés, et elle est reçue à la Maison-Blanche par le président Clinton. Sa tentative de retour au Rwanda en 1996 échoue. Elle ne se reconnaît plus dans ce pays qui bâtit son avenir sur la compassion pour une partie de son peuple (les Tutsi) au détriment de l’autre (les Hutu). Elle préfère l’exil et s’établit à Montréal au Canada en février 1998. En 2000, elle se consacre à la santé des populations défavorisées en organisant des missions de chirurgie humanitaires en Afrique : formation des cardiologues et des chirurgiens pour soigner les enfants du Maroc défavorisés et missions de chirurgie faciale pour les enfants défigurés par le noma et les femmes fistuleuses au Burkina Faso. M. Mujawamariya se consacre à la promotion de l’autonomisation des femmes des townships de Cape Town en Afrique du Sud où elle habite depuis juillet 2011.
Claudine HERRMANN
MUJERES CONTRA LA GUERRA Y EL FASCISMO [Espagne 1933-1946]
Branche espagnole du Comité mondial des femmes contre la guerre et le fascisme, fondée à Madrid en 1933 sur l’initiative de Dolores Ibárruri* et d’Irene Falcón*, à majorité communiste, l’association Mujeres contra la guerra y el fascismo recrute aussi des républicaines, des socialistes et des femmes des classes moyennes sans étiquette. Elle nomme, en 1934, lors de son premier congrès à Madrid, Catalina Salmerón présidente, mais, de fait, la direction appartient à D. Ibárruri. Le groupe participe au Congrès mondial des femmes antifascistes (Paris 1934) et s’affilie à la IIIe Internationale cette année-là. Déclaré la même année illégal lors de la révolte des Asturies, il se cache sous le nom d’Organización pro-infancia obrera (« organisation en faveur de l’enfance ouvrière ») pour aider les enfants des mineurs victimes de la répression. La victoire du Front populaire (Frente popular) en 1936 permet au Comité national des femmes antifascistes de se reconstituer ; il est rebaptisé Agrupación de mujeres antifascistas (AMA). L’association publie Mujeres (rédaction communiste) en avril 1936, et, en novembre 1937, naît son équivalent catalan, La Unió de dones de Catalunya. Sur les mêmes bases, des jeunes filles se réunissent dans l’Unión de muchachas et, en Catalogne, dans l’Aliança nacional de la dona jove. En septembre, la Comisión de auxilio femenino (« commission d’aide féminine »), émanation de l’AMA, est chargée par le gouvernement d’organiser le travail féminin à l’arrière et des lieux de secours – centres d’aide, garde d’enfants, dispensaires, ateliers de couture à Madrid pour les uniformes des soldats. Leur lutte idéologique contre le fascisme et pour la défense des libertés démocratiques cantonne le plus souvent les femmes dans leur rôle d’épouse et de mère, sans remettre en cause les discriminations entre les sexes. L’AMA est alors l’organisation de femmes la plus importante (60 000 à 65 000 adhérentes). Elle affirme respecter les opinions de toutes (Congrès de Valence 1937), mais privilégie les relations avec les femmes républicaines et anarchistes – pour isoler les trotskistes. Du 1er au 8 mars 1938, elle organise la semaine de la Femme antifasciste, moment d’intense propagande procommuniste et de recrutement des femmes dans l’industrie, en défendant l’égalité des salaires des femmes et des hommes. L’AMA tente en exil de poursuivre son action ; en 1946, elle se réorganise en France sous le nom d’Unión de mujeres españolas (UME). L’UME internationalise la lutte antifranquiste au sein de la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF) ; elle lie son combat au pacifisme et au prosoviétisme durant la guerre froide.
Yannick RIPA
■ BARRACHINA M.-A., BUSSY GENEVOIS D., YUSTA M., Femmes et démocratie. Les Espagnoles dans l’espace public (1868-1978), Nantes, Éd. du temps, 2007 ; NASH M., Rojas. Las mujeres republicanas en la Guerra civil, Madrid, Taurus, 1999 ; SCANLON G. M., La polémica feminista en la España contemporánea (1868-1974), Madrid, Siglo XXI de España, 1976 ; YUSTA M., Madres coraje contra Franco. La Unión de mujeres españolas en Francia, del antifascismo a la Guerra fría (1941-1950), Madrid, Cátedra, 2009.
