ACCARDI, Carla [TRAPANI, SICILE 1924 - ROME 2014]
Peintre italienne.
Carla Accardi est l’une des figures majeures du formalisme italien. Sa peinture abstraite et ses recherches portent principalement sur le signe, qu’elle travaille dans des séries modulaires. En 1944, la Sicile à peine libérée, elle part se former à l’Académie des beaux-arts de Palerme, où elle rencontre le peintre Antonio Sanfilippo, qu’elle épousera en 1949 et avec qui elle aura une fille. Elle assiste ensuite aux cours de l’Académie de Florence, mais leur orientation trop figurative et académique la déçoit rapidement. En 1946, elle suit son mari à Rome et produit une peinture relevant de l’abstraction géométrique, se réclamant des pionniers de la non-figuration : Kandinsky, Mondrian, Klee. Cette démarche la rapproche de Giulio Turcato, Pietro Consagra, Achille Perilli et Piero Dorazio, avec qui elle constitue Forma 1 en 1947. Le groupe publie un manifeste d’inspiration marxiste, dans lequel il se positionne en rupture avec les tendances italiennes figuratives d’avant-guerre. Formalistes, les artistes proclament que la forme est « moyen et fin » de l’art. C. Accardi est inscrite quelque temps au parti communiste italien, avant que ce dernier ne se déclare en faveur de la figuration réaliste en 1948. Par la radicalité de ses recherches, elle a contribué à rendre à son pays une place sur la scène artistique internationale. Forma 1 entretient des liens avec la France, et le travail de la peintre est défendu par le critique de l’informel, Michel Tapié, et par Pierre Restany, le théoricien des nouveaux réalistes. En Italie, son œuvre est soutenue par le galeriste Luciano Pistoi (1927-1995) à partir de 1957. Au début des années 1950, elle se met à peindre par terre, en noir et blanc, dans un style proche de l’informel, influencé par sa visite de l’atelier d’Hans Hartung (1904-1989). Par la suite, elle introduit de la couleur dans sa peinture, jusqu’au fluo, dont elle appréciera les qualités lumineuses dans les années 1970. Elle juxtapose des couleurs pures, non complémentaires, déclinées dans des tons d’intensité lumineuse similaire, lesquels produisent des effets de contraste sophistiqués entre le fond et la série de signes qui vient s’y inscrire. Au cours des années 1950, son travail sur le signe devient plus structuraliste : alors que se fait sentir la nécessité urgente d’une nouvelle grammaire picturale, elle s’attache à explorer l’unité de base du langage. Son œuvre, traversée par une tension entre le caractère froid du signe et son potentiel poétique lorsqu’il est répété de façon sérielle mais libre, restera désormais marquée par sa double dimension, essentialiste et structuraliste. Intéressée par le rapport que le signe entretient avec son espace, au début des années 1960, C. Accardi se met à travailler sur des supports de plastique transparent de la marque Sicofoil, matériau alors considéré de très mauvais goût, sur lequel elle trace des signes. La lumière devient un élément plastique, un support que l’artiste peut manipuler, et les bandes de plastique sont tendues sur des châssis de manière à les recouvrir selon un motif choisi. En 1964, la peintre expose à la Biennale de Venise, attirant sur elle l’attention internationale. L’année suivante, elle réalise ses premières tentes (tende) qui cristallisent sa réflexion sur les modes d’occupation de l’espace ; ces structures sont conçues comme de véritables environnements en forme de petits temples ou de maisons rudimentaires, qui invitent à les traverser ; elles sont recouvertes de plastique transparent qui vibre et donne une vie inattendue aux signes colorés qui les ornent. Dans les années 1970, C. Accardi se remet à peindre sur toile, sans abandonner le principe d’« anti-peinture » par lequel elle définissait son œuvre jusque-là. À la même époque, elle crée avec la critique Carla Lonzi* la coopérative Beato Angelico, qui expose des artistes féminines d’autrefois oubliées, comme Artemisia Gentileschi* ou Angelika Kauffman*. Elle est alors proche des tendances féministes, mais finit par s’en détacher, estimant le mouvement trop « politique ». Elle est de nouveau présente à la Biennale de Venise en 1988. En 1996, elle devient membre de l’Académie de Brera à Milan, et, l’année suivante, elle fait partie de la commission de la Biennale de Venise. Ses œuvres sont notamment conservées à la Galleria Nazionale d’Arte Moderna de Rome et dans la collection Peggy Guggenheim de Venise.
Marie FRETIGNY
■ Carla Accardi (catalogue raisonné), Milan, Charta, 1999 ; Carla Accardi (catalogue d’exposition), Paris, Paris musées, 2002 ; Carla Accardi, Eccher D. (dir.), Milan/Maidstone, Electa/Amalgamated Books Services, 2005.
ACCOUCHEMENT SANS DOULEUR – MÉDECINE
« Tu enfanteras dans la douleur » est un commandement qui n’est plus tellement accepté aujourd’hui. Déjà la reine Victoria*, au milieu du XIXe siècle, avait demandé quelques bouffées de chloroforme pour son huitième accouchement, alors que l’anesthésie était proscrite en pareil cas en Angleterre. Cette exigence royale eut pour effet l’acceptation morale de l’accouchement sans douleur par les Anglais et permit à l’école française de commencer à utiliser l’éther et le chloroforme pour l’analgésie obstétricale. Il y a réellement cent trente ans que les médecins tentent de soulager la douleur de l’enfantement sans nuire ni à la parturiente ni à l’enfant. À la fin de la dernière guerre mondiale, des Américaines, connaissant les progrès de l’anesthésie, ont exigé des obstétriciens qu’ils les en fassent bénéficier.
Il convient de distinguer entre les méthodes psychologiques, nécessitant une préparation attentive pendant la grossesse, et les techniques d’anesthésie de type péridurale. Dans les premières, il s’agit d’une maîtrise de soi, d’un contrôle de la respiration et de la musculature abdominale pendant l’accouchement. La méthode psychoprophylactique fut introduite en France par le Dr Lamaze, chef de service de la maternité Les Bluets qui, en 1951, avait assisté à un accouchement sans douleur, tel qu’il se pratiquait en URSS. La méthode initiée par le professeur russe A. P. Nikolaiev s’inspirait des travaux du physiologiste Pavlov prouvant le contrôle des fonctions de l’organisme par le cerveau. Une éducation de la femme pendant sa grossesse pouvait lui permettre de contrôler ses douleurs pendant l’accouchement. En 1952, une publication de l’équipe de la clinique des Bluets faisait état de 500 femmes accouchées avec la méthode psychoprophylactique, avec 92 % de réussite. Des modifications furent ensuite apportées à cette méthode, par exemple la « naissance sans violence », où l’attention de la mère est davantage tournée vers le bébé. L’hypnose et l’acupuncture sont également utilisées.
Les méthodes d’analgésie médicamenteuse ont progressé depuis la reine Victoria. Plus moderne que le chloroforme ou ses dérivés, et d’une innocuité absolue pour la mère et l’enfant, le protoxyde d’azote – appelé aussi gaz hilarant – mélangé à l’oxygène provoque une analgésie modérée. L’aide médicamenteuse pour l’accouchement utilise encore les dérivés de la morphine qui, non seulement soulagent la douleur, mais peuvent faciliter la dilatation du col. Le risque est celui du surdosage et d’une dépression respiratoire. Les dérivés morphiniques peuvent être associés à des neuroleptiques qui annulent les effets dépresseurs de la morphine. La rachianesthésie ou l’anesthésie péridurale consistent en l’administration dans le canal rachidien d’un médicament anesthésique local. L’utilisation de cette technique nécessite la présence d’un médecin anesthésiste, et transforme la relation avec l’accouchée en une entente à trois personnes. Cette méthode est un immense progrès dans la marche vers l’accouchement sans douleur, mais elle peut provoquer des effets secondaires, en général sans gravité, qui peuvent modifier la marche du travail.
Il n’y a pas de médecine efficace sans risques, mais la méthode utilisée devrait dépendre du désir de la mère, qui doit pouvoir faire son choix en toute connaissance de cause. Cela implique de consacrer du temps à une décision qui relève entièrement du choix de la parturiente.
Yvette SULTAN
■ BARRIER G., L’Accouchement, avec ou sans douleur ? , Paris, Robert Laffont, 1978.
ACHKAR, Nidal AL- [DICK-EL-MEHDI, LIBAN 1920]
Actrice et metteuse en scène libanaise.
Diplômée de la prestigieuse Académie royale d’art dramatique de Londres, Nidal al-Achkar fait une rencontre décisive avec Joan Littlewood*, écrivaine et fondatrice du Theater Workshop, qui lui permet de mieux se familiariser avec l’art de la scène. De retour à Beyrouth, elle interprète ses premiers rôles dans des pièces comme Al sarir aroba’i al aamida (« le lit en forme de carré », 1964) de Chakib Khoury et Romulus le Grand de Friedrich Dürrenmatt (1965). En 1966, elle crée, avec Roger Assaf, sa première compagnie, l’Atelier dramatique de Beyrouth, qui met en scène de nombreuses pièces dont Le Revizor de Nicolas Gogol (1968). En 1975, du fait de la guerre civile, la troupe ne donne plus de représentations, laissant place à d’autres activités théâtrales et d’animation avant que Nidal al-Achkar ne s’installe à Amman, en Jordanie, pour y créer en 1985 la Troupe des acteurs arabes, constituée de comédiens provenant de 13 pays arabes. Elle y interprète notamment Alef layali wa layali fi souk Okad (« les mille et une histoires du souk Okad ») en 1987. Après cette expérience quelque peu singulière, elle fonde en 1994 le théâtre Masrah el Madina (« théâtre de la ville ») à Beyrouth, qui connaît une fertile activité faite de nombreuses productions de qualité, mais se heurte souvent aux harcèlements de la police. Elle met en scène Trois grandes femmes d’Edward Albee (1999) et des textes du Syrien Saadallah Wannous (Miniatures historiques, 2001). Elle se produit dans de nombreux pays européens et aux États-Unis. Elle met en scène à Paris, en 2006, Qu’elle aille au diable, Meryl Streep ! de Mohamed Kacimi, et présente sa création Longue était la nuit aux portes de l’ambassade à Arles en 2008. Elle monte également plusieurs récitals poétiques, et joue dans des films dont Les Ailes brisées, de Youssef Maalouf (1964) d’après le roman de Khalil Gibran et Hors la vie de Maroun Bagdadi (1991). Elle a été décorée par le gouvernement français en 1997 de l’ordre de chevalier des Arts et des Lettres.
Ahmed CHENIKI
ACKER, Kathy [NEW YORK V. 1947 - TIJUANA, MEXIQUE 1997]
Écrivaine américaine.
Auteure de la transgression, Kathy Acker grandit dans une famille recomposée et ne s’entend jamais vraiment avec sa mère, situation qu’elle met en fiction notamment dans sa parodie du roman de Dickens, Grandes Espérances (1982). Après des études littéraires à Boston et en Californie, elle s’installe à New York, commence à fréquenter les milieux littéraires et, tout en travaillant comme strip-teaseuse puis comme secrétaire, écrit des fictions. Ses premières œuvres paraissent dans les années 1970. Fortement influencée par des écrivains de la Beat Generation, comme William S. Burroughs, et par des théoriciens de la littérature tels que Gilles Deleuze ou Georges Bataille, elle a un style expérimental et n’hésite pas à plagier de grands classiques, réactualisant les peurs formulées par les auteurs originaux et les appliquant au monde actuel. Ainsi, dans Sang et stupre au lycée (1984), pour montrer les méfaits du capitalisme et du système patriarcal, elle démultiplie la violence et le sexe inhérents à La Lettre écarlate de Hawthorne et ajoute le thème de la maladie. Sa fiction est fragmentaire : technique du cut-up, juxtaposition de citations d’écrivains et de théoriciens, fragments autobiographiques et dessins pornographiques constituent la toile de fond d’une œuvre marquée par la noirceur. K. Acker s’interroge surtout sur le corps féminin livré au monde. Ses écrits proposent une féminisation des littératures masculines, comme l’atteste son Don Quichotte qui était un rêve (1986), dans lequel elle s’interroge sur l’avortement et l’aliénation de la femme. L’écriture devient une arme libératrice ; K. Acker associe ses expérimentations textuelles au plaisir du corps qui s’essaye à de nouvelles pratiques sexuelles. Ses nombreux écrits la désignent comme une voix importante du postmodernisme et du féminisme. Pourtant elle demeure à part : ses manipulations textuelles éveillent la suspicion de la critique, qui ne voit que le plagiat et non l’appel au secours qu’elle formule pour que les femmes puissent enfin assumer ouvertement leurs envies.
Gérald PREHER
■ Grandes Espérances (Great Expectations, 1982,), Monaco/Paris, Désordres-L. Viallet, 2006 ; Sang et stupre au lycée (Blood and Guts in High School, 1984), Monaco/Paris, Désordres-L. Viallet, 2004 ; Don Quichotte qui était un rêve (Don Quixote, Which Was a Dream, 1986), Paris, N. Blandin, 1990.
■ ROBINSON C. L., « In the silence of the knight : Kathy Acker’s Don Quixote as a work of disenchantment », in Yearbook of Comparative and General Literature, no 47, 1999 ; SCHOLDER A., HARRYMAN C., RONELL A. (dir.), Lust for Life : On the Writings of Kathy Acker, Londres/New York, Verso, 2006.
ACKERMANN, Louise [PARIS 1813 - NICE 1890]
Poétesse française.
Louise Ackermann est une enfant solitaire, peuplant son monde de lectures. Jeune pensionnaire, elle se prend de passion pour la poésie. Éduquée dans l’esprit des encyclopédistes, férue d’érudition, elle publie d’abord des Contes en vers (1855) et des Contes et poésies (1862). Mais sa réputation repose sur ses Poésies philosophiques (1874), où elle se livre, dans le sillage de Darwin, à une fusion sidérante de la poésie et de la science. Ses vers puissants et sombres expriment le désespoir d’un monde sans Dieu et mettent à nu les bornes de l’entendement humain. Il ne s’agit pas d’un désespoir au sens romantique du terme mais plutôt d’un pessimisme philosophique. Après un long silence, ses Pensées d’une solitaire précédées d’une autobiographie paraissent en 1882, où elle dément avoir souffert dans sa vie, idée que mettaient en avant ses critiques – son mariage, heureux, ne dura que deux ans, brisé par la mort de son mari. Poétesse « au génie mâle », qualifiée tantôt de monstre, tantôt de prodige, de positiviste ou d’athée, voire de « pythonisse du néant », L. Ackermann provoqua une vive réponse critique en son temps, où son génie, qui allait à l’encontre des idées reçues sur la femme et sur la poésie féminine, peinait à être compris.
Adrianna PALIYENKO
■ Ma vie, Premières poésies, Poésies philosophiques, Paris, Lemerre, 1883.
■ BARBEY D’AUREVILLY J., « Madame Ackermann », in Les Poètes, Paris, Lemerre, 1893 ; FONTANA M., «“Un démon dans une honnête femme”, Louise Ackermann face à la critique », in Planté C. (dir.), Masculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002.
ACKERMANN, Rita [BUDAPEST 1968]
Artiste multimédia hongro-américaine.
Rita Ackermann étudie à l’Academy of Fine Arts de Budapest de 1989 à 1992, puis au Studio School of Painting Drawing and Sculpture de New York, dont elle juge l’enseignement trop conservateur. Plus proche de la culture pop que des mouvements défendus par les élites du monde de l’art, elle multiplie les expériences et se consacre tout autant au dessin, au collage qu’à la performance. Indifférente aux valeurs établies et à l’académisme, elle se nourrit de culture urbaine, du street art et du monde de la nuit. Fortement marquée par la scène musicale underground, son œuvre s’enrichira de nombreux projets en collaboration avec des personnalités cultes de la scène punk et no wave, comme le groupe Sonic Youth (Sensational Fix, 2008). Ainsi, c’est toute l’effervescence de la culture new-yorkaise des années 1980 qui ressurgit à travers ses chroniques visuelles, nourries des images fantasmées d’une réalité sulfureuse et vivante, mais aussi triviale et crue. R. Ackermann revisite l’image de la femme et pointe les aspects les plus sombres de la vie adolescente. If You Keep Your Mouth Shut (« si tu te tais », 1994), œuvre manifeste qui connaîtra un grand succès, est un journal intime en images. À travers un univers peuplé de nymphettes glamour aux allures de lolitas, elle célèbre les idéaux, les fantasmes, les codes et convictions de toute une génération en quête d’identité. Elle se fait le porte-parole d’une jeunesse portée par une volonté de révolte et le désir d’une jouissance immédiate. Ses figures évanescentes, mises en scène dans des installations où se mêlent dessins, peintures et collages, apparaissent dans des poses lascives et des postures concupiscentes. Dans Toast for No Fear ! (« à la santé du courage », 2007), tout un héritage culturel classique s’imbrique dans une imagerie pop. Ainsi, des visages de madones éplorées croisent l’érotisme lisse des héroïnes mutines de manga. R. Ackermann condense tous les extrêmes sensibles de l’imagerie féminine, allant de la figure de la prostituée à celle de la Sainte Vierge.
Claire BICKERT
■ Works, 1993-1999 (catalogue d’exposition), Oorui M. (dir.), Tokyo, Rockin’on, 1997 ; Persönliche Pläne (catalogue d’exposition), Pakesch P. (dir.), Bâle, Schwabe, 2002 ; Whitney Biennial 2008 (catalogue d’exposition), New York/New Haven, Whitney Museum of American Art/Yale University Press, 2008.
■ BONNET F., « Entretien : “Je compte sur la destruction et la construction” », in Le Journal des Arts, no 328, juin 2010.
ACKLAND, Valentine [LONDRES 1906 - FROMEVAUCHURCH 1969]
Poétesse britannique.
Née dans une famille aisée, très tôt victime psychologique d’un père qui ne voyait en elle qu’un garçon manqué, elle vit, après un mariage désastreux avec un jeune homosexuel, toute une série de relations lesbiennes, en particulier avec la romancière Sylvia Townsend Warner*, compagne de toute une vie, malgré plusieurs infidélités retentissantes. Sa célébrité, due à ses tenues masculines, à son mode de vie agité, à son alcoolisme – autant de réactions contre la soumission imposée à la femme par la société – ne doivent pas faire oublier son engagement fidèle dans le Parti communiste en 1934 et sa participation courageuse à la guerre d’Espagne avec la Croix rouge en 1936, ce qui la rend suspecte aux yeux des services secrets britanniques. Sa poésie, musclée, à la fois idéaliste et concrète, très prisée par les journaux de gauche à l’époque, a joué un rôle dans le développement de la poésie moderniste malheureusement occulté par la critique. Or rares sont les poétesses à avoir exprimé leur sexualité avec autant de franchise, et de souffrance, dans le désir avoué d’usurper une pratique traditionnellement réservée aux hommes. Sa quête de la solitude, inséparable de son regret de ne pas être reconnue, sa peur de l’intimité tout comme son désir d’intimité, son affirmation et sa négation d’elle-même, constituent des perspectives que l’écriture ne peut épuiser. Après la guerre, sa poésie se fait plus militante et pacifiste mais toujours lyrique et pleine d’une foi désespérée en la vie. Un volume de ses poésies choisies (Journey from Winter : Selected Poems) parait en 2008 chez Carcanet.
Michel REMY
ACOGNY, Germaine [BÉNIN 1944]
Danseuse et chorégraphe franco-sénégalaise.
Après une formation complexe, Germaine Acogny ouvre en 1968 son premier studio de danse à Dakar avant d’y diriger, de 1977 à 1982, le centre Mudra fondé par Maurice Béjart et le président Senghor. Tout en enseignant au Sénégal et en Europe, elle reçoit régulièrement depuis 1988 des stagiaires à l’École des Sables qu’elle a fondée en Casamance, et dont est issue la compagnie Jan-Bi actuellement en tournée dans le monde. Dotée d’un physique longiligne, d’une présence ardente, elle crée et interprète en 1987 son premier solo, Sahel. Ses dernières créations s’attachent à traiter des thèmes liés à l’actualité : Fagaala (2004), chorégraphiée avec le Japonais Kota Yamasaki, évoquant le génocide rwandais, a reçu en 2007 un Bessie Award ; Waxtaan (2007) porte un regard critique sur les dirigeants du monde entier. G. Acogny nomme « danse africaine moderne » l’objet de son enseignement basé sur une synthèse de danses traditionnelles d’Afrique de l’Ouest et de danse contemporaine occidentale. Sa discipline repose sur la conscience d’être relié au cosmos, la respiration, l’ancrage dans le sol, la mobilité de la colonne vertébrale, avec une attention particulière portée à la trémulation. Son langage puise dans ses racines africaines pour mieux parler de l’être, de l’universel et du monde contemporain.
