EAMES, Ray (née Bernice Alexandra KAISER) [SACRAMENTO 1912 - LOS ANGELES 1988]

Artiste et designer américaine.

Encouragée à l’art, au cinéma et à la danse par ses parents, Bernice Alexandra Kaiser perd son père en 1929. Elle part avec sa mère à New York, où elle s’inscrit à l’Art Students League, étudie la peinture à la May Friend Bennet School de Millbrook et prend des cours avec Hans Hoffman. En 1937, elle participe à la première exposition d’artistes abstraits au Riverside Museum de New York. En 1940, elle est admise à la Cranbrook Academy of Art (Michigan), où elle étudie le tissage avec Marianne Stengel, la céramique et le métal. Elle rencontre Charles Eames, directeur de la section de design industriel, et ils se marient en juin 1941. Ils partent à Los Angeles ; Charles travaille pour MGM, Ray pour le magazine California Art & Architecture. Ils participent au programme de Case Study Houses, lancé en 1945 par John Entenza. Leur maison à Pacific Palisades, la Case Study House n° 8, construite en 1949, est conçue à partir d’éléments industriels préfabriqués. C’est en expérimentant les nouvelles techniques de contreplaqué moulé, où les feuilles de bois sont travaillées comme des patrons de couture, qu’ils démontrent l’inventivité de leur collaboration. Chaises, tables, paravents, sculptures, animaux sous forme de jouets sont conçus en vue de séries industrielles. Ils fondent une entreprise de fabrication, la Plyformed Wood Co, nommée Molded Plywood Division lorsqu’elle s’installe à Venice, où ils ont leurs bureaux jusqu’en 1988. Dès 1946, ils orientent leurs recherches vers le polyester armé de fibre de verre. La Fiberglass Chair, coque ajustée au corps, trouve son expression la plus démonstrative avec La Chaise (1948), éditée tardivement par Vitra en 1991. La Lounge Chair (1956), conçue pour Billy Wilder, reste un grand classique avec l’inclinaison de ses coques en contreplaqué, son rembourrage et son repose-pieds. Ils travaillent aussi pour des industries comme Westinghouse, Boeing ou Polaroid, et conçoivent pour IBM plus de 50 expositions, des films et des livres. Leur agence produit de nombreux films, dont l’un des derniers, Powers of Ten : A Film Dealing with the Relative Size of Things in the Universeand the Effect of Adding Another Zero (1968/1977), fait référence. En relation constante avec la peinture et la sculpture, R. Eames se montre attentive aux formes, aux textures et aux couleurs comme éléments d’une composition spatiale. Charles et elle s’entourent d’objets populaires et artisanaux dans lesquels ils puisent leur orientation vers des produits industriels pour le grand public. Vivant simplement, ils font du design une avancée sociale de la culture et de l’art. Après le décès de Charles, en 1978, Ray se consacre à transmettre leurs idées à travers livres et conférences durant les dix dernières années de sa vie. En 1988, elle lègue à la bibliothèque du Congrès L’Œuvre de Charles et Ray Eames, qui couvre trois sections de la bibliothèque. En 1989, Le Vitra Design Museum acquiert archives, prototypes et maquettes. Le Eames Office se consacre à la conservation et à la diffusion de l’œuvre du couple. De nombreux ouvrages et expositions leur sont consacrés, et leurs œuvres figurent dans les grandes collections internationales.

Jeanne QUÉHEILLARD

Avec NEUHART J. et M., Eames Design : The Work of the Office of Charles and Ray Eames, Londres, Thames & Hudson, 1989.

ALBRECHT D. (dir.), The Work of Charles and Ray Eames : A Legacy Invention, New York, The Library of Congress, Vitra Design Museum et Harry N. Abrams, 1997 ; FITOUSSI B., Eames, le mobilier 1941-1978, Paris, Assouline, 1999 ; KIRKHAM P., Charles and Ray Eames : Designers of the Twentieth Century, Cambridge, MIT Press, 1995.

EARHART, Amelia [ATCHISON 1897 - OCÉAN PACIFIQUE 1937]

Aviatrice américaine.

Avant d’affirmer sa propre stature, c’est à l’étalon de Charles Lindbergh et de son exploit que sera jaugée Amelia Earhart. Le 21 mai 1927, C. Lindbergh pose son Spirit of St. Louis au Bourget. Il vient de réussir la traversée de l’Atlantique nord, événement considérable jugé comme un nouveau pas en avant pour l’humanité après la victoire sur la Manche de Louis Blériot le 25 juillet 1909. Infirmière volontaire durant le grand conflit, A. Earhart, dite « Millie », est assistante sociale. La fièvre aérienne la prend au spectacle des meetings aériens de Californie auxquels elle assiste avec son père. Dès le 22 octobre 1922, pilotant The Canary, elle atteint 4 270 mètres d’altitude, record féminin. C’est six ans après qu’elle accède à la notoriété… en tant que passagère, témoin d’une époque où l’avion et les transports aériens sont bien loin encore de participer de la vie courante. En effet, le 19 juin 1928, elle est à bord de l’hydravion trimoteur Fokker C2 Friendship conduit par Wilmer Stultz assisté de Louis Gordon qui, de Halifax au Pays de Galles, devient le sixième à franchir l’Atlantique nord, et même si elle juge son rôle avec humour, avoir pris un tel risque fait l’admiration de tous : c’est pour elle, surnommée « Miss Lindy », qu’est organisée une parade à Broadway. Les 20 et 21 mai 1932, cinq ans jour pour jour après C. Lindbergh (5 800 kilomètres, 33 h 27 min), seule à bord de son bimoteur rouge Lockheed Vega et malgré plusieurs avatars – panne d’altimètre, glace pesant dangereusement sur les ailes, essence à peine suffisante –, elle atteint l’Irlande (3 200 kilomètres) après les 14 h 56 min de cette douzième traversée. New York, cas exceptionnel, lui offre une seconde parade. Traversant les États-Unis sans escale, elle améliore de 800 kilomètres le record féminin en ligne droite. En 1935, c’est au Pacifique qu’elle s’affronte, réussissant en janvier, d’Hawaï à Oakland (près de San Francisco), la première traversée féminine, et ces 3 860 kilomètres par-delà l’Océan sont un nouveau record de distance ; puis, le 8 mai, elle relie Mexico à New York en 14 h 19 min. Elle se lance un nouveau défi : le tour du monde sur un Lockheed Electra en suivant un itinéraire proche de l’équateur, avec Fred Noonan comme navigateur. Elle en a accompli l’essentiel, lorsqu’elle aborde la dernière partie, de la Nouvelle-Guinée à San Francisco par les îles Hawaï. Le 2 juillet 1936, elle envoie un SOS, puis c’est le silence. Les circonstances de cette disparition soudaine dans les eaux sombres du Pacifique ne seront jamais éclaircies.

Jean DURRY

Le Plaisir des ailes (The Fun of It : Random Records of my Own Flying and of Women in Aviation [1932]), Paris, Gallimard, 1932.

LESIEUR J., Amelia Earhart, Paris, Grasset & Fasquelle, 2010 ; MARCK B., Amelia, Paris, Flammarion, 2010 ; MENDELSOHN J., Amelia Earhart, Paris, 10/18, 1998.

EASTLAKE, Elizabeth (née RIGBY, dite lady) [NORWICH 1809 - LONDRES 1893]

Dessinatrice et critique d’art britannique.

C’est avec un recueil de lettres de voyage, A Residence on the Shores of the Baltic (« lettres des bords de la Baltique », 1841), que lady Elizabeth Eastlake donna la première preuve de son esprit brillant. Ses talents critiques de jeune femme fine, cultivée, douée pour le dessin, capable de traduire plusieurs langues, ne passèrent pas inaperçus auprès de la prestigieuse Quarterly Review qui, sensible à ses opinions artistiques tranchées, en fit rapidement l’une de ses contributrices régulières. Sa beauté lui valut de devenir à Édimbourg le modèle des calotypistes David Octavius Hill et Robert Adamson, pionniers de l’art photographique, auquel elle prit elle-même un vif intérêt ayant immédiatement saisi l’importance de cette « nouvelle forme de communication ». Bien que très attachée à sa liberté (elle reste célibataire jusqu’à l’âge de 40 ans), elle accepta néanmoins la demande en mariage de sir Charles Eastlake, dont la profession (il était directeur de la National Gallery), lui permit de satisfaire son goût prononcé pour les voyages et d’assouvir tout autant sa passion pour la peinture. Ce fut aussi l’occasion pour elle de mener une vie sociale intense et riche, entourée de personnalités renommées et des plus grands artistes de son temps (dont J.M.W. Turner). La publication de Five Great Painters, en 1883, assit sa réputation d’historienne de l’art. Ses dessins au crayon et à la gouache d’une extrême minutie sont visibles à la Tate Gallery.

Martine MONACELLI

EASTMAN, Crystal [MARLBOROUGH, MASSACHUSETTS 1881 - NEW YORK 1928]

Journaliste, avocate et militante américaine.

Crystal Eastman fait des études brillantes à New York, où elle milite en faveur de l’obtention d’une indemnité pour les ouvriers blessés au travail. Au service d’une commission de l’État de New York, elle rédige notamment la première loi à ce sujet. Socialiste mais également suffragiste, elle fonde le National Woman’s Party (NWP) avec Alice Paul* et Lucy Burns* en 1913. Elle participe également à l’écriture de l’Equal Rights Ammendment (ERA). Pacifiste, elle milite aussi pour la paix à partir de la Première Guerre mondiale et est une des fondatrices du Woman’s Peace Party. De 1917 à 1921, elle édite un journal radical, The Liberator. Ses positions – elle soutient notamment l’amour libre – lui valent à l’époque le titre de « femme la plus dangereuse d’Amérique ».

Béatrice TURPIN

LEAU ET LES FEMMES [XXe-XXIe siècle]

L’eau constitue le pivot central de la majorité des activités domestiques assumées par les femmes : approvisionnement et stockage, soins donnés aux enfants et aux malades, préparation des aliments, lessive et hygiène domestique.

Pauvreté et malnutrition

Dans les pays non industrialisés, les problèmes spécifiques de la pauvreté des femmes sont indissociables des ressources en eau (disponibilité, proximité, quantité et qualité). En Afrique subsaharienne par exemple, le manque d’approvisionnement en eau s’accompagne généralement de malnutrition et de maladies infectieuses. Les femmes, surchargées de travail, présentent un déficit pondéral de 20 %, selon une étude de l’Unicef (La Malnutrition des enfants et les Droits des femmes, 1998) ou statural, conséquence d’une mauvaise nutrition pendant la croissance. Pourtant, à l’heure où s’intensifie la migration des hommes vers les villes pour tenter de trouver un emploi, elles seules assurent souvent la production agricole. Dans les régions où sévit le manque d’eau, la malnutrition protéino-énergétique et les carences spécifiques en micronutriments (notamment vitamine A, iode et fer) ont aussi un impact direct sur l’immunité et entraînent un risque accru de mortalité par infection. Le risque qu’une femme meure d’un accouchement est estimé à un sur 16 en Afrique subsaharienne. Selon une étude de l’OMS, en 2010 plus de 20 millions d’enfants souffraient de malnutrition aiguë sévère (Enfants, réduire la mortalité, 2012), et, selon Médecins sans frontières, en moyenne sur 2009 un enfant est mort de malnutrition toutes les six secondes, soit plus de cinq millions par an. Les femmes sont plus touchées que les hommes par le manque d’eau salubre parce que leurs besoins sont plus importants, notamment en période de grossesse où le manque d’eau compromet le développement fœtal. Mais, source de vie, l’eau se révèle aussi porteuse de risques mortels. L’eau non potable constitue ainsi la première cause de mortalité dans le monde. Plus de 90 % des décès d’enfants de moins de 5 ans sont dus à des maladies diarrhéiques imputables à l’insalubrité de l’eau et à de mauvaises conditions d’hygiène. Des maladies d’origine hydrique (choléra, gastro-entérite, typhoïde), assez facilement traitées dans les pays industrialisés, tuent 3 000 enfants par jour.

Le Sommet du millénaire des Nations unies

En 2000, le Sommet du millénaire des Nations unies a fixé plusieurs objectifs pour le développement (les OMD) à atteindre en 2015 : l’un de ces objectifs porte sur l’accès à l’eau potable. D’après le rapport de suivi intitulé Progrès en matière d’eau potable et d’assainissement 2012 et publié par le Programme commun OMS/Unicef de surveillance de l’eau et de l’assainissement, 89 % de la population mondiale (1 % de plus que les 88 % fixés en 2000), soit 6,1 milliards de personnes, avaient accès à des sources améliorées d’eau potable à la fin de l’année 2010. Selon les estimations de ce rapport, le chiffre de 92 % pourrait être atteint en 2015. Toutefois, le rapport note également que 11 % de la population mondiale – soit 783 millions de personnes – n’ont toujours pas accès à l’eau potable, et que deux milliards environ demeurent privées d’installations sanitaires. Il est vraisemblable que l’objectif fixé des 75 % ne sera pas atteint en 2015, pour lequel on attend 67 %. Le troisième objectif de ce Sommet concernait l’égalité des hommes et des femmes pour l’accès à l’enseignement et l’autonomisation des femmes. Il confirme que les nombreuses heures consacrées à aller chercher de l’eau, ainsi que le manque d’installations sanitaires convenables, freinent, voire empêchent, leur alphabétisation et leur accès à la scolarisation.

Hydrologie et histoire des femmes

Histoire de l’eau : histoire des femmes, mais aussi histoire de l’hydrologie. Pourtant, lorsqu’avec l’industrialisation les sciences hydrologiques se structurent en sciences autonomes vers 1850, elles en sont exclues. Malgré leurs connaissances accumulées au fil des siècles sur les ressources locales en eau et sur leur protection, il faudra attendre les années 1970 pour que la communauté scientifique internationale reconnaisse enfin que l’hydrologie n’a tenu compte ni de leurs acquis, ni de leur savoir-faire, ni de leurs besoins. Leur absence dans cette science est, selon le concept du sociologue et anthropologue français Marcel Mauss, un « phénomène social total ». Malgré la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948, il faudra attendre le lancement par l’Onu de la Décennie pour la femme (1975-1985), pendant la Conférence sur le statut des femmes (Mexico, 1975), pour que les décideurs commencent à admettre que la gestion de l’eau pâtit de la discrimination qui touche les femmes – et donc les enfants. Les études se multipliant, on s’aperçoit que les femmes sont les grandes absentes des projets d’irrigation et de développement, et que les équipements sont souvent inadaptés, comme ces pompes à eau au levier trop lourd ou si mal conçu qu’il cogne le ventre des femmes enceintes qui les activent. En décembre 1979, l’Assemblée générale de l’Onu adopte la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Malgré le travail des Nations unies consacré à la codification des droits juridiques et civils des femmes et à la collecte d’informations sur leur statut dans le monde, quatre conférences mondiales (Mexico, 1975 ; Copenhague, 1980 ; Nairobi, 1985 ; Pékin, 1995) visant à développer des stratégies et des plans d’action pour leur promotion seront nécessaires pour convaincre la communauté internationale que la participation des femmes aux décisions liées à la gestion des ressources en eau est non seulement un droit légitime, mais encore une nécessité politique et sociale. Un pas décisif est franchi en 1992 avec la Déclaration de Dublin sur l’eau dans la perspective d’un développement durable : le principe no 3 des quatre principes contenus dans ce texte énonce clairement que « les femmes jouent un rôle essentiel dans l’approvisionnement, la gestion et la préservation de l’eau ». Les comités nationaux du Programme hydrologique international (PHI) de l’Unesco, lancé depuis 1975, l’inscrivent sur leur agenda. En 1997, l’Organisation météorologique mondiale organise à Bangkok une réunion internationale sur le rôle des femmes dans les domaines de la météorologie et de l’hydrologie, puis une conférence à Genève en 2003.

Claudine BRELET

BRELET C., Les Femmes, l’éducation et l’eau en Afrique, Paris, Unesco/Programme hydrologique international, 2001 ; ID., L’Eau et la gouvernance, quelques exemples des meilleures pratiques éthiques, Paris, Comest-Unesco, 2004 ; ID., Anthrop’eau, l’anthropologie de l’eau racontée aux hydrologues, ingénieurs et autres professionnels de l’eau, Paris, L’Harmattan, 2011 ; FIDA/FONDS INTERNATIONAL DE DÉVELOPPEMENT AGRICOLE, Un tour d’horizon sur la problématique hommes et femmes, aperçu de la pauvreté rurale, Rome, Fida, 2000 ; OMS/ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ, Les Femmes, l’eau et l’assainissement, Genève, OMS, 1983.

EAUBONNE, Françoise D’ [PARIS 1920 - ID. 2005]

Écrivaine et militante politique et féministe française.

Dès l’enfance, Françoise d’Eaubonne expérimente l’étroite connivence entre son histoire personnelle et l’histoire collective : son père est militant du Sillon ; sa mère, d’origine espagnole, partage les mêmes options politiques et, féministe, compte parmi les premières étudiantes en sciences ; son grand-père maternel est un carliste réfugié. Le siècle qu’elle traverse (et sur lequel elle agit) façonne son rapport au politique : guerre d’Espagne, Seconde Guerre mondiale, Occupation (elle est résistante), Parti communiste français qu’elle rejoint puis quitte au moment de la guerre d’Algérie (Manifeste des 121), Mouvement de libération des femmes*. Femme de lettres féministe, elle est très active dans les opérations du MLF, tout en se révélant une théoricienne d’importance (écoféminisme) dans le sillage du Deuxième Sexe (1949) de son amie Simone de Beauvoir*. À la suite de son essai Éros minoritaire (1970), elle cofonde le Front homosexuel d’action révolutionnaire (1971-1973) et milite d’ailleurs au sein de plusieurs groupes contre l’oppression jusqu’à ses derniers jours. Son œuvre, primée, comporte une soixantaine de titres : romans, poèmes, biographies, mémoires et essais.

Audrey LASSERRE

Le Satellite de l’amande, Paris, Des femmes-Antoinette Fouque, 1975 ; Écologie, féminisme, révolution ou mutation ? , Paris, ATP, 1978 ; Une femme nommée Castor, Mon amie Simone de Beauvoir, Paris, Encre, 1986 ; Mémoires irréductibles, de l’entre-deux guerre à l’an 2000, Paris, Dagorno, 2001 ; L’Évangile de Véronique, Paris, Albin Michel, 2003.

EBADI, Shirin [HAMADAN 1947]

Avocate et magistrate iranienne. Prix Nobel de la paix 2003.