MUJERES LIBRES [Espagne 1936-1978]
Mujeres libres est un groupe de femmes libertaires, émanant d’une revue éponyme fondée en 1936 par trois membres de la Confédération nationale du travail (CNT), Lucía Sánchez Saornil*, Mercedes Comaposada Guillén et Amparo Poch y Gascón*. La revue est créée par et pour des femmes, sans l’aide de la CNT, dans le but de former « une force féminine consciente et responsable qui agisse comme avant-garde du progrès ». Les fondatrices se situent dans le mouvement anarcho-syndicaliste et veulent œuvrer pour lui, alors que la non-prise en compte de la spécificité des problèmes des femmes et le renvoi à l’instauration de l’égalité des sexes après la révolution libertaire éloignent de la CNT celles qui se rapprochent des associations féministes ou adhèrent à des partis de gauche. Mujeres Libres veut l’émancipation des femmes, celle surtout de la femme ouvrière victime de l’ignorance, du capitalisme et du machisme, mais rejette l’adjectif « féministe » et lui préfère « féminin », se situant dans la lignée de Federica Montseny* pour laquelle « propager un féminisme » revient à « fomenter le masculinisme ». Tout en reliant émancipation des femmes et émancipation du prolétariat, Mujeres libres réclame l’instruction scolaire, l’éducation sexuelle, l’indépendance économique – condition première de l’émancipation des femmes – et met en place des cycles d’instruction et des instituts. Le groupe refuse d’être la section féminine de la CNT, il revendique son autonomie et la reconnaissance de son existence aux côtés de la CNT, de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) et de la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) ; mais il accepte la multiplicité des appartenances de ses membres. Ses positions l’opposent violemment à la CNT, qui l’accuse de déviationnisme et de féminisme. Quatre numéros de sa revue sont publiés avant juillet 1936. Mujeres Libres prend pleinement part à la guerre civile ; nombre de ses adhérentes prennent les armes, devenant miliciennes. Elles refusent alors toute collaboration avec les organisations féminines qui font de la lutte contre le fascisme, et non de la révolution, une priorité, et critiquent pareillement le Parti communiste espagnol (PCE) et le Parti socialiste unifié de Catalogne (PSUC) comme défenseurs de la République. Elles réaffirment leur combat dans le mouvement libertaire, pourtant elles acceptent, en septembre 1936, de quitter le front pour travailler à l’arrière, espérant que cette phase permettra l’entrée massive des femmes dans la production. En août 1920, Mujeres libres tient son premier congrès national à Valence et crée des groupements locaux, provinciaux, régionaux, chapeautés par un comité national, aidé par un sous-comité national constitué de six secrétariats. Malgré ses 20 000 membres en 1938 et les 13 numéros de sa revue, Mujeres Libres adoucit ses positions en s’éloignant à nouveau du féminisme et posant la maternité comme valorisation et réalisation des femmes. Sa demande de reconnaissance en tant que composante intégrante de la CNT est encore repoussée. L’organisation tente de poursuivre son action en exil et publie, de novembre 1964 à décembre 1976, 47 numéros de sa revue. En décembre 1976, un groupe Mujeres libres est créé à Barcelone, un autre en 1977 à Madrid, et quatre numéros de la revue sont publiés en 1977 et 1978.
Yannick RIPA
■ NASH M., Femmes libres. Mujeres libres, España, 1936-1939, Claix (Isère)/Lyon, La Pensée sauvage/Fédérop, 1977 ; ID., Mujeres libres, des femmes libertaires en lutte. Mémoire vive de femmes libertaires dans la révolution espagnole, Paris, Los Solidarios/Monde libertaire, 2000.
MÚJICA, Elisa [BUCARAMANGA 1918 - ID. 2003]
Écrivaine colombienne.
Elisa Mújica arrive à Bogotá à 8 ans et doit travailler pour aider sa famille. Elle est la première femme à gérer une banque puis devient la secrétaire particulière du futur président de la République Carlos Lleras Restrepo. Sa première nouvelle paraît dans le journal El Liberal, en 1947, mais les articles qu’elle publie dans le journal El Tiempo sont de plus grande importance. Son érudition s’exprime dans un langage clair à travers une œuvre composée de nouvelles, de romans, d’essais, de biographies et de chroniques. C’est à Quito, en Équateur, où elle travaille comme secrétaire de l’ambassade colombienne, qu’elle écrit son premier roman, Los dos tiempos (« les deux temps », 1949). Le personnage principal est une femme autonome, dont l’indépendance se manifeste jusque dans ses histoires amoureuses. Le roman contribue à redéfinir la place des femmes dans une société qui aspire au marxisme. Ce premier roman et les deux qui le suivent, Catalina (1963) et Bogotá de las nubes (« Bogotá des nuages », 1984), sont centrés sur ce que Mary G. Berg définit comme « les problèmes fondamentaux de la femme au XXe siècle » : se définir, être indépendante, jouir de la sexualité et de l’amitié, vivre simultanément une vie publique et une vie privée. E. Mújica a aussi écrit des livres pour enfants tels que La expedición botánica contada a los niños (« l’expédition botanique racontée aux enfants », 1978). En 1984, elle devient membre de l’Académie colombienne de la langue et, plus tard, elle est nommée correspondante de l’Académie royale espagnole. Elle est également l’auteure des recueils de nouvelles Ángela y el diablo (« Angela et le diable », 1953), Árbol de ruedas (« arbre à roues », 1972), Las altas torres del humo (« les grandes tours de la fumée », 1985) et des essais La aventura demorada (« l’aventure retardée », 1960) et Introducción a Santa Teresa (« introduction à sainte Thérèse », 1981).