Virginie GARANDEAU
■ La Danse africaine-Afrikinaschen Tanz-African Dance (1984), Francfort, Weingarten, 1994.
ACOSTA, Delfina [ASUNCIÓN 1956]
Poétesse paraguayenne.
Tout en travaillant dans le domaine de la chimie pharmaceutique, Delfina Acosta se consacre à la création littéraire dès sa jeunesse. Ses premiers poèmes paraissent dans le recueil collectif Poesía itinerante (« poésie itinérante », 1984). Peu après, elle publie deux volumes de poèmes : Todas las voces, mujer… (« toutes les voix, femme… », 1986), récompensé par la critique, et La cruz del colibrí (« la croix du colibri », 1993). Son écriture fait irruption dans l’univers quotidien, donnant un aspect grotesque à ses personnages pour montrer le caractère obsolète de la pensée traditionnelle à l’égard des femmes, qu’elle rencontre dans le monde urbain contemporain. Son seul recueil de nouvelles, El viaje (« le voyage », 1995), se compose d’histoires aux conclusions inquiétantes et surprenantes, qui suggèrent un télescopage entre des valeurs traditionnelles en voie de disparition et des formes de vie modernes. L’auteure met en scène des personnages de femmes mûres, frustrées, qui font le bilan de leur existence, entre banalité des habitudes et désirs inassouvis et occultés. Son ironie atteint son paroxysme dans le récit Vestido de novia (« robe de mariée »), une parodie du puritanisme de femmes traditionnelles qui montre que suivre les lois de la société revient à se priver des occasions de jouir de la vie.
Natalia GONZÁLEZ ORTIZ
■ FERNÁNDEZ RODRÍGUEZ T., « Las escritoras y la literatura paraguaya, primeras aportaciones a la narrativa », in LANGA PIZARRO M. (dir.), Dos orillas y un encuentro, la literatura paraguaya actual, Alicante, Centro de Estudios Iberoamericanos Mario Benedetti, 2005.
ACOSTA DE SAMPER, Soledad [BOGOTÁ 1833 - ID. 1913]
Écrivaine colombienne.
Soledad Acosta de Samper est l’écrivaine colombienne la plus importante du XIXe siècle et la fondatrice du premier journal latino-américain rédigé exclusivement par des femmes, La Mujer (« la femme », 1878-1881), qui aborde différentes thématiques : culture, art, sciences exactes, sciences sociales, mode, religion et instruction morale destinée aux femmes. Elle vit d’abord à Bogotá, où elle suit des cours au collège de la Grâce, puis se rend à Halifax, au Canada et à Paris, où elle fréquente les intellectuels européens. En 1855, elle se marie avec l’écrivain et homme politique colombien José María Samper Agudelo. Elle devient déléguée officielle de la République colombienne au IXe Congrès international des américanistes et représente son pays dans les congrès commémoratifs du quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique. Dans les périodiques de Bogotá, elle publie de brefs récits et des romans-feuilletons. Son premier roman paraît au cours de l’année 1867, dans El Mensajero, sous le titre Dolores, cuadros de la vida de una mujer (« Dolores, tableaux de la vie d’une femme »). Après la publication de Novelas y cuadros de la vida suramericana (« nouvelles et tableaux de la vie sud-américaine », 1869), elle écrit un roman historique, José Antonio Galán, episodios de la vida de los comuneros (« José Antonio Galán, épisodes de la vie des communards », 1870) et Los piratas en Cartagena (« les pirates à Carthagène », 1885). S. Acosta de Samper a écrit plus de 20 romans et 50 récits, parmi lesquels se distingue Luz y sombra, cuadros de la vida de una coqueta (« ombre et lumière, tableaux de la vie d’une coquette », 1866). Sa production s’inscrit dans le courant de la peinture de genre, dont l’objet principal est de montrer la vie quotidienne de l’intérieur du pays, avec un foisonnement de détails concernant la cuisine et les danses typiques, les activités quotidiennes, les paysages. Son essai La mujer en la sociedad moderna (« la femme dans la société moderne », 1895), est la première étude sur le rôle des femmes dans les lettres colombiennes.
Victor MENCO HAECKERMANN
ÁCS, Irén [SZÉCSÉNY, NÓGRÁD 1924]
Photographe de presse hongroise.
Irén Ács apprend le métier de photographe comme assistante dans l’atelier du grand portraitiste Aladár Székely, puis travaille au laboratoire de HA-FA. Sa carrière commence véritablement en 1956 avec la publication de ses photos de presse, puis se poursuit au sein de la rédaction du périodique Ország-Világ (« le pays et le monde ») de 1959 à 1989. Elle sillonne la Hongrie et participe à tous les événements importants. Son paysage préféré reste celui du Nógrád, dans le nord du pays, où elle a photographié paysans et artisans, donnant des œuvres empreintes d’humour et de gaieté qui s’attachent à capter des moments d’intimité. Les reportages, qu’elle a réalisés dans des prisons, des usines, au Parlement, sur les places de petits villages, constituent les micro-histoires des années socialistes. Elle a publié 11 albums de photographies, dont Őrizd meg (« garde le souvenir », 2005), un hommage aux Juifs déportés, et Magyarország otthon. Pillanatok a félmúltból (« Hongrie, chez soi, moments du passé récent », 1997), qui résume son œuvre. Ses photographies ont été exposées de nombreuses fois à l’étranger (notamment à Londres, Paris et Jérusalem) et la collection du Musée national hongrois est riche de plus de 70 000 de ses négatifs.
Csilla CSORBA
ACTRICES CHEZ MOLIÈRE [France XVIIe siècle]
Les femmes ont tenu une place importante dans la vie de Molière, dans la carrière de l’acteur, et dans les sources d’inspiration de l’écrivain. C’est la comédienne Madeleine Béjart* qui l’a entraîné vers le théâtre, pour lequel il nourrissait une vocation intime. En 1643, elle devient directrice provisoire de la troupe l’Illustre-théâtre, qu’ils viennent de fonder ensemble et dont font partie d’autres Béjart, une sœur, Geneviève, et un frère, Joseph. Marie Hervé (1593-1670), leur mère, donne sa caution au bailleur du jeu de paume des Métayers, transformé en salle de théâtre, rue Mazarine. Parmi les signataires du contrat d’association, la fille d’un menuisier, Madeleine Malingre, et la fille d’un commis du greffe, Catherine des Urlis (1627-1679). Après des démêlés judiciaires et une longue absence en province durant laquelle il apprend son métier, le jeune Poquelin devenu Molière revient à Paris en octobre 1658 avec une troupe augmentée de plusieurs comédiens et comédiennes : Catherine de Brie (1630-1706), entrée avant 1650, qui tiendra longtemps les rôles d’ingénues ; le couple Du Parc, Gros-René et sa femme d’une grande beauté, Marquise-Thérèse de Gorla (1633-1668), dite Marquise Du Parc, qui, arrivée en 1653 pour jouer les rôles de coquettes « façonnières » selon Molière dans L’Impromptu de Versailles, entraînée par Racine qui écrit pour elle Andromaque, passe à l’Hôtel de Bourgogne en 1667. Les deux Corneille, Pierre et Thomas, soupirent pour elle en vers, mais en vain. Personnalité affirmée, Madeleine Béjart relève les défis de Dorine dans Tartuffe et Armande Béjart* (Mlle Molière, après son mariage en 1662), ceux de la trop coquette Célimène, créant un emploi-type, qu’elle joue à la scène et peut-être à la ville ; mais, après la mort de Molière en 1673, elle saura veiller à la survie de la troupe avec le soutien du comédien La Grange. Marie Claveau, dite Mlle Du Croisy (? -1703), engagée avec son mari en 1659 pour jouer les ingénues, sera exclue en 1665, jugée « au-dessous du médiocre » mais surtout victime de sa rivale C. de Brie… Ces figures féminines suggèrent à Molière des portraits charmants, narquois, voire acides. Il écrit pour C. de Brie le rôle de Cathos des Précieuses ridicules et celui de Madelon pour M. Béjart. Le rire nerveux de Mlle Beauval (Jeanne-Olivier Bourguignon, v. 1649-1712) compense l’impertinence de Nicole du Bourgeois gentilhomme, de Zerbinette des Fourberies de Scapin, ou de Toinette du Malade imaginaire. Ami, amant, mari… Molière aime « ces animaux-là », comme il le fait dire au méprisant Arnolphe dans L’École des femmes (acte V, scène 4), et met parfois en scène ses « affaires de famille », confiera La Grange. Ses créatures, savantes, précieuses, ingénues, parfois victimes des préjugés et des règles d’une société qui les veut soumises, se rebellent ; grâce à elles, Molière réhabilite le bon sens, la sagesse, l’intelligence de toutes les femmes de son entourage qu’il observe en « contemplateur », selon une expression du temps, une posture reprise par le Comédien-Français peintre Edmond Geffroy dans sa composition Molière et les caractères de ses comédies, exposée à la Comédie-Française depuis 1857.
Noëlle GUIBERT
■ LYONNET H., Dictionnaire des comédiens français, Paris, Bibliothèque de la revue universelle internationale illustrée, 1902-1908 ; MONGREDIEN G., Dictionnaire biographique des comédiens français du XVIIe siècle, CNRS, 1961.
ACTRICES DU THÉÂTRE NATIONAL POPULAIRE (TNP) [France XXe siècle]
Entre 1951 et 1963, Jean Vilar invente, à la tête du TNP (Théâtre national populaire), une pratique de démocratisation culturelle en tissant de nouvelles relations avec le public. Directeur, en parallèle, du Festival d’Avignon (1947-1970), il fait émerger, au sein d’une troupe fervente et engagée, des actrices dont les plus connues sont Maria Casarès* et Jeanne Moreau*. D’autres méritent d’être citées également.
Monique Chaumette (1927), sœur de François Chaumette et épouse de Philippe Noiret, fait partie de la troupe entre 1947 et 1959. Au Festival d’Avignon 1951, elle joue Nathalie dans Le Prince de Hombourg et, l’année suivante, Elvire dans Dom Juan, de Molière, face à Jean Vilar. En 1958, elle participe à la création d’Œdipe d’André Gide, dans le rôle d’Antigone. Elle comptabilisera une vingtaine de rôles entre-temps.
Germaine Heygel, plus connue sous le pseudonyme de Germaine Montero (1909-2000) est membre de la troupe de Federico Garcia Lorca, avant d’être engagée par Jean Vilar pour le Festival d’Avignon 1947. Elle incarne la mère de Michel Bouquet dans cette variation sur Hamlet qu’est La Terrasse de midi, de Maurice Clavel. Comédienne d’expérience dans une troupe composée de jeunes gens, elle interprète ensuite Pasiphaé dans la pièce éponyme de Henry de Montherlant. En 1951, elle crée en France le personnage de Mère Courage, de Bertolt Brecht.
Christiane Minazzoli (1931) est membre de la troupe de 1953 à 1963 et fait ses débuts au Festival d’Avignon avec le rôle de Mathurine dans Dom Juan. Distribuée dans une vingtaine de spectacles, elle joue aussi bien dans Les Femmes savantes, auprès de Jean Vilar, que dans Erik XIV, de Strindberg, avec Daniel Gélin. Son dernier rôle au TNP est celui d’Hélène dans La guerre de Troie n’aura pas lieu, de Jean Giraudoux.
Françoise Spira* (1928-1965) est actrice du TNP de 1948 à 1952 et fait ses débuts avec La Mort de Danton, de Büchner, et Shéhérazade, de Supervielle. Un an plus tard, Jean Vilar lui confie le rôle de Chimène dans Le Cid, avec Gérard Philipe pour partenaire. Elle interprète ensuite Catherine dans Mère Courage (Brecht) et Marianne dans L’Avare (Molière).
Laurence LIBAN
ACUÑA, Rosario DE [PINTO 1851 - GIJÓN 1923]
Écrivaine et auteure dramatique espagnole.
Née dans une famille d’aristocrates, Rosario de Acuña y Villanueva hérite du titre de comtesse, dont elle n’usera jamais. Son enfance, au cours de laquelle elle jouit d’une parfaite éducation, est marquée par une altération de la vision qui s’aggravera jusqu’à la cécité quasi absolue. Sa vocation littéraire précoce se manifeste d’abord par la poésie : La vuelta de una golondrina (« le retour d’une hirondelle ») est publiée en 1875 ; un an plus tard, Ecos del alma (« échos de l’âme », 1876) la consacre comme poétesse. Elle collabore à diverses publications, et, à partir de 1882, à El Correo de la Moda (« le courrier de la mode »), journal féminin où elle exprime ses idées révolutionnaires. Si elle ne dédaigne pas le genre narratif − les contes de Tiempo perdido (« temps perdu », 1881), le roman El crimen de la calle Fuencarral (« le crime de la rue Fuencarral», 1889) −, c’est néanmoins le théâtre qui lui apporte la renommée : son drame historique Rienzi el tribuno (« Rienzi le tribun »), un plaidoyer en faveur de la liberté, preuve de hardiesse à l’époque, est représenté à Madrid en 1876 ; Tribunales de venganza (« tribunaux de vengeance »), en 1880. En 1884, elle est la première femme à occuper la chaire de l’Ateneo scientifique et littéraire de Madrid. Elle s’éloigne de son mari, Rafael de la Iglesia, qu’elle finira par quitter, et s’entoure de libres-penseurs, se rapprochant des cercles culturels d’obédience républicaine. En 1886, elle fait la connaissance de Carlos de Lamo Jiménez, qui devient son compagnon ; la même année, son initiation dans une loge maçonnique d’Alicante soulève une polémique qui s’accroît en 1891, avec son nouveau drame, El padre Juan (« le père Juan »). Le succès est immense, mais l’anticléricalisme de la pièce scandalise les milieux conservateurs : les représentations sont suspendues. Elle s’installe à Gijón (Asturies) en 1911 et se trouve, une fois encore, au centre de la polémique lorsque ses réflexions sur la relation entre éducation religieuse et attitudes machistes, publiées dans L’International de Paris, sont reprises dans El Progreso de Barcelone. Elle s’exile au Portugal, jusqu’à ce qu’elle obtienne la grâce du roi Alphonse XIII, en 1913. Dès son retour à Gijón, elle participe activement à la vie littéraire et culturelle de la ville, devenant un symbole de la défense des libertés.
María Teresa LOZANO SAMPEDRO
■ FERNÁNDEZ RIERA M., Rosario de Acuña en Asturias, Gijón, Trea, 2005 ; SANTOLARIA SOLANO C., « Rosario de Acuña, una mujer de teatro », in Actas del XIII Congreso de la Asociación internacional de hispanistas, vol. 2, Madrid, 2000.
ADAM, Juliette (née LAMBERT) [VERBERIE 1836 - CALLIAN 1936]
Écrivaine et philosophe française.
Son père est Jean-Louis Lambert, médecin et féministe, qui l’élève avec le soutien de sa propre mère. À 18 ans, Juliette épouse Alexis La Messine puis, devenue veuve, elle se remarie avec Edmond Adam, député de gauche. En 1858, elle publie un ouvrage polémique, Idées antiproudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage (réédité en 1861), contre le sexisme des écrits de Proudhon dont elle dénonce les préjugés quant à « l’infériorité » de la femme. Pour elle, les différences entre les sexes sont réelles mais moralement insignifiantes : empêcher la femme, un sujet savant et auteur de sa propre moralité, de travailler et de s’éduquer constitue donc un attentat contre l’autonomie morale et la liberté de l’être humain en général. Elle réclame l’égalité sociale, surtout au sein du mariage (le divorce légal protège la femme de l’esclavage matrimonial, affirme-t-elle). Amie de George Sand*, elle fonde un salon fréquenté par les chefs de file de la gauche républicaine et, en 1879, La Nouvelle Revue qui publiera des écrits de Maupassant, Mirbeau, Loti et Bourget, entre autres. Entre 1858 et 1922, elle publie sept livres, dont Mes angoisses et nos luttes (1907). En 1904 elle s’installe à Gif-sur-Yvette, où elle demeura jusqu’à la fin de sa longue vie.
Jeremy WORTH
■ MOSES C. G., French Feminism in the 19th Century, Albany, State University of New York Press, 1984 ; BELL S. G., OFFEN K. M. (dir.), Women, The Family, and Freedom : The Debate in Documents, Stanford University Press, 1983.
■ HILGAR M. F., « Juliette Adam et La Nouvelle Revue », in Rocky Mountain Review of Language and Literature, vol. 51, no 2, 1997.
ADAMCZEWSKA-WEJCHERT, Hanna [RADOM 1920 - TYCHY 1996]
Architecte et urbaniste polonaise.
Après des études (1938-1939) ainsi que des enseignements clandestins (1942-1944) à l’École polytechnique de Varsovie, Hanna Adamczewska y est professeure d’urbanisme au département d’architecture de 1947 à 1996. Diplômée en 1945, elle commence immédiatement à exercer son métier au sein du BOS (bureau de reconstruction de la capitale). En 1949, elle travaille à la conception de plans d’urbanisme pour le bureau des lotissements pour travailleurs (ZOR) et, de 1951 à 1996, à celle de la ville nouvelle de Nowe Tychy destinée à 80 000 habitants pour le Miastoprojekt Tychy. C’est à la suite d’un concours ouvert en 1951 qu’elle obtient cette commande, avec son mari l’architecte Kazimierz Wejchert (1912-1993), lui aussi professeur au sein du département d’architecture de l’École polytechnique de Varsovie. À la faveur de leurs recherches et de leur expérience acquise avec la création de villes et lotissements nouveaux, comme dans les agglomérations de Starachowice, Pułtusk et Garwolin, ils ont contribué au développement d’une pensée théorique sur l’urbanisme. Ils ont fait part de leurs pratiques et de leurs connaissances dans un certain nombre de publications, très diffusées. En 1982, ils reçoivent un prix honorifique de la SARP (Stowarzyszenie architektów polskich, « association des architectes polonais ») pour l’ensemble de leur œuvre.
Edyta BARUCKA et Tadeusz BARUCKI
■ Kształtowanie zespołów mieszkaniowych. Wybrane współczesne tendencje europejskie, Varsovie, Arkady, 1985 ; Avec WEJCHERT K., Małe miasta. Problemy urbanistyczne stale aktualne, Varsovie, Arcady, 1986 ; ID., Jak powstało miasto, Tychy, Pergamon, 1995.
■ WŁODARCZY J. A., Pokochać Tychy ? Czyli Miasto od nowa, Katowice, WST, 2012.
ADAMEŞTEANU, Gabriela [TÂRGU OCNA, ROUMANIE 1942]
Romancière et journaliste roumaine.
Après des études à la faculté de lettres de Bucarest, Gabriela Adameşteanu est rédactrice dans des maisons d’édition de la capitale jusqu’en 1989, puis se consacre presque exclusivement au journalisme en devenant rédactrice en chef de l’hebdomadaire politique et culturel Revue 22. Elle débute tardivement en littérature, et cette maturité se reflète dans son premier livre, Vienne le jour (1975), une autofiction qui se présente à la fois comme un roman d’apprentissage et un concentré d’étapes biographiques déterminantes : enfance marquée par l’absence du père, adolescence en milieu provincial, initiation à la vie de la capitale avec les études universitaires et première expérience amoureuse décisive. Dans l’évolution de ses rapports humains, la narratrice apprend à distinguer les rencontres aléatoires de celles qui marquent durablement une personnalité, comme la figure de son tuteur, l’oncle Ion Silişteanu, un professeur de lycée qui mène une vie d’ascète au milieu de ses manuscrits jamais publiés. Il inaugure une série de personnages, dont le Pr. Mironescu dans Une matinée perdue (1983) et le savant archéologue Traian Manu dans Intilnirea (« la rencontre », 2008), qui vouent une passion exclusive au travail intellectuel en réaction aux échecs qu’ils connaissent dans leur vie privée et sociale. La romancière évite les effusions sentimentales et les effets de spectacle ; une forme de réalisme s’applique à détecter les germes latents de grandes mutations derrière une quotidienneté en apparence anodine et répétitive. Elle exploite les aspects ternes et dérisoires de la réalité immédiate, mais se tient à l’écart de toute posture moralisante ou implication politique. Dans ses recueils de nouvelles Vară-primavară (« été-printemps », 1989) et Dăruieste-ti o zi de vacanţă (« accorde-toi un jour de vacances », 2002), elle met en scène les minidrames d’individus médiocres vivant dans un monde routinier, sans horizon, égrainant leurs journées entre scènes de ménage, petites rivalités professionnelles ou amoureuses, banales affaires de famille, conversations au bistrot ou dans le bus, visites à l’hôpital… L’écrivaine atteint la consécration en 1984 avec la parution de son roman Une matinée perdue. Dans cette vaste chronique, elle retrace, dans un va-et-vient continu entre présent et passé, un siècle d’histoire au travers d’une famille et de ce qu’il reste de la société roumaine après les ravages des deux guerres mondiales et de plusieurs décennies de communisme. La narration débute un matin des années 1980, une « matinée perdue » emblématique du sort d’une Roumanie qui, bien que promise au seuil du XXe siècle à un avenir prospère, a épuisé, sous la pression ingrate de l’histoire, toute chance de réussite. Le roman est adapté au théâtre avec beaucoup de succès. Après une quinzaine d’années de journalisme, G. Adameşteanu revient à la littérature avec son roman Intilnirea (« la rencontre », 2003), qui narre dans une prose à la fois réaliste et poétique l’impossible retour d’un Ulysse roumain de l’après-guerre, exilé en Italie, vers une Ithaque natale devenue hostile et coupée du reste du monde. Une évocation de la descente aux enfers des rescapés des régimes totalitaires, condamnés à choisir entre la perte de leur identité et celle de leur intégrité morale.