Première femme en 1974 à exercer les fonctions de juge en Iran, Shirin Ebadi lutte pour la défense du droit des femmes, que le « printemps arabe » n’a pas amélioré. Elle a dû quitter son poste après la révolution islamique, les imams jugeant les femmes « trop émotives » pour exercer ces fonctions. Dans un entretien accordé à Irène Frain*, S. Ebadi déclare : « Dès qu’un gouvernement se fonde sur une religion ou une idéologie, il s’attache à faire taire les voix dissonantes. Les femmes sont souvent ces voix-là. » Dans le même entretien, elle rappelle que, « actuellement, en cas d’accident, le décès d’une femme, en cas de préjudice, vaut deux fois moins cher que si c’est un homme qui est mort ». Malgré le prestige de son prix Nobel, elle vit en exil depuis 2009. Elle affirme par son propre exemple que l’on peut être musulmane et soutenir la démocratie. Quand elle fut couronnée par le comité Nobel, 165 candidats étaient en lice, parmi lesquels Václav Havel, l’ancien président tchèque, et le pape Jean-Paul II. Son élection souleva quelques protestations indignées, entre autres celle de Lech Wałęsa. Défense de la liberté d’expression, de la liberté d’opinion politique, condamnation de la lapidation, libération des prisonniers luttant pour la démocratie, harmonisation du Coran et des droits de l’homme, tels sont les buts de son difficile combat, et les espoirs qu’elle apporte à tous les défenseurs des droits humains.

Nicole CASANOVA

« Shirin Ebadi : “Je veux alerter les femmes” », in Paris Match, 29 octobre 2011.

EBERHARDT, Isabelle [GENÈVE, SUISSE 1877 - AÏN SEFRA, ALGÉRIE 1904]

Écrivaine et exploratrice française.

Écrivaine d’origine russe et d’expression française, Isabelle Eberhardt a consacré sa vie et son œuvre à la civilisation et à la religion musulmanes. Fille illégitime de réfugiés russes (une mère aristocrate et femme d’un général, un père anarchiste et prêtre défroqué), elle maîtrise le russe, le français, l’arabe et le latin. En 1897, elle se rend en Algérie accompagnée de sa mère ; les deux femmes s’y convertissent à l’islam. Elle parcourt le désert algérien en se faisant passer pour un homme, portant le costume arabe, et se nommant Si Mahmoud Saadi, pseudonyme dont elle a signé plusieurs de ses écrits. Ce nom est pour elle plus qu’un nom de plume : I. Eberhardt s’est ainsi façonné une identité nouvelle. En 1901, elle épouse Slimène Ehnni, un soldat indigène de l’armée française (ou spahi), union qui scandalise les autorités coloniales. Entre 1902 et 1904, elle est envoyée spéciale pour le journal arabophile L’Akhbar, dont l’éditeur, Victor Barrucand, va éditer et publier plusieurs de ses écrits après sa disparition. Occasionnellement reporter de guerre, elle écrit également sur le conflit frontalier entre le Maroc et l’Algérie dans le Sud Oranais. Pendant cette période, elle se lie d’amitié avec le général Lyautey, chargé d’assurer la sécurité de la frontière marocaine. Elle accepte une mission secrète d’espionnage et lui fournit des informations sur les cheikhs locaux alors hostiles aux Français. Elle meurt à 27 ans, noyée dans la crue d’un oued à Aïn Sefra. Centrée sur le Maghreb, l’œuvre d’I. Eberhardt comprend un nombre important de nouvelles, d’articles, de reportages, de notes de route, de récits de voyages, ainsi que plusieurs écrits intimes, dont sa correspondance et son journal, publié après sa mort sous le titre Mes journaliers. Elle a laissé aussi deux romans inachevés – Rakhil, histoire d’amour entre une prostituée juive et un riche musulman, et Trimardeur (ou Vagabond), qui met en scène un anarchiste russe. Rompant avec les traditions de l’orientalisme et du pittoresque, elle adopte une perspective fondée sur les observations qu’elle a faites lors de ses pérégrinations, uniques à l’époque : grâce à sa parfaite connaissance de l’arabe, sa passion pour l’islam, sa dévotion au désert algérien, elle est en mesure d’offrir une vision du Maghreb de l’intérieur. Elle manifeste une sympathie et une compréhension profondes pour les populations locales, et critique très ouvertement la brutalité de la politique coloniale française. Figure hors normes et pleine de contradictions, I. Eberhardt remplit ses écrits de personnages marginalisés, prostituées, fellahs privés de leurs terres par l’administration française, fous, exilés. Elle affirme avec éclat son indépendance et son attachement passionné à la liberté, qu’elle revendique comme un « droit à l’errance, au vagabondage ». Sa dévotion à l’Algérie, son pays d’adoption, lui a été rendue de façon inattendue : après l’Indépendance, très peu de rues d’Alger ont gardé leurs noms européens, mais la rue Isabelle-Eberhardt existe toujours.

Masha BELENKY

Œuvres complètes, Écrits sur le sable, 2 vol., Delacour M.-O., Huleu J.-R. (dir.), Paris, Grasset, 1988-1990.

BENAMARA K., Isabelle Eberhardt et l’Algérie, Alger, Barzakh, 2005 ; CHARLES-ROUX E., Un désir d’orient, Jeunesse d’Isabelle Eberhardt, 1877-1899, Paris, Grasset, 1988 ; ID., Nomade j’étais, les Années africaines d’Isabelle Eberhardt, 1899-1904, Paris, Grasset, 1995.

EBNER-ESCHENBACH, Marie VON (née baronne de DUBSKY) [CHÂTEAU DE ZDISLAVICE, MORAVIE 1830 - VIENNE 1916]

Écrivaine autrichienne.

L’œuvre de Marie von Ebner-Eschenbach a longtemps été estimée pour son caractère biographique et moral, jusqu’à ce que soit soulignée l’importance de la critique sociale, de l’influence du mouvement féministe et de son émancipation propre sur son œuvre. De même, le traitement de la question de la nationalité durant la monarchie habsbourgeoise et la représentation de l’antisémitisme dans ses récits ont rencontré un intérêt croissant. Principalement connue pour ses romans et ses aphorismes, son œuvre compte également des pièces de théâtre, écrites entre 1860 et 1873, entre autres Maria Stuart in Schottland (1860) et Das Waldfräulein (« la jeune fille de la forêt », 1872). La lecture de son journal intime et de sa correspondance montre non seulement sa lutte pour obtenir la reconnaissance littéraire et son combat pour casser la résistance de sa famille, mais aussi la méticulosité de son travail stylistique. Le cercle littéraire que formaient ses amies, la salonnière Ida Fleischl-Marxow, les écrivaines Betty Paoli* et Louise von François, lui a permis de faire lire et commenter ses textes avant leur publication, et de recevoir la reconnaissance de son travail. Elle accède à la notoriété avec le récit Božena (1876), qui, à travers l’histoire d’une servante, peint l’inégalité sociale et la force des préjugés. Elle choisit souvent le cadre pittoresque de sa région de Moravie pour se livrer à la critique des problèmes sociaux et des prérogatives de la noblesse, comme c’est le cas dans Dorf- und Schlossgeschichten (« histoires du village et du château », 1883) et Neue Dorf- und Schlossgeschichten (« nouvelles histoires… », 1886). Elle prétend décrire dans ses œuvres des événements réels, comme dans le récit Er lasst die Hand küssen (« il envoie son baisemain », 1886), dans lequel elle expose la cruauté du féodalisme. Son message humaniste jouit d’une attention particulière à travers la large réception de ses Aphorismen (1880). Elle reçoit en 1898 la Croix d’honneur autrichienne pour l’art et la littérature et, en 1900, elle est la première femme à être nommée docteur honoris causa de l’université de Vienne.

Karin S. WOZONIG

Un incompris, Deux amis, Une première communion, La Grand-mère, Comtesse, Paris, Hachette, 1907 ; Trois Histoires autrichiennes (contient Les Barons de Gemperlein, Monsieur le conseiller aulique, Son rêve), Rouen, Université de Rouen, 2001.

ROSE FV., The Guises of Modesty, Marie von Ebner-Eschenbach’s Female Artists, Columbia, Camden House, 1994.

ECER, Sedef [ISTANBUL 1965]

Conceptrice d’installations et dramaturge turque.

Après des études au lycée franco-turc de Galatasaray, puis à l’université américaine Bosphorus, Sedef Ecer participe au programme pour professionnels étrangers du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. Journaliste pour la presse turque, chroniqueuse pour la radio et la télévision, auteure de « micro-nouvelles », de scénarios de longs-métrages, de téléfilms et de documentaires, romancière, traductrice de l’œuvre de Charlotte Delbo* en turc, conceptrice d’installations vidéo, elle travaille également avec la réalisatrice américaine Randa Haines et l’actrice française Agnès Jaoui*. Auteure dramatique, elle écrit en français Sur le seuil, qui reçoit les encouragements du Centre national du théâtre et le premier prix des XIIes Rencontres méditerranéennes. En juillet 2009, elle travaille avec Jeanne Moreau* sur La Guerre des fils de lumière contre les fils des ténèbres (mise en scène d’Amos Gitai), qui ouvre le Festival d’Avignon, et collabore à l’anthologie des dramaturgies turques intitulée Un œil sur le bazar. Enfin, en 2010, pour l’écriture d’À la périphérie, elle reçoit le soutien de la région Île-de-France.

Virginie SYMANIEC

Sur le seuil, Paris, L’Amandier, 2009 ; À la périphérie, pièce topographique pour trois ou six comédiens urbains, Istanbul-Paris 2009-2010, Paris, L’Amandier/L’Espace d’un instant, 2011.

DOLMIEU D. et SU KASAPOĞLU Z. (dir.), Un œil sur le bazar, Paris, L’Espace d’un instant, 2010.

ECHARRI Y MARTÍNEZ, María DE [SAN LORENZO DEL ESCORIAL, MADRID 1878 - SAINT-SÉBASTIEN, GUIPÚZCOA 1955]

Syndicaliste chrétienne espagnole.

De famille aisée et profondément catholique, María de Echarri devient institutrice et rejoint les religieuses de l’Assomption, vouées à l’aide aux pauvres. Elle expose ses principes dans des articles et ouvrages : Las Siete Palabras de Jesucrito aplicadas a la humanidad (« les sept paroles du Christ appliquées à l’humanité », 1901), et écrit pour les enfants (Narraciones para niños, 1909). Elle dénonce le peu d’intérêt porté par le gouvernement au travail des femmes lors des semaines sociales de Madrid (El Trabajo de la mujer, 1907). En 1909, elle fonde la Federación de sindicatos de la Inmaculada Concepción avec le désir d’en faire le premier syndicat catholique réformiste. Son entreprise est un succès et contribue notamment au vote de la loi de la Chaise (1912) qui impose aux employeurs de mettre des chaises à la disposition des employées du commerce. Tout en publiant romans et biographies, elle milite au sein de l’œuvre de bienfaisance catholique La Junta de senõras de Madrid (Comité des dames) à l’action très concrète (aide aux domestiques, caisse d’épargne, mutuelle). Devenue en 1918 inspectrice de l’Institut de réformes sociales, elle dénonce l’inégalité entre les sexes au travail et la non-application de la législation sociale aux femmes. Dans les années 1920, elle multiplie les charges (membre du Conseil supérieur de l’émigration, conseillère du consistoire de Madrid) ; de 1927 à 1929, elle siège au Congrès, espérant de la dictature de Primo de Rivera un régime semi-constitutionnel. Elle entre ensuite dans les commissions Action sociale, Santé et Bienfaisance, réclame un meilleur salaire pour les institutrices. Héritière de Concepción Arenal*, elle œuvre en faveur des prisonnières (cellule individuelle, présence des religieuses, nouvelles prisons, mesures de réinsertion). Malgré ses combats en faveur des femmes, elle considère le féminisme comme une menace pour les foyers chrétiens, sous l’autorité masculine. Son influence et celle de son syndicat diminuent sous la IIe République avec la radicalisation de la droite. Elle se limite dès lors à l’Action catholique. En 1941, elle publie un dernier essai, Los Enemigos del pueblo (« les ennemis du peuple »).

Yannick RIPA

GARCÍA NIETO J. N., El Sindicalismo cristiano en España, Bilbao, Universitad de Deusto, 1960 ; MARTÍNEZ C., LA PASCUA J. DE, PASTOR R., TAVERA S. et al. (dir.), Mujeres en la historia de España. Enciclopedia biográfica, Barcelone, Planeta, 2000.

ECKERT, Johanna VOIR HOLM, Hanya

ECKSTEIN, Emma [VIENNE 1865 - ID. 1924]

Psychanalyste autrichienne.

Issue d’une grande famille viennoise de tradition socialiste, Emma Eckstein commence à 27 ans une psychanalyse avec Freud. Trouvant que l’analyse n’est pas assez efficace, celui-ci l’adresse à Wilhelm Fliess, qui l’opère selon sa thèse sur les liens entre muqueuse nasale et activité génitale, mais oublie dans sa narine un morceau de gaze. E. Eckstein subit une autre opération au cours de laquelle elle frôle la mort. L’été suivant, Freud fait le rêve de « l’injection faite à Irma », qui porte la marque de sa culpabilité. Malgré cet épisode et les suites douloureuses de cette opération, E. Eckstein devient psychanalyste en 1897 et présente son travail à Freud. Son analyse avait mis au jour, à partir d’un attouchement subi à l’âge de 8 ans, des scènes de séduction plus précoces, dès l’âge de 11 mois, suivies de convulsions et ayant entraîné une compulsion à la masturbation. Elle retrouve le même type de traumatismes chez une de ses patientes et publie alors plusieurs articles sur cette question, où elle note que si la loi autrichienne punit les domestiques ayant abusé des enfants, elle ne prévoit aucune peine pour les maîtres ayant abusé de leurs domestiques. Elle milite pour une éducation sexuelle des enfants et, en 1904, publie un petit livre, Die Sexualfrage in der Erziehung des Kindes (« la question sexuelle dans l’éducation des enfants »), où elle dénonce « les traditions fossilisées et absurdes ». Pour E. Eckstein, le suçotement entraîne des sensations sexuelles pouvant conduire à la masturbation. Et l’arrivée des premières règles peut être fantasmée comme une punition de l’onanisme. Ces idées seront reprises plus tard par Marjorie Brierley*.

COLLECTIF PSYCHANALYSE ET POLITIQUE

VICHYN B., « Emma Eckstein, la première psychanalyste », in MIJOLLA-MELLOR S. (dir.), Les Femmes dans l’histoire de la psychanalyse, Paris, L’Esprit du temps, 1999.

ÉCOLE DE BOLOGNE – MÉDECINE [Italie XIe-XIXe siècle]

L’université de Bologne s’agrandit progressivement à partir de l’an 425 avec l’arrivée de savants, de nouveaux étudiants, l’ouverture à de nouvelles disciplines, et c’est à la fin du XIe siècle qu’elle s’organise, inaugurant les règles et les lois de son fonctionnement. Elle crée les grades de bacheliers et de docteurs et instaure le port de la toque et de la robe, admettant « sur le même pied les deux sexes à l’étude de la Science ». Un édit du pape Sixte IV (1414-1484) confirme ce que les médecins de Rome considéraient comme légitime : « Aucun homme, aucune femme chrétien ou juif, s’il n’est pas maître ou licencié en médecine, ne devra traiter le corps humain soit en médecine soit en chirurgie. » Il est donc clair qu’à cette époque une femme diplômée est en droit d’exercer la médecine. Déjà en 1304, un document bolonais mentionne « Jacobine Medica, fille de feu Bartolomeo ». La plus célèbre des femmes universitaires est Dorothea Bucca*, fille de Jean Bocchi, professeur de philosophie morale et de médecine pratique. Elle reçoit les marques et insignes du doctorat en 1436 et occupe une chaire dans cette université, où l’on accourt de l’étranger pour l’écouter. À la mort de son père, elle le remplace, donnant les cours de philosophie et de médecine pratique. Alexandra Giliani, assistante de l’anatomiste Mondino, est très experte dans la dissection : elle distingue la plus petite veine, les artères et toutes les ramifications vasculaires sans les abîmer ; elle les prépare pour les leçons d’anatomie, remplissant les vaisseaux avec des liquides de différentes couleurs. Mondino tire grand crédit et grande renommée de ces préparations pour la clarté de ses cours. Ces travaux sont d’autant plus remarquables qu’à cette époque il est formellement interdit de disséquer des cadavres humains. A. Giliani mourut consumée par la lourdeur de sa tâche. À sa mort, une plaque commémorative fut apposée à l’église de l’hôpital Santa Maria de Mareto à Florence. À Bologne, un bas-relief montre Mondino enseignant du haut de sa chaire, à des femmes essentiellement. Une autre célébrité de cette époque est la sage-femme Constantia Mammana. Il est reconnu que, dans les hôpitaux, les femmes chirurgiens remplacèrent bientôt les hommes car elles étaient plus méthodiques et plus propres et, avec elles, il y eut moins de complications dermatologiques et d’infections postopératoires. La renommée de l’école de Bologne et des femmes médecins et chirurgiens se perpétue au cours des siècles, avec, au XVIIIe siècle, Anne Morandi-Manzolini*, célèbre pour ses représentations en cire du corps humain, et Maria Mastellari, promue au grade de docteur en 1799. L’année suivante, c’est Zaffire Peretti qui obtient ce titre, qui la distingue comme chirurgienne et sage-femme, spécialité qu’elle exerça à Ancône. Maria Dalle Donne*, au XIXe siècle, fut aussi remarquable. C’est ainsi que l’école de Bologne fournit une succession de femmes médecins de renommée internationale, du Moyen Âge jusqu’à nos jours.

Yvette SULTAN

ÉCRITURE DES LANGUES DE L’AFRIQUE SUBSAHARIENNE

En tant que mode culturel dominant dans l’Afrique précoloniale, l’oralité coexiste avec des systèmes d’écriture locaux qui ont été développés à des échelles différentes, mais qui n’ont généralement pas servi à la transmission de textes littéraires. Cependant, dans le contexte de l’expansion de l’islam, l’alphabet arabe a été largement diffusé dans les sociétés islamisées. Cet alphabet désigné par le terme ajami a été adapté pour l’écriture des langues africaines et sert à composer, entre autres, des textes littéraires, souvent mais non exclusivement en rapport avec la religion. Ces écrits sont rédigés par des lettrés sous forme de manuscrits, puis diffusés soit par copies, soit, plus couramment, par récitation. Les auteurs en sont majoritairement des hommes, mais comptent aussi des femmes (Nana Asmaou*). Actuellement, cette écriture est largement répandue sur le continent et elle est également utilisée dans certains journaux ou dans l’alphabétisation fonctionnelle.

L’alphabet latin, introduit par les missionnaires et la colonisation, a d’abord été employé pour transcrire des textes de littérature orale et pour traduire la Bible. Il est, par ailleurs, le support de l’écriture des langues des colonisateurs et, à divers degrés, de celle des langues africaines.

La colonisation anglaise a favorisé l’écriture des langues africaines, a contribué à la standardisation des langues d’intercommunication et à l’élaboration d’une orthographe ; elle a enfin soutenu l’éclosion de la presse et de l’écriture littéraire, comme c’est le cas du swahili en Afrique de l’Est et du haoussa (ou hausa) au Nigeria. En revanche, la formation d’une élite africaine francophone – l’une des préoccupations de la colonisation française – a laissé moins de place au développement de l’écriture des langues africaines, de telle sorte que l’apparition d’un style littéraire dans ces langues est plus tardive dans les pays francophones et intervient généralement après l’indépendance. La situation est différente en Éthiopie dans la mesure où ce pays n’a pas été colonisé et qu’il existe un alphabet éthiopien ancien (guèze) adapté à l’écriture des multiples langues éthiopiennes par l’introduction de caractères nouveaux. Les premiers écrits littéraires de femmes ont été publiés à la fin des années 1940. Mais quelle que soit la situation, les premiers auteurs qui s’expriment dans les langues africaines sont généralement des hommes.