Victor MENCO HAECKERMANN
MUKAGASANA, Yolande [KIGALI 1954]
Infirmière et écrivaine rwandaise naturalisée belge.
Rescapée du génocide des Tutsis, Yolande Mukagasana est infirmière-anesthésiste pendant dix-neuf ans au centre hospitalier de Kigali, puis crée un dispensaire privé dont elle est infirmière en chef en 1994, lorsque éclate la guerre civile entre Tutsis et Hutus, au Rwanda. Ayant survécu par miracle aux massacres interethniques qui ont dévasté son pays, elle a cependant perdu ses trois enfants, son mari, son frère et ses sœurs. C’est pour conjurer la tragédie de la mort de toutes les victimes que plutôt que la vengeance, cette femme digne et courageuse a fait le choix de la plume et de la pédagogie, déclarant avec force : « J’accepte mon héritage du génocide car si je suis restée en vie, c’est pour remplir une mission. » Réfugiée en Belgique, où elle a été naturalisée en 1999, elle livre un témoignage émouvant dans deux ouvrages autobiographiques, La mort ne veut pas de moi (1997) et N’aie pas peur de savoir (1999). Outre des contes, elle a également coécrit, avec le collectif d’étudiants du conservatoire de Liège Groupov, la pièce de théâtre Rwanda 94, couronnée par de nombreux prix internationaux. En 2001, poursuivant son combat pour la mémoire des siens, elle a publié, avec le photographe Alain Kazinierakis, Les Blessures du silence, rassemblant 80 témoignages de survivants et de bourreaux qu’elle est allée elle-même interroger dans son pays. Elle a adopté trois de ses nièces orphelines et s’occupe d’une vingtaine d’orphelins au Rwanda.
Elisabeth LESIMPLE
■ Avec MAY P., La mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot, 1997 ; Avec MAY P., N’aie pas peur de savoir, Paris, J’ai lu, 2000 ; avec KAZINIERAKIS A., Les Blessures du silence. Témoignages du génocide au Rwanda, Arles, Actes Sud, 2001.
■ SIDIBÉ F., « Interview de Yolande Mukagasana », in Amina, n° 420, avril 2005.
MUKAMABANO, Madeleine [1955]
Journaliste franco-rwandaise.
Cette journaliste porte la voix de l’Afrique sur les ondes publiques françaises depuis près de trente ans. D’une très grande discrétion, Madeleine Mukamabano a toujours refusé de parler de sa vie. Au journaliste du Monde qui lui consacre un portrait, elle explique seulement que, jeune étudiante tutsie en Ouganda, elle a failli être tuée lors d’une crise xénophobe. Sauvée par un professeur juif rescapé des camps de concentration, qui lui permet avec le soutien de l’ambassade de France de rejoindre Paris, elle y poursuit ses études. Spécialisée dans les recherches sur l’Afrique, elle est repérée par France Culture au début des années 1980, puis participe à différents programmes consacrés aux relations internationales. Dans son émission de radio Le Débat africain, diffusée chaque samedi sur RFI de 1990 à 2010, elle a interviewé tous les hommes politiques du continent, au pouvoir ou dans l’opposition. Selon Le Monde, elle est la seule journaliste capable de réunir à son micro pour une même émission les premiers ministres africains et leurs opposants. L’impact de son émission en Afrique dépasse largement les milieux politiques et intellectuels. En 1999, pour un reportage sur le Rwanda, elle reçoit le prix Bayeux, attribué par un jury international présidé par Hervé Chabalier, président de l’agence Capa et destiné à rendre hommage aux journalistes du monde entier qui exercent leur métier dans des conditions périlleuses. Dans ce reportage, M. Mukamabano interviewe témoins, rescapés et tueurs du génocide tutsi, qui a fait près d’un million de victimes, et revient sur le devenir de toutes les personnes interviewées.
Cécile MÉADEL
■ CRESSARD A., « Franc-parler : la dame de RFI », in Le Monde, 3-1-2000 ; « Madeleine Mukamabano : Out of Africa », in World Press Review, vol. 49, no 6, juin 2002.