Andreia ROMAN
■ Une matinée perdue (Dimineaţă pierdută, 1983, 1991, 1997, 2003), Paris, Gallimard 2005 ; Le Retour du fugitif, Paris, L’Inventaire, 2005 ; Vienne le jour (Drumul egal al fiecarei zile, 1975, 1978, 1992, 2005), Paris, Gallimard, 2009.
■ NICOLAS A., « Matinée perdue », in L’Humanité, 24 nov. 2005 ; PAPAHAGI M., Tribuna no 39, Cluj, 1989 ; REROLLE R., « La noirceur et la cruauté de Gabriela Adameşteanu », in Le Monde, 18 nov. 2005.
ADAMI, Camilla (née CANTONI MAMIANI DELLA ROVERE) [NÉE À MILAN ]
Peintre italienne.
Camilla Adami vit et travaille en Italie (Meina, Lago Maggiore) et en France (Paris). Diplômée de l’Académie des Beaux-Arts de Milan (Accademia di Brera), elle épouse le peintre plasticien Valerio Adami, dont l’œuvre devient très prisée dès les années 1960-1970. Camilla, qui a arrêté de peindre depuis son mariage, recommence à travailler, d’abord pour la réalisation de décors de théâtre en France, au Festival de Carpentras, et pour FR3. Elle n’est plus une débutante lorsque, dans les années 1980, elle se remet à peindre : elle a rencontré les grands artistes contemporains, participé aux débats de la modernité, acquis une connaissance intellectuelle des arts, maturité et exigence. À une époque où le figuratif n’est guère à l’honneur, c’est le domaine qu’elle explore, à la recherche d’un rapport viscéral à l’art. Elle choisit le grand format, attentive au geste qui a besoin d’espace et de continuité. Elle fait une série de portraits d’intellectuels, au crayon, à la mine de plomb, les traitant en gros plan comme de la photographie. Le trait fouille les regards, décadre les visages, fait saillir les tracés en détail, hyperréels et fantomatiques. Ainsi se présentent les têtes de Luciano Berio, Italo Calvino, Jacques Dupin, Jean-François Lyotard, Jorge Semprun, Saul Steinberg. Sa première exposition se tient Galleria del Naviglio à Milan. Durant des années, C. Adami travaille le dessin, mine de plomb, fusain, puis crayons de couleur, avec une impressionnante minutie donnant aux nus une texture vibratile : Vertige (Caryatide), 1985 ; Crayon sur toile, 1986-87. Parallèlement, elle commence la peinture à l’huile et à l’acrylique sur des formats encore plus grands (jusqu’à 220 x 550 cm) et des compositions polyptyques. La série des Retroscena (1999, 2003, 2006) opère par technique mixte, fusain et pastel sur toile avec projection DVD ; Rituels magiques, Contaminations, Conflits expérimentent également matériaux et techniques. L’ensemble de huit portraits intitulé Drag Queens présente des visages brouillés qui sondent le théâtre des transformations humaines. Avec la série Primates (depuis 2001, fusain sur toile, 195 x 144 cm), C. Adami a entrepris une nouvelle exploration du portrait : celui des grands singes, qui font signes vers d’autres modalités de rapport au vivant. Ce regard insolite sur le monde appelle la réflexion philosophique : Jacques Derrida analyse le « non-domesticable » et « l’entêtement » ; Avital Ronell* les portraits ; Michel Onfray le « chamanisme » du peintre.
Mireille CALLE-GRUBER
■ ADAMI C., CRAPANZANO V., DERRIDA J., LEBEL J.-J., L’Ange déchu, Toulon, Villa Tamaris, 2004 ; ADAMI C., ADAMI V., TABUCCHI A, TAVOLA M., Camilla e Valerio Adami, Turin, ALPGAMC, 2009.
ADAMS, Abigail [WEYMOUTH 1744 - QUINCY 1818]
Militante américaine des droits des femmes.
Née dans une famille appartenant aux milieux dirigeants du congrégationalisme et des premiers notables de la colonie, Abigail reçoit l’éducation limitée réservée aux jeunes filles, la compensant par ses nombreuses lectures. En 1764, elle épouse John Adams, avec qui elle aura six enfants, dont John Quincy Adams (sixième président des États-Unis). Durant les fréquentes missions de son époux, elle assure seule l’éducation des enfants. Lorsque son mari devient ambassadeur, elle le rejoint à Paris et à Londres. Puis, lorsqu’il joue un rôle de premier plan dans la Révolution américaine en tant que représentant du Congrès continental et en tant que vice-président sous George Washington, elle est auprès de lui une conseillère très écoutée. Elle devient ainsi, presque naturellement, une First Lady active politiquement, en 1797. La correspondance que les deux époux échangent lors de leurs séparations comporte des détails parfois intimes ou anecdotiques mais constitue surtout une mine d’informations sur les années de formation de la nation américaine. La célèbre lettre « Remember the Ladies » (« Pensez aux femmes », 1776), que A. Adams adresse à son mari, alors au Congrès continental, plaide pour une législation qui n’abandonne plus le pouvoir à la seule tyrannie masculine et annonce sans ambiguïté que les femmes refuseront des lois leur interdisant voix et représentation. Les délégués ne voulant pas se soumettre au « despotisme du jupon », A. Adams persévère dans ses revendications. Convaincue que le destin des épouses n’est pas de rester de simples compagnes agrémentant le décor et les réceptions, elle fait valoir le droit à l’instruction pour les femmes et la prise en considération des capacités dont leur vie témoigne, notamment de leurs responsabilités diverses, de leur rôle de guide moral des enfants et du conjoint. Enfin, elle prend position en faveur de l’abolition de l’esclavage, pratique qu’elle considère, de surcroît, comme un danger pour l’expérience démocratique.
Juliette DOR
■ HOGAN M. A. et TAYLOR C. J. (dir.), My Dearest Friend : Letters of Abigail and John Adams, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 2007.
■ AKERS C. W., Abigail Adams : An American Woman, New York, Pearson/Longman, 2006 ; HOLTON W., Abigail Adams : A Life, Waterville (Maine), Thorndike Press, 2010.
ADAMS, Hannah [MEDFIELD 1755 - BROOKLINE 1831]
Écrivaine et enseignante américaine.
Hannah Adams est la première femme aux États-Unis à avoir fait de l’écriture littéraire une profession. Comme l’éducation des femmes dépendait, à l’époque de la Révolution américaine, de l’initiative et de la situation financière des parents, peu de femmes avaient le privilège de pouvoir écrire professionnellement. Manifestant dès son plus jeune âge un vif intérêt pour les Belles Lettres, H. Adams apprend le grec et le latin grâce à l’enseignement de son père. Pendant la guerre d’indépendance américaine (1775-1782), elle démontre son patriotisme en faveur de la République en enseignant dans les collèges privés. Son œuvre principale, An Alphabetical Compendium of the Various Sects, publiée en 1784, est une étude théologique des diverses religions du monde, en trois parties : 1) « An Alphabetical Compendium of the Denominations among Christians » ; 2) « A Brief Account of Paganism, Mohammedanism, Judaism, and Deism » ; 3) « An Account of the Different Religions of the World ». Cette première édition, qui connaît peu de succès, est néanmoins fortement appréciée par la communauté religieuse à tendance libérale de Boston (églises anglicanes et « proto-unitariennes »), notamment pour son approche objective. H. Adams se démarque de ses contemporains masculins par ses thèmes et ses revendications féministes : elle exprime ouvertement l’importance pour une femme de gagner sa vie. De plus, comme la plupart des historiennes qui lui succèdent, elle est consciente des inégalités entre hommes et femmes à son époque, inégalités qui pèsent particulièrement sur les femmes écrivains. Ne parvenant pas toujours à subvenir à ses besoins, elle reçoit à plusieurs reprises l’aide de la communauté religieuse qui l’incite à publier de nouvelles éditions de son Compendium. Celui-ci est repris sous le nouveau titre Views of Religions.
Eftihia MIHELAKIS
■ A Memoir of Miss Hannah Adams, Boston, Gray and Bowen, 1832.
■ BERKIN C., Revolutionary Mothers : Women in the Struggle for America’s Independence, New York, Alfred A. Knopf, 2005 ; GUNDERSEN J. R., To Be Useful in the World Women in Revolutionary America 1740-1790, New York, Twayne, 1996.
ADAMS, Jean (ou Jane) [GREENOCK, ÉCOSSE 1704 - GLASGOW 1765]
Poétesse britannique.
D’origine modeste, ayant reçu une éducation limitée, Jean Adams eut la chance de travailler un temps en qualité de domestique chez un pasteur qui l’encouragea à découvrir des ouvrages de théologie calviniste, mais aussi Philip Sidney, Milton et des traductions des auteurs classiques. Elle réussit à devenir maîtresse d’école. Elle doit sa renommée – elle figure au Dictionary of National Biography depuis 1885 – à une ballade appréciée de Robert Burns, There’s Nae Luck Aboot the Hoose (« rien ne va plus à la maison »), histoire d’une femme de marin attendant le retour de son mari, mais l’attribution a été contestée au motif qu’une célibataire sans foyer ne saurait parler avec pertinence d’une chaumière et d’un époux. En 1734, J. Adams fait paraître à Glasgow, par souscription, un volume de 80 poèmes sur des sujets moraux et religieux, Miscellany Poems. C’est un échec, aggravé par la décision de vendre également le livre à Boston. Elle dut fermer son école et finit ses jours dans un hospice.
Françoise LAPRAZ SEVERINO
■ BLAIN V. et al. (dir.), The Feminist Companion to Literature in English. New Haven/Londres, Yale U. P., 1990 ; WEIR D., History of the Town of Greenock, Glasgow, Robertson/Atkinson, 1829.
ADAMS, Pat [STOCKTON 1928]
Peintre américaine.
En 1949, Pat Adams sort diplômée en art de l’université californienne de Berkeley. Bien qu’abstraite, sa peinture se distingue des courants qui dominent alors « l’École de New York », notamment l’abstraction gestuelle (Jackson Pollock ou le color-field painting – « peinture du champ coloré » – de Mark Rothko et de Barnett Newman). De fait, loin de se caractériser par l’ampleur des gestes ou la sensation de se perdre dans un espace pictural débordant celui de la toile, ou par l’importance des formats, elle instaure plutôt, avec minutie, un espace resserré dans des formats souvent modestes, et exige du regard qu’il se concentre sur le cœur de la composition. Dans les années 1950, l’artiste est aussi l’une des rares femmes à pratiquer l’abstraction à New York, opposant l’intimité qu’instaurent ses œuvres avec le spectateur aux qualités éruptives de l’expressionnisme abstrait. Ses premières peintures sont très marquées par l’influence de Paul Klee, de Vassily Kandinsky et de Joan Miró : mélange des formes géométriques, biomorphiques, et des tracés gestuels ; variété de la palette aux teintes légèrement sourdes ; effets de textures ajoutant à la richesse de l’œuvre. La peintre se tient ainsi éloignée des ambitions du modernisme tel que le décrivait alors le critique d’art Clement Greenberg, à savoir une vision formaliste de l’art qui réfléchit sur ses propres moyens et, se débarrassant de toute recherche de signification et de références extérieures, tend à toujours plus de pureté. Les œuvres de P. Adams, qui évoquent un chaos en expansion – rappelant le cosmos aussi bien que l’infiniment petit – font écho à Wols (Alfred Otto Wolfgang Schulze) et plus largement à l’art informel européen, c’est-à-dire à la peinture abstraite qui se développe à Paris dans les années d’après-guerre. Ses toiles s’enrichissent ainsi de matériaux variés : coquillage, sable, mica, qui leur ajoutent une densité physique. Empruntant aux pierres gravées préhistoriques, aux émaux byzantins ou encore aux miniatures persanes, les formes créent une résonance métaphysique. Dans les années 1970, la peintre participe à des expositions qui rappellent son identité féminine (Women Choose Women, centre culturel de New York, 1973). Aujourd’hui, plusieurs de ses œuvres sont conservées dans des collections publiques au Whitney Museum of American Art (New York) et au Hirshhorn Museum and Sculpture Garden (Washington).
Anne MALHERBE
■ Pat Adams Paintings, 1954-2004 (catalogue d’exposition), New York, Zabriskie Gallery, 2005.
ADAMS, Sarah FULLER FLOWER [OLD HARLOW 1805 - HARLOW 1848]
Poétesse et hymnologue britannique.
Membre de l’Église unitarienne, Sarah Fuller Flower Adams est l’auteure de plusieurs hymnes mis en musique par sa sœur Eliza Flower à des fins d’édification morale et à destination des classes défavorisées et des couches populaires. Son œuvre versifiée principale (Vivia Perpetua, a Dramatic Poem, 1841) est la célébration passionnée de la conversion au christianisme d’une jeune fille païenne et une exaltation de la vie et de la foi des premiers chrétiens. En 1834 et 1835, elle collabore au Monthly Repository, organe des unitariens qui défendait les réformes et l’émancipation des femmes, publie plusieurs poèmes de protestation sociale et politique, comme celui qu’elle écrit pour la Ligue d’opposition aux lois sur le blé, et écrit en 1845 un petit catéchisme pour les enfants (The Flock at the Fountain, « le troupeau à la fontaine »). Elle est également l’auteure de Nearer, My God, To Thee (« plus près de toi, mon Dieu »), célèbre hymne du service anglican. Elle est la parfaite représentante du militantisme social-chrétien victorien.
Michel REMY
■ STEPHENSON H. W., The Author of Nearer, My God, To Thee, Londres, Lindsey Press, 1922.
ADARKAR, Neera (née ADIVAREKAR) [VASAI, MAHARASHTRA 1949]
Architecte et designer indienne.
Personnalité à multiples facettes, tout à la fois architecte, designer, professeure, écrivaine et activiste, Neera Adarkar est une condisciple de Brinda Somaya* et s’est battue pour échapper à la définition étriquée de son éducation moderniste des années 1970, qui laissait penser que la conception architecturale était rigoureusement définie par les compétences d’ingénierie. Au sein du Sir J.J. College of Architecture de l’université de Mumbaï, où elle a fait ses études, l’architecture moderne était définie en une seule phrase : « La forme suit la fonction. » Le temps passant, sa compréhension gagna en maturité, grâce à l’étude des travaux de Charles Correa, Louis Kahn et Le Corbusier. En 1980, elle rejoint l’agence d’architecture fondée à Bombay par son mari, Arvid Adarkar, à laquelle est également associé Arun Kale. L’éventail de leurs projets, qui s’étend des bâtiments institutionnels aux inventaires patrimoniaux, comprend : l’hôtel Toshali Sands, à Puri, dans l’État d’Orissa (1985) ; le centre d’entraînement de la Yuva (Youth for Voluntary Action) à Navi Mumbaï (2000) ; l’académie Goray, à Pune (1997) ; la rénovation de la banque NKGSB, aménagée dans l’ancien Opéra de Bombay ; ainsi qu’une liste et un classement des monuments historiques de la région de Mumbaï, à la demande de l’administration. Adhérente au mouvement des femmes, N. Adarkar a été une activiste politique au début des années 1980, convaincue que le design ne devait pas être envisagé de façon isolée, mais au sein des relations sociales et politiques, et que le genre et la classe étaient des données importantes pour concevoir l’environnement. Elle se dit féministe et milite en faveur de l’éradication de l’exploitation des femmes au travail et de la reconnaissance de leurs droits à faire des choix, en identifiant leur rôle dans la société. L’identité des femmes devrait être indépendante de leur statut marital, afin qu’elles puissent exercer des fonctions au sein des organes décisionnaires dans le domaine du logement ou des infrastructures. Son engagement lui donne une place unique dans le domaine de l’architecture. Militante, elle s’est récemment opposée à la fièvre immobilière à Mumbaï, considérée par les décideurs politiques comme la caractéristique fondamentale d’une ville « globale ». Écrivaine, elle a coécrit, en 2004, un livre sur les récits oraux des meuniers de cette ville, One Hundred Years, One Hundred Voices (« cent ans, cent voix », 2004), et travaille actuellement sur les chawls, un type unique de logement industriel de la période coloniale (Chawls of Mumbaï : Galleries of Life, « chawls de Mumbaï : galeries de vie », 2011). N. Adarkar a participé à des jurys en Inde comme à l’étranger, donné des conférences et enseigné dans divers établissements dont le Sir J.J. Collège de 1978 à 1980, puis de nouveau en 2004.
Madhavi DESAI
ADCOCK, Fleur [AUCKLAND, NOUVELLE-ZÉLANDE 1934]
Poétesse britannique.
Fleur Adcock fait ses études de Lettres classiques à l’université de Wellington et travaille ensuite dans une bibliothèque à Dunedin. À l’issue de deux divorces éprouvants, elle s’établit en 1963 à Londres avec ses deux enfants, travaille à la bibliothèque du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, et s’affirme peu après comme écrivaine indépendante. Elle traduit également des auteurs roumains et des textes en latin du Moyen Âge anglais. Se situant ainsi dans un exil à la fois spatial, temporel et émotionnel, partageant l’attitude désabusée, antiromantique des poètes latins comme Properce et Catulle sur l’amour et la sexualité, elle écrit en fait, en quête de son identité. Elle n’en aborde pas moins les grands problèmes de la planète, la pollution de la nature, les maladies des hommes et, au-delà, leur égocentrisme forcené, dressant un tableau de leurs manies et de leurs travers non sans amertume mais non sans générosité. Depuis 1964, elle a publié 13 volumes de poèmes, édite en 1987 une anthologie de poésie féminine, le Faber Book of Twentieth Century Women’s Poetry (« la poésie féminine au XXe siècle ») et en 1982 collabore à un opéra, Eléonore d’Aquitaine, avec la compositrice néo-zélandaise Gillian Whitehead*. Sa poésie, tour à tour comique, sombre, sardonique, compassionnelle, sait alterner diatribe et douceur sur un ton le plus souvent de la conversation, narratif et proche du lecteur. Selected Poems 1960-2000 parait en 2000 chez Bloodaxe Books.
Michel REMY
■ STANNARD J., Fleur Adcock in Context : From Movement to Martians, Lewiston/Lampeter, Edwin Mellen Press, 1998.
ADDAMS, Jane [CEDARVILLE, ILLINOIS 1860 - CHICAGO 1935]
Sociologue américaine.
Prix Nobel de la paix 1931.
Jane Addams a créé les conditions d’une innovation majeure : les avancées de l’École de Chicago en sociologie urbaine, en sociologie de l’immigration et de la déviance, entre 1910 et 1940, lui doivent beaucoup. Issue d’une famille de notables, elle est l’une des premières bachelières de sa génération. Elle entreprend des études de médecine, les abandonne en raison d’une santé défectueuse, puis commence à voyager en Europe. En Angleterre, elle visite Toynbee Hall dans l’East End de Londres : ce lieu destiné aux déshérités ou aux primo-migrants, créé sous l’impulsion d’un millionnaire philanthrope, leur offrait un toit et également des animations sociales et culturelles. De retour à Chicago, J. Addams décide de fonder une institution similaire ; Hull House a deux objectifs : soulager la misère de la population défavorisée de Chicago et étudier ses conditions d’existence. Beaucoup de sociologues y font leurs premières armes en enquêtant sur les histoires de vie et sur le cadre social des nouveaux arrivants dans une ville qui connaît, à la fin du XIXe siècle, une des croissances démographiques les plus fortes au monde. Le fondateur du département de sociologie de l’université, Albion Small, offre à J. Addams un poste qu’elle refuse. Hull House loge par ailleurs certains membres de ce département comme Ernest Burgess. Les points de vue de sa directrice exercent une influence sur la théorie de l’enquête de John Dewey et certaines des idées de George Herbert Mead sur les rapports des individus dans la société. Elle est de surcroît à l’origine de la création de l’École d’instruction civique et d’action philanthropique de l’École de Chicago, qui compte parmi ses dirigeantes Edith Abbott*. Sans être militante, la sociologue use de son influence pour que le sort des femmes s’améliore. Elle préside de 1915 à 1929 la direction du Women’s Peace Party d’orientation pacifiste, de même que la Women’s International League for Peace and Freedom. Son opposition à l’entrée en guerre des États-Unis lui vaut d’être taxée d’antipatriote par la presse. En 1931, elle reçoit le prix Nobel de la paix. Elle a publié une dizaine de livres sur sa conception du pacifisme, sur la jeunesse urbaine et l’histoire de Hull House. Son ouvrage le plus couramment cité, Peace and Bread in Time of War (« paix et pain en temps de guerre »), est publié juste après la fin de la guerre.