Il semble que la plupart des femmes qui participent à la création littéraire dans ce domaine ont suivi un long parcours scolaire et universitaire dans le système éducatif occidental. Cependant, l’accès à l’écriture de la langue maternelle favorise l’expression littéraire des femmes, même si elles ont suivi une scolarité brève comme l’illustre le cas de la romancière nigériane Balaraba Ramat Yakubu*. L’écriture littéraire féminine est souvent l’expression d’un engagement social et politique plus au moins explicite en faveur de l’éducation des enfants, l’égalité des droits entre hommes et femmes et le dépassement de pratiques culturelles jugées dépassées.

Ursula BAUGMARDT

BERTONCINI-ZÚBKOVÁ E., GROMOV M. D., KHAMIS S. A. M. et al., Outline of Swahili Literature : Prose Fiction and Drama, Leiden/Boston, E. J. Brill, 2009 ; COQUERY-VIDROVITCH C., Les Africaines, histoire des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle, Paris, Desjonquères, 1994 ; FURNISS G., Poetry, Prose and Popular Culture in Hausa, Édimbourg/Washington, Edinburgh University Press/Smithsonian, 1996 ; GARNIER X., Le Roman swahili, la notion de « littérature mineure » à l’épreuve, Paris, Karthala, 2006 ; GARNIER X., RICARD A. (dir.), L’Effet roman, arrivée du roman dans les langues d’Afrique, Paris, L’Harmattan, 2006.

ÉCRITURE FÉMININE [France XXe siècle]

La littérature française a, de tout temps, été aussi celle des femmes et, en certains genres, comme le roman, elles y ont excellé. Toutefois, cette littérature écrite par des femmes n’a pas toujours un caractère féministe. Souvent même il paraît difficile de s’assurer que tel ouvrage de fiction, recueil de lettres ou témoignage, écrit par une femme, brise la hiérarchie des sexes ou défend les valeurs d’émancipation des femmes. Ainsi, pour le XXe siècle, il convient de se tourner vers les auteures françaises déjà canonisées, ces grandes figures littéraires que sont Colette*, Nathalie Sarraute*, Simone de Beauvoir*, Marguerite Duras* ou Marguerite Yourcenar*, non pour leur féminisme patenté mais parce qu’elles ont subverti les codes et les usages. Qu’il s’agisse de réaffirmer la force transgressive de l’« écriture-femme », pour reprendre le terme de Béatrice Didier*, ou de souscrire à l’idée d’un « génie féminin », selon l’expression de Julia Kristeva*, l’écriture féminine est restée longtemps marquée par la place toujours marginale, voire même interdite, que les auteures femmes ont occupée dans l’histoire sociale, artistique et intellectuelle.

Avec la parution du Deuxième Sexe de S. de Beauvoir en 1949 s’opère une remise en cause radicale de l’existence d’une nature féminine (« On ne naît pas femme, on le devient »). La dénonciation du caractère arbitraire, injuste et subi, de cette condition féminine suscite dans les années 1950-1960 une littérature romanesque aux accents féministes chez la philosophe romancière, mais aussi chez Violette Leduc*, Christiane Rochefort*, Françoise Sagan*, Benoîte Groult* ou Albertine Sarrazin*. Au cours de la décennie suivante, la réflexion sur la littérature, marquée par la rencontre entre anthropologie, linguistique et psychanalyse, met en avant la notion d’écriture. La littérature est alors regardée comme une pratique où le sujet créateur abandonne en puissance ce que le corps gagne en intérêt et le langage en autonomie. Dans le contexte féministe français, façonné par la naissance du mouvement des femmes après 1968, la question de la différence des sexes domine. Paraît alors en 1975, dans la revue L’Arc, l’article-manifeste d’Hélène Cixous*, « Le Rire de la Méduse », qui proclame : « Il faut que la femme s’écrive. [… ] Écris-toi : il faut que ton corps se fasse entendre. » Ainsi s’impose l’idée d’une « écriture féminine » qui, à travers une langue renouvelée, se met à la recherche d’une expression libidinale, où le féminin célèbre aussi le maternel. Chantal Chawaf*, Jeanne Hyvrard* et les écrivaines regroupées autour des éditions des femmes* au cours de cette décennie représentent l’exploration d’une écriture intérieure à travers l’émergence d’une « libido matricielle », pour reprendre les termes d’Antoinette Fouque*. Toutefois, la question de savoir si l’écriture a un sexe est très tôt apparue comme une aporie : N. Sarraute assure en 1987 s’abolir dans l’écriture de sorte que « le sexe féminin ou masculin n’intervient pas », quand M. Duras refuse qu’on fasse entrer ses livres dans la catégorie de la « littérature féminine », mais reconnaît volontiers que seule une femme aurait pu écrire ce qu’elle a écrit. Monique Wittig*, grande admiratrice de N. Sarraute, qui conteste avec M. Duras l’existence d’une « littérature féminine », revendique, quant à elle, la catégorie du « genre », apparue en France dans les années 1980, et dont l’emploi actuel fédère nombre de questions féministes, y compris en matière littéraire.

Florence DE CHALONGE

DIDIER B., L’Écriture-femme, Paris, Presses universitaires de France, 1981 ; DURAS M., GAUTHIER X., Les Parleuses, Paris, Éditions de Minuit, 1974 ; KRISTEVA J., Le Génie féminin, Paris, Fayard/Gallimard, 1999-2004 ; SARRAUTE N., Entretiens avec Simone Benmussa (1987), Tournai, La Renaissance du livre, 1999 ; WITTIG M., La Pensée straight, Paris, Balland, 2001.

ÉCRITURE FÉMININE [Turquie XIXe-XXIe siècle]

La notion d’écriture féminine en Turquie semble avoir été élaborée pour parler de l’émergence de voix jusque-là refoulées par la tradition. En effet, à l’époque ottomane, les rares femmes qui écrivent de la poésie doivent recourir à des mahlas (« pseudonymes »). À la fin des Tanzimât (« réformes »), engagées entre 1839 et 1876 en vue de moderniser et d’occidentaliser la société, quelques grands noms de femmes de lettres apparaissent : des romancières comme Aliye Fatma*, des poétesses comme Nigâr Hanım* et des essayistes comme Fatma Makbûle Lemân*. Des revues destinées à un public féminin sont créées, comme Insaniyet (« humanité », 1883) ou Hanımlara Mahsus Gazete (« revue des dames », 1895).

Après le rétablissement de la Constitution en 1908, Kadin (« la femme ») est la première revue féminine qui paraît dans le centre intellectuel qu’est alors Salonique. Dans les premières années de la République émergent des auteures telles que Halide Edip Adıvar*, Safiye Erol (1900-1964), Müfide Ferit* Tek, et des écrivaines dites « populaires », qui publient des romans sentimentaux, Güzide Sabri (1883-1946) étant la plus renommée. Halide Nusret Zorlutuna (1901-1984) propose une écriture sentimentale et réaliste où s’exprime la palette des sentiments attribués à la féminité : douceur, goût de l’éducation, accès privilégié au monde de l’enfance. Dans ses nombreuses représentations, articles de revues, couvertures de livres, films documentaires, la République montre des jeunes filles et des femmes modernes, mais en littérature, la tradition pèse toujours. Au milieu des années 1950, Adalet Ağaoğlu* écrit des romans qui font la part belle au courant de conscience féminin, aux côtés de Nezihe Meriç* et Leylâ Erbil* puis de Sevgi Soysal*, Füruzan* et Tomris Uyar*. Ces auteures abordent de manière neuve les problèmes individuels et les questions collectives au sein de la société. Les femmes précisent la nature de leur volonté d’engagement, s’interrogent sur leurs possibilités de développement personnel au sein de la famille, du couple, dans la vie sociale, au travail et en politique.

Un nouveau pas important est franchi au début des années 1980 avec la romancière Latife Tekin*, qui donne la parole aux réprouvé(e)s et aux oublié(e)s de la société : les migrants d’Anatolie, leur prodigieux monde intérieur, leur langue riche et colorée. Avec fantaisie – et parfois un brin de folie –, les femmes apportent la vie à l’intérieur de la maison, le mahrem (« dérobé au regard »), que l’on n’a pu leur retirer. Depuis le milieu des années 1990, un courant de littérature musulmane féministe produit à la fois des essais sociologiques et historiques et des fictions qui ont l’ambition de se mesurer à la littérature du monde tout en étant marquées par une aura de religiosité qui les isole.

Aujourd’hui, les femmes qui écrivent en prose sont si nombreuses qu’elles ne composent plus un phénomène en soi. De jeunes nouvellistes comme Asli Tohumcu ou Müge Iplikçi, des auteures de roman policier comme Esmahan Aykol, des polémistes comme Perihan Mağden enrichissent l’ensemble du paysage littéraire et tendent à effacer les frontières entre écriture masculine et féminine. Des sujets encore tabous en Turquie sont toutefois abordés avec une liberté inédite par certaines d’entre elles : Elif Şafak*, Aslı Erdoğan*, Ayfer Tunç, Sema Kaygusuz* et l’étonnante Bejan Matur* pour la poésie.

Timour MUHIDINE

MUHIDINE T., « La Nouvelle en Turquie », in YARAMAN-BASBUGU A. (dir.), Anthologie de nouvelles turques contemporaines, Paris, Publisud, 1990 ; GÜRSEL N., « Avant-dire » et GUZINE D., « Aux avant-postes de la littérature : femmes de la Turquie nouvelle », in GÜRSEL N. (dir.), Paroles dévoilées, Paris, Arcantère/Unesco, 1993.

SEMIZOGLU A., « La Rhétorique de la misère », in Anka, revue d’art et de littérature de Turquie, nos 18-19, mai 1993.

ÉCRITURE FÉMININE DALIT [Inde XXe-XXIe siècle]

Le terme dalit en marathi signifie « de la terre » ainsi qu’« opprimé », « terrassé ». C’est l’un des noms donné aux intouchables, hors-castes ou parias, aujourd’hui encore, victimes de violences et de discriminations. L’émergence d’une prise de conscience communautaire dalit et d’un mouvement de protestation politique qui, fait remarquable, trouve sa traduction immédiate en littérature, date de la deuxième moitié du XXe siècle. C’est d’abord au Maharashtra, avec l’apparition d’une littérature dalit marathi qui prend d’assaut le paysage culturel indien, que ce mouvement s’enracine. 1972 marque la création des Dalit Panthers et la publication du remarquable recueil de Namdeo Dhasal, Golpitha, du nom du sordide quartier de la pègre et des prostitués de Bombay, où le corps vendu et meurtri de la femme devient une métaphore de l’exploitation des basses castes. Le mouvement gagne la plupart des autres États et langues de l’Inde dans les années suivantes.

La littérature dalit exprime de manière exemplaire à quel point le langage est à la fois ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer, mais aussi celui que l’on tente de renverser, puisque cette littérature s’insurge contre le discours et l’idéologie brahmaniques comme légitimation de l’exploitation des basses castes. Elle est ainsi l’expression d’une confrontation directe au consensus politique, à l’orthodoxie sociale et aux canons littéraires. Les écrivains dalit entendent reconquérir la voix qui leur a été confisquée. Ils traduisent directement leur vie à l’écrit. C’est aussi la raison pour laquelle la littérature dalit n’a pas de visée esthétique a priori. Elle aspire d’abord à susciter une prise de conscience et à construire la cohésion identitaire d’une communauté. Le « je » de l’énonciation dalit n’est pas perçu comme un sujet individuel mais comme un personnage social.

Mais si ce « je » entend s’affirmer sur un mode collectif, les femmes sont pourtant les grandes absentes de la littérature dalit masculine. Apparues plus tardivement sur la scène littéraire, les écrivaines dalit sont par ailleurs moins nombreuses. Travaillant dès le plus jeune âge et n’ayant pas accès à l’instruction, d’une part en tant que hors-castes, d’autre part en tant que femmes, elles sont aussi « dalit » par rapport aux hommes de leur communauté. La domination de genre et la domination de caste sont du reste inséparables, puisque l’endogamie et le contrôle de la sexualité féminine garantissent la pureté du groupe. L’écriture féminine dalit bat en brèche la vision collective et unifiée véhiculée par la littérature dalit masculine. Parmi les plus importantes écrivaines dalit, on citera des poétesses comme Jyoti Lanjewar (née en 1950) ou Hira Bansode (1939) qui écrivent en marathi ; des auteures d’autobiographies comme Baby Halder (1973) en bengali, Shantabai Dani (1919-2001), Shantabai Kamble (1923), Baby Kamble (1929) en marathi ; ou des auteures de fiction et de nouvelles comme Faustina Bama* (1958) en tamoul, Urmila Pawar (1945) en marathi…

L’autobiographie et la poésie sont les moyens d’expression privilégiés d’une littérature d’abord articulée sur l’expérience de la souffrance, des malheurs et de la misère. Il s’agit de témoigner de l’indicible. « Je voulais décrire nos souffrances d’hier. C’est le chagrin qu’elles me donnaient qui me poussait à les raconter », écrit ainsi B. Kamble (Parole de femme intouchable). La littérature de la dénonciation est militante. Elle veut inciter à l’action dans un langage insurrectionnel. Le verbe est une arme et un levier. Les femmes, dans la littérature dalit, ne sont pas seulement des victimes ; c’est leur formidable capacité de résistance et de rébellion qui est mise en avant. Le désir qui a fait naître L’Assemblée (1994), explique ainsi F. Bama, est un désir de transmission mais aussi de résurrection ; il s’agit d’exhorter les autres femmes à poursuivre la révolution « qui créera la société nouvelle ». Pas plus que les auteurs masculins, les femmes dalit ne cherchent à projeter leur singularité. Elles témoignent de ce qu’elles ont dû endurer et pu réaliser, indiquant ainsi la voie de la reconquête pour que d’autres s’y engagent. Au niveau de la forme, cette écriture se caractérise par une langue rude, orale, familière, voire agrammaticale, qui intègre chants, contes et proverbes. Ce registre lexical qui refuse de « décorer » son objet, ainsi que les situations d’une extrême brutalité physique et psychologique qui sont relatées participent d’une poétique de l’affirmation identitaire et de la provocation. Ces textes témoignent de la culture féminine du bagou, de la querelle et du jeu de mots parfois obscène dans des communautés où les femmes parlent très ouvertement et crûment de la sexualité. On retrouve enfin dans ces écrits une dévotion passionnée pour Bhimrao Ramji Ambedkar, le leader des dalit, mais aussi un sentiment de culpabilité ou d’aliénation puisque ces écrivains qui ont lutté pour échapper à l’oppression se sont, de fait, arrachés à leur communauté d’origine. L’autobiographie est ainsi perçue comme un moyen de retrouver un lien communautaire et une forme d’appartenance.

Les récits de ces femmes témoignent d’abord de la violence sexuelle constante à laquelle elles-mêmes ou d’autres ont été soumises de la part de leurs maris, des hommes de leur communauté ou des hommes des castes supérieures. Chacune a l’histoire d’une femme battue, violée, brûlée ou tuée à raconter.

Si la littérature dalit féminine entend recouvrer la voix et le quotidien des femmes, elle vise aussi à leur redonner la place qu’elles méritent, en montrant non seulement que les femmes dalit sont partie prenante de la vie de leur communauté, mais aussi de la culture et de l’histoire. Ce rééquilibrage peut passer par l’identification à des figures féminines marginalisées ou oubliées. H. Bansode, par exemple, a écrit un poème sur la femme du bouddha historique, Yashodhara, et sur sa souffrance. Ce poème entend réparer l’injustice, redonner voix à cette femme que tous ont négligée, témoigner de son rôle déterminant vis-à-vis de son mari et du message bouddhiste. Sita, l’héroïne de l’épopée du Râmâyana, injustement rejetée par son mari Rama, est une figure importante de la littérature dalit féminine, comme d’ailleurs des chants des femmes ou « chants de la meule » dans les campagnes indiennes.

La plupart de ces écrivaines dalit ont été mariées très jeunes. Elles ont dû lutter pour être scolarisées puis souvent lutter au sein même de leur famille, contre leurs maris (S. Kamble refuse de partager son époux avec une deuxième femme, B. Halder fuit un époux violent). Beaucoup sont devenues enseignantes ou professeures (comme J. Lanjewar ou S. Kamble), et certaines sont aujourd’hui d’ardentes féministes (comme H. Bansode, U. Pawar ou F. Bama). L’un des témoignages les plus vivants et les plus exceptionnels est sans doute celui de l’analphabète Viramma (Une vie paria, 1997), même si celle-ci n’est pas à strictement parler l’auteure de son récit. Il nous est transmis par le biais de deux chercheurs qui ont mis en ordre ses confidences, recueillis pendant plus de dix ans. À travers cette femme de parole, chanteuse, conteuse et pleureuse, c’est la culture au quotidien d’une communauté qui se donne à lire, portée par une verve extraordinaire. Contrairement aux autobiographies dalit où s’expriment celles qui dénoncent le système auquel elles ont échappé, Viramma, tirée de la majorité silencieuse, dit ce qu’est le monde de ceux restés fidèles à la vie villageoise et dont l’oppression n’a pas détruit la formidable force intérieure.

Laëtitia ZECCHINI

ÉCRIVAINES DE LA DISSIDENCE [Russie XXe siècle]

Apparus dans les années 1960, les dissidents de Russie dénoncent les violations des droits humains en URSS et les persécutions des individus qui souhaitent exercer ces droits. Trois principes priment pour eux : le respect absolu des lois soviétiques et des pactes internationaux, la non-violence et la transparence. Des femmes jouent un rôle capital dans ce mouvement. Souvent, elles sont, ou ont été, les épouses de dissidents, mais elles s’engagent à part égale. Certaines affrontent la pleine lumière et, par leur personnalité, s’imposent comme des modèles ; d’autres s’investissent, de façon plus discrète, dans l’aide aux prisonniers et à la diffusion du samizdat.

Dès la fin de 1963, deux femmes de lettres – Anna Akhmatova* et Lydia Tchoukovskaïa* – se mobilisent pour défendre le poète Joseph Brodsky. Lorsque le jeune homme est jugé en 1964, la journaliste Frida Vigdorova* prend en notes ce procès qui est censé effrayer la jeunesse et l’intelligentsia. Son sténogramme, sans commentaires ni interprétations imposées, inaugure un genre qui caractérisera la dissidence : celui des exposés exclusivement factuels. À partir de 1965, des femmes font partie de ceux qui signent des pétitions ou manifestent pour dénoncer la réhabilitation du stalinisme, refuser les nouveaux procès politiques et exiger la poursuite des réformes. La linguiste Larissa Bogoraz est particulièrement active, et pas seulement lorsque son ex-mari, le poète Iouli Daniel, est jugé en 1966. Le 11 janvier 1968, elle lance, avec Pavel Litvinov, un appel à l’opinion publique mondiale qui met chaque individu en face de la nécessité de faire un choix éthique. En avril 1968, Natalia Gorbanevskaïa* crée la principale revue de la dissidence de Russie Khronika tekouchtchikh sobytiï (« la chronique des événements en cours »). Le 25 août 1968, elle manifeste sur la place Rouge contre l’écrasement du printemps de Prague, avec L. Bogoraz et cinq ou six autres personnes. En mai 1969, elle, Tatiana Velikanova et Tatiana Khodorovitch sont parmi les quinze membres du premier groupe soviétique de défense des droits humains.