MUKHERJEE, Bharati [CALCUTTA 1940]
Écrivaine américaine.
D’origine bengali, Bharati Mukherjee naît en Inde dans une famille aisée. Après avoir été scolarisée dans un établissement indien, elle passe trois années en Europe avec ses parents, après l’indépendance, et rentre à Calcutta au début des années 1950. Étudiante en lettres, après l’obtention de son master à l’université de Baroda, elle part étudier aux États-Unis où elle obtient un MFA (Master of Fines Arts) en création littéraire (1963) et un doctorat (PhD) en littérature comparée (1969) à l’université de l’Iowa. De 1966 à 1980, elle vit au Canada avec son mari, se fait naturaliser canadienne (1972) et publie ses deux premiers livres : The Tiger’s Daughter (« la fille du tigre », 1971) et Wife (« épouse », 1975). Critiquant le Canada qu’elle juge « raciste », elle s’établit en 1980 aux États-Unis dont elle deviendra citoyenne en 1989. Elle publie Middleman and Other Stories, en 1988, qui remporte le National Book Critics Circle Award. Ses œuvres, empreintes de culture indienne, parlent de l’immigration, du racisme, des chocs culturels, de l’image de la femme dans la société indienne. Elles expriment les tensions et les problèmes identitaires auxquels sont confrontés les émigrés indiens en Amérique du Nord et portent une attention toute particulière aux femmes et à leur intégration dans ce « nouveau monde ». La sobriété de son style, les développements ironiques de ses intrigues, ses observations judicieuses et le regard narquois qu’elle porte sur la réalité en font une auteure très appréciée. Après avoir enseigné à l’université McGill à Montréal, au Skidmore College, au Queens College et à la City University of New York, B. Mukherjee a obtenu un poste de professeure de littérature anglaise à Berkeley (université de Californie). Elle est également devenue membre de l’American Academy of Arts and Sciences.
Beatrix PERNELLE
■ Le Conquérant du monde (The Holder of the World, 1993), Paris, Gallimard, 1995 ; Les Déshérités (Leave it to me, 1996), Paris, Gallimard, 2010.
■ ALAM F., Bharati Mukherjee, New York/Londres, Twayne Publishers/Prentice Hall International, 1996 ; DHAWAN R. K., The Fiction of Bharati Mukherjee : A Critical Symposium, New Delhi, Prestige, 1996 ; NELSON E. S., Bharati Mukherjee : Critical Perspectives, New York, Garland, 1993.
MUKHERJEE, Meera [CALCUTTA 1923 - ID. 1998]
Sculptrice indienne.
Formée au style pictural de l’école du Bengale, mouvement qui prône un retour aux traditions indiennes en réaction à l’académisme occidental, Meera Mukherjee l’est également à la sculpture auprès d’artisans traditionnels. En 1941, elle s’inscrit à la Delhi Polytechnic, dont elle sort diplômée de peinture, de graphisme et de sculpture en 1951. Ayant obtenu une bourse d’études à l’académie des beaux-arts de Munich, elle s’installe en Allemagne ; ce séjour (1953-1956) lui fait prendre conscience des lacunes de l’enseignement artistique qu’elle a reçu ; l’éloignement la pousse à se questionner sur son identité. Commence alors sa « quête d’indianité », tant stylistique que personnelle. Rapidement, elle se consacre à la sculpture, sans toutefois abandonner totalement la peinture et le dessin. En 1956, elle choisit de rentrer à Calcutta. Encouragée par un ami anthropologue, elle part au Bastar (Madhya Pradesh) pour étudier la technique particulière des Gharua, qui utilisent un procédé traditionnel et primitif dit de « cire perdue ». Suivront d’autres voyages financés par d’autres bourses. Son grand tour de l’Inde lui permet de travailler avec d’autres artisans traditionnels et de multiplier les sources d’inspiration. La somme de ses recherches et de ses découvertes sera d’ailleurs publiée en 1978, sous l’égide de l’Anthropological Survey of India, dans Metal Craftsmen of India (« artisans fondeurs d’Inde »). À la fois femme et étrangère, elle doit faire face aux résistances des artisans à partager leur savoir-faire. Formellement, ses œuvres témoignent de ses expériences. Elle utilise les techniques, mais sa manière de donner à voir les difficultés liées à la réalisation de l’œuvre, d’imbriquer les formes, de jouer avec la surface du métal, d’en montrer les irrégularités, d’utiliser les stries non polies pour suggérer un mouvement, un élan ou au contraire une masse, est un signe de son innovation et de sa liberté d’exécution. Au milieu des années 1960, elle travaille des pièces massives, difficiles à réaliser : He Who Saw (« celui qui a vu ») est une œuvre conçue en 1965, puis fondue en huit parties ; plus de deux années sont nécessaires à la réalisation de la sculpture monumentale Asoka at Kalinga (« Asoka à Kalinga ») (Welcomgroup Maurya Sheraton, New Delhi). Avec l’âge et le temps, l’artiste réduit l’échelle de ses sculptures. Son œuvre variée aborde des thèmes de la vie quotidienne en milieu rural ou les tensions en milieu urbain (figures déshumanisées dans un bus ou révoltes estudiantines à Calcutta), ainsi que des thèmes mythiques ou historiques. Certaines sculptures sont légères, ludiques, tandis que d’autres, empreintes de quiétude, ont une dimension plus contemplative, voire mystique dans les dernières années de vie de la sculptrice.