Pierre TRIPIER
■ Children in American Street Trades, New York, National Child Labor Committee, 1905.
ADDERSON, Caroline [EDMONTON 1963]
Romancière, nouvelliste et scénariste canadienne.
Native de l’Alberta, Caroline Adderson obtient en 1982 un diplôme d’enseignante de l’université de Colombie-Britannique. En 1993, elle publie Bad Imaginings (« mauvaises pensées »), recueil de dix nouvelles décrivant avec humour et ironie différentes situations de crises familiales. Plusieurs de ses nouvelles ont été adaptées à la radio et diffusées par la CBC. Mr. Justice, second recueil de nouvelles, est paru en 2005, suivi de Pleased to Meet You (« heureux de vous rencontrer », 2006). Elle est également l’auteure de deux romans : A History of Forgetting (« une histoire de l’oubli », 1999), récit sur l’oubli où elle aborde la maladie d’Alzheimer et l’Holocauste, et La Femme assise (2003), puis de livres pour enfants : Very Serious Children, I, Bruno (« des enfants très sérieux, moi, Bruno », 2007), et Bruno For Real (« Bruno en vrai », 2009). On lui doit le scénario du film Tokyo Cowboy (1994), histoire d’un Japonais fasciné par la vie dans les ranchs, quittant le Japon pour la région des prairies canadiennes.
Catherine DHAVERNAS
■ Nouvelles du Canada anglais, nouvelles de Caroline Adderson, Québec, L’Instant même, 1999 ; La Femme assise (Sitting Practice, 2003), Paris, Belfond, 2006 ; avec LYON A., MADDOCKS R. et al., Vancouver, la mémoire des corps, Paris, Autrement, 2004.
ADELE (Adele Laurie Blue ADKINS, dite) [LONDRES 1988]
Chanteuse, auteure-compositrice et interprète britannique.
Élevée par sa mère, Adele Laurie Blue Adkins passe sa petite enfance à Tottenham, un quartier plutôt pauvre du nord de Londres. Adolescente fascinée par les Spice Girls et d’autres groupes comme The Cure, elle ne pense qu’à chanter. À la fête de fin d’année de son collège, elle obtient un franc succès en reprenant Rise, un tube de la chanteuse britannique Gabrielle, et compose trois chansons qu’un de ses amis publie sur MySpace. Après des mois de buzz sur Internet, elle attire l’attention de XL Recordings qui lance son premier album, 19, en 2007. Sa voix de contralto et son style soul, qui ne sont représentatifs ni de son âge (19 ans) ni de sa génération, en font un phénomène. En Grande-Bretagne, deux titres, Hometown Glory et Chasing Pavements, passent en boucle sur les radios et bientôt elle embarque pour une première tournée aux États-Unis. En 2009, avec plus de six millions d’exemplaires vendus, Adele gagne deux prix aux Grammy Awards : meilleure nouvelle artiste et meilleure prestation pop féminine. Les critiques commencent à croire qu’elle est plus qu’une étoile filante. L’énorme succès du single sorti en 2008, Rolling in the Deep, augure bien de la suite. En 2011, son deuxième album, 21, avec notamment Someone Like You et Set Fire to the Rain, la propulse en vedette internationale avec plus de vingt millions d’exemplaires vendus. En nombre de semaines consécutives passées au top des classements, il bat les records de ceux de Madonna. En 2012, elle interprète la chanson originale de Skyfall, le dernier James Bond, composée avec Paul Epworth, pour laquelle elle reçoit un Golden Globe et un Oscar. En France, Adele décroche pour ce titre le record historique des ventes numériques de musique.
Nathalie COUPEZ
ADEN MOHAMED, Hawa [BAIDOA 1949]
Militante somalienne des droits des femmes.
L’instruction des femmes est au cœur de l’action militante d’Hawa Aden Mohamed. Elle a eu la chance d’aller à l’école, fait rare en Somalie à l’époque. Après des études en Inde, elle enseigne dans la formation professionnelle puis dirige le département de l’instruction des femmes du ministère somalien de l’Éducation. Elle crée la première école d’institutrices à Mogadiscio, et à la fin des années 1980 fonde l’Établissement des femmes de Somalie, première organisation non gouvernementale du pays, destinée à l’instruction et à la formation professionnelle des filles. En 1991, du fait de la guerre civile elle s’exile au Canada où, travailleuse sociale, elle est conseillère à Toronto pour la lutte contre les mutilations génitales auprès du Women’s Health in Women’s Hands (« la santé des femmes aux mains des femmes »). En 1995, elle renonce à son statut de réfugiée et rentre dans son pays pour venir en aide aux milliers de Somaliennes victimes des conflits armés et d’une grave crise alimentaire. Malgré les difficultés, cette chrétienne en région musulmane crée à Galkayo, dans le nord-est de la Somalie, le Centre d’éducation pour la paix et le développement, inauguré en 1999. Il accueille les femmes marginalisées par les mauvais traitements et les violences sexuelles : elles y trouvent la sécurité, l’instruction et une formation. Douze écoles primaires et secondaires, des centres d’hébergement et de loisirs ont été fondés. Une formation est dispensée aux garçons pour les protéger de l’enrôlement dans les milices armées. Le centre Galkayo milite aussi contre toutes les atteintes aux droits fondamentaux des femmes (mutilations génitales, mariages précoces, violences). Le travail humanitaire de « Mama Hawa » est, en 2012, récompensé par le prestigieux prix Hansen décerné par le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies. H. Aden Mohamed projette de fonder en Somalie un enseignement supérieur pour les filles.
Jacqueline PICOT
ADICHIE, Chimamanda NGOZI [ENUGU 1977]
Écrivaine nigériane.
Issue d’une famille appartenant au groupe ethnique igbo, Chimamanda Ngozi Adichie grandit, tout comme ses cinq frères et sœurs, à Nsukka, ville du sud-est du pays où travaillent ses parents. Son père, mathématicien, est professeur à l’Université du Nigeria et sa mère, diplômée en sociologie, y occupe un haut poste administratif. Élevée dans cet environnement intellectuel, C. Adichie développe rapidement un goût prononcé pour la lecture. Enfant, elle est particulièrement marquée par les livres de l’écrivaine britannique Enid Blyton*, avant de découvrir les romans d’auteurs africains tels que Chinua Achebe (Nigeria) et Camara Laye (Guinée). Elle nourrit également dès son plus jeune âge une passion pour l’écriture, mais cette activité demeure longtemps un simple loisir. En effet, à la fin de sa scolarité, cédant aux pressions sociales et familiales, elle s’engage dans des études de médecine à l’Université du Nigeria. Tout en poursuivant cette formation, elle publie un recueil de poésie, intitulé Decisions (1997), et une pièce de théâtre, For Love of Biafra (« pour l’amour du Biafra », 1998), œuvre se déroulant dans le cadre de la guerre civile nigériane (1967-1970). Elle réalise rapidement qu’elle ne pourra s’épanouir dans la profession médicale, et part étudier la communication aux États-Unis. Après deux années à la Drexel University de Philadelphie, elle obtient en 2001 un diplôme de bachelière en communication et en sciences politiques de la Eastern Connecticut State University et une maîtrise en creative writing de la Johns Hopkins University de Baltimore, en 2003. Cette même année marque la publication de son premier roman, L’Hibiscus pourpre. Narré par une adolescente timide nommée Kambili, le récit suit l’évolution d’une famille igbo dominée par un père à la personnalité complexe, à la fois homme d’affaires respecté et tyran domestique poussé à l’excès par son zèle religieux. Dans cette œuvre, C. Adichie condamne tour à tour le fanatisme de certains de ses compatriotes chrétiens ainsi que la corruption des dirigeants politiques nigérians, et porte, en outre, un regard sensible sur la condition féminine dans son pays d’origine. L’ouvrage reçoit une reconnaissance quasi unanime auprès du grand public et de la critique et obtient, entre autres distinctions, le Commonwealth Writers’ Prize for Best First Book (2005). Son second roman, L’Autre Moitié du soleil, est publié en 2006 et, devenu rapidement un best-seller au Royaume-Uni, il vaut à son auteure le prestigieux Orange Broadband Prize for Fiction (2007). Tout comme la pièce For Love of Biafra, il se déroule à l’époque de la guerre civile nigériane, preuve supplémentaire de l’importance de ce drame historique dans les écrits de C. Adichie. L’ouvrage relate les destins croisés d’une série de personnages à travers le regard de trois d’entre eux : Ugwu, adolescent travaillant comme domestique pour Odenigbo, un mathématicien qui enseigne à l’université du Nigeria ; Olanna, jeune femme instruite et fortunée qui devient l’épouse d’Odenigbo et Richard, un Anglais fasciné par la culture igbo et compagnon de la sœur jumelle d’Olanna, Kainene. Si le roman dénonce avant tout les atrocités de la guerre, il examine également de manière subtile les facteurs sociaux, raciaux et culturels qui définissent les rapports entre les protagonistes. Incontestablement, L’Autre Moitié du soleil témoigne de la maturité de C. Adichie, qui n’hésite pas à y traiter explicitement des thèmes comme la sexualité, souvent abordée de manière discrète, voire pas du tout, dans les œuvres des auteurs africains des générations précédentes. Parallèlement à son travail d’écriture, C. Adichie continue à exercer des activités d’enseignement et à étudier dans diverses institutions académiques. Ainsi, elle dispense un cours d’écriture de création à l’université de Princeton en 2005-2006, et prépare ensuite une maîtrise en histoire africaine à l’université Yale, qu’elle obtient en 2008. Dans le même temps, elle rédige des essais – portant notamment sur des questions politiques et religieuses – pour des journaux anglais et américains, et écrit pour plusieurs revues littéraires des nouvelles explorant aussi bien des thématiques connexes à celles abordées dans ses romans que des questions liées à l’immigration nigériane aux États-Unis. Des versions retravaillées de onze de ces nouvelles sont publiées, accompagnées d’un texte inédit, dans un recueil intitulé The Thing around Your Neck (« la chose autour de ton cou », 2009). Il n’est guère surprenant de constater que les récits contenus dans cet ouvrage sont situés tantôt au Nigeria, tantôt aux États-Unis, car ces deux pays ont incontestablement forgé l’identité de cette écrivaine talentueuse.
Daria TUNCA
■ L’Hibiscus pourpre (Purple Hibiscus, Chapel Hill, 2003), Paris, A. Carrière, 2004 ; L’Autre Moitié du soleil (Half of a Yellow Sun, 2006), Paris, Gallimard, 2008.
ADIE, Kate (ou Kathryn ADIE) [SUNDERLAND, GRANDE-BRETAGNE 1945]
Journaliste britannique.
À l’âge de 23 ans, après une licence d’études scandinaves, Kate Adie est embauchée par la BBC comme technicienne dans une agence radio locale. Elle commence à produire des émissions, mais ses premières correspondances en direct concernent des événements sportifs et religieux. En 1979, elle rejoint BBC TV News à Londres, en charge des tribunaux de la capitale. En 1980, elle couvre, presque par hasard, le siège de l’ambassade iranienne à Londres par le Special Air Service. En service ce soir-là, elle se trouve être la première personne sur place au moment où le SAS fait irruption dans l’ambassade. Accroupie derrière une portière de voiture, elle raconte l’assaut en direct à l’un des plus larges auditoires de l’histoire de la BBC, alors devant les écrans pour les championnats du monde de billard. Sa vie bascule : K. Adie devient par accident l’une des rares femmes à raconter les histoires difficiles et dangereuses de son temps. En 1989, elle devient correspondante en chef de la BBC, et sa célébrité s’accroît quand elle traite la répression de la révolte étudiante de la place Tian’anmen, puis la guerre en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Sierra Leone. Elle se retire de la « ligne du combat » en 2003 et présente actuellement From Our Own Correspondent (« de notre correspondant ») pour BBC Radio 4.
Francesca MUSIANI
ADIVAR, Halide EDIP [ISTANBUL 1884 - ID. 1964]
Écrivaine turque.
Née dans une famille bourgeoise, Halide Edip Adıvar étudie dans un collège américain, suit des cours de littérature française et s’intéresse à la littérature orientale. C’est l’une des premières bachelières de son époque. Elle prend aussi des leçons de mathématiques auprès de Salih Zeki, qui deviendra son époux et le père de ses deux enfants. Après le rétablissement de la monarchie constitutionnelle, elle écrit dans des journaux et revues tels que Tanin, Mehasin, Musavver Muhit et Resimli Kitap. Ses articles, qu’elle signe alors Halide Salih, suscitent de fortes réactions dans les milieux traditionalistes. En 1908, après un voyage en Angleterre, elle publie deux romans : Heyyula (« spectres ») et Raik’in Annesi (« la mère de Raik »). En 1910, son mari ayant épousé une deuxième femme en accord avec le droit islamique, elle divorce et reprend le nom de Halide Edip. Au retour d’un nouveau séjour en Angleterre, après le début des guerres balkaniques, elle fréquente les Foyers turcs, fait la connaissance de nombreux écrivains et fait sienne l’idéologie nationaliste turque naissante. Sous l’influence du courant Turancilik (panturquisme), elle écrit le roman Yeni Turan (« le nouveau Turan », 1912). Après l’occupation de Smyrne, la lutte nationale prend de l’ampleur. Halide Edip collabore aux Foyers turcs, devient membre de l’organisation secrète Karakol et participe aux activités de contrebande d’armes vers l’Anatolie. Elle harangue les foules lors d’un meeting organisé par l’Union des femmes modernes en 1919 et est accueillie en héroïne lors d’un autre meeting. Pour ses services rendus à la lutte pour l’indépendance, elle est promue au rang de caporal, puis de major. Elle tire de cette période le sujet de son récit À mort la traînée (Vurun Kahpeye, 1923), de son livre de souvenirs Türk’ün Ateşle İmtihanı (« le baptême du feu du Turc », 1922) et de ses romans Ateşten Gömlek (« la chemise de feu », 1922), Kalp Ağrısı (« le cœur a ses chagrins », 1924), Zeyno’nun Oğlu (« le fils de Zeyno », 1928). Opposants au régime kémaliste, Halide Edip et son second mari, Adnan Adivar, quittent la Turquie, passent quatre ans en Angleterre puis dix ans en France. Invitée aux États-Unis en 1928, elle est la première femme à présider une table ronde au Williamstown Institute of Politics. Lors de son deuxième voyage, en 1932, elle donne dans des universités américaines une série de conférences publiées dans Türkiye Batı’ya Bakıyor (« la Turquie regarde vers l’Occident »). En 1935, elle est invitée en Inde pour la fondation de l’université Jamia Millia Islamia. En 1936, elle publie son œuvre la plus célèbre, Rue de l’épicerie aux mouches, roman d’abord publié en anglais, puis traduit en turc sous le titre Sinekli bakkal. Initialement paru en feuilleton, ce récit sera longtemps l’ouvrage littéraire le plus vendu en Turquie. Revenue dans son pays, H. E. Adıvar est chargée en 1943 de fonder la chaire de philologie anglaise de l’université d’Istanbul, qu’elle présidera durant dix ans. En 1950, élue députée indépendante pour Izmir au sein du parti démocrate, elle siège jusqu’en 1954 à la Grande Assemblée nationale de Turquie.
Bahriye ÇERI
■ Rue de l’épicerie aux mouches (The Clown and His Daughter, 1936), Istanbul, Éditions PM, 1944.
■ « Fragment d’une lettre de Grèce » in SAUSSEY E. (dir.), Prosateurs turcs contemporains, Paris, E. de Boccard, 1935 ; De quoi s’agit-il ? , Paris, E. de Boccard, 1939 ; La Fille de Smyrne, Alger, Afkar, 1948 ; « L’Enfant », in GÜRSEL N. (dir.), Paroles dévoilées, Paris, Arcantère/Unesco, 1993.
ADJANI, Isabelle [PARIS 1955]
Actrice et productrice française.
De père algérien et de mère allemande, Isabelle Adjani monte et joue des spectacles dans son lycée de la banlieue parisienne. Elle fait ses débuts au cinéma dès l’âge de 14 ans. Engagée à la Comédie-Française, elle incarne en 1972, à 17 ans, une Agnès d’anthologie dans L’École des femmes de Molière, puis l’Ondine de Jean Giraudoux face à Jean-Luc Boutté, dans les mises en scène de Raymond Rouleau. Le cinéma lui assure une carrière internationale mouvementée (France et États-Unis), souvent triomphale, mais marquée aussi par plusieurs échecs. Après le succès de la comédie La Gifle, elle incarne avec sensibilité la fille de Victor Hugo dans L’Histoire d’Adèle H. de François Truffaut (nommée pour l’Oscar de la meilleure actrice en 1976). Elle joue souvent des femmes passionnées, psychiquement fragiles, parfois meurtrières, mais poursuit aussi dans la veine des comédies sentimentales. Elle tourne avec Roman Polanski ou André Téchiné (Les Sœurs Brontë), hante le Montparnasse des années 1920 dans Quartet de James Ivory, d’après le roman de Jean Rhys* (prix d’interprétation à Cannes en 1981). En 1988, elle produit le film Camille Claudel (Bruno Nuytten), qui obtient le César du meilleur film tandis qu’elle remporte celui de la meilleure actrice, puis est nommée pour l’oscar, dans le rôle de la sœur de Paul Claudel, sculptrice géniale finalement enfermée comme folle. En 1994, elle est ténébreuse dans La Reine Margot, film somptueux et sanglant de Patrice Chéreau. Elle tourne avec les réalisatrices Philomène Esposito et Laetitia Masson* (La Repentie). En 2000, elle revient au théâtre en Dame aux camélias de Dumas (mise en scène Alfredo Arias), puis en 2006 pour La Dernière Nuit pour Marie Stuart (Didier Long). En 2009, dans La Journée de la jupe, professeure d’un lycée de banlieue révoltée contre ses élèves qu’elle prend en otages, elle obtient un nouveau grand succès de cinéma. L’héroïne est marquée par le refoulement de son identité algérienne, contrairement à l’actrice qui a souvent affirmé cette ascendance paternelle, déclarant sa solidarité avec le peuple lors des années de terrorisme islamiste, et inaugurant en 2009 le Festival panafricain d’Alger. En 2010, elle retrouve Gérard Depardieu dans la comédie Mammuth. En 2011, elle tourne pour la télévision Aïcha, de Yamina Benguigui*. En 2014, elle revient au théâtre dans une œuvre contemporaine de Carey Perloff, Kinship, pièce inspirée de Phèdre de Racine. L’une des actrices les plus primées du cinéma français (cinq césars), I. Adjani se fait aussi parfois chanteuse, avec Serge Gainsbourg par exemple (Pull marine).
Bruno VILLIEN
■ JAMES A., Journal, lu par Isabelle Adjani, Paris, Des Femmes-Antoinette Fouque, « Bibliothèque des voix », 1983.
ADJANOHOUN, Florisse [BÉNIN 1971]
Actrice et auteure dramatique béninoise.
Après avoir commencé par la musique et le cinéma, Florisse Adjanohoun entreprend une carrière théâtrale en 1984. Elle évolue longtemps avec le théâtre Wassangari avant de créer sa propre compagnie : Parole en scène. C’est Atakoun, présenté en 1999 au festival Les Francophonies en Limousin, aux Journées théâtrales de Carthage en Tunisie (prix du meilleur texte), aux Rencontres théâtrales internationales du Cameroun (Retic), ainsi qu’au Bénin (prix du meilleur spectacle Bénin Golden Awards), qui révèle son talent pour adapter à la scène l’écriture du conte et exploiter toutes les ressources du corps. Elle monte dans les années 2000 son deuxième conte théâtral intitulé La Rescapée qui fait une tournée réussie en Afrique de l’Ouest. Elle poursuit sa carrière de comédienne avec des metteurs en scène comme Abel Solarès ou Éric Mampouya, mais parallèlement continue de développer une recherche esthétique sur les moyens de raconter en faisant parler le corps.
Sylvie CHALAYE
ADLER, Laure (née CLOZET) [CAEN 1950]
Journaliste de radio et de télévision, et écrivaine française.