T. Velikanova, l’une des personnalités les plus respectées de la dissidence, prend rapidement en charge la préparation et la diffusion de la Khronika tekouchtchikh sobytiï et est aidée, entre autres, par Irina Iakir et par Vera Lachkova. En 1977, la linguiste T. Khodorovitch déclare assumer la responsabilité du fonds Soljenitsyne d’aide aux prisonniers politiques, avec Malva Landa qui est membre du Groupe pour l’aide à l’application des accords d’Helsinki en URSS. Créé en mai 1976, ce groupe, essentiel dans la dissidence, compte deux femmes parmi ses neuf membres fondateurs : l’historienne Lioudmila Alexeïeva, et le médecin Elena Bonner*, qui partage la vie d’Andreï Sakharov et le suivra en relégation à Gorki. Deux avocates aident les dissidents à se défendre, tant bien que mal : Dina Kaminskaïa et Sofia Kalistratova, par ailleurs membre du Groupe d’Helsinki.

Les femmes sont également très nombreuses parmi les Juifs qui demandent le droit d’émigrer et sont persécutés pour cela : Ida Noudel, Maria Slepak, entre autres. D’autres – Irina Kaploun, Irina Grivnina… – s’engagent contre l’utilisation de la psychiatrie à des fins répressives. Certaines soutiennent le SMOT, un syndicat indépendant, créé en 1978. Tatiana Chtchipkova, enseignante de français, est l’une des figures centrales du Séminaire chrétien qui naît dans la seconde moitié des années 1970 et regroupe essentiellement des jeunes aspirant à une réflexion philosophique, religieuse et éthique.

Les femmes sont très actives aussi dans les revues du samizdat, issues de ces différents combats. Bella Palatnik, Nina Voronel et Emilia Sotnikova participent à Evrei v SSSR (« Juifs en URSS »), la principale revue juive du samizdat. Zoïa Krakhmalnikova, brillante journaliste, crée la revue Nadejda (« espérance »), consacrée à la pratique et à la pensée orthodoxes. La poétesse Tatyana Mamonova, athée, et la philosophe Tatiana Goritcheva, membre du Séminaire chrétien, imaginent une revue, Jenchtchina i Rossiia (« la femme et la Russie »), qui expose les problèmes spécifiques des femmes soviétiques et se veut à la croisée du mouvement pour les droits humains, de la renaissance religieuse et d’un féminisme très différent de ce qu’il est en Occident. Cette revue propose, en effet, la Vierge Marie comme idéal et est assez vite remplacée par une autre, précisément intitulée Maria.

La plupart de ces dissidentes sont arrêtées, envoyées en relégation, détenues dans des camps, des prisons ou des hôpitaux psychiatriques, voire contraintes d’émigrer. Toutes s’inscrivent dans une tradition : celle de ces femmes qui, à travers l’histoire et la littérature russes prérévolutionnaires, incarnent le courage, la droiture et le dévouement. Certaines continuent ou ont repris le combat. Désormais surnommée babouchka (« la grand-mère »), L. Alexeïeva, 85 ans, est ainsi l’un des symboles de l’opposition actuelle.

Cécile VAISSIÉ

ÉCRIVAINES DE LA GUERRE [Japon XXe siècle]

Dans le Man’yō-shū, le recueil existant le plus ancien du Japon, entre la fin du VIIe et le début du VIIIe siècle, sont inclus les poèmes concernant la guerre, écrits par des femmes anonymes qui expriment le chagrin de laisser partir leurs maris pour les champs de bataille. À partir de l’époque moderne, les Japonaises prennent la parole au sujet de la guerre dans des textes signés de leur nom.

Durant les ères Meiji et Taishō (1868-1926), vainqueur de la guerre russo-japonaise (1904-1905), le Japon n’avait jamais connu un tel nombre de victimes. Le poème dédié en 1904 à son frère cadet par Yosano*Akiko « Kimi shini-tamō koto nakare » (« il ne faut point que tu meures ») exprime ses doutes quant à la fidélité féodale et déclare son opposition à la guerre. Cela provoque une discussion avec un critique, Ōmachi Keigetsu. Ōtsuka Kusuoko (1875-1910), dans ses poèmes, dépeint délicatement son inquiétude au sujet de son mari parti à la guerre.

Durant la première période de l’ère Shōwa (1926-1945), dans les années 1930, la littérature prolétarienne subit une oppression totale. Jusqu’à la défaite de 1945, les anti-impérialistes sont obligés de garder le silence, tandis que les voix qui soutiennent la guerre s’expriment dans le monde littéraire : Okamoto*Kanoko, Enchi*Fumiko, Hiratsuka*Raichō, Ōta Yōko (1903-1963), qui écrira des romans sur la bombe atomique, ou encore Sumii Sue (1902-1997), qui signalera le problème des hameaux discriminés d’après-guerre dans Hashi no nai kawa (« la rivière sans pont », 1959-1992). Même Yosano Akiko compose un poème, « Takeku tatakae »(« bats-toi bravement »), au moment d’envoyer son fils au front pendant la Seconde Guerre mondiale. Les écrivains populaires comme Yoshiya Nobuko (1896-1973) et Hayashi*Fumiko, se prêtant aux invitations du gouvernement ou des éditeurs, visitent divers endroits dans l’Asie qu’envahit l’armée japonaise. Ex-écrivaine de l’école prolétarienne, mais partant en voyage de soutien en Chine ou à Singapour avec la coopération de l’armée japonaise, Sata*Ineko souffre d’être critiquée par ses camarades écrivains comme Miyamoto*Yuriko après la guerre.

Une voix s’élève contre le militarisme parmi les Japonais ou leur entourage dans certaines parties de la Chine que l’oppression n’atteint pas. Hasegawa Teruko (1912-1947) participe au mouvement contre l’invasion japonaise de la Chine avec son mari chinois et anime une émission radiophonique. Tamura*Toshiko rédige la revue mensuelle chinoise Josei à Shanghai dans ses dernières années. Cette revue donne aux écrivains chinois antijaponais des occasions de publier leurs ouvrages.

Durant la dernière période de l’ère Shōwa (1946-1988) et durant l’ère Heisei (1988-), alors que la guerre du Pacifique ou dans l’est de l’Asie s’est terminée, de la pire façon, par le double lancement de la bombe atomique, les femmes produisent de nombreux ouvrages où se mêlent leurs sentiments contre la guerre. Ōta Yōko décide, juste après avoir été atomisée à Hiroshima, d’enregistrer ce fait historiquement inouï et écrit Shikabane no machi (« la ville des cadavres », 1948). Le roman a fait l’objet de suppressions destinées à éviter la censure américaine avant sa publication. En retenant le désespoir avec l’ironie, il se caractérise par des descriptions concrètes, plus calmes que, par exemple, Matsuri no ba (« la place des fêtes », 1975), l’ouvrage couronné par le prix Akutagawa de Hayashi Kyōko (1930), qui fut atomisée à l’âge de 15 ans et passa sa jeunesse dans l’humiliation résultant de la défaite. Kangen-sai (« la fête d’orchestre », 1978) de Takenishi Hiroko (1929) décrit la blessure mentale des survivants atomisés. Citons Vingt-quatre prunelles (1952) de Tsuboi Sakae (1899-1967) et Garasu no usagi (« le lapin de verre », 1972), l’ouvrage documentaire de Takagi Toshiko (1932). Les écrivains japonais, dont Hayashi Kyōko et Takenishi Hiroko, s’opposent à l’exploitation nucléaire de plus en plus développée en 1982. Au moment de la guerre du Golfe (1991), des écrivains comme Tsushima*Yūko se déclarent contre l’aide financière du gouvernement japonais aux armées multinationales. Tout en considérant leur attitude passée, favorable à la guerre, et la misère provoquée par la guerre moderne que symbolise la bombe atomique, il est important pour les écrivains japonais de contribuer à l’établissement de la paix universelle.

TAKEDA MASAAKI

HASEGAWA K. (dir.), « Senjika » no joseibungaku, 18 vol., Tokyo, Yumani shobō, 2002 ; OKANO S. et al. (dir.), Onnatachi no sensō sekinin, Tokyo, Tōkyō-dō Shuppan, 2004 ; TSUBOI S., Vingt-quatre prunelles (Nijūyon no hitomi, 1952), [s.l.], Éditions du Burin, 1969.

EDDÉ, Dominique [BEYROUTH 1953]

Écrivaine et éditrice libanaise.

Issue d’une grande famille chrétienne libanaise, Dominique Eddé entreprend des études d’histoire à l’École des lettres de Beyrouth, puis en France. Elle collabore comme journaliste au Monde des livres, travaille aux éditions du Seuil, puis à la FAO (Onu). Elle fonde les éditions du Cyprès en 1990 et contribue au retour d’Edward Said dans l’édition française en cotraduisant Israël, Palestine, l’égalité ou rien (1999). Son premier roman Lettre posthume (1989) s’intéresse à la guerre du Liban, et Cerf-volant (2003) aux problèmes du Moyen-Orient. Elle a également publié en 2004 un livre d’entretiens avec le psychanalyste André Green, La Lettre ou la Mort, promenade d’un psychanalyste à travers la littérature, Proust, Shakespeare, Conrad, Borges… Son essai Le Crime de Jean Genet (2007) est basé sur ses rencontres personnelles avec l’écrivain au début de la guerre libanaise. L’écrivaine y tisse des interprétations serrées faisant appel à Dostoïevski, à Nietzsche, à Freud, à Rembrandt et à Giacometti, pour renforcer son analyse.

Carmen BOUSTANI

Pourquoi il fait si sombre ? , Paris, Seuil, 1999 ; Kamal Jann, Paris, Albin Michel, 2011.

EDDY, Bernice Elaine [GLENDALE 1903 - EASLEY 1989]

Bactériologiste américaine.

Née en Virginie de l’Ouest, Bernice Eddy obtient en 1927 un doctorat en bactériologie à l’université de Cincinnati. En 1935, elle rejoint le National Institute of Health (NIH), dans le service chargé du contrôle de qualité des vaccins avant leur autorisation de mise sur le marché. Durant la guerre et pendant seize ans, elle est responsable du contrôle des vaccins contre la grippe pour l’armée. En 1952, elle commence des recherches sur le traitement de la poliomyélite, travail pour lequel elle est récompensée en 1953 par le NIH Superior Accomplishment Award. En 1954, alors que les États-Unis sont sur le point de lancer un vaste programme de vaccination antipoliomyélite, elle teste les lots d’un vaccin obtenu à partir de cellules mortes du virus en inoculant 18 singes. Plusieurs développent une paralysie, preuve que les vaccins sont contaminés par des formes actives du virus. Elle avertit ses supérieurs, qui passent outre et entament le programme de vaccination. Deux cents enfants contracteront la poliomyélite. Ses découvertes vont inciter d’autres chercheurs à revoir le vaccin mais, pour avoir embarrassé la communauté scientifique, la bactériologiste est changée de service et chargée de tester un vaccin contre la grippe. Cependant, elle commence à travailler avec Sarah Stewart, également chercheuse au NIH, qui a découvert un virus lié à des cas de leucémie chez les souris. En 1957, toutes deux rapportent l’apparition de tumeurs variées chez les petits mammifères auxquels ce virus a été injecté. Elles le nomment SE polyoma (S pour Stewart et E pour Eddy). C’est la première fois qu’est établi un lien entre un virus et un cancer chez des mammifères. À la même époque, B. Eddy constate que les vaccins antigrippal et antipolio développés dans les cellules rénales des singes contiennent un virus inconnu. Un extrait injecté à des hamsters nouveau-nés entraîne l’apparition de tumeurs cancéreuses, établissant avec probabilité que ce virus en est la cause. Elle avertit son supérieur pour que des mesures puissent garantir la non-contamination, mais encore une fois sa recommandation est rejetée et la chercheuse est même blâmée pour avoir décrit ses expériences sur ce virus « mystérieux » lors d’une rencontre de la New York Cancer Society. Peu après, un autre chercheur, Maurice Hilleman, ayant découvert un virus très proche du SE polyoma, qu’il appelle SV 40 (le quarantième virus découvert chez les simiens), confirme les travaux de B. Eddy et de S. Stewart. Peu à peu, les domaines de recherche de B. Eddy se réduisent : on lui interdit de publier et de participer à des rencontres. Mais elle continuera à travailler jusqu’à l’âge de 70 ans. Malgré ces entraves, elle a reçu plusieurs récompenses dont une Special Citation du ministère de la Santé et de l’Éducation (1973) et une récompense du directeur du NIH (1977). Son travail sur le vaccin antipolio Salk finit par être publiquement reconnu.

Madeleine COTTENET-HAGE et Doris MÉNACHÉ-ARONSON

Avec STEWART S. E., « Characteristics of the SE polyoma virus », in American Journal of Public Health, vol. 49, no 11, nov. 1959 ; « Tumors produced in hamsters by SV 40 », in Federation Proc., vol. 21, 1962 ; avec BORMAN G. S., GRUBBS G. E. et al., « Identification of the oncogenic substance in rhesus monkey kidney cell cultures as simian virus 40 », in Virology, vol. 17, 1962.

EDELFELDT, Inger [STOCKHOLM 1956]

Auteure et illustratrice suédoise.

À l’âge de 14 ans, Inger Edelfeldt a lu tout Tolkien et, fortement impressionnée par cet auteur, se met à peindre des aquarelles dans lesquelles elle évoque des personnages et des scènes de son œuvre. Quelques années plus tard, elle réalise sur commande des aquarelles pour l’édition 1985 du calendrier Tolkien. Par la suite, elle publie des livres illustrés destinés aux jeunes enfants, ainsi que des bandes dessinées, des nouvelles et des romans pour adultes qui évoquent souvent l’oppression familiale et les efforts des jeunes pour se libérer de leur joug. Son premier roman, Duktig Pojke ! (« un travail acharné », 1977), évoque l’existence d’un jeune garçon victime de l’attitude autoritaire et dominatrice de son père, harcelé par les élèves de son école, et dont la libération personnelle est intimement liée à ses premières expériences amoureuses. L’échange épistolaire père-fils qui clôt le roman révèle la maîtrise stylistique de l’écrivaine, très jeune au moment de l’écriture. Une pièce radiophonique a été tirée de cet ouvrage. Le roman Svarta lådan (« la boîte noire », 2004) démontre encore une fois la capacité remarquable de l’écrivaine à se mettre à la place d’autrui : paralysée de douleur après avoir perdu l’homme qu’elle aimait, la protagoniste essaie de renouer avec la vie en ouvrant sa porte à une adolescente isolée dans sa famille et en s’engageant dans les événements politiques. Perspicace, l’écrivaine révèle les tendances latentes de la société suédoise après le meurtre d’Olof Palme. Elle est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages traduits en plusieurs langues, dont un recueil de nouvelles publié en français sous le titre Le Caméléon extraordinaire (1995).

Eva-Karin JOSEFSON

Le Caméléon extraordinaire (Den förunderliga kameleonten, 1995), Arles, Actes Sud, 1996.

EDELSON, Marie Beth [CHICAGO 1933]

Photographe américaine.

L’œuvre de Mary Beth Edelson est profondément marquée par le Feminist Art Movement, très actif aux États-Unis dans les années 1970, dont les membres – artistes féministes – fondent de nouvelles écoles, ouvrent des galeries alternatives sous forme de coopératives, lancent de nouveaux magazines et militent contre la faible représentation féminine dans les musées et autres lieux d’exposition. Riche des expériences et des luttes de ce mouvement, son travail est difficile à décrire tant il est protéiforme. En quête de l’histoire perdue des femmes, la photographe s’appuie sur une iconographie aussi diverse que les mythes celtiques, l’histoire de l’art européen, les films de Hollywood, les rituels chamaniques, la spiritualité religieuse, et utilise la plupart des médiums à sa disposition : sculpture, peinture, photographie, affiches, livres, estampes, collages, installations et performances. Elle s’inscrit en 1947 au cours du samedi à l’Art Institute de Chicago. Très tôt, elle milite au sein du Mouvement des droits civiques en faveur de l’abolition de la ségrégation raciale. En 1958, elle poursuit ses études à l’université de New York, obtient son Master of Fine Arts en 1959, puis enseigne au Montclair State College (New Jersey). Après son mariage avec un avocat, elle s’installe à Indianapolis, où elle fonde la Talbot Gallery. Choquée par les comportements sexistes de son entourage, elle prononce son premier discours féministe en 1968 à l’Herron Art Museum. Elle part ensuite pour Washington, où, professeure à la School of Art, elle expose régulièrement ses œuvres à la Henri Gallery. À la suite d’un mouvement de protestation des artistes féminines, provoqué par l’absence de femmes à la Corcoran Biennial de Washington en 1971, la Corcoran Gallery of Art lui demande d’organiser, l’année suivante, la première conférence sur les femmes et l’art, « Art women in visual arts », ainsi qu’une série de séminaires sur le sujet. C’est à cette période qu’elle réalise une affiche qui deviendra célèbre : Some Living Women Artists/Last Supper (1972) : détournant la célèbre Cène de Léonard de Vinci, elle utilise la technique du photomontage pour remplacer les têtes du Christ et des apôtres par des portraits d’illustres artistes féminines ; ainsi, Georgia O’Keeffe* incarne le Christ ; Lee Krasner*, Louise Bourgeois*, Yōko Ono*, elle-même, entre autres, des apôtres. L’œuvre est bordée d’une frise composée de plus de 50 photographies d’artistes contemporaines vivantes. Outre sa volonté d’identifier et de commémorer ses aînées américaines, elle proteste également contre l’éviction des femmes par la religion chrétienne, notamment des postes de direction. Publiée dans maintes revues, distribuée dans de nombreux lieux d’art féministe, cette affiche est devenue une véritable icône. De retour à New York en 1975, la photographe est immédiatement invitée à participer à la première exposition de la galerie associative A. I. R. (Artists in Residence), créée à SoHo en 1972 par des femmes artistes à l’intention de leurs consœurs. Depuis 1970, M. B. Edelson étudie les mythes, les rituels, les symboles féminins et s’intéresse à la psychanalyse de Jung. Ces recherches l’amènent, aux côtés d’Ana Mendieta* et de Hannah Wilke*, à mettre en valeur l’imagerie des déesses, de la Grande Mère et des figures telles que Sheela-Na-Gig et Baubô, qu’elle met en relation avec les mythes féminins contemporains : en 1977, elle fait un pèlerinage sur le site préhistorique de la grotte de Grapçeva, sur l’île Hvar en Croatie, où elle se livre à des cérémonies sacrées invoquant la déesse Énergie. Les photomontages des rituels qu’elle réalise à cette occasion cherchent à rendre compte du pouvoir de la spiritualité prépatriarcale. Au cours des années 1990, elle s’attaque à l’image stéréotypée des femmes fatales du cinéma hollywoodien – Mae West* (1893-1980), Judy Garland*, Marlene Dietrich*, Marilyn Monroe* –, transformant le caractère glamour de ces séductrices en féministes radicales, brandissant des armes à feu. Pendant ses trente ans de création artistique féministe, M. B. Edelson s’est attachée à réécrire les codes artistiques pour y inclure, à partir de son propre engagement et de ses propres expériences, celle de toutes les femmes dans l’histoire, la religion, la culture et la politique.