Judith FERLICCHI
■ GUHA-THAKURTA T., « Meera Mukherjee : recasting the folk form », in GAYATRI S. (dir.), Expressions & Evocations : Contemporary Women Artists of India, Bombay, Marga Publications on behalf of the National Centre for the Performing Arts, 1996 ; SEN G., « He who saw : Meera Mukherjee », in Image and Imagination : Five Contemporary Artists in India, Ahmedabad/Middletown, Mapin Publishing/Grantha Corporation, 1996.
MUKHERJEE, Mrinalini [BOMBAY 1949]
Sculptrice indienne.
Fille du peintre et écrivain Benode Behari Mukherjee (1904-1980), considéré comme un des pionniers de l’art moderne indien, et de la sculptrice Leela Mukherjee, Mrinalini Mukherjee étudie la peinture à la Faculty of Fine Arts de la M. S. University à Baroda (1965-1970), puis complète son cursus en 1972 par un diplôme de design mural, sous la direction de l’artiste K. G. Subramanyan (1924). Marquée par l’enseignement de ce dernier, elle s’intéresse au potentiel plastique de diverses matières organiques locales, jugées comme pauvres et non conventionnelles, pour créer une nouvelle imagerie. Depuis ses premiers petits tapis et tapisseries, elle élabore, à partir des mêmes matériaux, des compositions de plus en plus complexes et lourdes. Elle choisit d’utiliser essentiellement des fibres de chanvre (sulti) ou de jute, et conçoit des sculptures biomorphiques de plus en plus monumentales. Suspendues au plafond ou entassées sur le sol, ses effigies, souvent regroupées en installations, comme dans Vriksha-Nata (« représentation d’arbres, 1991-1992), remplissent l’espace. Dans un souci de création presque « artisanale », elle tresse et multiplie les nœuds pour donner vie à un jeu de plis, de courbes et de draperies, de pleins et de vides. Ses textures rappellent la terre, et ses coloris sont influencés par l’environnement et la flore. Mélanges d’humain et de végétal, ses sculptures ornementales, où l’on décèle souvent des formes semblables au sexe féminin (Pushp, « fleur », 1993), ont été considérées comme des métaphores de la fécondité (Kapur 2000). Déesses-mères à la fois nourricières et dévorantes, elles s’emploient à ravir le pouvoir masculin. Si les titres de ses œuvres font souvent référence à des figures mythologiques indiennes, M. Mukherjee se défend d’y voir un quelconque rapport avec des divinités existantes. Sans dessin préliminaire ni influence particulière, les formes évoluent au fur et à mesure, de manière inconsciente, selon elle, vers des œuvres qui tendent à l’abstraction. Au fil du temps, elle expérimente le métal, la céramique, puis le bronze dans tous types de formats, avec les séries Matrix (2006) et Lava (2010), mais toujours demeure la référence à la nature, à la terre.
Judith FERLICCHI
■ GULAMMOHAMMED, Sheikh (dir.), Contemporary Art in Baroda, New Delhi, Tulika, 1997 ; KAPUR G., When Was Modernism : Essays on Contemporary Cultural Practice in India, New Delhi, Tulika, 2000.
■ GUHA T., « Mrinalini Mukherjee : Labyrinths of the mind », in Third Text, nos 28-29, 1994.
MUKUNA, Fifi [KINSHASA 1968]
Auteure de bandes dessinées congolaise.
Fifi Mukuna a suivi les cours de l’académie des Beaux-Arts de la capitale de la République démocratique du Congo (RDC). Là-bas, elle côtoie de nombreux artistes, inspirés aussi bien par la bande dessinée de l’ex-colonisateur belge que par les graphistes populaires qui connaissent un grand succès dans la rue kinoise. Elle réalise ses premières bandes dessinées au début des années 1990 pour les principaux journaux du pays comme Le Palmarès, Le Phare ou Le Grognon. Réfugiée politique depuis 2002, elle réside en France où elle poursuit sa carrière d’auteure de bande dessinée. Elle a ainsi participé au troisième numéro de la revue Afrobulles (2002) et à trois albums collectifs : Une journée dans la vie d’un Africain d’Afrique, Là-bas… Na poto et New Arrivals. En 2002, elle a dessiné l’album Si tu me suis autour du monde, scénarisé par Christophe N’Galle Edimo.