Aînée de trois filles, Laure Adler a grandi entre l’Afrique où travaille son père, ingénieur agronome, et l’Auvergne où elle passe ses vacances. De retour en France en 1967, elle vit l’effervescence de Mai 68 et fait une thèse sur les journalistes féministes du XIXe siècle. Entrée comme secrétaire à France Culture en 1974, elle y exerce en tant que journaliste puis productrice de radio avant d’en devenir la directrice de 1999 à 2005. Elle évolue parallèlement dans le domaine audiovisuel : elle participe aux émissions Aujourd’hui Madame de Pascale Breugnot et Droit de réponse de Michel Polac, et dirige la rubrique littéraire de l’émission de Michel Denisot, Demain, sur Canal+. De 1990 à 1992, L. Adler est conseillère à la culture auprès du président François Mitterrand. De cette expérience, elle tirera un livre, L’Année des adieux (1995). Puis elle est nommée directrice des documentaires et émissions culturelles à France 2 et conseillère à la présidence de France Télévisions. De 1993 à 1997, elle est responsable et coprésentatrice du magazine hebdomadaire Les Brûlures de l’histoire sur France 3, coproductrice et présentatrice du magazine culturel quotidien Le Cercle de minuit sur France 2, et elle reprend l’émission mensuelle d’entretiens Permis de penser sur Arte. Elle est aussi chroniqueuse à France Inter pour l’émission C’est ça la vie et collaboratrice à L’Événement du jeudi. Nommée directrice de France Culture en 1999, L. Adler tente d’apporter un souffle nouveau à cette chaîne d’exception dans l’univers radiophonique. Elle en modifie l’image et la programmation. À compter de 2007, elle anime également l’émission Studio Théâtre sur France Inter, produit L’Avventura puis Hors-Champs sur France Culture ainsi que L’Invitation au voyage sur TV5. Écrivaine, elle publie ouvrages, essais et récits, dont les biographies de Marguerite Duras* (Marguerite Duras, 1998, prix Femina de l’essai), Hannah Arendt* (Dans les pas d’Hannah Arendt, 2005), Simone Weil* (L’Insoumise, 2008) et Françoise Giroud* (Françoise, 2011), ainsi qu’une monographie sur les statuts des musulmanes (Femmes hors du voile, 2008). Outre ces multiples activités, L. Adler préside l’association Art et culture en région Auvergne, appartient au conseil d’administration du Théâtre de la Ville à Paris et à celui de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse dont elle anime les « Leçons » lors du festival. Tout au long de son parcours d’intellectuelle, de femme de lettres et de communication, elle inscrit une réflexion interpellant femmes et hommes de son temps.
Gloria AWAD
■ À l’aube du féminisme, les premières journalistes (1830-1850), Paris, Payot, 1979 ; Secrets d’alcôve, histoire du couple de 1830 à 1930, Paris, Hachette, 1983 ; La Vie quotidienne dans les maisons closes, Paris, Hachette, 1990 ; Les Femmes politiques, Paris, Seuil, 1993 ; À ce soir, Paris, Gallimard, 2001 ; Manifeste féministe, Paris, Autrement, 2011.
ADLER, Rose [PARIS 1890 - ID. 1959]
Relieuse française.
De sa formation à l’école de l’Union des arts décoratifs, Rose Adler garde un intérêt tout particulier pour la reliure. Lors d’une exposition au pavillon de Marsan, en 1923, ses travaux sont remarqués par le couturier Jacques Doucet. Ce dernier collectionne des livres et manuscrits des avant-gardes littéraires pour lesquels il charge Pierre Legrain de concevoir des reliures en harmonie avec ses autres collections d’art contemporain. Rompant avec les décors d’inspiration florale qui prévalaient depuis les années 1890, P. Legrain dessine, dès 1917, des décors géométriques s’étendant sur l’intégralité des plats et du dos des livres, utilise la lettre comme élément décoratif, associe le cuir à des matériaux inhabituels comme l’ivoire, la nacre ou le nickel. C’est une révolution esthétique dont R. Adler, à qui J. Doucet a immédiatement commandé trois reliures, adopte aussitôt les principes, mais en affirmant sa propre personnalité. Elle aime apparier les nuances les plus subtiles du box, jouer du contraste du maroquin et du veau avec le lézard ou le crocodile, incruster des cabochons de pierres dures ou de galalithe sans surcharge ni clinquant. Ses décors veulent « faire entendre » le texte qu’ils habillent. En 1929, après la mort de P. Legrain et de J. Doucet, pour qui elle a conçu près de 150 reliures, elle poursuit son activité pour le compte de bibliophiles et d’amateurs d’objets raffinés. Membre de l’Union des artistes modernes, elle reste fidèle aux décors géométriques d’un style Art déco dont l’élégance tempère la rigueur et participe à de nombreuses expositions en France et aux États-Unis. En 1949, elle se lie d’amitié avec l’éditeur Pierre André Benoît qui lui offre l’opportunité non seulement de relier ses livres, mais aussi de publier gravures, photos et collages. Première femme reconnue comme une créatrice de grande valeur dans un domaine où les femmes étaient auparavant cantonnées à des tâches d’exécution comme le pliage, la couture des cahiers ou la parure des peaux, R. Adler ouvre la voie à toutes les femmes qui s’illustrent aujourd’hui dans une profession largement féminisée.
Elisabeth PARINET
■ FLETCHER H. G., PEYRÉ Y., Art Deco Bookbindings : The Work of Pierre Legrain and Rose Adler, New York, Princeton Architectural Press/New York Public Library, 2004.
ADNAN, Etel [BEYROUTH 1925]
Écrivaine et peintre libano-américaine.
Écrivaine prolixe, Etel Adnan s’est essayée à tous les genres littéraires : poésie, roman, essai, récit épistolaire, autobiographie. Née d’un père ottoman musulman et d’une mère grecque chrétienne, elle grandit dans une société arabophone. Parlant grec et turc, elle est éduquée dans des écoles religieuses françaises : le français devient donc sa première langue d’écriture. Très jeune, elle apprend aussi l’anglais, qu’elle utilise désormais dans la plupart de ses œuvres. Peut-être ce mélange linguistique l’amène-t-il à utiliser d’abord la peinture comme mode d’expression : couleurs et lignes de l’art abstrait y remplacent les mots. Elle suit des études de lettres et de philosophie à Beyrouth, à Paris et aux États-Unis, où elle enseignera par la suite la philosophie de l’art. La guerre civile au Liban, en 1975, la conduit à écrire L’Apocalypse arabe, publié en 1980, alors qu’elle réside à Paris. Elle y mêle de manière originale divers signes : mots remplacés par des dessins, lignes entières composées de points, de flèches ou de rectangles noircis, pour dire un réel au-delà des mots. Quand la guerre s’intensifie, elle écrit Sitt Marie-Rose (1978), un des premiers romans décrivant la guerre civile libanaise de l’intérieur, devenu un classique de la littérature du Moyen-Orient. Ses œuvres suivantes sont consacrées en grande majorité aux conflits qui déchirent le Moyen-Orient, qu’elle voit comme un corps blessé. Également sensible à la souffrance des autres peuples : Indiens d’Amérique, Vietnamiens, Noirs d’Afrique, elle s’attache à perpétuer les traces des civilisations martyres (Irak, Andalousie, Byzance).
Jacqueline JONDOT
■ Ce ciel qui n’est pas, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Jennine, Neuilly-sur-Seine, Al-Manar, 2004 ; Une journée à New York, Tunis, Tawbad, 2006 ; Le Cycle des tilleuls, Neuilly-sur-Seine, Al-Manar, 2012.
ADORNO, Luisa (Mila CURRADI, dite) [PISE 1921]
Écrivaine italienne.
À Rome dans les années 1940, Luisa Adorno entre dans la Résistance. Diplômée ès lettres en 1946, elle enseigne et écrit des articles de société pour les revues Il Mondo et Paragone. Après s’être installée en Sicile, elle publie La Dernière Province (1962), un premier roman qui, après sa réédition en 1983, s’impose à l’attention de la critique pour la vivacité avec laquelle l’écrivaine décrit, dans le contexte de l’Italie provinciale de l’après-guerre, les tribulations à travers le pays d’un préfet d’origine sicilienne et de sa famille. La figure du préfet – d’origine paysanne, attaché à la terre et à la famille, respectueux des puissants mais fier et doué d’un sens aigu de la justice – est originale dans la littérature italienne, où la représentation des institutions est plutôt rare. Le roman repose sur une expérience autobiographique, avec un sens de l’observation, une grande sensibilité et une ironie mordante. La réélaboration autobiographique caractérise également ses autres romans et nouvelles, qui dépeignent une bourgeoisie aux origines paysannes, avec ses vices et ses vertus. Les Chambres dorées (1985) décrit l’amitié de trois jeunes filles de l’avant-guerre à la Libération. Arco di luminaria (« l’arc de lumières », 1990) raconte l’histoire d’une famille patriarcale, de ses étés passés à la campagne sur les pentes de l’Etna et de ses tentatives pour concilier valeurs traditionnelles et modernité. La libertà ha un cappello a cilindro (« la liberté porte un chapeau haut de forme », 1993) rassemble des nouvelles sur le thème de l’engagement politique de la jeunesse. Dans Sebben che siamo donne (« même si nous sommes des femmes », 1999), l’écrivaine revisite avec une ironie affectueuse des moments et des lieux de son enfance et de son adolescence, des objets, des localités, des épisodes emblématiques de son époque. Foglia d’acero (« feuille d’érable », 2001) est le journal intime, parsemé de commentaires personnels chargés d’émotion, d’un oncle légendaire parti d’Italie vers un Orient mythique au début du XXe siècle.
Francesco GNERRE
■ Les Chambres dorées (Le dorate stanze, 1985), Paris, Julliard, 1990 ; La Dernière Province (L’ultima provincia, 1962), Paris, Julliard, 1992.
ADRÉNALINE (Francine CÔTÉ, dite) [OTTAWA 1958]
Clown et formatrice canadienne.
Francine Côté, dite Adrénaline, débute au théâtre en 1978 à Ottawa. Elle étudie à Paris avec Philippe Gaulier et Monica Bagneux et crée son personnage d’auguste. De retour au Québec en 1983, elle participe jusqu’en 1990 aux spectacles de la Ratatouille, du Grand Cirque, du Dynamo Théâtre, de Bouffon de Bullion, avec comme partenaire John Lambert. Sa rencontre avec James Keylon (Alfredo di Carbonara) en 1990 est le prélude d’une carrière internationale de douze ans en duo. Adrénaline compose un personnage d’une grande vivacité, espiègle, capable de défier tous les interdits et néanmoins très attachant. Sa petite taille offre à son partenaire Alfredo, de haute stature, d’intéressantes possibilités de jeux et d’échanges comiques en renouvelant le rapport « clown (blanc)/auguste ». Ils se retrouvent sur les plus grandes pistes : cirque Knie (1992) ; Mystère au Cirque du Soleil (1993) ; cirque Benneweis, au Danemark (1998) ; Festival international de Pallassos de Barcelone, en Espagne ; Festival international du cirque de Monte-Carlo ; Festival de Vérone en Italie ; Conférence du G7 ; Festival international de variétés en Allemagne… En outre, elle produit et met en scène un spectacle de cabaret avec quinze artistes, Cabaret Nightclub (2000), s’engage au sein de l’association Docteur Clown comme responsable de l’entraînement des clowns-thérapeutes (2001), et encadre des stages de jeu clownesque à destination de professionnels et d’amateurs. En 1998, à Copenhague, Adrénaline reçoit le Nez d’or, décerné par la famille de l’auguste catalan Charlie Rivel.
Pascal JACOB
ADRET, Françoise [VERSAILLES 1920]
Danseuse et chorégraphe française.
Élève des professeurs russes de Paris, danseuse aux pointes solides, Françoise Adret participe à des récitals chorégraphiques et est remarquée en 1946 par Serge Lifar. Ce dernier lui propose le rôle principal dans sa nouvelle version de Pas d’acier (1948) au Théâtre des Champs-Élysées. Elle signe alors sa première chorégraphie, La Conjuration, sur un poème de René Char. Travaillant dans l’esprit de Serge Lifar, dont elle est l’assistante pour certains festivals, elle aime concevoir ses ballets dans des éléments décoratifs conçus par Georges Wakhévitch ou Wladimir Jédrinsky. Parmi ses créations, citons Le Rêve de Véronique, Les Amants de Mayerling, Nice-Party, L’Affiche ou Aquathème. Femme de caractère, respectée aussi bien dans le monde de la danse qu’auprès des hommes politiques auxquels elle s’adresse, elle excelle dans la direction de compagnie. Après avoir dirigé le ballet du Nederlandsche Opera aux Pays-Bas (1951-1959), où elle diffuse notamment le répertoire de Serge Lifar, elle a été maîtresse des Ballets de Paris de Roland Petit (1959), puis a dirigé le Ballet de la ville de Nice (1960-1963). Elle assure également la direction chorégraphique du Ballet Théâtre contemporain aux côtés de Jean-Albert Cartier (1968-1978), puis celle du Lyon Opéra Ballet (1980-1982 et 1984-1991). Elle n’y signe aucune chorégraphie mais fait venir de jeunes chorégraphes américains (Jennifer Muller*, Louis Falco) et français (Angelin Preljocaj, Mathilde Monnier* et Jean-François Duroure). Renouvelant le style du Lyon Opéra Ballet, F. Adret commande à Maguy Marin* une version de Cendrillon (1985) qui confère à la troupe une notoriété internationale. De 1978 à 1985, elle est inspectrice au ministère de la Culture.
Florence POUDRU
■ CONINCK F. de, Françoise Adret, soixante années de danse, Pantin, Centre national de la danse, 2006.
ADYSHEVA, Tenti [KJUN-CYGYSH 1920 - ID. 1984]
Poétesse kirghize.
Née dans le district de Tonsk, province d’Issyk-Koul, dans une famille paysanne, Tenti Adysheva termine, en 1937, son technicum médical à Frounze (aujourd’hui Bichkek). De 1939 à 1942, elle étudie la médecine à l’université, puis commence son activité professionnelle comme médecin à l’hôpital rural de Saruisk (district de Djety Oguz). Devenue membre du parti communiste de l’URSS en 1949, elle est élue députée au conseil de la ville de Frounze (district du Premier-Mai) et reste au comité de la ville et de la région jusqu’en 1952. Elle suit alors pendant deux ans l’école républicaine du PC du Kirghizistan et, en 1955, les cours du soir de la faculté philologique de l’université d’État. Entre 1956 et 1976, elle dirige le département républicain du VAAP (agence pour les droits des auteurs). En 1947, elle écrit en kirghize son premier recueil poétique, Zamanym (« mon époque »). L’ouvrage sera publié en 1961, année où elle devient membre de l’Union des écrivains d’URSS. Elle est également l’auteure d’une série de récits, de nouvelles et de souvenirs. Elle publie en russe et en kirghize (Svetlyj mir, « le monde lumineux », 1965 ; Scast’e, « bonheur », 1972 ; Poemy i stixotvorenie, « vers et poèmes », 1979 ; Moi dni, « mes jours », 1983 ; Dni dobryx ljudej stixotvorenie i poemy, « les jours des bonnes gens, vers et poèmes », 1968 ; Vodopad, « la chute d’eau », 1974 ; Mysl’, « la pensée », 1985 ; Zelenye glaza vesny, « les yeux verts du printemps », 1987). Empreinte de lyrisme, sa poésie puise son inspiration et ses images au sein de la nature, dans la vie saine de la campagne. Reconnue comme poétesse populaire du Kirghizistan, femme politique et intellectuelle engagée, elle est décorée par le comité central du PC kirghize.
Catherine POUJOL
AEPPLI, Eva [ZOFINGUE 1925]
Peintre et sculptrice suisse.
Eva Aeppli pratique la peinture, la gravure et la sculpture à la Kunstgewerbeschule de Bâle. Elle découvre, à l’âge de 16 ans, l’existence des camps de la mort en lisant Die Moorsoldaten (« le soldat dans la boue », 1935) de Wolfgang Langhoff. Cette lecture marquera durablement son œuvre. Elle se marie en 1951 avec Jean Tinguely. Son indépendance à l’égard de son époux – « J’avais peur que son art m’étouffe. C’est pourquoi je ne voulais voir aucune de ses œuvres ; je ne voulais pas non plus me laisser influencer par lui » – n’a d’équivalent que celle qu’elle montre ensuite vis-à-vis de l’art en général, ses modes, ses courants, ses modes de reconnaissance. E. Aeppli défend le caractère autodidacte et totalement individuel de son art, s’exprime peu, et sera de fait reconnue tardivement et sporadiquement par les institutions de son époque. Elle exercera toutefois une énorme influence sur le travail de Niki de Saint Phalle*, la seconde femme de J. Tinguely, qui, en 1963, la nommera provisoirement gestionnaire physique et spirituelle de son œuvre, en cas de décès du sculpteur. En 1952, E. Aeppli s’installe à Paris avec son mari et fabrique des marionnettes qu’elle vend dans les magasins de jouets pour payer leur loyer. Ils vivent misérablement ; aidés par Daniel Spoerri, ils aménagent dans un modeste atelier de la fameuse impasse Ronsin. Entre 1953 et 1957, c’est elle qui subvient aux besoins du ménage : J. Tinguely lui reconnaîtra toujours ce rôle de guide et de soutien, l’ayant auparavant encouragée à devenir artiste, puis à passer du fusain à la peinture à l’huile. En 1960, ils se séparent, et elle se consacre à la peinture dans de larges toiles, où crânes et personnages entassés, squelettiques, définissent des compositions à la limite de l’abstraction, danses macabres contemporaines, où la représentation de la mort et le pessimisme dominent. Progressivement, elle se tourne vers une œuvre sculpturale, l’une des premières signées par une femme dans les années 1960-1970 (avec Germaine Richier* et Barbara Hepworth*). Des personnages confectionnés pour la plupart en tissus cousus, muets et solitaires, comme saisis de douleur et de frayeur, sont traités avec une grande économie de moyens : ils sont monochromes, au genre indéfini ; ils ont le même visage blafard, le même corps squelettique ou les bras ballants le long du corps, les jambes rachitiques. L’artiste les appelle elle-même des « macchabées ». Certains groupes de ces mannequins textiles sont aujourd’hui considérés comme ses chefs-d’œuvre : La Table (1967) ; Groupe de 13 (hommage à Amnesty international) (1968). Il s’agit toujours d’évoquer frontalement le sort des grandes victimes du siècle, les déportés et les victimes de tortures : le regard est noir et sans aucune échappatoire, ainsi qu’elle le fait remarquer à un critique qui avait, selon elle, mal interprété La Table : « Vous avez tort de supposer que j’ai mis la mort au centre de la table pour envoyer un message de désespoir contraire au message d’espoir de Jésus. Au contraire, mon travail était un commentaire du fait que les gens se sentent abandonnés, qu’ils sont consommés par la peur de mourir, qu’ils refusent le don de la vie éternelle venant du centre et que Jésus devrait représenter. J’espère qu’à travers leurs expressions on voit l’isolement de ces figures à la table, emprisonnées dans leur monde négatif » (Eva a Myth ? , 2000). À partir du milieu des années 1970, les mannequins en tissu sont remplacés par des bronzes, des figures individuelles et des cycles de têtes monumentales en velours, coton et cuir rembourrées de kapok dont la plupart sont consacrées au thème de l’astrologie : Les Planètes (1974-1976) précèdent Le Zodiaque (1979-1980). En 1991, le couple crée en collaboration une série d’œuvres exposées en 2002 au musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie. Ce travail en commun ainsi que les relations d’E. Aeppli avec les artistes majeurs de son temps sont « montrés » dans ses Livres de vie, une autobiographie sans mot, qu’elle tient pendant cinquante ans (1954-2002) ; elle y collectionne lettres, manuscrits, dessins, graphiques, photographies envoyés par ses amis, et reproductions de ses œuvres. Vie et création artistique s’entrelacent pour former une entité indivisible, d’autant plus unique et utile qu’E. Aeppli s’est toujours refusée à commenter ses propres créations. Ce journal de bord en images est aussi un tableau de l’Europe d’après-guerre. La rétrospective qui lui est consacrée à Bonn en 1994 est suivie par celle du Garden of the Zodiac à Omaha (Nebraska) en 2000, puis celle du musée Tinguely à Bâle en 2006.
Camille MORINEAU
■ Drawings, Oil Paintings, Sculpture, 1959-1994 (catalogue d’exposition), Kamber A. (textes), Omaha, Garden of the Zodiac, 2000 ; Les Livres de vie (catalogue d’exposition), Kamber A., Pardey A. (textes), Heidelberg, Kehrer, 2006.