Nathalie ERNOULT

Shape Shifter : Seven Mediums (catalogue d’exposition), New York, édition de l’auteure, 1990 ; The Art of Mary Beth Edelson, Trevelyan A. M. (textes), New York, Seven Cycles, 2002.

« Mary Beth Edelson », in L’Humidité, n24, 1977 ; ORENSTEIN G. F., « Une vision gynocentrique dans la littérature et l’art féministes contemporains », in Études littéraires, vol. 17, no 1, 1984.

EDERLE, Gertrude Caroline [NEW YORK 1906 - WYCKOFF 2003]

Nageuse américaine.

Lorsqu’en 1926 elle traverse la Manche à la nage en un temps record, Gertrude Ederle fait sensation, car elle met fondamentalement en cause le postulat de la supériorité masculine en matière de sport. Son utilisation du crawl pour accomplir cet exploit contredit en outre tous les présupposés sur l’inadéquation de ce style de vitesse au-delà de courtes distances. Depuis cinq ans et une traversée de la baie de New York, on la connaît. Elle a amélioré plusieurs records du monde de nage libre officiellement reconnus : en 1923, ceux du 100 mètres (1 min 1 s 8) et du 200 mètres (2 min 4 s 2) ; en 1924, celui du 400 mètres (5 min 53 s 2). Elle fait partie de la sélection américaine pour les Jeux olympiques de 1924. G. Ederle se classe troisième du 100 (qui revient en 1 min 12 s 4 à Ethel Lackie) et du 400 (près de Martha Norelius, la plus rapide dans la dernière longueur, 6 min 4 s 8 contre 6 min 2 s 2), avant de participer à la nette victoire du relais quatre fois 100 mètres (plus de 18 secondes d’avance sur les Britanniques). Il s’agit donc d’une des meilleures nageuses mondiales. Le 6 août 1926, dans le petit matin du cap Gris-Nez, enduite par-dessus son maillot et sur tout le corps d’une forte couche de lanoline, les yeux protégés par un large verre protecteur de son invention, elle va se mettre à l’eau à 7 h 08. Seuls cinq nageurs masculins ont jusqu’ici réussi. Un échec en 1925 n’a pas découragé G. Ederle. Les conditions sont pénibles : vent, pluie serrée, mer formée. Elle avance à la belle cadence de son meilleur crawl – alors que ses prédécesseurs avaient usé de la brasse, de l’over arm stroke (style de nage sur le côté) et du trudgeon, considérés comme plus confortables –, escortée par le petit bateau où se trouvent son père et Thomas William Burgess, lui-même vainqueur de la Traversée de la Manche en 1911. Après 14 h 31 min d’efforts, G. Ederle touche au but, reprenant pied à Kingsdown, au nord de Douvres. Elle a pulvérisé le temps de Enrique Tiraboschi. L’accueil de New York est formidable, comme jamais auparavant une femme n’en avait eu. Toutes les sirènes hurlent dans le port. Plus de deux millions de personnes aux fenêtres et dans les rues de Broadway. Elle n’a pas 20 ans ; elle est reçue par le maire, puis à Washington par le président Calvin Coolidge. Elle croule sous les sollicitations des impresarios du music-hall et du cinéma : en 1927, elle joue dans Swim Girl, swim, de Clarence G. Badger. Quelques années encore et « Trudy » reprend contact avec d’autres réalités. Elle-même sujette à de graves problèmes d’audition, elle enseigne la natation dans des institutions scolaires pour enfants sourds.

Jean DURRY

EDER-SCHWYZER, Jeanne (née EDER) [NEW YORK 1894 - ZURICH 1957]

Féministe suisse.

Après des études à New York, Jeanne Schwyzer s’installe en Suisse en 1911 et entre à l’université de Zurich où elle étudie la chimie. Puis elle s’engage en politique après son mariage avec le docteur Eder. Elle attire rapidement l’attention par ses actions en faveur du droit de vote des Suissesses, lequel ne sera pourtant acquis qu’en 1971. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, elle prend une part active dans le service auxiliaire féminin civil. Elle fut l’un des membres de la commission suisse de l’Unesco.

Fabienne PRÉVOT

EDGELL, Beatrice [TEWKESBURY, GLOUCESTERSHIRE 1871 - CHELTENHAM 1948]

Psychologue britannique.

Après une formation en sciences mentales et morales à l’université du Pays de Galles (1894), un diplôme d’enseignement à l’université de Londres (1896), Beatrice Edgell obtient un doctorat en psychologie à l’université de Würzburg (1901). Maître de conférences dès 1898 et directrice du département des sciences mentales et morales du Collège Bedford (Londres), elle est la première femme professeure de psychologie (1927) en Angleterre. À Würzburg, elle s’est initiée aux méthodes de la psychologie expérimentale, et elle fonde par la suite l’un des premiers laboratoires de psychologie au Royaume-Uni. Avec son collègue W. Legge Symes, elle valide la fiabilité du chronoscope comme instrument de mesure afin de quantifier les processus psychologiques de très courte durée. Elle entreprend d’importantes recherches expérimentales sur la mémoire associative et la mnémotechnique chez les enfants comme chez les adultes, selon les axes de l’âge et du sexe. B. Edgell s’intéresse également aux relations entre la psychologie et la philosophie ; elle signe de nombreux articles pour des revues philosophiques, dont Mind (« esprit ») et Proceedings of the Aristotelian Society (« comptes rendus de l’Aristotelian Society »). En 1930, elle devient présidente de l’Aristotelian Society. Par son enseignement exemplaire, elle a encouragé nombre de femmes à poursuivre des études avancées en psychologie.

Mark C. R. SMITH

Theories of Memory, Clarendon, Oxford, 1924 ; Mental Life, Methuen, Londres, 1926.

« The experimental study of memory », in Child Study V, 1913 ; « Images », in Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 31, 1930-1931 ; « Sense perception », in British Journal of Psychology, vol. 25, 1935.

EDGEWORTH, Maria [BLACK BOURTON 1767 - EDGEWORTHSTOWN, IRLANDE 1849]

Romancière anglo-irlandaise.

Après avoir passé son enfance à Londres, Maria Edgeworth suit son père en Irlande où ils s’installent sur son exploitation agricole. Ils y fréquentent la petite noblesse anglo-irlandaise, elle aide son père à diriger sa ferme et commence à écrire, d’abord des textes mélodramatiques. Sa première publication, Letters for Literary Ladies (1795), est suivie d’un livre pour enfants, The Parents’Assistant (1796), et d’un premier roman, Château Rackrent (1800), qui connaît un succès immédiat. Encouragée par son père, elle continue à écrire des romans et, profitant de la paix d’Amiens de 1802, voyage sur le continent. En 1813, elle rencontre Byron et commence une longue correspondance avec Walter Scott, qui reconnaît son influence sur l’écriture de Waverley (1814). En 1817, elle édite les mémoires de son père et s’épuise à aider les paysans irlandais victimes de la grande famine de 1845 à 1849. Elle écrit plus de 20 romans de nature historique, politique et topographique (Bélinde, 1801 ; Hélène, 1834). Le plus important reste Château Rackrent, vu comme le premier roman historique, le premier roman régionaliste en Angleterre, le premier roman de la « Big House » (l’Irlande en tant que nation) et le premier à utiliser un narrateur comme observateur non fiable de ce qu’il relate.

Michel REMY

Château Rackrent (Castle Rackrent, 1800), Paris, Mercure de France, 1964 ; Bélinde (Belinda, 1801), Paris, Maradan, 1802 ; Hélène (Helen, 1834), Paris, A. Guyot, 1834.

O’GALLCHOIR C., Maria Edgeworth, Women, Enlightenment and Nation, Dublin, University College Dublin Press, 2005.

EDHI, Bilquis [KARACHI 1947]

Humaniste et philanthrope pakistanaise.

Infirmière, Bilquis Edhi dirige, avec son mari Abdul Sattar Edhi, la plus importante ONG du Pakistan, Edhi Foundation. En épousant en 1966 cet homme né dans une famille de riches commerçants pakistanais – les Memon –, elle a également épousé pleinement sa cause et a élargi son action à la défense des femmes. Le travail entrepris par leur fondation est titanesque : création d’un réseau de plus de 350 centres d’aide sociale dont certains à l’étranger (États-Unis, Royaume-Uni, Australie, Bangladesh, Inde, Iran…) ; ouverture de maternités (un million de naissances), d’orphelinats, de maisons de retraite, d’un centre de soins pour personnes handicapées, de centres d’hébergement pour femmes battues, d’un centre de réhabilitation pour toxicomanes, de plusieurs écoles d’infirmières et professions paramédicales (40 000 infirmières formées), d’un centre d’aide juridique pour les personnes injustement incarcérées au Pakistan (3 000 libérations obtenues), de 15 centres d’accueil pour enfants fugueurs, abandonnés ou psychotiques, et de morgues ; distribution quotidienne de 1 000 repas gratuits aux sans-abri. Consciente de la situation dramatique des enfants nés hors mariage, B. Edhi a eu l’idée d’installer des berceaux – les jhoolas – à l’extérieur des maternités, afin de permettre aux femmes de déposer leur progéniture de façon anonyme. Quelque 20 000 enfants ont ainsi été recueillis et sauvés. B. Edhi les élève, leur donne une éducation et organise leur adoption ou leur mariage, comme s’il s’agissait de ses propres enfants. Elle a également mis en place un programme éducatif pour permettre aux personnes démunies d’accéder à l’autonomie. La fondation possède 700 ambulances et plusieurs hélicoptères, qui autorisent des interventions dans les régions les plus reculées. Phénomène incroyable au Pakistan, la fondation a créé un abri pour les animaux abandonnés ou maltraités. Au total, plus de 3 500 salariés et de très nombreux volontaires œuvrent dans ce vaste réseau de bienfaisance. Dans un pays où toutes les couches de la société sont minées par la corruption, la fondation n’accepte aucune subvention institutionnelle, vivant exclusivement de dons d’établissements privés ou de particuliers. Elle n’hésite pas à faire des dons aux victimes de catastrophes naturelles : en 2005, Edhi Foundation a ainsi versé 100 000 dollars aux sinistrés de l’ouragan Katrina, aux États-Unis. Parfois surnommée « la Mère Teresa* du Pakistan », B. Edhi continue d’exercer son métier d’infirmière, gère les adoptions, et donne les derniers soins aux défunts. Elle est également mère de quatre enfants qui participent aujourd’hui aux actions de la fondation.

Zarina SHERAZ

Abdul Sattar Edhi, an Autobiography : A Mirror to the Blind, Islamabad, National Bureau of Publications, 1998.

ÉDITH (Édith GRATTERY, dite) [MARSEILLE 1960]

Auteure de bandes dessinées française.

Après avoir intégré le collectif Asylum, Édith réalise avec Cromwell et Riff Reb’s les deux albums de Sergei Wadei. En 1990 paraît le premier tome de Basil et Victoria, qui prend pour héros deux gamins dans l’Angleterre victorienne. Cette série jeunesse écrite par Yann a été récompensée par un prix Alph’Art à Angoulême en 1993. Édith travaille en couleurs directes, mélangeant peinture, acrylique et craie. Basil et Victoria deviendront Orson et Olivia dans une série de dessins animés diffusés par TF1. Illustratrice de livres pour la jeunesse, elle privilégie ce lectorat dans ses bandes dessinées tout en s’adressant aussi à un public adulte. Avec Florence Cestac*, Dodo* et Nathalie Roques, elle signe l’album collectif Quatre punaises au club (1995), l’histoire de quatre copines définitivement pas faites pour le Club Med. Puis elle réalise avec Philippe Corcal plusieurs albums qui mettent en scène le peintre visionnaire Eugène de Tourcoing-Startrec (2001) avant de donner naissance aux frères et sœurs de la « confrérie sous la table ronde », les héros de la série jeunesse Le Trio Bonaventure (2002).

Camilla PATRUNO

ÉDITIONS DES FEMMES [France depuis 1973]

Après cinq ans de questionnement politique et psychanalytique au sein du MLF, Antoinette Fouque* crée les éditions des femmes, et les premiers livres paraissent en 1974. Le projet est ambitieux : publier le refoulé des autres maisons d’édition, témoigner du combat des femmes dans le monde et le susciter, « donner lieu à l’aventure génésique », en faisant advenir une « écriture matricielle », articulée au corps, au désir, à l’inconscient des femmes. Sans précédent en Europe, cette maison portée par de nombreuses militantes – et parmi les premières, Marie-Claude Grumbach*, Jacqueline Sag*, Brigitte Galtier, Florence Prudhomme, Thérèse Réveillé, Raymonde Coudert, Yvette Orengo, Martine Dombrovsky, Catherine Guyot… et un peu plus tard et toujours à ce jour, Christine Villeneuve* – se démarque des institutions éditoriales existantes par son indépendance et par son ouverture à de nouveaux territoires de parole, de pensée et d’écriture. La librairie des femmes, première du genre sur le continent européen, s’ouvre peu de temps après à Paris, suivie par d’autres, à Marseille puis à Lyon, et en 1981, par une galerie qui devient, en 2007, l’Espace des femmes.

La politique éditoriale de la maison se déploie dans plusieurs directions. De nombreux ouvrages, souvent accompagnés par d’importantes mobilisations militantes, sont issus de rencontres avec des collectifs de luttes ou des femmes exceptionnelles : opposantes emprisonnées par Franco, comme Eva Forest* ou Lidia Falcon*, féministes menacées par la répression soviétique comme Tatyana Mamonova* ou par l’intégrisme religieux comme Taslima Nasreen* au Bangladesh, démocrates persécutées par la junte birmane comme Aung San Suu Kyi*. Réalisant une part de son « rêve d’abolition des frontières langagières », A. Fouque met en circulation la première traduction française de Trois guinées de Virginia Woolf* par Viviane Forrester* ou celle de Fenitchka et Rodinka de Lou Andreas-Salomé* par Nicole Casanova. C’est au salon du livre de São Paulo qu’elle découvre en 1974 l’œuvre de Clarice Lispector* qu’elle publiera intégralement. Elle accueille d’autres textes phares comme ceux d’Hélène Cixous* (plus de 30 titres), d’Assia Djebar*, de la japonaise Yuko Tsushima*, ou de la philosophe espagnole María Zambrano*. Elle révèle des auteures comme Chantal Chawaf*, publie des lettres inédites de Colette* et de Sido, sa mère, réédite des textes rares de Madame de Lafayette* ou de George Sand*. Dès 1975, des collections se multiplient : « Les femmes ont leurs raisons », « Des femmes aiment des femmes », « Femmes de tous les pays », « Du côté des petites filles » après le succès de l’essai éponyme. En 1976, c’est la collection de livres de poche « pour chacune ». Historiennes, poètes, ou artistes trouvent leur place ; des philosophes voisinent avec, dans la collection « La Psychanalyste », des « exploratrices de l’inconscient » comme Karen Horney*, Margarete Mitscherlich*, Hanna Segal*, Joan Rivière*, Margaret Little* ou Janine Chasseguet-Smirgel*.

En 1980, impulsée par le désir de faire venir à la lecture et aux livres celles qui en ont été exclues, la « Bibliothèque des voix* » bouleverse profondément l’expression éditoriale : des auteurs lisent leurs propres écrits ; des comédiennes et des comédiens prêtent leur voix aux auteurs disparus. Cette collection prestigieuse s’enrichit en 2007 de la « Bibliothèque des regards »…

Occupant une place singulière et motrice, les éditions des femmes ont fait œuvre pionnière. Questionnant le rapport spécifique des femmes à l’écriture, elles s’inscrivent dans un mouvement de civilisation et de pensée, dans « une poéthique ».

Nadia SETTI

ÉDITRICES [France XXe-XXIe siècle]

Au XIXe siècle comme sous l’Ancien Régime, les rares femmes qui se trouvent à la tête d’une maison d’édition doivent presque toutes ce statut au décès d’un mari éditeur. Certaines se contentent d’exploiter le fonds constitué avant de s’effacer devant un fils, un gendre ou un neveu, comme la veuve Tresse (Anne Stock, 1830) ou la veuve Larousse (née Suzanne Caubel, 1825-1890). D’autres ont une véritable activité d’éditrice. C’est le cas de la veuve Dunod, directrice des éditions de 1881 à 1905, de Caroline Levrault (1775-1850), puis de sa fille Éléonore Berger-Levrault (1826-1895), ou de Paule Gauthier-Villars, éditrice de 1919 à 1971. Avec la séparation progressive des métiers de libraire et d’éditeur, le rôle des épouses d’éditeurs perd de son importance, sauf lorsqu’elles animent un salon et assurent un lien avec les auteurs, comme Marguerite Charpentier*, Rachilde* ou Marguerite Sée-Alcan (1851). Après 1918 commence une lente conquête des métiers de l’édition par les femmes, qui sont déjà depuis longtemps auteures, directrices de périodiques et, depuis 1904 et la création du prix Vie heureuse-Femina, jurés de prix littéraires. Deux voies s’ouvrent à elles : le secrétariat qui, dans une équipe souvent réduite, leur donne accès à la vie administrative et financière de la maison d’édition ou des tâches littéraires et artistiques. Chez Delamain et Boutelleau (alias Chardonne), successeurs de Stock, trois femmes occupent les fonctions d’administratrice, de lectrice et de traductrice. De même, le succès des albums pour enfants de Gallimard comme de ceux du Père Castor dans les années 1930 sont indissociables du talent d’illustratrice de Nathalie Parain (1897-1958). Les femmes libraires, amenées à rencontrer des auteurs, sont les premières créatrices de maisons d’édition, dans l’entre-deux-guerres : Adrienne Monnier*, Sylvia Beach*, Eugénie Droz*, Elvire Choureau qui fut libraire et éditrice de 1922 à 1976, ont une production ambitieuse bien que limitée en volume, dans les domaines de la littérature, de l’érudition et de la bibliophilie. Après la Seconde Guerre mondiale, dans l’édition comme ailleurs, les effectifs féminins augmentent, notamment grâce à l’importance croissante des services administratifs et des relations publiques. Toutefois, les postes qui engagent les décisions éditoriales ne s’ouvrent que progressivement aux femmes, avec Dominique Aury* chez Gallimard après la Libération, Monique Nathan au département littérature étrangère du Seuil ou encore Françoise Verny (1928-2004) chez Grasset à partir de 1964. Très peu de femmes occupent des postes de direction, à moins qu’ils ne tiennent à des liens familiaux comme pour Simone Gallimard*, nommée en 1962 à la tête du Mercure de France, ou Madeleine Aubier-Gabail (1916-2004), qui dirige Aubier jusqu’en 1978. Paulette Michel (1909-2002) et Madeleine Gilard (1906-2003), qui animent les éditions La Farandole, représentent un cas isolé lié à leur spécialité, l’édition pour la jeunesse, où auteures et illustratrices sont nombreuses. En 1968, Régine Deforges* crée sa propre maison d’édition, L’Or du temps. En 1973, Antoinette Fouque* crée, avec les femmes du Mouvement de libération des femmes*, les éditions des femmes*, première maison d’édition faite par des femmes, ce qui encourage la fondation de maisons d’édition de femmes dans toute l’Europe.