Sébastien LANGEVIN
MÜLDÜR, Lâle [AYDIN 1956]
Écrivaine turque.
Après des études en électronique et en économie à l’Université technique du Moyen-Orient (ODTÜ) d’Ankara, Lâle Müldür part étudier en Angleterre, obtient un diplôme en sociologie, puis vit à Bruxelles. À son retour en Turquie, elle est journaliste à la Radio-télévision turque (TRT) et écrit pour le quotidien Radikal. Ses premiers poèmes paraissent en 1980 dans les revues Yazı et Yeni İnsan. Certains sont mis en musique par le groupe Yeni Türkü. Dans sa poésie expérimentale, voire exploratoire, se mêlent thèmes scientifiques, utopie du voyage interstellaire, jeux langagiers et un foisonnement de références à la poésie mondiale. Dans Divanü-lûgat-it-Türk (« recueil de la langue des Turcs », 1998), qui s’inspire d’une œuvre du XIe siècle de Mahmut de Kaşgar, elle réécrit, en s’appuyant sur la littérature des débuts de l’islam et les sonorités du turc ancien, l’épopée de la migration des tribus turques de l’Asie centrale vers l’Asie occidentale. Dans Güneş Tutulması 1999 (« éclipse de soleil 1999 », 1999), elle s’engage dans une réflexion sur les mouvements telluriques couplée à un ensemble de remarques et de pensées esthétiques qui se concentrent sur l’acte créatif. Dans d’autres textes, plus hermétiques, elle cherche à déchiffrer un monde inconnu, à s’éloigner des compositions poétiques traditionnelles.
Timour MUHIDINE
■ « Cantates profanes » et « La tristesse s’est réveillée », in PINQUIÉ J. (dir.), Anthologie de la poésie turque contemporaine, Paris, Publisud, 1991 ; « Shakespeare & Co. », in Siècle 21, no 8, 2006 ; « Safran », in COLLECTIF, J’ai vu la mer, anthologie de la poésie turque contemporaine, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour, 2010.
MULFORD, Wendy [ABERGAVERY, PAYS DE GALLES 1941]
Poétesse britannique.
Wendy Mulford étudie d’abord à Cambridge, où elle reste une dizaine d’années avant de rejoindre la Thames Polytechnic dans les années 1970. Elle retourne à Cambridge après avoir épousé le poète John James. En 1972, elle fonde les Street Editions au moment de la montée du Women’s Liberation Movement. Rebaptisée Reality Street Editions en 1993, c’est la plus importante maison d’édition de littérature expérimentale, narrative et non narrative. Elle s’en retire en 1998. Elle écrit de nombreux essais sur la poésie, une biographie de Sylvia Townsend Warner* et un livre sur les saintes avec Sara Maitland* en 1998. Associée à l’avant-garde poétique contemporaine et au développement de la poésie féministe des années 1970, son écriture multilinéaire fait exploser le vers en tant que forme et se rapproche fortement de la poésie concrète, jouant sur le visuel et l’auditif et considérant la spatialisation du mot comme une « abstraction des formations linguistiques masculines ». Elle édite l’anthologie The Virago Book of Love Poetry en 1991, publie 13 volumes de poésie et deux autres essais, dont l’un sur Seamus Heaney.
Michel REMY
MULLEN, Harryette [FLORENCE, ALABAMA 1953]
Poétesse américaine.