« AFFAIRE DES YVETTES » [Québec 1980]
L’« Affaire des Yvettes » désigne les mobilisations politiques des femmes lors de la campagne référendaire sur la souveraineté-association du Québec. Le 9 mars 1980, Lise Payette, ministre d’État à la Condition féminine au sein du gouvernement de René Lévesque (Parti québécois) et féministe connue pour son talk-show de fin de soirée, Appelez-moi Lise, lit devant une assemblée partisane un extrait tiré d’un manuel scolaire utilisé en classes primaires et évoquant les rôles sociaux traditionnels assignés aux femmes et aux hommes. Répondant à une question à propos de Claude Ryan, chef du Parti libéral du Québec et leader du camp qui s’opposait au projet souverainiste, L. Payette laisse entendre qu’à en juger par ses propos et ses attitudes le chef libéral « serait le genre d’homme à vouloir que les femmes restent des Yvettes ». D’ailleurs, renchérit-elle, il est marié à une Yvette. Cette gaffe politique majeure aurait pu être sans lendemain si elle n’avait été récupérée par les stratèges du « Non » à la souveraineté. À compter de la fin du mois de mars se tient une série de manifestations. D’abord à Québec et à Montréal, mais bientôt dans tout le Québec, des femmes viennent clamer être des « Yvettes ». Même des féministes reconnues (comme Thérèse Casgrain*, qui a bataillé pour que les femmes obtiennent le droit de voter aux élections législatives provinciales québécoises) s’associent publiquement à la cause des « Yvettes ». Graduellement en cours de campagne référendaire, la rhétorique politique simplifie les rapports des femmes à la souveraineté selon deux pôles : d’un côté, les « Yvettes » qui s’y opposent et, de l’autre, les « Lisettes » (du prénom de la ministre Payette, Lise, enrichi du suffixe « ette », comme pour faire écho à « Yvette ») qui la soutiennent. Selon cette lecture, il n’est pas possible d’être une « Yvette » en faveur de la souveraineté, non plus une « Lisette » en sa défaveur. Le projet de souveraineté-association n’obtiendra pas l’appui populaire nécessaire, et bien des analystes attribueront ce résultat aux femmes.
Manon TREMBLAY
■ PAYETTE L., Le pouvoir ? Connais pas ! , Montréal, Québec/Amérique, 1982.
« AFFAIRE PERSONNE » [Canada 1929]
L’« Affaire personne » désigne la saga des événements qui, en 1929, s’est soldée par l’obtention du droit, pour les Canadiennes, de siéger au Sénat. La Loi concernant l’élection des députés à la Chambre des communes et le cens électoral de 1920 reconnaissait aux Canadiennes le droit d’être élues à la Chambre des communes du Parlement canadien (deux années plus tôt, la grande majorité des Canadiennes avait obtenu le droit de voter aux élections fédérales). Mais la Chambre haute (le Sénat) était encore interdite d’accès aux femmes. Au début des années 1920 se développe un lobby suffragiste pour obtenir cette éligibilité en faisant pression sur les Premiers ministres de l’époque pour qu’une femme soit nommée. Une candidate (la juge Emily Murphy) est même pressentie par ce lobby féministe. Or, l’article 24 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) – qui était la Constitution canadienne – disposait que le gouverneur général mandait au Sénat des « personnes » ayant les qualifications nécessaires pour y siéger. Subsistait ainsi la question de savoir si la notion de « personne » se limitait aux hommes ou si elle concernait aussi les femmes. La classe politique semblant miser sur ce flou pour ne rien faire, en 1927, un groupe de cinq femmes – la juge E. Murphy, Henrietta Muir Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby – engage une requête en interprétation auprès de la Cour suprême afin d’établir si le mot « personne » inclut ou non les femmes. La réponse, négative, tombe une année plus tard. Or, à cette époque, contrairement à aujourd’hui, la Cour suprême n’était pas le tribunal de dernière instance en matière constitutionnelle. Les cinq requérantes interjettent donc appel auprès du comité judiciaire du Conseil privé britannique, qui récuse, en octobre 1929, l’interprétation restrictive de la Cour suprême : les femmes sont des personnes au sens de l’article 24 de l’AANB et sont donc éligibles à une nomination au Sénat. En février 1930, Cairine Reay Wilson – et non E. Murphy – est devenue la première sénatrice canadienne.
Manon TREMBLAY
■ CASGRAIN T., Une femme chez les hommes, Montréal, Éditions du Jour, 1971 ; TREMBLAY M., Québécoises et représentation parlementaire, Sainte-Foix (Québec), Presses de l’université Laval, 1995.
AFFRY, Adèle D’ VOIR CASTIGLIONE COLONNA, Adèle, duchesse DE
AFRICA COMMUNITY PUBLISHING AND DEVELOPMENT (ACPD) [Zimbabwe XXe siècle]
Féministes et travailleuses sociales luttant contre toute forme de domination exercée sur les femmes et pour l’intégration de tous les groupes marginalisés au Zimbabwe, Kathy Bond-Stewart, Talent Nyathi et Lucia Chikuhuhu mettent sur pied un système d’édition communautaire et associative visant à la fois le développement des groupes sociaux et la production d’ouvrages imprimés par les individus opprimés pour les aider à prendre leur vie en main. Créé au sein du ministère du Développement dans les années 1980, après l’indépendance, le programme d’édition communautaire vise d’abord la formation de 7 000 travailleuses sociales dans les villages. Après deux premiers titres, Let’s Build Zimbabwe Together et Building Wealth in Our Villages, constitués sur la base de contributions orales, Building Whole Communities, un livre sur la situation des femmes, est publié sur la base de près de 2 000 contributions écrites émanant essentiellement de femmes et attestant du bon niveau d’alphabétisation du pays (85 %). Les responsables du programme fournissent les guides d’écriture, aidées en cela par Doris Lessing*, qui s’associe au projet en 1988. Suivent Creating Employment et d’autres ouvrages auto-éducatifs puis, devant l’importance de la demande, les trois femmes et un ami artiste quittent le ministère et créent en 1995 une agence régionale indépendante, Africa Community Publishing and Development (ACPD), basée à Harare. Considérée comme militante et radicale, l’association ne reçoit aucune aide mais poursuit son travail dans les domaines jugés prioritaires de la promotion de la démocratie, des droits de l’enfant et de la lutte contre la pauvreté, la question du droit des femmes étant transversale aux trois thèmes choisis. Il faut huit ans pour réaliser l’ouvrage intitulé Democracy. 500 enfants de 3 à 17 ans participent au livre We Are Also Human Beings, écrit au nom de cette jeunesse qui constitue les deux tiers de la population du pays.
Les trois femmes créent ensuite de nouveaux programmes de développement du leadership local, en langue tonga, destinés particulièrement aux régions affectées par la pauvreté et par la violence des conflits successifs. Les programmes impliquent alphabétisation, ateliers d’écriture, formation à l’organisation civique, groupes d’études et de discussion sur des thèmes choisis, création d’une petite bibliothèque de village, et incluent particulièrement les plus faibles, les enfants et les personnes âgées. Les manuels d’éducation civique et les pamphlets soulevant les problèmes spécifiques du pays ainsi publiés contribuent à redonner espoir et faculté de résilience aux groupes et individus qui participent à leur rédaction. Ces publications augmentent le sens civique de toute la population. En 2002, K. Bond-Stewart et l’ACPD publient un essai sur la philosophie, l’expérience, la méthodologie et l’application du concept de Community Publishing. Cet ouvrage est traduit en portugais, en français, en espagnol et en anglais, et assorti d’une vidéo sur CD-Rom.
Brigitte OUVRY-VIAL
■ BOND-STEWART K., « Community publishing as a process of change », in JAY M., KELLY S. (dir.), Courage and Consequence, Women Publishing in Africa, Oxford, African Books Collective, 2002.
AFRIQUE DU SUD – ARTISTES NDEBELE [XXe-XXIe siècle]
Posées au milieu du veld sud-africain, des formes géométriques apparaissent, linéaires et abstraites. Les coloris qui les remplissent sont lumineux, chauds, éclatants, vibrants et détonnent dans le KwaNdebele (« foyer national »). Ces remarquables peintures ont été appliquées sur des umuzi (propriétés familiales traditionnelles) par les femmes ndebele. Tous les ans, après la saison des pluies et au rythme des cérémonies de vie, la créativité s’empare de ces femmes qui peignent et repeignent méticuleusement leur indlu (« maison »). En réaction aux pratiques brutales des colons et dans un esprit de résistance, ces femmes ont conservé ces pratiques picturales et ainsi joué un rôle actif dans la reconnaissance de leur peuple.
Les Ndebele du Sud-Transvaal, apparentés aux deux grands groupes ethniques d’Afrique du Sud, les Zoulou et les Xhosa, sont aujourd’hui regroupés dans le KwaNdebele et répartis dans cinq régions : près de Bronkhorstspruit, une zone industrielle ; dans la circonscription administrative de Wildt, au nord-ouest de Pretoria ; dans la circonscription de Nebo et dans les communautés agricoles du sud-est du Transvaal. Ce sont les politiques de déplacements et de séparation dans les réserves nommées homelands oubantoustans, imposées à la suite de la guerre des Boers contre les Anglais, qui sont à l’origine du système d’apartheid. La violence et la brutalité de cet apartheid ont favorisé la construction identitaire des Ndebele. Face à l’oppression, ce peuple a résisté en maintenant l’usage de sa langue, l’isiNdebele, et la pratique de ses coutumes.
La tradition est souvent utilisée pour mettre en valeur la modernité, mais chez les femmes ndebele il n’existe pas de rejet d’une période au détriment d’une autre. Il y a continuité, discontinuité et enchevêtrement de situations contemporaines. Les Portugais ont introduit les perles dans cette partie de l’Afrique aux alentours du XVIe siècle, elles sont alors devenues le marqueur du statut social des femmes et jalonnent toujours certains moments de leur vie : à la puberté, elles reçoivent leur isiphephetu (un tablier rigide et rectangulaire) ; lors du mariage, la mariée porte un isiyaya (un voile tissé de perles) ; au quotidien, elles sont parées de bracelets et de colliers. Au moment de la puberté, au cours de la période d’hivernage, les jeunes filles se retirent chez elles pendant trois mois. Elles cessent d’aller à l’école et se perfectionnent dans l’art du tissage des perles et de la peinture murale, car cet apprentissage se perpétue uniquement de mère en fille. Les motifs en perles de leurs tenues vestimentaires sont reproduits sur les murs de leurs maisons (indlu). Le tissage des perles pour les tabliers, colliers et autres parures précède la peinture murale, d’où une reproduction quasi à l’identique des motifs et des contrastes de couleurs.
La wela (l’école d’initiation) est un autre moment fort de la vie sociale des Ndebele. Cette cérémonie masculine est probablement le rituel le plus important de la société et c’est le moment où les femmes peintres ndebele se surpassent. Entre l’âge de 18 et 22 ans, les jeunes hommes se retirent dans des abris, sur les hauteurs des collines, le long du sud-est du Transvaal. Comme pour les jeunes filles, la retraite dure trois mois, commence et finit avec la pleine lune, mais se déroule d’avril à juin. Auparavant les femmes enduisent méticuleusement l’extérieur de la maison, reconstruisent le portail et peignent les murs. Durant la retraite des jeunes hommes, les indlu sont ouvertes aux visiteurs et aux parents, les femmes assistent à de nombreuses cérémonies et portent une attention particulière à leur apparence. L’ikumba, l’intérieur de la maison, est le domaine sacré de la mère, sa décoration est sobre, les motifs sont simples et les couleurs peu éclatantes.
La technique des femmes ndebele est maîtrisée. Elles composent sillons et formes géométriques à main levée, sans prise de mesures ni esquisse, un chiffon humide est souvent utilisé, parfois un pinceau. La peinture est fabriquée à partir d’un mélange de bouse de vache, d’argile et de glaise travaillés directement sur les murs. Les pigments sont naturels, d’où l’importance des couleurs marron, ocre, rouge et noir. Aujourd’hui, des teintes synthétiques sont également utilisées pour leur résistance et la variété des couleurs disponibles. Les façades ne présentent pas toujours des motifs complexes, les murs juxtaposés sont souvent recouverts de peintures monochromes soulignées de bandes noires ou blanches. En 1995, Isa Kabine a peint à l’acrylique la façade de la South African National Gallery du Cap bien que, traditionnellement, seules les indlu soient peintes puisque les motifs traduisent une vision du monde de la femme à laquelle appartient la demeure.
Les motifs appliqués sur les indlu symbolisent la présence des femmes ndebele dans le bantoustan et imposent l’existence du groupe au regard du monde extérieur. Seules ces femmes possèdent connaissances et techniques pouvant leur permettre de créer dans le respect de la tradition. Créer pour survivre, s’exprimer pour être entendue de tous, fixer des représentations mélangeant passé, présent et avenir, mais aussi le quotidien des hommes qui sortent du bantoustan pour subvenir aux besoins de la famille. Les figures produites à partir des perles et dessinées sur les murs sont principalement abstraites, mais il s’agit parfois de symboles de la vie occidentale que les femmes ne possèdent pas dans leur indlu. Suite aux discours des hommes et aux souvenirs des femmes qui ont été en ville, apparaissent ici et là, sur la devanture des habitations, des ampoules, des poteaux électriques ou téléphoniques. C’est le monde qui est représenté au milieu des formes géométriques et graphiques : fleurs, arbres, soleil, lames de rasoir, lettres de l’alphabet, voitures… Les sources d’inspiration sont sans limites. C’est ainsi que Josephine Shabangu peint une horloge, des lampadaires et des fleurs sur un de ses murs. Peu courants mais appréciés pour leurs formes linéaires, des ufly (« avions ») sont représentés sur les murs de Rose Sindana, Anna Masilela, Betty Mahlangu, Eni Kabini et Rita Mashiya.
L’aspect fondamental du travail des femmes ndebele se concentre dans leur insertion volontaire dans la modernité, fruit de la rencontre avec les colonisateurs hollandais et anglais. C’est en manipulant un langage hybridé que la vie peut continuer. Chacune indique ainsi sa présence, une présence qu’elle impose aux colons en dépit de leur volonté de faire disparaître son peuple, cette présence qu’elle signifiait aux autres épouses, mais aussi sa différence vis-à-vis des autres femmes ndebele, tout en reconnaissant s’inspirer parfois des motifs représentés sur les indlu voisines. C’est cette visibilité qui a d’abord capté le regard pour pénétrer le marché mondial de l’art. Depuis la fin des années 1990, Esther Mahlangu* est devenue l’ambassadrice de son peuple en étant la première femme ndebele à reproduire, sur d’autres supports que l’umizi ou l’indlu, les motifs que sa mère lui a transmis. En même temps que le monde de l’art se passionnait pour le travail de ces femmes peintres ndebele, la situation de la minorité ndebele s’est imposée visuellement au monde entier.
Kpêdétin AHOUANSOU
■ BUSCA J., Perspectives sur l’art contemporain africain, 15 artistes, Paris, L’Harmattan, 2000 ; CAMINATA S., Ndebele, Arles, Actes Sud, 1998 ; COURTNEY-CLARKE M., Ndebele, l’art d’une tribu d’Afrique du Sud, Paris, Arthaud, 2002.
AFRIQUE DU SUD – ÉCRIVAINES [XIXe-XXIe siècle]
Bien que la ségrégation raciale ait rendu très difficile aux femmes de couleur d’être publiées jusque dans la dernière partie du XXe siècle, l’Afrique du Sud a eu de nombreuses écrivaines, poétesses et excellentes mémorialistes (en plusieurs langues), comme en témoignent les articles sur Nadine Gordimer*, Bessie Head*, et Zoë Wicomb*. Le premier grand roman sud-africain, La Nuit africaine, a été écrit par une femme, Olive Schreiner (1855-1920), et publié à Londres sous le pseudonyme de Ralph Iron en 1883. Ses descriptions des paysages solitaires du Karoo et de ses habitants ont fait connaître l’Afrique du Sud au monde entier et ont influencé les écrivains des générations suivantes, de Doris Lessing* à J. M. Coetzee. O. Schreiner était par ailleurs une militante sociale qui a œuvré pour l’amélioration du statut des Noirs et les droits des femmes. Révoltée par le soutien du Premier ministre Cecil Rhodes à un projet de loi autorisant les domestiques noirs à être fouettés pour des infractions mineures, elle l’a durement satirisé dans son livre Trooper Peter Halket of Mashonaland. En 1911, elle a achevé et publié La Femme et le Travail, un essai en faveur du socialisme et de l’égalité entre les hommes et les femmes. Depuis la fin de l’apartheid, elle est à nouveau reconnue et célébrée comme une des marraines de la « nouvelle » Afrique du Sud. Sur des positions politiques opposées à O. Schreiner, la prolifique Sarah Gertrude Millin (1889-1968) a écrit plus d’une douzaine de romans et de nombreux essais, y compris des biographies pro-impérialistes des Premiers ministres Cecil Rhodes et Jan Smuts. J. M. Coetzee l’analyse longuement dans White Writing (« écriture blanche »). Elle est aussi parodiée dans de nombreux romans tels Le Récit de David de Z. Wicomb et Triomf de Marlene Van Niekerk. S. G. Millin promouvait une théorie de la dégénération raciale, dépassée, pseudo-scientifique, dans des romans à la manière de Zola tels que God’s Step-Children (1924) et King of the Bastards (1949).
Avec des nouvelles publiées dans les années 1940 et un premier roman en 1953, N. Gordimer, contemporaine de S. G. Millin, donne une nouvelle orientation à l’« écriture blanche ». À la même époque, les femmes sud-africaines noires commencent à publier plus souvent. Noni Jabavu (1919-2008), dont le père a enseigné à l’université de Fort Hare (qui deviendra l’almamater de nombreux militants anti-apartheid), achève ses études secondaires à la célèbre école de missionnaires Lovedale, et poursuit ses études supérieures en Angleterre. Elle publie deux mémoires, Drawn in Colour (« dessiné en couleur », 1960), inspiré par un séjour en Ouganda, dont N. Gordimer fait un compte-rendu enthousiaste, et The Ochre People (« le peuple ocre », 1963), au sujet d’un retour de trois mois au pays natal. Cependant, ces livres n’ont pas été publiés en Afrique du Sud. Il en va de même pour B. Head, dont The Cardinals a été écrit début 1960, quand elle était journaliste au magazine Drum à Johannesbourg : le roman ne sera publié qu’en 1993. Les premiers textes de B. Head écrits depuis son exil au Botswana, comme When Rain Clouds Gather (1969), ont été publiés à Londres par Victor Gollancz et Heinemann. Le roman de Miriam Tlali (1933), Muriel at Metropolitan (« Muriel au Métropolitain »), écrit en 1969 et publié en 1975, est le premier roman écrit par une femme noire à être publié en Afrique du Sud. M. Tlali travaille alors comme comptable dans un magasin de meubles à Johannesbourg. Le roman est la chronique de ses humiliations quotidiennes, comme l’interdiction d’utiliser les toilettes du magasin, et son malaise de travailler dans une boutique qui vend des radios et autres appareils ménagers et s’enrichit des dettes de Noirs pauvres avant de les saisir. Le succès de ce roman ne doit pas être surestimé : Muriel at Metropolitan a été interdit par la censure quatre ans après sa parution. Il en est de même pour le roman suivant, très populaire, de M. Tlali, Amandla (1980), au sujet du soulèvement étudiant de Soweto en 1976. M. Tlali a continué à publier des romans et des pièces de théâtre, et est la co-fondatrice du magazine Staffrider, où elle tenait une rubrique régulière sous le titre « Paroles de Soweto ». Elle demeure une figure importante et travaille sur un roman au sujet de femmes noires de plusieurs générations en Afrique du Sud. Lauretta Ngcobo, en exil en Angleterre, a publié Cross of Gold (« croix d’or », 1981) et And They Didn’t Die (« et ils ne sont pas morts », 1990), un roman qui situe les femmes noires au centre de la lutte sud-africaine. Farida Karodia, exilée au Canada, a publié le roman Daughters of the Twilight (« filles du crépuscule », 1986). Son recueil de nouvelles, Against an African Sky (« sur fond de ciel africain », 1995), inclut des femmes sud-africaines de descendance indienne dans sa représentation du pays. L. Ngcobo et F. Karodia sont retournées en Afrique du Sud en 1994, au moment des premières élections libres.
Les femmes blanches d’Afrique du Sud, comme la journaliste et militante Ruth First, épouse du dirigeant de l’ANC Joe Slovo, et mère des romancières Gillian Slovo et Shawn Slovo, a pu publier ses mémoires et autobiographie bien avant la libération nationale. One Hundred and Seventeen Days (« 117 jours », 1965) raconte les efforts de la police pour la briser pendant sa détention de 1963. Elle a continué son travail d’enquêtrice et d’écrivain contre l’apartheid jusqu’à son assassinat en 1982 par une lettre piégée, envoyée par l’assassin notoire de la police, Craig Williamson. Le film de Chris Menges à son sujet, A World Apart (1988), est réalisé d’après un roman et un scénario de sa fille Shawn. Le livre d’Ellen Kuzwayo, Femme et noire en Afrique du Sud, paru en 1985, a été le premier livre écrit par un auteur noir à recevoir le prestigieux prix sud-africain CNA. Ce mémoire phare a été publié à Londres par la Women’s Press, quand la lutte anti-apartheid entrait dans sa phase finale. E. Kuzwayo est née dans une famille militant dans l’ANC, propriétaire de sa propre ferme depuis presque un siècle. Elle a été elle-même une grande résistante à l’apartheid. Elle a été élève à la célèbre école Lovedale, a résidé à Soweto alors que l’apartheid s’intensifiait, et la famille a perdu sa terre. Elle a joué le rôle d’une « shebeen queen » (propriétaire d’un bar clandestin) aux côtés de Sidney Poitier dans le film de 1951 Cry, the Beloved Country. Fidèle partisane du mouvement et militante infatigable, elle a participé à la création de la Ligue de la jeunesse ANC avec Nelson Mandela et Oliver Tambo. Elle a été emprisonnée à l’âge de 63 ans après le soulèvement de Soweto et a écrit l’histoire de sa vie à 70 ans. Elle a servi comme membre du Parlement dans le gouvernement ANC et est décédée en 2006 à l’âge de 91 ans.