Il faut attendre le début des années 1980 pour voir un nombre croissant de femmes, notamment spécialisées en littérature étrangère ou pour la jeunesse, accéder aux fonctions de conseillères littéraires, responsables de secteurs, directrices de collection et directrices littéraires comme Dominique Cora chez Nathan-Jeunesse, Christine Jordis (1942) avec « Lettres anglaises » chez Gallimard, Monique Nemer (1938) chez Stock puis Hachette Livre, Marie-Pierre Bay (1935) avec « La Cosmopolite » chez Stock, Françoise Cartano chez Albin Michel et à la Sofia, etc. Et il faut attendre les années 1990 pour voir une femme accéder à la direction éditoriale, avec Françoise Nyssen (1951), directrice générale des éditions Actes Sud créées par son père, Hubert Nyssen. Plus rares encore sont celles qui assurent la direction d’un groupe, comme Vera Michalski *(1954), partie des éditions Noir sur blanc et actuellement à la tête du groupe de maisons d’édition françaises Libella, ou comme Catherine Lucet (1959), d’abord directrice des éditions Harlequin, puis P-DG des éditions scientifiques et médicales du groupe Elzevier, et qui devient ensuite présidente des éditions Nathan, des dictionnaires Le Robert et directrice générale du pôle éducation et référence d’Editis.

Cette ascension des femmes aux postes de responsabilité de grandes maisons d’édition s’accompagne de la création de maisons d’édition indépendantes et originales prenant pour la plupart le nom de leur fondatrice pour dénomination commerciale. C’est le cas des éditions Anne-Marie Métailié, fondées en 1979, Liana Levi, en 1982, Odile Jacob, en 1985, Viviane Hamy, en 1990, Joëlle Losfeld, en 1992, et, plus récemment, Au Diable Vauvert, créées en 2000 par Marion Mazauric, ou encore Sabine Wespieser, en 2001. De très petites structures, plus confidentielles mais de qualité, méritent d’être signalées. Parmi celles-ci, Maren Sell Éditeurs, fondée en 1986 par Maren Sell, alors directrice éditoriale des éditions Pauvert et désormais intégrée au groupe Libella, les éditions Claire Paulhan, fondées en 1996 et consacrées aux littératures autobiographiques. Sarah Wiame se distingue aussi en créant, en 1995, les éditions Céphéides, dont chaque ouvrage d’artiste est une œuvre unique numérotée et signée. Delphine Lacroix crée en 2000 la micro-structure Abstème & Bobance éditeurs, qui publie moins de trois titres par an, mettant en regard l’art et la littérature avec des inédits et des textes rares de grands poètes. Enfin, Anne Coldefy-Faucard et Brigitte Ouvry-Vial cofondent en 1993 les éditions l’Inventaire dont la petite production est repérable par ses « Curiosités » et les récits courts de grands noms de la littérature étrangère. La créativité de ces maisons d’édition de la fin du XXe siècle et leur longévité, malgré une non-rentabilité structurelle, tiennent à leurs choix de domaines littéraires spécifiques encore méconnus, à la préservation et l’enrichissement d’un patrimoine littéraire, à leur volonté d’indépendance économique et éditoriale, ainsi qu’à leur goût de l’objet-livre. Sources de renouvellement intellectuel, elles échappent aux effets de mode et à l’académisme.

Brigitte OUVRY-VIAL et Elisabeth PARINET

ÉDITRICES [Inde XXe-XXIe siècle]

En 1984, Urvashi Butalia*, qui a travaillé pour Oxford University Press et Zed Books à Delhi, et Ritu Menon*, universitaire reconnue, fondent Kali for Women, la première maison d’édition indienne consacrée à des livres écrits par des femmes à propos des femmes. Leur capital de départ est modeste, mais elles parviennent à faire entendre la voix des femmes à travers des publications universitaires, des écrits militants, des traductions et des ouvrages de fiction. Équivalent indien de Virago Press*, Kali for Women publie des ouvrages fondateurs tels que le livre illustré Shareer ki Jankari (« à propos du corps », 1989), l’essai de U. Butalia The Other Side of Silence (1998), qui rassemble des témoignages de femmes sur la partition de l’Inde, Staying Alive (1989), ouvrage majeur de l’éco-féministe Vandana Shiva*, et Recasting Women  : Essays in Indian Colonial History (1990) de Kumkum Sangari et Sudesh Vaid (1940-2001). En 2003, les chemins des deux éditrices de Kali for Women se séparent : U. Butalia démarre Zubaan Books en partenariat avec Penguin, tandis que R. Menon fonde Women Unlimited. Leurs deux maisons d’édition sont toujours actives.

Geeta Dharmarajan commence sa carrière comme éditrice au magazine pour la jeunesse Tinkle. En 1988, elle fonde Katha, une maison d’édition spécialisée dans les traductions en anglais d’ouvrages écrits dans les différentes langues indiennes. Elle insiste sur la qualité des traductions et recherche patiemment des œuvres écrites dans des langues peu connues, négligées ou minoritaires. L’anthologie annuelle des « Katha Prize Stories » est une vitrine des meilleurs textes de littérature indienne. Katha organise aussi des programmes d’alphabétisation de proximité.

Mandira Sen fonde à Calcutta, en 1990, Stree (« femme »), une filiale issue de son partenariat avec Bhatkal Books. Elle fait la promotion d’écrits universitaires sur la cause des femmes et publie en version anglaise et en version bengali, ce qui fait de Bhatkal & Sen l’une des rares maisons d’édition bilingue d’Inde. Une autre filiale, Samya (« égalité »), consacrée aux problèmes sociaux, s’ajoute à Stree. Dès le début, Stree et Samya publient des écrits de dalits, d’auteurs de basses castes ou d’intouchables, venant de groupes tribaux ou marginaux, parmi lesquels le bestseller Why I Am Not a Hindu (« pourquoi je ne suis pas Hindou », 1993) de Kancha Ilaiah. Les deux principales collections de Stree, dont les livres magnifiquement ouvragés reçoivent de nombreux prix, sont « Theorizing Feminism » et « Gender, Culture, Politics ».

Gita Wolf fonde à Chennai, en 1994, Tara Books, une maison d’édition de littérature pour la jeunesse à orientation artistique et artisanale. Elle se distingue par la qualité des livres qu’elle publie, conçus comme de beaux objets contenant des jeux et des textes. Cette démarche est singulière dans l’édition indienne, où le livre est souvent traité comme un objet de consommation, bon marché et, lorsqu’il s’adresse aux enfants, destiné à être jeté ou vite dépassé. Plusieurs de ses albums sont parus en France, notamment Singe photographe (Actes Sud junior, 2010) ou Guidée par mon pinceau, d’après le récit de la peintre Dulari Devi (Syros, 2012).

Indira Chandrashekhar (1955) et sa sœur Radhika Menon (1956) créent ensemble Tulika, en 1995, à Delhi. Puis R. Menon crée avec Sandhya Rao la première filiale de Tulika à Chennai, Tulika Books Chennai, et publie des ouvrages innovants pour la jeunesse. I. Chandrashekhar, à la tête de l’autre filiale de Tulika Books à Delhi, se consacre à des ouvrages universitaires de haut vol et à des essais de gauche sur des questions de sciences sociales. Ces deux célèbres maisons d’édition indiennes ont marqué le paysage culturel du pays.

Anuradha Roy (1967), très respectée dans le monde des éditions universitaires, fonde en 2000, avec son époux Rukun Advani, les presses universitaires Permanent Black. Grâce au soutien des auteurs et avec l’aide d’une figure légendaire, l’éditeur Ravi Dayal, le catalogue, dont le premier titre est The Glass Palace (2000) d’Amitav Ghosh, se développe considérablement. Par ailleurs, A. Roy est elle-même romancière.

Arpita Das (1982) quitte Oxford University Press en 2005 pour monter Yoda Press avec Parul Nayyar. Avec sa collection pionnière « Sexuality », Yoda révèle au grand public des sujets tels que la transsexualité, l’homosexualité, le HIV et les préférences sexuelles. Elle s’est récemment tournée vers le cinéma et les médias. Les publications de Yoda Press sont unanimement reconnues par les universités et les institutions des droits de l’homme.

Rashmi Ruth Devadasan (1981) et Kaveri Lalchand (1973), en collaboration avec Rakesh Kumar Khanna, marié à la première, fondent en 2007 la maison d’édition Blaft, basée à Chennai et spécialisée dans le roman à suspens, le polar, le pulp art et la bande dessinée. Les anthologies de pulp fiction choisies et traduites du tamoul ont ébranlé le monde plutôt guindé de l’édition indienne, et le catalogue annonce un programme véritablement alternatif.

Rimi B. CHATTERJEE

ÉDITRICES [Pays arabes XXe-XXIe siècle]

Peu de livres sont produits ou traduits dans l’ensemble du monde arabe. À titre d’exemple, la Grèce produit plus d’ouvrages littéraires avec 10 millions d’habitants que le monde arabe avec 325 millions d’habitants. Si l’on tient compte, également, de la place des femmes dans la culture et la tradition musulmanes, il est important de souligner le rôle exceptionnel des éditrices et femmes de lettres arabes.

Parmi les Libanaises, Widad Sakakini (1913-1991), femme de lettres et critique littéraire, a beaucoup travaillé pour le magazine littéraire Al-Makchouf. Nadia Nassar (1934), membre de l’Union arabe des écrivains et des rencontres littéraires de Tripoli, a organisé plusieurs salons littéraires et poétiques dans différents pays arabes. Asmahane Assaydawi (1944), docteure en sciences sociales à Paris-Sorbonne, enseignante à l’IUFM au Liban, journaliste et critique littéraire dans plusieurs journaux libanais, a fondé une structure éditoriale très active, les éditions al-Mûtanabî.

Parmi les Égyptiennes, Amina Assaïd (1919-1995), femme de lettres et journaliste, a joué un rôle important dans la diffusion du livre grâce à ses fonctions dans différents journaux égyptiens. Ismat Mohsin (m. en 1977), historienne et grande voyageuse, a mis à la disposition des chercheurs et archéologues sa grande bibliothèque historique à Alexandrie. Sharifa Fathi (1933), membre active de plusieurs structures et associations littéraires et culturelles telles que Les poètes arabes, La littérature moderne, Les femmes auteures égyptiennes, s’est distinguée par l’organisation de plusieurs salons littéraires.

Parmi les Syriennes, Maryana Marrach (1848-1919), femme de lettres, poétesse et critique, est l’une des premières femmes arabes à avoir organisé des salons littéraires. Hind Haroune (1927-1990), poétesse et enseignante, a dirigé l’Union des écrivains arabes en Syrie, une structure dont la vocation est le soutien des auteurs, la diffusion de leurs œuvres et l’organisation de salons littéraires. Aziza Haroune (1923-1968), poétesse, a été membre du Haut Conseil du soutien des arts et des lettres. Najah al-Attar (1933), enseignante puis directrice de l’édition, de la publication et de la traduction au ministère de la Culture, a joué un rôle important dans le soutien et la diffusion du livre. Nadia Khoust (1935), membre de l’Union des écrivains arabes, est également connue pour être une critique littéraire dans la presse syrienne. Lina Kilani (1954), diplômée en agronomie, a travaillé dans l’organisation arabe du développement et de l’agriculture. Fondatrice d’une maison d’édition spécialisée en littérature pour la jeunesse, elle a publié plusieurs dizaines d’ouvrages.

Brigitte OUVRY-VIAL

ÉDITRICES [Québec depuis 1970]

ÉDITRICES [Suède XXe-XXIe siècle]

La vie du livre en Suède dans la dernière moitié du XXe siècle et au début XXIe siècle est marquée par la présence de quelques éditrices phares. Eva Bonnier (1945) est nommée directrice d’Albert Bonniers Förlag en 1997. Cette entreprise appartenant à son père domine, depuis sa fondation, en 1837, l’édition de littérature générale en Suède. Elle y a fait auparavant une carrière remarquable. D’abord passionnée de livres pour la jeunesse avec Bonnier Junior (1986-1990), elle s’est ensuite inspirée de Solveig Nellinge (1930-1998), éditrice de livres de femmes chez Trevi, pour créer Förlaget Eva Bonnier (1990-1992), spécialisée en littérature féminine. Son livre Börs och katedral, sex generationer Bonniers (« bourse et cathédrale, six générations de Bonnier », 2003), traduit sa philosophie éditoriale qui allie rentabilité et qualité littéraire, tout en sachant rester fidèle aux auteurs, défendre la liberté d’expression et sauvegarder la diversité littéraire.

Dorotea Bromberg (Varsovie 1952), d’origine juive, s’installe à Stockholm en 1970 avec sa famille à la suite d’une vague d’antisémitisme en Pologne. En 1975, elle crée avec son père Brombergs, une maison d’édition indépendante qui publie une trentaine de titres par an et fait connaître à ses lecteurs des auteurs scandinaves ou étrangers parmi lesquels Umberto Eco, Roberto Saviano et Jonathan Littell. Depuis la mort de son père, elle dirige la maison d’édition, après dix-huit ans de collaboration intense. Optimiste, consciente de l’engagement et de l’entêtement nécessaires à l’exercice du métier d’éditeur, elle veut publier des ouvrages importants et être en phase avec son temps. Les éditions Brombergs comptent quatre prix Nobel à leur catalogue : Isaac Bashevis Singer (1978), Czeslaw Milosz (1980), Octavio Paz (1990) et J. M.  Coetzee (2003). Fidèle à ce dernier auteur réputé difficile, elle publie 11 de ses livres sur une période de vingt et un ans tirés à 1 000 ou 2 000 exemplaires, avant que l’attribution du prix Nobel lui donne la satisfaction d’avoir fait connaître au public suédois un auteur universel.

Elisabeth Grate (1940), directrice de Elisabeth Grate Bokförlag à Stockholm depuis 2002, a pour ambition d’éditer surtout des traductions de littérature d’expression française de qualité, et en particulier des auteurs ayant renouvelé les techniques et thématiques littéraires, comme Vénus Khoury-Ghata* (Liban), Nina Bouraoui* (Algérie) ou J. M. G. Le Clézio.

Marianne von Baumgarten-Lindberg (1939) s’est engagée dans la promotion de la littérature pour l’enfance et la jeunesse à tous les niveaux : édition, création de clubs d’incitation à la lecture, publication d’anthologies de littérature pour enfants devenues des classiques. Elle a inspiré de nombreuses revues de littérature pour la jeunesse et créé plusieurs librairies spécialisées pour les enfants. Son travail a été largement récompensé, notamment par les prix Gulliver (1985) Natur och Kultur (2005) et Svenska Barnboksakademien (2008).

Ann-Marie Skarp (1952) a quitté Norstedt, l’importante et célèbre maison d’édition de Stockholm, pour créer en 1999 une maison d’édition nommée Piratförlaget, dont elle est copropriétaire avec Jan Guillou et Liza Marklund, tous deux journalistes et auteurs à succès de la nouvelle vague scandinave de romans policiers. À l’époque, A.-M. Skarp était riche de trente ans d’expérience, surtout dans l’édition de littérature étrangère. Devenue éditrice indépendante, elle publie surtout des écrivains suédois et nordiques. Une des clés de sa réussite a consisté à impliquer davantage les auteurs dans le travail éditorial sur leurs ouvrages tout en leur offrant de meilleures conditions contractuelles.

Anna Falck (1967) est présidente-directrice de la foire aux livres Göteborgs Bok-och Biblioteksmässa, depuis sa co-fondation en 1985 par son père, Bertil Falck. Cette foire est désormais la plus importante du nord de l’Europe, avec plus de 100 000 visiteurs par an, et tous ceux qui s’intéressent aux livres s’y bousculent pour y trouver des idées.

Monica Wahlgren (1940) a créé, en 1997, un autre lieu de rendez-vous pour le monde littéraire en Suède, Örebro bokmässa, une foire aux livres qui se tient chaque année au château d’Örebro.

Kajsa ANDERSSON

ÉDITRICES DE PRESSE [Espagne XIXe siècle]

Au XIXe siècle, on assiste en Espagne à l’accession des femmes au monde des lettres. Leur nombre augmente au fur et à mesure de leur alphabétisation, pour aboutir à plus de 1 000 femmes publiant leurs travaux. Un nouveau marché du livre naît, qui s’adresse à elles, ainsi que des revues généralement contrôlées par des hommes. Quelques-unes sont dirigées par des femmes comme María del Pilar Sinués y Navarro* et Faustina Sáez de Melgar*, qui ont pour objectif d’instruire en divertissant, sans contester la société patriarcale. El Correo de la Moda (« le courrier de la mode », 1851-1885) est la plus prestigieuse de ces revues féminines. Seules deux revues sont exclusivement confectionnées par des femmes : La Mujer, Periódico escrito por una sociedad de señoras y dedicado a su sexo (« la femme, journal écrit par une société de femmes et dédié à leur sexe », 1851) et Gaceta de las Mujeres, redactada por ellas mismas (« gazette des femmes, rédigée par elles-mêmes », 1845).

Le nombre des éditrices augmente après la révolution de septembre 1868, qui entraîne l’expulsion d’Espagne de la reine Isabel II et une nouvelle constitution (1869) instaurant la liberté de la presse. Cependant, le Code civil, qui défend aux femmes mariées de gérer leur capital sans l’autorisation de leur époux, reste en vigueur, ce qui explique que la plupart des éditrices espagnoles soient des veuves. On peut d’abord distinguer Concepción Arenal*, spécialiste de droit pénal et écrivaine, qui, avec Antonio Guerola, entreprend la publication de la revue La Voz de la Caridad (« la voix de la charité », 1874-1884). Elle écrit souvent seule et aborde des affaires à caractère social, comme la situation du monde pénitentiaire et de la femme.

La situation politique changeante de l’Espagne du XIXe siècle conduit plusieurs écrivaines à suivre leur famille en exil en France. C’est le cas d’Emilia Serrano de Wilson (baronne de Wilson, 1843-1922) qui, élevée à Paris, y commence très jeune sa carrière d’éditrice avec La Mariposa (« le papillon »), où collaborent Lamartine, Dumas ou Francisco Martínez de la Rosa. De retour en Espagne, elle dirige le journal franc-maçon Las Hijas del Sol (« les filles du soleil », 1873), puis part pour l’Amérique, où elle fonde, à Lima, El Semanario del Pacífico (« la semaine du Pacifique », 1877-1878), prestigieuse revue à laquelle collaborent les principaux auteurs américains et espagnols de l’époque, à Mexico, El Continente Americano (« le continent américain ») et, à Barcelone, La Cróníca Ilustrada (« la chronique illustrée »). Après son veuvage, une autre espagnole, Eva Canel (1857-1932), édite à La Havane La Cotorra, Órgana Política, Satírica y Libérrima (« la pie, organe politique, satirique et entièrement libre », 1891-1893), un hebdomadaire satirico-politique attaqué parce qu’elle se permet d’y aborder des sujets tels que les affaires politiques, considérés comme étant réservés aux hommes. Concepción Gimeno de Flaquer* fonde, à Barcelone, La Ilustración de la Mujer (« l’instruction de la femme », 1872), où elle défend la nécessité de l’éducation pour les femmes. Elle se rend au Mexique en 1883 et fonde El Álbum de la Mujer (« l’album de la femme »), qui lui permet d’instaurer entre l’Amérique et l’Espagne des échanges culturels qui se poursuivent après son retour en Espagne sept ans plus tard, à la tête de La Ilustración Española y Americana (« l’instruction espagnole et américaine »).