Afro-Américaine, Harryette Mullen grandit au Texas alors qu’y règne encore la ségrégation. Sa poésie met en jeu les questions de l’écriture féminine et de la langue des communautés noires. Elle tente, dans son premier recueil Tree Tall Woman (« une femme grande comme un arbre », 1981), de créer une langue accessible au plus grand nombre en réfléchissant à son passé d’enfant des classes moyennes ayant vécu dans un environnement noir au Texas. Influencée par le Black Arts Movement (BAM), elle pense à l’époque écrire avec « une voix noire », mais perçoit ensuite combien cette approche est restrictive. Ses recueils suivants s’inscrivent dans la lignée des innovations de l’écrivaine d’avant-garde Gertrude Stein*. Ainsi, Trimmings (« garnitures », 1991) et S*PeRM**K*T (1992) réactualisent les sections « objet » et « nourriture » du livre Tendres boutons de cette dernière. Au fil de ses poèmes, S*PeRM**K*T (jeu avec le mot supermarket) développe une longue liste de courses. H. Mullen s’amuse ainsi avec le langage de façon à accentuer la fragmentation, tout en explorant les questions de la féminité, de la sexualité et de la domesticité. En outre, elle repense le langage utilisé dans les médias, la politique, la littérature et va jusqu’à créer un conflit entre langue publicitaire, consommation de masse et mondialisation, d’un côté, et langage esthétique, de l’autre. Les textes de Muse & Drudge (« muse et bonne à tout faire », 1995) émanent d’un chœur qui n’est jamais cité explicitement – les voix de Sappho* et de Sapphire (femme noire refusant d’être réduite au silence) – et permettent à H. Mullen de faire se rencontrer la musique des textes de Sappho avec les rythmes du blues. Enfin, Sleeping With the Dictionary (« dormir avec le dictionnaire », 2002), finaliste du National Book Award, est composé sur la base de contraintes proches de celles de l’Oulipo et s’inspire du dictionnaire et de textes d’auteurs comme William Shakespeare, Langston Hughes ou Arna W. Bontemps.
Vincent BROQUA
■ Recyclopedia (contenant Trimmings, 1991, S*PeRM**K*T, 1992, et Muse & Drudge, 1995), St. Paul, Graywolf Press, 2006.
■ HOGUE C., « Beyond the Frame of Whiteness : Harryette Mullen’s Revisionary Border Work », in HINTON L. et HOGUE C. (dir.), We Who Love to Be Astonished : Experimental Women’s Writing and Performing Poetry, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 2002.
MULLEN, Laura [LOS ANGELES 1958]
Poétesse et romancière américaine.
Après un BA (Bachelor of Arts) en littérature anglaise obtenu à l’université de Californie (Berkeley) et un MFA (Master of Fines Arts) en poésie à l’université de l’Iowa (Iowa Writers’Workshop), Laura Mullen a enseigné dans de nombreuses universités. Son œuvre se caractérise par le mélange de plusieurs genres et traditions : The Tales of Horror (« histoires d’horreur », 1999) s’inscrit dans le gothique moderne ; dans The Surface (1991), certains poèmes relèvent de la forme la plus traditionnelle ; Murmur (2007) est un roman policier écrit en prose poétique résolument postmoderne. Tout en s’inscrivant dans la mouvance esthétique du postmodernisme américain, les textes de L. Mullen empruntent également beaucoup à Henry James, à Edgar Allan Poe, ainsi qu’à de nombreux autres écrivains non conventionnels. L. Mullen, actuellement professeure à l’université de Louisiane, enseigne le creative writing, la littérature, la traduction, la poésie, la fiction et le cinéma. En 1998, elle a reçu une bourse du National Endowment for the Arts, et son œuvre a été récompensée par de nombreux autres prix.
Beatrix PERNELLE
MULLENS, Hannah Catherine [CALCUTTA 1826 - ID. 1861]
Auteure d’expression bengali.
Un certain mystère continue à planer sur l’identité et les origines d’Hannah Catherine Mullens, peut-être fille d’un révérend suisse envoyé en Inde en 1821 par la société missionnaire de Londres fondée par des évangélistes anglicans et non-conformistes. Il est néanmoins acquis qu’elle a enseigné très jeune le bengali – appris à la maison – à l’école de la mission de Bhawanipur. Ses écrits témoignent avant tout des préoccupations des missionnaires chrétiens installés en Inde à l’aube de sa colonisation, et de l’influence qu’ils ont pu exercer sur l’évolution culturelle et sociale de la société bengali. Phulmani o Karunâr Bibaron (« l’histoire de Fulmoni et Koruna », 1852), son œuvre la plus commentée, est présentée comme la première fiction en prose en langue bengali à posséder certains traits du roman. Les vertus que le récit met en avant sont celles de la morale chrétienne : elles figurent au catalogue des devoirs et des responsabilités de l’épouse modèle. Dans sa préface, H. C. Mullens justifie l’écriture de ce livre par la nécessité de montrer l’influence concrète du christianisme sur plusieurs détails de la vie conjugale, notamment la nature des liens du mariage, le comportement des maris, l’apprentissage moral de l’enfant, ou le devoir de la femme envers les malades et les déshérités. En dépit du schéma édifiant, cette fable didactique parvient avec sensibilité et réalisme à décrire la vie quotidienne des populations les plus modestes ; la conscience de ses personnages évolue graduellement au gré d’un récit de fait moins édifiant qu’on ne pourrait l’imaginer. Étrangère au monde qu’elle décrit, s’emparant d’une langue autre, elle parvient, comme le souligne Chittaranjan Bandyopadhyay dans son introduction à Phulmani o Korunâr Bibaron, à brosser du Bengale un tableau vivant et juste, ce en quoi ont échoué de nombreux missionnaires éduqués dans la morale victorienne.