Autres exemples typiques des mémoires des années 1980, To My Children’s Children (« aux enfants de mes enfants », 1990) de Sindiwe Magona, et le récit de son emprisonnement traumatisant en cellule isolée d’Emma Mashinini, Strikes Have Followed Me All My Life (« les grèves m’ont suivie toute ma vie », 1989). Mamphela Ramphele, avec son récit A Life (« une vie », 1995) rompt avec le style des années précédentes : en établissant une filiation des transgressions féminines individualistes, elle ouvre la voie à une plus large diversité de voix. Docteure de formation, elle raconte ses expériences comme fondatrice du mouvement Black Consciousness et sa relation extraconjugale passionnée avec le dirigeant du mouvement, Steve Biko. Elle est devenue plus tard vice-chancelière de l’université du Cap (la première femme à occuper ce poste), et elle participe toujours à plusieurs conseils d’administration d’organisations charitables et de sociétés qui promeuvent le Black Economic Empowerment.
Le livre à grand succès d’Antjie Krog, publié en 1998, sous le titre français La Douleur des mots (2004, traduction de Country of My Skull) prolonge cette notion alternative de mémoire. Alors qu’elle était déjà célèbre comme poétesse afrikaans, la South African Broadcasting avait demandé à A. Krog de rendre compte des audiences de la commission Vérité et réconciliation. Le résultat est en partie un reportage sur les témoignages des victimes et les dessous de la politique de la Commission. C’est aussi un livre philosophique et analytique sur la Commission comme une scène nationale où les témoins jouent des rôles prescrits longtemps à l’avance. Mais A. Krog sait qu’aucun journaliste, aussi objectif et détaché soit-il, ne peut suivre cette histoire sans en être profondément affecté. Le livre est donc aussi le récit de son détachement de sa famille et de sa dépression au fur et à mesure qu’elle absorbe la douleur des autres. Country of My Skull est le premier volume d’une trilogie de mémoires, avec A Change of Tongue (« un changement de langue », 2003) et Begging to Be Black (« mendiant d’être noir », 2010). En tant qu’Afrikaner, A. Krog est consciente que les atrocités décrites à la Commission étaient commises pour préserver les privilèges injustes des Blancs comme elle. Elle souhaite rejoindre la nouvelle nation qui se forme mais craint de ne pas être acceptée. Les textes de la maturité font de A. Krog une poétesse expérimentale et féministe du corps, qui écrit sans peur sur l’intimité, prête à l’obscénité lorsqu’elle est nécessaire à la vérité qu’elle décrit.
Une autre poétesse importante du Cap est Ingrid De Kok, dont le recueil Seasonal Fires (« feux de saison », 2006) passe de merveilleux poèmes de paysages sur la dureté de la flore sud-africaine à sa perspective d’enfant de 9 ans sur le célèbre massacre de 1960 dans « Notre Sharpeville », ainsi qu’à des réponses poétiques mûres et originales à la commission Vérité et réconciliation et aux questions postapartheid. En plus de cinq recueils de poésie, I. De Kok a publié de nombreux essais de critique littéraire et culturelle, a organisé des conférences et des festivals nationaux et a contribué à l’édition de collections importantes comme Spring is Rebellious (« le printemps est rebelle », 1990), d’Albie Sachs, et le numéro spécial de World Literature Today (1996) sur la littérature sud-africaine en transition. Karen Press, qui a collaboré avec I. De Kok à des projets de poésie et traduit des poèmes de A. Krog de l’afrikaans en anglais, est elle-même une poétesse de premier ordre avec six recueils, y compris Echo Location (« localisation de l’écho », 1998) et The Canary’s Songbook (« le recueil de chansons du canari », 2005). Son travail reflète une micro-archéologie brillante de son quartier très particulier du Cap, à partir de documents historiques, de panneaux avec des noms de rues, de menus de restaurant, et d’autres textes trouvés pour créer un collage spécifique, nuancé racialement, écologiquement sensible, et féminin, de Sea Point, qui représente un microcosme de l’Afrique du Sud tout entière. À l’opposé des minces recueils de poésie lyrique sur Le Cap, on trouve le roman de 525 pages de la poétesse et critique M. Van Niekerk, Triomf, en afrikaans (1994), qui a reçu le prestigieux prix Noma. Lorsque le régime de l’apartheid a rasé Sophiatown, une banlieue de Johannesbourg mixte racialement et bien connue pour sa musique, sa littérature, sa politique et ses divertissements, il a installé un quartier de petites maisons pour les Afrikaners de la classe ouvrière et l’a appelé Triomf. Le roman suit une famille prolétaire afrikaner qui se prépare à affronter ce qui lui apparaît comme l’Armageddon – les élections multiraciales de 1994. Le réalisateur zimbabwéen et sud-africain Michael Raeburn a tenté l’impossible en portant à l’écran en 2008 sa version justement troublante du roman. M. Van Niekerk a publié en 2004 un autre roman couronné de prix, Agaat, et elle enseigne l’afrikaans et le néerlandais à l’université Stellenbosch.
À l’aube du XXIe siècle, l’écriture féminine en Afrique du Sud ne prend certes pas une seule direction clairement définie ni un genre ou une langue unique. Kopano Matlwa décrit, dans Coconut (« noix de coco », 2007), les problèmes des enfants noirs qui grimpent l’échelle sociale, dont les parents ont déménagé dans les banlieues blanches. Rayda Jacobs représente, dans Confessions of a Gambler (« confessions d’une joueuse », 2003), une épouse et mère musulmane accoutumée à la cigarette et aux jeux de casino. Yvette Christiansë explore la géographie originale de sa famille dans les poèmes Castaway (« naufragé », 1996), et représente Le Cap au XIXe siècle à travers le regard d’une esclave dans son roman Unconfessed (« l’inavoué », 2006). Z. Wicomb donne corps à une interrogation postmoderne complexe, drôle et perturbante de la version dominante de l’histoire nationale par l’ANC dans David’s Story (« l’histoire de David », 2006). La « nouvelle » Afrique du Sud est un foisonnement de questions, et la littérature est ouverte à une grande diversité d’auteures qui veulent les aborder. Il existe aussi un réseau d’universitaires et de critiques littéraires exceptionnel ainsi que des institutions littéraires réceptives à l’écriture des femmes, en dépit de ce qui apparaît comme une séparation potentiellement dangereuse entre les cultures orales toujours puissantes et les auteures qui préfèrent l’écrit.
Charles J. SUGNET
■ KROG A., La Douleur des mots (Country of my Skull, Paris, Actes Sud, 2004 ; KUZWAYO E., Femme et noire en Afrique du Sud (Call me Woman, 1985), Paris, R. Laffont, 1987 ; SCHREINER O., La Nuit africaine (1883), Paris, Phébus, 1989 ; VAN NIEKERK M., Triomf, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002.
■ DAYMOND M. J., DRIVER D., Des femmes écrivent l’Afrique, Tome 2, L’Afrique australe, Paris, Karthala, 2009.
L’AFRIQUE PAR SES ÉCRIVAINES [XVIIe-XXIe siècle]
En plaçant les femmes au cœur du paysage africain, l’écriture féminine a contribué à remodeler l’image de l’Afrique. Créatrices de biens de consommation quand elles sont chefs d’entreprises, de nourriture quand elles sont paysannes, de services lorsqu’elles sont institutrices, avocates ou infirmières, les femmes d’Afrique sont aussi les architectes d’une nouvelle perception intellectuelle de leurs activités quand elles sont romancières, poètes ou autobiographes. La littérature au féminin nous apprend, par exemple, que le développement de l’aviation n’a pas été l’apanage des hommes. Dans ce domaine comme dans d’autres, plusieurs écrivaines nous invitent à imaginer une Afrique différente, un continent où des femmes libres et indépendantes rivalisent d’audace avec les grands noms colportés par la légende. Parmi ces femmes d’exception, la Kenyanne Beryl Markham, titulaire d’une licence de pilote professionnel et auteure de West with the Night (« à l’ouest vers la nuit »), assurait le transport du courrier, du matériel d’urgence et des passagers entre divers campements isolés d’Afrique centrale vers 1930. Cette pionnière de l’aéronautique illustre bien la détermination et le sens des affaires qui ont permis à tant de femmes de créer la multitude de petites entreprises sur lesquelles repose leur survie et celle de leur entourage. La Française Anne Spoerry, dont on peut lire la vie dans un ouvrage autobiographique intitulé On m’appelle Mama Daktari (1994), eut elle aussi un destin exceptionnel. Elle sillonna les cieux africains pendant près de trente ans après avoir rejoint les « médecins volants » de l’African Medical and Research Foundation, dans les années 1960. Pour la seule période 1910-1914, 15 aviatrices obtinrent leur brevet de pilote en France. La première aviatrice noire américaine, Elizabeth « Bessie » Coleman, fut brevetée en 1921 en France et, par la suite, nombreuses furent les femmes à survoler l’Afrique à un titre ou à un autre. Cette mise en évidence de quelques pionnières de l’aviation africaine oubliées par l’histoire n’est qu’un exemple parmi d’autres qui montre que la littérature d’antan a souvent eu de la peine à échapper aux idées reçues. D’où l’importance des auteures qui racontent l’Afrique en témoignant de l’extrême diversité des activités qui permettent aux femmes du continent d’exprimer leur créativité.
Bien peu d’écrivaines gagnent leur vie en écrivant et l’on trouve parmi celles qui exercent une autre profession des médecins (Dorothée Chellier, Nawal el-Saadawi*, Khadi Sy Bizet), des infirmières (Aoua Kéita*, Nafissatou Diallo*), des professeures d’université (Justine Mintsa*, Khadi Fall, Tanella Boni*, Adame Ba Konaré, Véronique Tadjo*, Clémentine Faïk-Nzuji*), des directrices d’écoles (Jeanne de Cavally, Amina Sow Mbaye, Mame Younousse Dieng*, Évelyne Mpoudi Ngollé*), des enseignantes (Charlotte-Adélaïde Dard, Rabiatou Njoya*, Fatou Keïta*, Adélaïde Fassinou), des ministres (Delphine Zanga Tsogo*, Bernadette Sanou Dao, Aminata Traoré*), des directrices de multiples organisations (Aminata Sow Fall*, directrice des Lettres et de la propriété intellectuelle au ministère de la Culture au Sénégal, Cécile-Ivelyse Diamoneka, directrice des Affaires spirituelles et religieuses au ministère de la Culture au Congo), des chefs de service (Nafissatou Dia Diouf*, Sokhna Benga*), des journalistes (Annette Mbaye d’Erneville*, Diana Mordasini, Fatou Diome*, Élizabeth Tchoungui, Sylvia Serbin), des représentantes du monde de la mode (Lauren Ekue, Katoucha, Mariama Ndoye*, qui a par ailleurs été conservatrice de musée pendant quelques années), des spécialistes de l’artisanat (Ken Bugul*), et une foule d’autres professions touchant à tous les secteurs d’activités, sans compter les écrivaines faisant une incursion dans le domaine du cinéma, comme Assia Djebar*, et de l’activisme, comme Nadine Gordimer*, Prix Nobel de littérature.
Ce foisonnement se retrouve tout naturellement chez les dizaines de milliers de personnages littéraires qui se bousculent dans une Afrique enfin débarrassée de ses clivages. L’Africaine n’est plus une ombre anonyme qui passe les yeux baissés à l’arrière du décor mais une femme aux responsabilités multiples qui se bat avec détermination pour créer une Afrique nouvelle. Au début du XXIe siècle, plus personne ne s’étonne de rencontrer une femme cadre dans Fureurs et cris de femmes (1989) d’Angèle Ntyugwetondo Rawiri, une femme médecin dans Le Deuil des émeraudes (2005) d’Assamala Amoi, une géologue amoureuse des « hydrocarbures suintant de la faille sous-marine par trois mille mètres de fond » dans Petroleum de Bessora* ou une professeure agrégée d’italien et amoureuse du chant choral dans J’ai caressé l’aile de l’ange (2004) de Simone Sow. Cela ne signifie pas, bien sûr, que la masse des Africaines qui ont été abandonnées en chemin par l’école coloniale et par les systèmes éducatifs mis en place depuis les Indépendances, aient été oubliées. De nombreuses auteures racontent le combat des femmes qui ont été rejetées ou maintenues à l’écart du progrès et qui doivent se battre jour après jour pour survivre. Victimes de la tradition ou d’une mondialisation débilitante, elles doivent se débrouiller pour créer quelque chose à partir de trois fois rien. De très nombreuses romancières montrent à cet effet que la création d’un petit commerce, d’une entreprise ou d’une association n’est pas l’apanage des femmes que l’on qualifiait d’« évoluées » à l’époque coloniale. L’esprit de solidarité et le sens des affaires d’Assumta – l’ancienne prostituée qui meurt du sida – et de Bella – l’épouse mutilée par son mari lors d’un accès de folie – font du roman La Vénus de Khalakanti (2005) d’Angèle Kingué* l’un des plus beaux exemples de la résilience et de l’esprit créateur qui animent nombre d’Africaines longtemps oubliées par l’histoire et la littérature.
Si la nécessité est souvent mère de l’invention, si elle conduit à la débrouillardise comme c’est le cas des personnages de la bande dessinée Aya de Yopougon de Marguerite Abouet*, qui évoque la vie d’une grande mégapole africaine, elle est aussi la source de terribles épreuves qui frappent les femmes. Les œuvres littéraires ne se bornent donc pas à souligner la réussite des battantes. De nombreuses écrivaines évoquent aussi, dans leurs ouvrages, les plaies qui brisent tout net l’élan créateur de leurs protagonistes : la polygamie, le sida, l’excision, la guerre, la violence sous toutes ses formes et maints autres fléaux aux effets dévastateurs. Les nombreux ouvrages qui en expriment les conséquences d’un point de vue féminin permettent d’en mesurer toute l’importance. L’abandon progressif du sexisme, du racisme et des théories essentialistes à prétentions scientifiques qui dominèrent le début du XXe siècle – et dont les effets pervers sont soulignés dans les œuvres de Bessie Head* et d’Andrée Blouin par exemple – a fait surgir de nouvelles questions identitaires. Le besoin de se situer face à la fragmentation des allégeances familiales et ancestrales demande aussi une approche « créative de soi-même » qui permet de mieux se situer par rapport aux autres et de trouver sa place dans la mouvance de la société d’aujourd’hui. C’est là un des tropes de la plupart des ouvrages de Calixthe Beyala, que l’on retrouve d’ailleurs aussi dans Les Carnets de Shérazade (1985) de Leïla Sebbar*, Trois femmes puissantes (2009) de Marie NDiaye*, Sa vie africaine (2007) de Catherine Shan N’Diaye*, Diasporama (2005) de Bilguissa Diallo, Tels des astres éteints (2008) de Léonora Miano*… Des dizaines de titres soulignent que le fait d’être d’origine africaine au XXIe siècle renvoie toujours à un héritage multiple. Cette problématique particulièrement importante chez les Africains issus de l’immigration est au centre des ouvrages de Fatou Diome, Aminata Zaaria, Nathalie Etoké*, Michèle Rakotoson* et bien d’autres.
La création littéraire d’aujourd’hui reflète les préoccupations des femmes de notre temps mais elle poursuit la réflexion amorcée par les générations précédentes. Elle continue à dénoncer les conventions, les clichés et les inégalités. Il appartient par exemple à une femme, Aphra Behn*, d’avoir publié l’un des tout premiers romans condamnant la traite et l’esclavage en Angleterre, en 1688, sous le titre d’Oroonoko. Quant à la jeune esclave sénégalaise Phillis Wheatley, qui fut déportée en Amérique en 1761, elle montra le pouvoir intellectuel des Africaines lorsqu’elle publia un recueil de poésie érudite à Londres, quelques années plus tard – le premier ouvrage dû à une écrivaine noire américaine. Vers la même époque Olympe de Gouges* se débattait à Paris avec la Comédie-Française qui refusait de jouer une de ses pièces qui déplaisait au lobby esclavagiste. La jeune Africaine dont s’inspira Mme de Duras* dans son roman Ourika arrivait en France. Et Charlotte Adélaïde Picard (Charlotte Dard), la fille d’un aventurier français ayant séjourné au Sénégal, naissait à Paris. Arrivée à Saint-Louis en 1815, elle y découvrit la face cachée de la colonisation et dut faire preuve d’une bonne dose de créativité pour survivre. Aujourd’hui comme hier, l’écriture féminine évoque des préoccupations qui touchent davantage aux relations avec autrui qu’à la bravoure des armées : Rosette Schrumpf, Emily Ruete, Mme DE Noirfontaine, Ida Pfeiffer*, Olive Schreiner, Dorothée Chellier, Lucie Cousturier*, Vivienne de Watteville, Denise Moran, Doéllé, Anita Conti*, Rosamond Halsey Carr et bien d’autres préféraient déjà la négociation à l’affrontement, et leurs écrits expriment souvent un point de vue différent de celui inscrit dans la pierre par les hommes au pouvoir.
Dans le domaine littéraire comme ailleurs, le verbe « créer » a trop souvent été conjugué au masculin. De Mme de Staël* à L. Miano en passant par l’exploratrice Mary H. Kingsley*, le grand reporter Isabelle Eberhardt*, la propriétaire terrienne Karen Blixen*, l’infirmière A. Kéita, l’institutrice Mariama Bâ*, la femme de théâtre Werewere Liking*, la romancière C. Beyala, nombreuses sont les auteures qui ont été poussées par un élan créateur qui a changé la face de l’Afrique. Créer une Afrique libérée des préjugés qui pesèrent longtemps sur son image n’est pas l’apanage des seules écrivaines, mais c’est bien à celles qui ont « osé dire et se dire », comme le suggérait Maïssa Bey*, que l’on doit en grande partie le bonheur de découvrir le visage des Africaines qui évoluaient jadis comme des ombres à l’arrière-plan de la littérature.
Jean-Marie VOLET
■ BÂ M., Une si longue lettre (1979), Toulouse, Groupe Privat/Le Rocher, 2011 ; DARD C.-A., La Chaumière africaine ou Histoire d’une famille française jetée sur la côte occidentale de l’Afrique, à la suite du naufrage de la frégate la [sic] Méduse (1824), Paris, L’Harmattan, 2005 ; KÉITA A., Femme d’Afrique, la vie d’Aoua Kéita racontée par elle-même, Paris, Présence africaine, 1975 ; LIKING W., La Mémoire amputée, Abidjan, Nouvelles éditions ivoiriennes, 2004 ; TADJO V., Loin de mon père, Arles, Actes Sud, 2010.
AFRO-AMÉRICAINES – ARTISTES [XXe-XXIe siècle]
Depuis l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle jusqu’à ce que l’on nomme la Harlem Renaissance dans les années 1920-1930, l’histoire des artistes afro-américaines est d’abord celle d’un combat incessant contre le racisme, le sexisme et les stéréotypes. Dans les années 1960-1970, elles comptent parmi les plus actives dans le mouvement féministe. Sur la scène politique et artistique, elles se sont trouvées dans une position idéologique complexe. Ces théoriciennes et activistes ont été les premières à reconnaître que la question du genre et de la race est à la fois constitutive de leur identité et problématique quant à leur construction sociale.
En 1971 se crée le mouvement Where We At (WWA), groupe de femmes noires artistes, dans lequel les peintres Ellsworth Ausby, Jean L. Taylor (1941), Carol Blank, Akweke Singho (1944-2008), Kay Brown (1932-2010) sont partie prenante. La plupart de ses membres ne se considèrent cependant pas comme des artistes professionnels. Faith Ringgold (1930), cofondatrice des WWA, née dans une famille de la lower middle class, a enseigné dans différentes universités et collèges, de 1970 à 1985. Estimant que la série American People est sa première œuvre de la maturité, elle la complète en 1967 par The Flag Is Bleeding, U. S. Postage Stamp Commemorating the Advent of Black Power (« le drapeau saigne, timbre-poste américain commémorant l’avènement du Black Power ») et Die, qui répondent au climat du Mouvement des droits civiques, et expriment l’ambivalence de sa position politique durant cette période sociale difficile. Sa toile, The American Dream (1964), où un jeu d’ombres – le blanc et le noir – anime le corps d’une femme, symbolise l’idée que les deux tons peuvent coexister dans une même personne.