Emilia Pardo Bazán* dirige en 1880 la Revista de Galicia (« revue de Galice ») à La Corogne, tout en écrivant dans les principaux quotidiens espagnols. Elle commence alors ce qu’elle définit comme un projet « émancipateur » : tenter de vivre de son écriture. L’héritage qu’elle perçoit à la mort de son père, en 1890, lui permet de se lancer dans deux aventures d’édition qu’elle commence l’année suivante : la publication de la revue Nuevo Teatro Crítico (« nouveau théâtre critique », 1891-1893), dont elle assure à elle seule le travail de rédaction, d’édition, d’administration et de distribution, et celle de ses Obras Completas (« œuvres complètes », 1891-1921) en huit volumes. Par ailleurs, afin de diffuser le « féminisme européen », elle commence à publier dès 1892 la Biblioteca de la Mujer (« bibliothèque de la femme »), une collection qui atteint 12 volumes. Dès les années 1850, Margarita Pérez de Celis (1840 ? -1882) dirige El Pensil de Iberia (« le paradis d’Ibérie », 1857), une publication qui diffuse la doctrine du socialisme utopique et qui sera interdite par les autorités.

À la fin des années 1880, la situation est particulièrement délicate pour les femmes libres-penseurs. Jusque-là village des faubourgs de Barcelone, Gracia devient le lieu de résidence de nombreuses éditrices de journaux opposées à la monarchie et à l’Église catholique, et membres de la franc-maçonnerie. Leurs journaux sont fermés à plusieurs reprises. La républicaine Ángeles López de Ayala* est la grande promotrice du féminisme en Catalogne durant ces années-là, tout comme Amalia Domingo Soler (1885-1909) et l’anarchiste Teresa Claramunt* (Soledad Gustavo), avec lesquelles elle fonde El Progreso (« le progrès », 1891, 1896-1901), qui défend l’éducation laïque, ainsi que, quelques années plus tard, le journal El Gladiador (« le gladiateur », 1906-1909).

La première école de bibliothécaires est fondée en 1915 à Barcelone. En Catalogne, Francesca Bonnemaison (1872-1949) crée, en 1909, une bibliothèque qui fonctionne encore, la Biblioteca Popular de la Mujer (« bibliothèque populaire de la femme »), afin d’améliorer le niveau culturel des travailleuses. Dans le monde de la production de livres, le personnage de la viuda (« veuve »), qui hérite de l’affaire de son époux et peut la gérer légalement, est encore bien présent dans l’imprimerie du XIXe siècle. Si, auparavant, il s’agissait d’un simple héritage, des femmes travaillent désormais comme typographes et, en 1865, s’ouvre à Madrid un établissement typographique dirigé par une femme, qui a pour but d’enseigner et de donner un nouveau travail aux femmes. Dès 1830, certaines tiennent aussi des librairies.

Carmen SIMÓN PALMER

ÉDITRICES DE PRESSE [Monde hispano-américain XIXe siècle]

L’émancipation des anciennes colonies américaines par rapport à l’Espagne et la naissance d’une série de pays indépendants impliquent des transformations dans le travail des femmes de l’élite intellectuelle. La revendication de l’identité nationale et de l’identité féminine et le souhait d’une meilleure éducation pour toutes les femmes les conduisent à entreprendre des tâches de création littéraire, mais aussi de gestion des publications. La possibilité qui leur est donnée de diriger légalement des entreprises est favorable à leur liberté. Plusieurs d’entre elles s’exilent en raison de l’implication politique des hommes de leur famille.

En Argentine, Petrona Rosende de Sierra (1787-1862 ?), d’origine uruguayenne, peut être considérée comme la pionnière de la presse féminine, en tant que directrice de La Aljaba (1830), une publication de courte durée dans laquelle elle insiste sur la nécessité que les femmes accèdent à l’éducation. Rosa Guerra* fonde quant à elle la revue La Camelia, avec pour devise « Liberté et non licence : égalité entre les deux sexes », mais elle en arrête la publication en raison des railleries qu’elle suscite et la réédite sous un autre titre : La Educación (1852). Parmi les auteures argentines contraintes à l’exil, Juana Manuela Gorriti*, émigrée en Bolivie, est la promotrice d’un célèbre salon littéraire à Lima, où elle fonde la revue La Alborada. Juana Paula Manso*, émigrée à Montevideo puis au Brésil, fonde et dirige l’hebdomadaire Jornal das Senhoras (1851), avec pour projet d’éduquer la femme et d’en finir avec le racisme. Plus tard, à Buenos Aires, elle édite la revue Álbum de Señoritas (1854). Sous la présidence de Sarmiento, elle crée 34 écoles comportant des bibliothèques publiques. Le mouvement socialiste et anarchiste est représenté par Pascuala Cueto (1877-1933), qui édite à Morón, dans la région de Buenos Aires, la revue El Adelanto (1897). Mais La Voz de la Mujer, publication fondée et écrite par des femmes hispano-américaines et espagnoles, sous-titrée Periódico Comunista-Anarquico (1896-1897), est l’une des plus incendiaires. Dès le début du XXe siècle apparaissent de nouvelles éditrices militantes au plan politique, comme Carolina Muzilli (1889-1917), fondatrice de Tribuna Femenina, María Abella de Ramírez (1863-1926), qui défend la libre-pensée, ou Belén Sarraga*, qui dirige à Montevideo le quotidien El Liberal (1908-1910).

Au Pérou, Clorinda Matto de Turner (pseud. Carlota Dumont, 1854-1909), journaliste et dramaturge, fonde la revue El Recreo (1876) et, fin 1883, se rend à Arequipa en tant que rédactrice en chef du journal La Bolsa. En 1889, elle prend la direction de l’hebdomadaire le plus important du pays, El Perú ilustrado, mais la publication d’un récit contre l’Église catholique de Henrique Coelho Netto, Magdala, lui vaut d’être excommuniée en 1893. Elle renonce alors à son poste, crée avec ses frères sa propre imprimerie, La Equitativa, et publie le bi-hebdomadaire Los Andes, d’où elle défend le gouvernement d’Andrés A. Cáceres. Mais, à l’arrivée au pouvoir en 1895 de Nicolás de Piérola, les soldats détruisent l’imprimerie. Elle part alors pour Buenos Aires où elle édite, presque jusqu’à sa mort (1909), la revue Búcaro Americano (1896), organe officiel de la Sociedad proteccionista intelectual.

Au Mexique paraissent plusieurs publications éditées et rédigées par des femmes, comme Concepción García y Ontiveros et Laureana Wright (1842-1898). Au XXe siècle paraît La Mujer Mexicana, Revista Mensual Consagrada a la Evolución y Perfeccionamiento de la Mujer Mexicana (1904-1907), une synthèse des revues antérieures.

En Colombie se distingue particulièrement la figure de Soledad Acosta de Samper*, une écrivaine qui fonde et dirige plusieurs journaux et revues adressés, entre autres, à la femme et à la famille : La Mujer (1878-1881), El Domingo de la Familia Cristiana (1889-1890). Bien que ces publications soient ouvertes à toutes les écrivaines contemporaines, S. Acosta de Samper en est souvent l’unique éditrice, directrice et rédactrice à la fois.

À Cuba, Gertrudis Gómez de Avellaneda* fonde, lors de son séjour à La Havane, l’Álbum Cubano de lo Bueno y lo Bello (1860), revue bimensuelle dans laquelle collaborent les grands auteurs lyriques de l’époque, mais qui cesse bientôt. Domitila García (1847-1937) fonde El Céfiro à Camagüey (1886) et dirige la première Académie de femmes typographes et relieuses de Cuba (1891).

Carmen SIMÓN PALMER

ÉDITRICES ET IMPRIMEURES [Pays-Bas XVIIe-XVIIIe siècle]

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, le nord des Pays-Bas compte des centaines d’imprimeurs et de libraires, dont 7 à 8 % de femmes, veuves dans la plupart des cas. Bien qu’à l’époque les femmes n’aient généralement pas le droit de gérer leur propre entreprise, les veuves d’imprimeurs ou de libraires peuvent exercer la profession de leur mari défunt jusqu’à ce qu’un remplaçant soit trouvé. En pratique, elles restent souvent en activité aux côtés de leurs enfants devenus adultes. Des femmes mariées et leurs filles – mariées ou célibataires – peuvent également travailler dans l’édition. L’activité des femmes concerne tous les aspects de l’industrie du livre, sauf le travail physiquement éprouvant de la presse manuelle. Certaines d’entre elles sont typographes, correctrices, trieuses de feuilles imprimées, illustratrices, vendeuses dans les librairies ou colporteuses de tracts et de journaux. Les veuves restent actives pour pourvoir à leur subsistance. Il y a également une politique de tolérance envers les filles d’imprimeurs et envers les femmes célibataires sans contacts dans le métier, que les maires autorisent à devenir membres de la guilde.

L’exemple le plus connu d’une femme à succès dans les métiers du livre est celui de Machteld Van Wouw, à La Haye, en activité de 1622 à 1661. Imprimeuse officielle des États généraux des Pays-Bas, elle finance l’édition de la première traduction de la Bible en néerlandais, la traduction officielle du synode de Dordrecht (Statenbijbel, 1637), et meurt très fortunée. Très riche également, Susanna Veselaer (Amsterdam 1671-1684) fait imprimer des bibles pour le marché anglais et, en coopération avec l’imprimeur Joseph Athias, toutes sortes de publications religieuses. Elle entretient des contacts avec deux veuves de libraires d’origine anglaise : Mercy Arnold et Abigael May. Hendrickje Blaeuw (Amsterdam 1692-1717) publie en vingt-cinq ans pas moins de 350 livres portant sur des sujets très divers. De même, Hester De Weer (Amsterdam 1678-1703) est très productive avec plus de 170 éditions, dont – en coopération avec d’autres éditeurs – le Journal des Sçavans. Katharina Lescailje (Amsterdam 1679-1711) est un exemple célèbre de fille d’imprimeur ayant repris la maison d’édition de son père. Sa librairie est un lieu de rencontre pour les auteurs, du fait de son intense activité dans les lettres. Elle compose et traduit des œuvres théâtrales d’origine française en néerlandais. Maria Sibylla Merian* et ses deux filles, Johanna et Dorothea Merian, acquièrent une réputation mondiale en tant qu’entomologistes. Dans leur magasin, situé à Amsterdam, elles vendent leurs ouvrages sur les insectes ornés de magnifiques couleurs. Autre cas particulier, celui d’Antoinette Bourignon, qui, après de mauvaises expériences avec des imprimeurs, installe dans son appartement, à Amsterdam, et plus tard à Husum, une presse sur laquelle elle fait imprimer, pendant les années 1669-1674, ses écrits mystico-piétistes en français, allemand et néerlandais.

Ce n’est qu’une sélection parmi beaucoup d’autres femmes imprimeures-libraires-éditrices aux Pays-Bas, où l’impression et le commerce du livre constituent une longue et prestigieuse tradition.

Piet VERKRUIJSSE

ÉDITRICES, LIBRAIRES, DOCUMENTALISTES DANS LE MOUVEMENT DES FEMMES [Italie depuis 1970]

C’est au milieu des années 1970 que commencent à ouvrir en Italie des librairies inspirées de celle des femmes à Paris, encore en activité aujourd’hui à Florence, Milan, Bologne et Carbonia (Sardaigne). De même, les Edizioni delle donne (1974-1982) de Rome prennent pour modèle leur homologue française. L’éditrice d’écrits de femmes la plus importante en Italie est Laura Lepetit (1932), qui fonde les éditions La Tartaruga, à Milan, en 1975. C’est à la même époque que les premiers périodiques féministes autonomes font leur apparition en Italie, avec tout d’abord Effe (1972-1983), initialement dirigé par Adele Cambria*, puis de manière collective. Certes, le mensuel Noi donne (« nous les femmes »), qui paraît encore aujourd’hui, existe déjà depuis 1937, mais à Paris, où il a été créé par des antifascistes émigrées. En 1945, il devient l’organe de l’Union des femmes italiennes (UDI), puis devient autonome dans les années 1990. Le mensuel DWF – Donna Woman Femme (1975) fait également partie des revues qui perdurent. L’un des premiers numéros est consacré à la thématique « Femme et recherche scientifique », qui sera reprise par la Coordination nationale de femmes de science (1979) et par Ipazia, communauté scientifique de femmes à l’origine du livre Autorità scientifica, autorità femminile (« autorité scientifique, autorité féminine », 1992). En 1978 débute le Quotidiano donna, supplément du Quotidiano dei Lavoratori (« quotidien des travailleurs »), qui possède des rédactions dans plusieurs villes. Sottosopra (« sens dessus dessous ») désigne une série de documents politiques publiés occasionnellement par la Libreria delle donne de Milan. En 1983 paraît un Sottosopra Verde intitulé Più donne che uomini (« plus de femmes que d’hommes »), qui suscite un vaste débat et conduit à la création de la communauté philosophique Diotima, à l’initiative de Chiara Zamboni, Luisa Muraro* et Adriana Cavavero, à Vérone.

Fruit d’une collaboration entre la Libreria delle donne de Milan et la Biblioteca delle donne de Parme, la publication trimestrielle Via Dogana présente une réflexion sur les livres à partir de l’idée : « Une femme l’a dit pour moi avant moi. » Les thèmes proposés sont divers, avec « La politique est la politique des femmes » en 1991, « Se libérer du pouvoir » en 1997, « Le Dieu des femmes » en 2000… À Rome, de 1981 à 1991, des femmes engagées et intéressées par l’histoire, la littérature et la psychanalyse élaborent la revue Memoria. En 1987, Lea Melandri prend la direction du trimestriel Lapis, Percosi della riflessione femminile (« Lapis, parcours de la réflexion féminine », 1987-1997), et elle fonde avec d’autres femmes, à Milan, la Libera università delle donne (« libre université des femmes »), encore active. C’est également en 1987 que l’université des femmes Simone-de-Beauvoir ouvre, à Brescia. De 1989 à 1993 paraît Madrigale, Trimestriale di politica e cultura delle donne, édité par Lo Specchio di Alice, une association créée à Naples en 1984. Parmi les revues encore publiées aujourd’hui se trouvent Leggere Donna (« lire femme », 1980), un mensuel créé par Luciana Tufani, également éditrice depuis 1996, le périodique Foglio del paese delle donne (« journal du pays des femmes », 1987), à Rome, et le trimestriel sur les livres Leggendaria (« légendaire », 1997), descendant d’un supplément de Noi donne.

Par ailleurs, des centres de documentation et des bibliothèques, parfois issus de la transformation des librairies des femmes, voient le jour à partir des années 1980. Le Centre de documentation de Bologne, fondé par Raffaella Lamberti et d’autres membres de l’association Orlando en 1982, donne vie à la Biblioteca italiana delle donne, gérée avec l’aide de la municipalité. Au même moment apparaît le réseau Lilith, qui recueille, diffuse et valorise la documentation et l’information sur la mémoire, la politique, la culture et la recherche des femmes. La première étape en est le Séminaire international des centres de recherche et de documentation, reçu à Milan en 1981 par le Centre d’études historiques sur le mouvement de libération de la femme en Italie, devenu Fondation Elvira-Badaracco en 1994. Un catalogue collectif est publié depuis 1990. L’Association nationale du réseau informatif Lilith est créée en 1993 et son site Web est inauguré en 1996 sur le serveur Donne di Bologna.

Clara JOURDAN

ÉDITRICES POLONAISES ÉMIGRÉES [XXe siècle]

La Seconde Guerre mondiale finie, de nombreux Polonais refusent – ou sont dans l’impossibilité – de rentrer en Pologne, désormais sous régime communiste. Parmi eux se trouve une partie de l’élite intellectuelle du pays. Les maisons d’édition polonaises se multiplient alors à l’étranger, considérant que leur mission est d’assurer la liberté d’expression et de la presse. Oficyna Poetów i Malarzy (« presse des poètes et des peintres »), fondée à Londres en 1950 par Krystyna Bednarczyk (1923) et son époux, publie plus de 2 000 livres, dont ceux de grands écrivains polonais tels que Czeslaw Miłosz, Tadeusz Różewicz ou Maria Dąbrowska*. Cette maison d’édition spécialisée en poésie et essais critiques sur la peinture publie également la revue trimestrielle Oficyna Poetów (« presse des poètes »). La poétesse K. Bednarczyk, spiritus movens de cette maison d’édition réputée, contribue également à la diffusion de la culture polonaise en tant que présidente de l’Association des écrivains polonais à l’étranger à partir de 2005.

À Paris, sur l’île Saint-Louis, dans les années 1947-1994, la librairie polonaise Libella, créée par Zofia Romanowiczowa* et son époux, fait découvrir aux Parisiens plusieurs éminents écrivains polonais. Également maison d’édition avec une quarantaine d’ouvrages publiés, dont les écrits de Z. Romanowiczowa, Libella est un lieu de rencontre pour les intellectuels polonais vivant à Paris. Les Romanowicz y organisent des rencontres avec les auteurs des livres qu’ils publient. Également propriété des Romanowicz, la galerie Lambert, située à côté de la librairie, constitue un véritable salon pour les artistes polonais.

Justyna ZYCH

EDMOND, Lauris [DANNEVIRKE 1924 - WELLINGTON 2000]

Poétesse néo-zélandaise.

Ce n’est qu’en 1963 que les ambitions littéraires de Lauris Edmond, mère de famille, l’amenèrent à préparer une licence à l’université du Waikato à Hamilton, suivie d’une maîtrise à l’université Victoria à Wellington. Elle se révéla au public à l’âge de 51 ans, avec son recueil de poèmes In Middle Air (« en plein ciel », 1975), qui fut récompensé par le prix Pen Best First Book. La poétesse reçut également le prestigieux prix Katherine-Mansfield*, grâce auquel elle fit un séjour en France à Menton en 1981, et le Commonwealth Poetry Prize, en Nouvelle-Zélande en 1985. Le titre de docteur honoris causa lui fut de surcroît décerné, ainsi que celui d’officier OBE (Order of the British Empire) en 1986. Bien qu’elle critique la femme réduite au statut de mère, comme dans Autobiography (1994), et que son œuvre fasse partie d’une tradition poétique néo-zélandaise féminine émergente, L. Edmond refuse le label « féministe ». De 1977 à 1983, elle explore la joie de l’instant dans The Pear Tree (« le poirier », 1977), Salt from the North (« le sel du Nord », 1980), Seven (1980) et Catching It (« en capturant », 1983), qui est inspiré par son séjour à Menton. Ces poèmes illuminent le train-train quotidien, tout en exaltant le sentiment d’aliénation et de solitude, présent dans l’élégie Wellington Letter (1980). Après High Country Weather (« le temps du haut pays », 1984) s’ensuivent Seasons and Creatures (1986), Summer near the Arctic Circle (« un été près du cercle polaire arctique », 1988), Hot October (« un octobre chaud », 1989), Bonfires in the Rain (« feux sous la pluie », 1991), The Quick World (« le monde rapide », 1994), Five Villanelles (« cinq villanelles », 1992), Scenes from a Small City (« scènes d’une petite ville », 1994), A Matter of Timing (« choisir le bon moment », 1996) et Carnival of New Zealand Creatures (« le carnaval des créatures de Nouvelle-Zélande », 2000). La langue poétique de L. Edmond est marquée par la simplicité, la discrétion, et la lucidité ; son ton amusant et énergique a rendu son œuvre célèbre hors des cercles académiques et littéraires, faisant d’elle l’un des personnages principaux sur la scène littéraire et culturelle néo-zélandaise. Late Song (« chant tardif », 2000) est son dernier recueil, publié à titre posthume.