Olivier BOUGNOT
■ The Missionary on the Ganges or What Is Christianity, Londres/Calcutta, W. H. Dalton/Calcutta Christian Tract and Book Society, 1856.
■ MUKHERJEE M., Early Novels in India, New Delhi, Sahitya Akademi, 2002.
MÜLLER, Herta [NITZKYDORF, ROUMANIE 1953]
Romancière, poétesse et essayiste allemande.
Prix Nobel de littérature 2009.
De langue maternelle allemande, originaire de Roumanie, voilà qui détermine la destinée de l’écrivaine Herta Müller, prix Nobel de littérature en 2009. Née dans un village souabe du Banat, traductrice, elle se voit licenciée pour n’avoir pas collaboré avec la Securitate. Proche à Timişoara du groupe culturel d’opposition Aktionsgruppe Banat, interdite de publication, elle va connaître en Allemagne un succès fulgurant dès la parution de son premier roman Niederungen (« dépressions », 1982). La critique reconnaît en elle un remarquable prosateur de langue allemande, avant même son émigration pour Berlin en 1987. Le quotidien de son village d’origine, d’une minorité souabe, refermée sur elle-même (L’homme est un grand faisan sur la terre, 1986 ; Barfüssiger Februar, « février à pieds nus », 1987), la dictature de Ceauşescu et la résistance à l’oppression (Le renard était déjà le chasseur, 1992 ; Herztier, « animal de cœur », 1994) sont des thèmes récurrents dans son œuvre. Même dans ses essais, H. Müller mêle des considérations autobiographiques à ses réflexions sur les minorités, l’étrangeté, la langue qui outrepasse les frontières nationales et l’hybridité. Malgré une syntaxe simple, à la première personne, son style, elliptique, est très soutenu. Son écriture vise à « inventer une perception », que permet « le regard étranger ». Ses poèmes-collages, comme le reste de son œuvre, montrent le caractère résolument polyphonique et politique de la langue. Son œuvre, traduite en plus de 20 langues, est couronnée de nombreux prix.
Cécile KOVACSHAZY
■ L’homme est un grand faisan sur la terre (Der Mensch ist ein grosser Fasan auf der Welt, 1986), M. Sell, 1988 ; Le renard était déjà le chasseur (Der Fuchs war damals schon der Jäger, 1992), Paris, Seuil, 1997 ; La Convocation (Heute wär ich mir lieber nicht begegnet, 1997), Paris, Métailié, 2001 ; La Balançoire du souffle (Atemschaukel, 2009), Paris, Gallimard, 2010.
■ BOZZI P., Der fremde Blick, Zum Werk Herta Müllers, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, 2005 ; EKE N. O. (dir.), Die erfundene Wahrnehmung, Annäherung an Herta Müller, Paderborn, Igel Verlag, 1991.
MÜLLER, Inge (née Ingeborg MEYER) [BERLIN 1925 - ID. 1966]
Poétesse et écrivaine allemande.
Auteure de pièces radiophoniques, de romans inachevés, de livres pour enfants, Inge Müller a collaboré avec le dramaturge Heiner Müller – qu’elle a épousé par la suite – à la rédaction de La Correction, Le Briseur de salaires et Klettwitzer Bericht (« le rapport Klettwitz »), publiés en 1957 et 1958. Son œuvre majeure, Wenn ich schon sterben muss (« puisqu’il faut bien que je meure »), paraît posthume en 1985. C’est un recueil de poèmes caractérisé par un lexique et une métrique clairs, d’inspiration brechtienne. Il relate l’expérience traumatique de la guerre dans la Wehrmacht, les bombardements à Berlin, la mort des parents sous les décombres, le bouleversement de l’après-guerre (« je ne veux vivre ni mourir »). Optant pour la brièvité et la parataxe, la force de certains poèmes réside dans le contraste entre leur forme de comptine et leur sens vivement tragique (« Der scharze Wagen », « le char noir ») ; d’autres, plus complexes (« Ich habe sie gesehen : Menschen », « je les ai vus : êtres humains ») abordent le thème de la précarité humaine et jaillissent d’un malaise existentiel qui n’explique qu’en partie le suicide de la poétesse, survenu en 1966. H. Müller en fera un personnage de ses drames, à travers le motif de la revenante et de « la femme à la tête dans la cuisinière à gaz », qui traverse ses œuvres théâtrales pendant plus de trois décennies. Les écrits de l’auteure ont été réunis en 2002 dans Dass ich nicht ersticke am Leisesein (« que je ne m’asphyxie pas de parler trop bas »).
Chiara NANNICINI STREITBERGER