Comme nombre d’artistes des années 1970, F. Ringgold proteste contre le racisme, le sexisme, le militarisme et d’autres formes d’oppression, en confrontant une image iconique de famille américaine à un drapeau américain, dont la couleur rouge coule (The Flag Is Bleeding, 1967). Née en 1926 à Los Angeles, Betye Saar crée aussi, à partir des années 1950, des images utilisant des symboles forts : dans The Liberation of Aunt Jemima (1972), elle utilise le stéréotype de la servante noire, pauvre et obéissante. Originaire de Philadelphie, Howardena Pindell* a fait des études d’art et d’architecture. Parallèlement à son travail d’artiste, elle a été commissaire d’expositionau Museum of Modern Art de New York. Dans les années 1960, elle réalise une série d’œuvres abstraites qui multiplient les ronds colorés de papier ou de plaques de chêne collées sur des toiles. Organisé autour de forces positives et négatives, ce travail est une réflexion sur la puissance de la répétition. Taxée par un directeur de musée de produire du blackart, elle s’investit véritablement dans le mouvement féministe noir à partir des années 1970, et réalise alors des vidéos ouvertement engagées comme Free, White and 21.
Adoptant la figure de Mlle Bourgeoise noire (1980-1982), Loraine O’Grady (1934) performe dans les vernissages new-yorkais, où elle récite notamment des poèmes polémiques sur la race et l’art. Au cours de ces mêmes années, Adrian Piper* (1948), philosophe et comptant parmi la première génération d’artistes conceptuels, réalise Political Self-Portrait, une série de photographies en noir et blanc sous-titrées Race, Sex ou Class.Elle déclare avoir transformé les souffrances (marginalisation, exclusion) dues à son statut de femme « du tiers-monde » en « signification ». Elle expose en 2003 à l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (Adrian Piper, depuis 1965).
Parallèlement à cet art engagé et féministe, un art plus ancien, lié à des pratiques vernaculaires et également motivé par des préoccupations politiques, commence à être reconnu. En 2002, l’exposition Gee’s Bend : The Women and Their Quilt, au Museum of Fine Arts de Houston et au Whitney Museum of American Art, met en lumière un ensemble étonnant de patchworks, créés par la petite communauté rurale de femmes noires américaines de Gee’s Bend en Alabama, depuis les années 1920 à nos jours. Destinés à leurs intérieurs et à leurs familles, ces tissages géométriques et floraux très colorés se développent en motifs complexes, répétés et entremêlés. Dans ces réalisations textiles comme dans leur musique, ces femmes construisent pour leur communauté des structures vibrantes et riches.
Parmi la jeune génération d’artistes, de nombreuses femmes, issues de la communauté noire, sont aujourd’hui particulièrement remarquées et intéressantes : certaines maintiennent un positionnement très politique, comme Kara Walker, née en 1969 en Californie, connue pour ses très grands tableaux présentant des silhouettes en papier découpé, et dont les œuvres se réfèrent à l’histoire, à la littérature, à la culture, tout en examinant à chaque fois la question du pouvoir, de la répression, de la race et de la sexualité. Par des œuvres telles que Guarded Conditions (« surveillance rapprochée »), la photographie, dupliquée à six reprises de manière presque identique, d’une femme noire vue de dos, les bras croisés, vêtue d’une robe blanche et portant l’inscription répétée Sex attacks, skin attacks, Lorna Simpson, dont la rétrospective a eu lieu en 2007 au Whitney Museum, fait directement référence aux femmes esclaves.
Marion DANIEL
■ BEARDSLEY J. (dir.), Gee’s Bend : The Women and Their Quilts (catalogue d’exposition), Atlanta, Tinwood Books, 2002 ; COLLINS L. G., The Art of History : African American Women Artists Engage the Past, Rutgers, Rutgers University Press, 2002 ; FARRINGTON L. E., Creating Their Own Image : The History of African-American Women Artists, New York, Oxford University, Press, 2005 ; ZABUNYAN E., Black is a Color : une histoire de l’art africain-américain contemporain, Paris, Dis voir, 2005.
AGACINSKI, Sylviane [NADES 1945]
Philosophe française.
Agrégée de philosophie en 1971, Sylviane Agacinski participe dès sa fondation au Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie. Directrice de programme au Collège international de philosophie de 1985 à 1992, elle a enseigné à l’EHESS de 1991 à 2010. Dans Apartés (1977), elle étudie la dialectique négative ainsi que les dimensions religieuses et sacrificielles de l’œuvre kierkegaardienne, non sans analyser les conceptions de la mère comme dévoratrice et de la femme comme toujours déjà abandonnée à un autre. Poursuivant le dialogue entamé avec Kierkegaard et Derrida, dans Critique de l’égocentrisme (1996), elle révoque la prétention du sujet philosophique à l’autonomie et développe une conception de l’existence comme épreuve des autres dans leur singularité empirique, donc sexuée. Politique des sexes (1998) déconstruit la « logique du sexe unique » : constituant le masculin en paradigme de l’humain, galvaudant l’insigne ouverture à l’autre dont témoigne la maternité, l’androcentrisme efface le féminin et opprime les femmes. Or, si la hiérarchie des sexes doit être contestée, la différence sexuelle n’en constitue pas moins « une différence ontologique irréductible », liée à « la dissymétrie et l’inégalité naturelle des positions maternelle et paternelle dans l’enfantement ». Il s’agit donc de promouvoir une « démocratie mixte » et une « culture paritaire ». Dans Le Passeur de temps (2002), elle définit la modernité comme coexistence du temps linéaire de l’irréversible passage avec celui des images, photographiques notamment, poignantes d’anachronie. Dans Métaphysique des sexes (2005), elle montre comment l’interprétation par les Pères de l’Église de la dualité du masculin et du féminin comme l’opposition du spirituel et du charnel légitime la subordination de la mère au père. Drame des sexes (2008) analyse les dramatisations de l’indépassable différend, sexuel, procréatif et conjugal, entre hommes et femmes. Dans Femmes entre sexe et genre (2012), contre le féminisme queer, elle défend la thèse que « la distinction des corps sexués précède nécessairement la distinction masculin/féminin et celle des désirs homosexuels ou hétérosexuels, et leur donne sa structure binaire ». Féministe différencialiste, S. Agacinski a défendu la parité (1996-2001). Elle s’est opposée au mariage homosexuel en tant qu’il ouvre le droit à l’homoparentalité et milite contre la légalisation des mères porteuses. Elle met en garde contre les « “manipulations” génétiques » de « l’anthropotechnie procréative » qui fabriqueraient une « triste “posthumanité” ». Abolitionniste en matière de prostitution, elle dénonce la marchandisation des corps, en particulier féminins (Corps en miettes, 2009).
Sylvia DUVERGER
■ Engagements, Paris, Seuil 2007 ; avec HÉRITIER F., PERROT M., BACHARAN N., La Plus Belle Histoire des femmes, Paris, Seuil, 2011.
■ DUVERGER S., « Who’s Afraid of Gay parents ? », in Radical Philosophy, no 146, nov.-déc. 2007 ; MILLOT C., « Éloge de la mixité », in Passages, no 90, juin-juil. 1998.
AGALLIS (ou ANAGALLIS) [CORCYRE, AUJ. CORFOU IIIe-IIe siècle aV. J.-C.]
Grammairienne grecque.
Native de Corcyre et élève d’Aristophane de Byzance (IIIe siècle av. J.-C.), Agallis, désignée dans les sources comme grammatike, « érudite » et « grammairienne », composa un commentaire d’Homère, aujourd’hui perdu. Les auteurs anciens mentionnent surtout l’attribution qu’Agallis fit de l’invention du jeu de la balle à Nausicaa, héroïne d’Homère, fille d’Alcinoos. Ce faisant, elle voulut rendre hommage non seulement à une femme, mais à une concitoyenne, Corcyre étant considérée comme la patrie des Phéaciens (Athénée, I, 14d). Plusieurs femmes cultivées s’adonnèrent à l’interprétation du texte homérique à partir de l’époque hellénistique. Parmi elles, on connaît en particulier Hestiée* d’Alexandrie. Dans l’Égypte gréco-romaine, un volumen avec les deux premiers livres de l’Iliade fut trouvé sous la tête d’une momie de jeune femme. De la même époque (début du Ier siècle apr. J.-C.) date un portrait de femme, visible à l’intérieur d’une momie, qui présente l’inscription « Hermione grammatike ».
Marella NAPPI
■ CRIBIORE R., Writing, Teachers and Students in Graeco-Roman Egypt, Atlanta, Scholars Press, 1996 ; DE MARTINO F., Poetesse greche, Bari, Levante, 2006 ; POMEROY S. B., Women in Hellenistic Egypt : From Alexander to Cleopatra, New York, Schocken, 1984 ; ROWLANDSON J., Women and Society in Greek and Roman Egypt : A Sourcebook, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1998.
■ POMEROY S. B., « Technikai kai Mousikai : The education of women in the Fourth Century and in the Hellenistic Period », in American Journal of Ancient History, vol. 2, 1977.
AGANICÉ VOIR AGLAONICÉ
AGANOOR POMPILJ, Vittoria [PADOUE 1855 - ROME 1910]
Écrivaine italienne.
Descendante d’une famille noble d’origine arménienne et fille de la Milanaise Giuseppina Pacini et du comte Edoardo Aganoor, Vittoria Aganoor grandit au cœur de sa ville natale, près de Prato della Valle, dans le grand palais encore connu aujourd’hui sous le nom de Casa degli Armeni. Tout comme ses quatre sœurs, elle reçoit son éducation d’Andrea Maffei, écrivain et traducteur, et de l’abbé Giacomo Zanella, poète raffiné de style classique. En 1876, ce dernier la pousse à publier son premier texte en vers, « A una bolla di sapone », dans la revue Nuova Antologia. Une de ses sœurs étant atteinte d’une maladie nerveuse, l’écrivaine passe quelque temps à Cava de’ Tirreni. Par la suite, elle déménage avec sa famille à Naples, dans le Palazzo Caputo, où elle restera jusqu’en 1884, alternant avec des séjours plus ou moins longs en Vénétie. Dans la ville campanienne, elle entre en contact avec le milieu culturel parthénopéen. Devenue l’amie du poète Domenico Gnoli, elle entretient avec lui une importante correspondance. En 1900, elle fait ses débuts en littérature grâce à la publication de Leggenda eterna (« légende éternelle »), un recueil de poèmes d’amour dans lequel les modes d’écriture traditionnels en vers sont mêlés à une sensibilité raffinée dans un style romantique décadent. L’année suivante, elle épouse le député Guido Pompilj, avec qui elle part vivre en plein centre de Pérouse dans le Palazzo Conestabile della Staffa. En 1903, grâce au succès du recueil Leggenda eterna, une nouvelle édition est publiée, suivie d’un second recueil intitulé Nuove liriche (« nouvelles œuvres lyriques », 1908). La première édition complète de son œuvre, qui rassemble notamment des poésies et des textes en prose inédits, paraît en 1912.
Giorgio NISINI
■ BUTCHER J., Una leggenda eterna, vita e poesia di Vittoria Aganoor Pompilj, Bologne, Nuova S1, 2007.
AĞAOĞLU, Adalet [NALLIHAN 1929]
Écrivaine turque.
Après avoir obtenu un diplôme en langue et littérature française, Adalet Ağaoğlu commence à travailler à la radio d’Ankara comme dramaturge et directrice du théâtre radiophonique. Sa carrière d’écrivaine débute au journal Ulus (« la nation »), où elle est critique de théâtre à partir de 1946. De 1948 à 1950, ses poèmes sont publiés dans la revue Kaynak (« la source »). Après la fondation de la TRT (Radio et Télévision de Turquie) en 1964, elle est nommée responsable des programmes. En 1971, elle quitte la TRT et continue sa carrière de dramaturge en participant à la fondation de la scène théâtrale à Ankara et en écrivant des pièces qui font d’elle une dramaturge reconnue, comme Yaşamak (« vivre », 1955) et Evcilik Oyunu (« le jeu de la maison », 1964). Avec son premier roman, Ölmeye Yatmak (« se coucher pour mourir », 1973), elle s’impose comme l’une des plumes les plus remarquables de la littérature turque en abordant un sujet délicat : l’hégémonie de l’idéologie républicaine sur les milieux petit-bourgeois. Ses personnages sont décrits de manière originale, à partir de tranches de vie, de leurs conflits avec eux-mêmes et avec la société qui les entoure. Bir Düğün Gecesi (« une nuit de noces », 1979) décrit la période du coup d’État du 12 mars 1972. Ce roman évoque les espoirs déçus des intellectuels autrefois engagés. A. Ağaoğlu s’est essayée à plusieurs genres littéraires : nouvelles, essais, souvenirs, romans, pièces de théâtre, critiques. Le Premier Bruit du silence (2010) rassemble des nouvelles issues de plusieurs de ses recueils et traduites en français.
Bahriye ÇERI
■ « La Haute Tension » in Florilège de nouvelles turques, Ankara, Onur Yay, 1987 ; « Deux Feuilles », in Siècle 21, no 8, Paris, 2006 ; Cocons (extrait), in Un Œil sur le bazar. Anthologie des écritures théâtrales turques, Paris, Non Lieu/L’Espace d’un instant, 2010.
■ MUHIDINE T., « Adalet Ağaoğlu, romancière et nouvelliste, une voix d’aujourd’hui », in AĞAOĞLU A., Le Premier Bruit du silence, Paris, Empreinte temps présent, 2010.
AGAR, Eileen [BUENOS AIRES 1904 - LONDRES 1991]
Peintre et photographe britannique.
En 1911, les parents d’Eileen Agar quittent l’Argentine pour Londres. Elle étudie à la Byam Shaw School of Art en 1919, puis à l’école du peintre Leon Underwood (1890-1975), ainsi qu’à la Slade School of Fine Art de 1925 à 1926, et à Paris de 1928 à 1930. En 1926, elle rencontre l’écrivain hongrois Joseph Bard. Ils s’installent à Paris en 1928, où elle se lie d’amitié avec André Breton et Paul Éluard. En 1936, elle présente trois tableaux, dont Quadriga, et cinq objets à l’Exposition surréaliste internationale de Londres. En 1937, elle fait un séjour à Mougins, avec Paul et Nusch Éluard, Picasso et Dora Maar*, Roland Penrose et Lee Miller* qui réalise un portrait d’elle. Jusqu’en 1940, elle participe aux expositions surréalistes organisées à Amsterdam, à New York, à Paris et à Tokyo. Apparentée à ce mouvement par les rapprochements singuliers d’objets ou d’images, elle s’en distingue néanmoins par une certaine rigueur, loin de l’expression spontanée de son inconscient. Après la Seconde Guerre mondiale, E. Agar commence une nouvelle période très productive : 16 expositions personnelles de 1946 à 1985. Son travail présente surtout des affinités stylistiques avec le cubisme et le collage. Les peintures sont composées par des aplats de couleur découpés qui forment des portraits ou des paysages, notamment sur le thème marin. Elle devient membre du London Group à partir de 1933 et son travail est sélectionné par R. Penrose et Herbert Read pour l’Exposition internationale surréaliste aux New Burlington Galleries en 1936. Elle expose par la suite avec les surréalistes en Angleterre et à l’étranger. À partir de 1936, elle expérimente les techniques automatiques et de nouveaux matériaux, prenant des photographies et réalisant des collages et des objets. Dans les années 1960, elle réalise des peintures tachistes avec des éléments surréalistes.
Sixtine DE SAINT-LÉGER
■ Avec LAMBIRTH A., A Look at My Life London, Londres, Methuen, 1988.
■ LAMBIRTH A., An Eye for Collage, Chichester, Pallant House Gallery with AVA, 2008.
AGÉNOR, Monique [SAINT-DENIS DE LA RÉUNION 1940]
Romancière française.
À 20 ans, Monique Agénor quitte son île natale pour Paris, dans le but de parfaire des études littéraires, puis s’oriente vers le théâtre en s’engageant dans une troupe qu’elle ne quittera que dix ans plus tard. Elle crée alors sa société de production de films documentaires axés sur l’océan Indien. Sa première œuvre romanesque, L’Aïeule de l’isle Bourbon (1993, prix des Mascareignes 1994), est, à l’origine, le scénario d’un film qui a été décommandé. Vont suivre d’autres romans, récits, nouvelles et œuvres pour la jeunesse. Les problèmes inhérents à l’insularité sont au cœur de sa démarche littéraire. Ses origines multiculturelles amènent la romancière à se préoccuper des questions de colonisation, d’esclavage et d’identité. Malgré la gravité des thèmes abordés, elle adopte un style plein de verve et de poésie, dans une langue française fécondée par le créole, sa langue maternelle.
Claire RIFFARD
■ Bé-Maho, chroniques des îles sous le vent, Paris, Le Serpent à plumes, 1996 ; Comme un vol de papang’, Paris, Le Serpent à plumes 1998 ; Cocos-de-mer, Paris, Le Serpent à plumes, 2000 ; Le Châtiment de la déesse, Paris, Syros jeunesse, 2000 ; Les Enfants de la colline sacrée, Paris, Syros jeunesse, 2005.
AGENTES ARTISTIQUES [France depuis 1945]
Parfois appelée imprésario ou manager, l’agente artistique a pour mission de représenter acteurs, metteurs en scène ou auteurs, pour gérer leur carrière, les conseiller et leur procurer des engagements. Elle gagne dix pour cent du cachet obtenu par l’artiste. Les agentes sont d’abord d’anciennes comédiennes, comme Blanche Montel ou Yvette Etiévant, qui avait fait partie de la troupe de Louis Jouvet. Dans les années 1950, Olga Horstig s’occupe de la carrière d’Edwige Feuillère*, ainsi que de Michèle Morgan*, de Brigitte Bardot*, d’Alain Delon, puis de Charlotte Rampling*, de Judith Magre*, de Marina Vlady*, de Liv Ullmann* et de Julie Christie*. Lulu Watier, quant à elle, est l’agente de Jean Marais. À la fin des années 1950, la comédienne Michèle Meritz fonde avec Gérard Lebovici et Serge Rousseau l’agence Artmédia, à laquelle font confiance Jean-Pierre Cassel et Françoise Dorléac*, puis Catherine Deneuve*, Nathalie Baye*, Marie-France Pisier*, Sandrine Bonnaire* ou encore Nicole Garcia*. Le nombre des agentes se multiplie. Citons Anne Alvares (pour Brigitte Fossey*, Irène Papas*, Emmanuelle Riva* ou Francine Bergé*) ; Catherine Davray (pour Dominique Valadié*) ; Danielle Gain (agente d’Anny Duperey*, de Françoise Arnoul et de Julie Delpy*) ; Annabelle Karouby (Jacqueline Bisset, Julie Depardieu, Aurore Clément*, Adriana Asti* et Marisa Berenson*) ; ou encore Isabelle de La Patellière qui supervise la carrière d’Isabelle Huppert* et Élisabeth Tanner (Cécile de France*, Sophie Marceau*, Charles Berling).
Bruno VILLIEN
AGHABAIOF, Pari [NÉE À TÉHÉRAN 1900]
Metteuse en scène et actrice iranienne.
Issue d’une famille arménienne, Pari Aghabaiof étudie la musique et le chant au conservatoire de Berlin. Au début de la Première Guerre mondiale, elle part continuer ses études de musique, chant, ballet et théâtre au conservatoire de Moscou, avant de se rendre à Rome et à Paris. Revenue en Iran en 1918-1919, elle poursuit ses activités artistiques et est engagée pour jouer le rôle de la reine des fleurs dans l’opérette Elahé de Motaba Tabatabaei. Elle devient alors l’étoile des pièces musicales des théâtres de Téhéran. Sa renommée est telle que les dramaturges écrivent pour elle. Elle fonde sa propre troupe, l’Ensemble de madame Pari Aghabaiof, premier lieu de spectacle avec un système d’abonnement mensuel. Elle engage à plusieurs reprises l’actrice Varto Teriane*. En 1932, l’acteur et metteur en scène soviétique Vahram Papazian est invité par la Croix-Rouge iranienne à présenter plusieurs pièces, telles qu’Othello, de Shakespeare, et Le Bal masqué, de Lermontov, en collaboration avec des troupes et des acteurs iraniens. P. Aghabaiof et Loreta Hairaptiane* sont choisies pour les rôles féminins. L’acteur, ne parlant pas la langue persane, joue le rôle d’Othello en français tandis que les autres lui donnent la réplique en persan. Ce mélange des langues n’eut, semble-t-il, aucun effet négatif sur le déroulement des six représentations, sur la scène du Cinéma Théâtre Palace.
Kazem SHAHRYARI