Claudia DUPPE

ARVIDSON K., « Affirming lucidity, Edmond’s wisdom poetry », in New Zealand Books 6.4, oct. 1996 ; SWANN J., « The separate self : Wholeness and continuity in Lauris Edmond’s poetry », in Journal of New Zealand Literature, no 8, 1990 ; WILSON J., « The art of Lauris Edmond », in CRNLE Reviews Journal, no 2, 1989.

EDROZA-MATUTE, Genoveva (dite Aling BEBANG) [MANILLE 1915 - CUBAO 2009]

Écrivaine philippine.

Dans son enfance, Genoveva Edroza-Matute est traumatisée par l’interdiction de parler sa langue maternelle à l’école, l’anglais étant la seule langue admise avant l’indépendance. Elle décide alors d’étudier le tagalog à l’Université Santo Tomás, où elle obtient une maîtrise de tagalog et enseigne en premier cycle universitaire à la fin des années 1930. Elle obtient ensuite son doctorat dans cette même université puis enseigne dans différentes écoles pendant quarante-six ans. Dans les années 1950, elle écrit des pièces de théâtre pour la radio, puis des nouvelles et des romans, dont Kuwento ni Mabuti (« histoire de Mabuti », 1951), Paglalayag sa Puso ng Isang Bata (« voyage dans le cœur d’un enfant », 1955) et Parusa (« punition », 1961), qui ont chacun obtenu le premier prix du Palanca Awards. L’écrivaine a reçu de nombreuses autres récompenses, dont le prix du Centre culturel des Philippines en 1992 pour « sa contribution précieuse à encourager les modèles d’écriture des nouvelles en tagalog et à construire une identité nationale à travers la promotion active du filipino ». En 2005, Gloria Macapagal-Arroyo, la présidente des Philippines de l’époque, lui a remis le prix du Lifetime Achievement. Ses nouvelles sont lues par des millions de Philippins.

Elisabeth LUQUIN

15 piling sanaysay : Kasayan, pag-aaral at pag-sulat ng sanaysay, Quezon City, Bede’s Pub. House, 1984 ; Ang kanilang mga sugat, Mandaluyong City, Anvil, 1992 ; Ako’y isang tinig : Katipunan ng mga piling maiikling katha at sanaysay (1952), Diliman, Quezon City, University of the Philippines Press, 1996 ; Babae at iba pang mga kwento, Quezon City, New Day, 1998 ; May isang panahon : Mga kuwento, sanaysay, tula, Diliman, Quezon City, UP Press, 2001.

LÉDUCATION DES FEMMES [États-Unis XVIIe-XXIsiècle]

Comme dans les autres pays occidentaux, les femmes se sont longtemps vu refuser l’accès à l’éducation aux États-Unis. Établi dès 1635 dans le Nouveau Monde, le système d’écoles publiques n’est pas conçu selon un modèle égalitaire. Seuls les quakers croyaient en la nécessité d’instruire les filles séparément des garçons et avec une insistance sur les tâches domestiques. Ils sont également les premiers à enseigner aux Noirs. Même en 1789, date officielle de l’établissement du gouvernement constitutionnel, alors que les deux sexes doivent recevoir une éducation, les femmes ne sont admises à l’école que d’avril à octobre. Si la révolution, en faisant d’elles les « mères de la République », change quelque peu les choses, la question de leur infériorité et donc de la nécessité de leur instruction se pose encore et toujours.

Les premières avancées

En 1828-1829, l’éducation des femmes connaît un tournant décisif grâce au militantisme de Frances Wright (1795-1852), qui, à l’instar de la Britannique Mary Wollstonecraft*, proteste contre l’injustice sociale de l’éducation payante et la tradition qui maintient les filles dans une position d’infériorité. Elle donne de nombreuses conférences dans le pays, souvent devant un public d’ouvriers. Au milieu du XIXe siècle, l’instruction obligatoire publique, puis gratuite, est progressivement mise en place par les divers États de la fédération. À cette époque, les filles sont presque aussi nombreuses que les garçons à fréquenter les bancs de l’école, dans des classes séparées ou mixtes. Mais la coexistence ne transforme pas forcément les relations entre les sexes.

Emma Willard (1787-1870) fait évoluer la pédagogie et la formation des enseignants. Fondé en 1833 par des presbytériens, l’Oberlin College, dans l’Ohio, est le premier établissement d’enseignement supérieur à accepter des femmes, puis des Noirs en 1834. En 1837, Mary Lyon (1797-1849) fonde le premier établissement universitaire pour femmes, Mount Holyoke College. De nombreuses pionnières créent ainsi des réseaux de formatrices et ouvrent des écoles spécialisées, qui deviennent des universités. En outre, en ouvrant le marché du travail en général et en créant un besoin d’enseignants en particulier, les guerres accélèrent considérablement la promotion de l’éducation des filles aux États-Unis.

La convention de Seneca Falls, les 19 et 20 juillet 1848 dans l’État de New York, fait beaucoup évoluer les mentalités : construite sur le modèle de la Déclaration d’indépendance, la Déclaration de sentiments qui en résulte affirmait le droit pour les femmes d’accéder au statut plein et entier de citoyenne des États-Unis d’Amérique. Après cet événement capital et symbolique, les femmes gagnent d’autres victoires en matière d’éducation. Ainsi, en 1877, Helen Magill White (1853-1944) devient la première femme à obtenir un doctorat aux États-Unis. Dès 1880, les femmes représentent 60 % des instituteurs. Malgré les récriminations de certains spécialistes, à la fin du XIXe siècle, l’enseignement secondaire tend lui aussi à la mixité, et au début du siècle suivant, jeunes filles et jeunes hommes suivent ensemble ses cours. Pendant ce temps, influencés par les théories de grands penseurs de la cause noire tels que Booker T. Washington et W. E. B. Du Bois, des établissements tels que le Spelman College ou l’Howard University contribuent à l’accueil des femmes noires. Mais l’université ne concerne encore qu’un très petit nombre de femmes. En 1910, celles-ci représentent 39 % des étudiants du niveau équivalant à la licence et 20 % du personnel universitaire enseignant. En 1920, lorsque le droit de vote leur est enfin accordé, les femmes voient leur place dans la société se consolider.

Le féminisme des années 1960

En 1945, la prestigieuse faculté de médecine de Harvard accepte une femme pour la première fois. Les contestations des années 1960, en particulier le mouvement pour l’égalité des droits et les revendications féministes qui s’en inspirent, font voler en éclats méthodes et contenus pédagogiques génériquement déterminés et ouvrent davantage aux enseignantes les postes à responsabilité. En 1954, l’arrêt de la Cour suprême Brown versus Board of Education abolit la ségrégation raciale dans les écoles. En 1964, le Civil Rights Act met en place une législation qui interdit aux employeurs et aux établissements scolaires toute discrimination en matière d’embauche ou d’admission sur la base de caractéristiques telles que la race, l’origine nationale, la religion ou le sexe. L’instauration d’une politique de discrimination positive, ou Affirmative Action, concernant les minorités et les femmes, accélère la dynamique de diversité. Pressions législatives, vigilance constante, relecture des manuels et même retour à des mots d’ordre anti-mixité représentent les dernières avancées – non dénuées de contradictions parfois – que provoque cette génération de militantes. À cette époque, il existe quelque 300 établissements universitaires pour femmes ; ils sont une cinquantaine dans les années 2010, attachés à leur statut non mixte, qui donneraient aux femmes un meilleur accès à la connaissance et à la réussite professionnelle.

C’est en 1972, avec l’amendement concernant l’éducation, plus connu sous le nom de Title IX, que la discrimination sexuelle est interdite dans tout programme éducatif bénéficiant d’un financement fédéral. Patsy Mink (1927-2002), membre du Congrès des États-Unis, rédige ce texte en souvenir du combat qu’elle a dû mener au cours de ses études pour obtenir son diplôme universitaire. En 1980, le taux d’inscription des femmes à l’université rattrape celui des hommes.

Les Amérindiennes et les femmes d’origine asiatique

Les femmes amérindiennes subissent, au XIXe siècle, les politiques d’assimilation au sein d’un système éducatif qui a pour finalité de diluer leurs particularités culturelles. Avec le « Field Matron program » (1890-1938), on s’efforce même de les transformer en parfaites ménagères. Mais elles résistent et, comme leurs consœurs noires, bénéficient de la politique de discrimination positive.

Les femmes d’origine asiatique se tournent de plus en plus vers l’enseignement supérieur, même si subsistent des différences notables avec les hommes en études doctorales. Il faut ici faire une distinction entre les étudiantes d’origine chinoise, qui doivent lutter contre des conceptions très traditionnelles de l’éducation des femmes, et les étudiantes d’origine japonaise, qui souffrent de discrimination pendant et après la Seconde Guerre mondiale.

À l’aube du XXIe siècle

En 1996, le Virginia Military Institute est contraint de devenir mixte par la Cour suprême. Les chiffres (résultats, fréquentation des établissements d’enseignement supérieur, diplômes obtenus) montrent que les femmes ont largement rattrapé leur retard par rapport aux hommes : en 2007, selon les données du Census Bureau, chargé du recensement, le pourcentage de femmes de 25 à 29 ans ayant obtenu un diplôme de niveau licence ou plus était de 33 %, alors qu’il était de 26 % pour les hommes. Cependant, comme dans les autres pays occidentaux, les inégalités de traitement demeurent, en particulier en ce qui concerne les matières scientifiques et l’environnement scolaire, où elles sont parfois victimes de l’agressivité des garçons et potentiellement démotivées en fin de secondaire. Cela se répercute sur les carrières et les salaires : si les femmes représentent 50,8 % de la population américaine selon l’estimation 2005-2007 du Census Bureau, elles restent peu nombreuses à obtenir un poste de professeur titulaire à l’université ou à accéder à des fonctions de direction ; en outre, leurs rémunérations restent inférieures de 25 à 30 % en moyenne à celles des hommes. Le « plafond de verre » ralentit toujours leur ascension, malgré les législations, l’évolution des mentalités et les compétences acquises.

Isabelle VAN PETEGHEM-TRÉARD

EDWARDS, Amelia BLANFORD [LONDRES 1831 - WESTON-SUPER-MARE 1892]

Romancière, journaliste et égyptologue britannique.

Michel REMY

EDWARDS, Gale [1954]

Metteuse en scène australienne.

Gale Edwards a travaillé avec les metteurs en scène internationaux les plus réputés. Elle est connue pour son aptitude à diriger des drames et des comédies, des pièces de théâtre classique actualisé et des comédies musicales de grande ampleur, ainsi que pour avoir exploré de nouvelles tendances. Elle est la première Australienne à avoir fait de la mise en scène à la Royal Shakespeare Company. C’est à Energy Connection, compagnie de théâtre pour la jeunesse d’Adélaïde, que G. Edwards commence sa carrière. De 1986 à 1989, elle est metteuse en scène associée au Théâtre d’État, en Australie du sud, et elle travaille avec toutes les compagnies théâtrales importantes d’Australie. À l’international, elle est pendant plusieurs années la principale collaboratrice d’Andrew Lloyd Webber. Elle dirige, en 1996, la reprise londonienne de Jesus Christ Superstar, et l’enregistrement du spectacle lui vaut un Emmy Award en 2001. Elle participe à l’écriture de la comédie musicale Whistle Down The Wind, qu’elle met en scène dans le West End. Elle fait aussi de la mise en scène à la Royal Shakespeare Company et à la Shakespeare Theatre Company (Washington DC). Pendant un an, elle est metteuse en scène associée de Trevor Nunn pour Les Misérables à Broadway, puis elle met en scène la production qui se joue pendant quatre ans en Australie. Quelques-unes de ses réussites les plus acclamées sont la version originale de The Boy from Oz and Eureka (Festival de Melbourne), Jerry Springer the Opera pour l’Opéra de Sydney et God of Carnage pour la Compagnie de théâtre de Sydney. La première de sa production Snow on Mars a eu lieu en 2011 au Festival de Sydney.

Alison CROGGON

EDWARDS, Sian [WEST CHILTINGTON 1959]

Chef d’orchestre britannique.

Sian Edwards a commencé l’étude du piano à 7 ans et le cor à 11. Elle découvre la direction d’orchestre dans le jazz band du collège de jeunes filles dont elle est l’élève. Elle obtient son diplôme du Royal Nothern College of Music de Manchester dans la classe de cor, avant de prendre à Londres des cours privés de direction avec Sir Charles Groves et Norman Del Mar. Puis elle se perfectionne aux Pays-Bas avec Neeme Järvi et, après avoir étudié le russe à cette seule fin, elle se rend en Union soviétique pour travailler avec Ilya Musin au Conservatoire de Leningrad, de 1983 à 1985. Elle remporte en 1984 le Concours international de Leeds et commence à se produire avec les principaux orchestres britanniques. Elle fait ses débuts dans le répertoire lyrique en 1986, recommandée par Simon Rattle, au Scottish National Opera dans Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Kurt Weill, et dirige l’année suivante La Traviata de Giuseppe Verdi au Festival de Glyndebourne. En 1988, invitée au Covent Garden de Londres, elle est la première femme à diriger The Knot Garden de Sir Michael Tippett ; en 1989-1990, elle ouvre la saison avec Rigoletto de Verdi, et se rend aux États-Unis. En 1990, avec Le Joueur de Serge Prokofiev, elle fait ses débuts à l’English National Opera dont elle devient la directrice musicale en 1993. Deux ans plus tard, elle est chef invitée aux États-Unis, en Australie, et dans toute l’Europe, dirigeant notamment à Paris la création mondiale de Clara de Hans Gerfors à l’Opéra-Comique. En 2005, elle retourne en Angleterre sur l’invitation du City of Birmingham Symphony Orchestra. « Tout est allé si vite, dit-elle, que je n’ai pas eu le temps de planifier les choses. »

Bruno SERROU

EFIMENKO, Aleksandra IAKOVLEVNA (née STAVROVSKAÏA) [VORZOUGA, RÉGION D’ARKHANGELSK 1848 - LOUBOTCHKA, RÉGION DE KHARKIV 1918]

Historienne et ethnographe russe et ukrainienne.

Née dans une modeste famille de fonctionnaires, Aleksandra Stavrovskaïa doit travailler comme préceptrice pour subvenir aux besoins de sa famille. Elle épouse en 1870 Petr Efimenko, étudiant ukrainien exilé, avec qui elle a cinq enfants. Ses recherches sur l’ethnographie et l’histoire des peuples du Nord, effectuées dans les archives et les bibliothèques d’Arkhangelsk, l’amènent à écrire de nombreux articles, qu’elle publie dans les revues Znanie (« savoir ») et Sbornik Materialov ob Arteljax v Rossii (« recueil de documents sur les artels en Russie »). En 1872, les époux Efimenko se voient accorder le droit de quitter le Nord pour aller dans des régions plus clémentes. Après un bref séjour à Voronej, puis à Samara, ils s’installent en Ukraine, à Tchernigov (auj. Tchernihiv) et enfin à Kharkov (auj. Kharkiv), en 1879. Dès lors, la vie de l’historienne est fortement liée à sa terre d’adoption. Elle devient membre de l’association historique et philologique de l’université de Kharkov, organise un cercle d’historiens, intervient dans tous les congrès archéologiques russes, contribue à l’organisation de la bibliothèque nationale et donne des cours et des conférences. Après avoir publié en 1881 un recueil d’articles sur les philosophes et les écrivains ukrainiens, elle fait paraître à Kiev, quinze ans plus tard, Istorija ukrainskogo narodu (« histoire du peuple ukrainien ») et un Ėlementarnyj učebnik russkoj istorii (« cours élémentaire d’histoire russe »). Une version russe paraît à Saint-Pétersbourg en 1905. De 1907 à 1917, A. Efimenko séjourne de nouveau en Russie et dispense des cours sur l’histoire de l’Ukraine aux Cours supérieurs féminins Bestoujev à Saint-Pétersbourg. En 1910, elle devient la première femme de Russie docteure honoris causa en histoire. Après la révolution d’Octobre, elle revient vivre avec sa fille en Ukraine et continue à travailler et à enseigner à l’école. Elle meurt assassinée.

Évelyne ENDERLEIN et Anna ROMANENKO

EFIMERIS TON KYRIÔN, « JOURNAL DES DAMES » [Grèce XIXe-XXe siècle]

La parution du premier périodique purement féministe du XIXe siècle grec marque la fin de la phase préféministe de la presse féminine. L’Efimeris ton Kyriôn (« journal des dames ») a circulé pendant trente ans partout où il y avait un lectorat grec. Il fut publié comme hebdomadaire de mars 1887 à décembre 1907 (numéros 1 à 938) et tous les quinze jours de janvier 1908 à novembre 1917 (numéros 939 à 1106). La dernière année il ne parut pas régulièrement. Sa rédactrice en chef était Callirhoé Parren* qui était journaliste et écrivaine et dirigea le premier courant féministe de Grèce. L’Efimeris ton Kyriôn réussit là où les publications féminines antérieures avaient échoué. Il obtint un succès éditorial qui assura à la publication une longévité sans exemple à l’époque. Une statistique du ministère de l’Intérieur pour l’année 1892 le place au deuxième rang des revues (5 000 exemplaires) juste après le Romios de Georgios Souris (6 000 exemplaires), tandis que le premier quotidien, l’Akropolis, vendait 10 000 exemplaires par jour. La revue était rédigée exclusivement par des femmes et ce n’était qu’exceptionnellement, principalement pendant la deuxième période, que des noms masculins d’écrivains importants, comme Kostis Palamas, Grigorios Xénopoulos et d’autres, font leur apparition dans ses colonnes, ce qui confirme le prestige de la publication. Bien que C. Parren ait commencé avec un nombre réduit de collaboratrices, elle fut rapidement entourée par un comité de rédaction plus large constitué principalement par des institutrices, des journalistes et des poétesses. L’Efimeris ton Kyriôn fut soutenu par des femmes de toutes les classes de la société et de tous les âges. On rencontre parmi les collaboratrices les enseignantes, écrivaines et poétesses les plus illustres de la période, ainsi que des femmes de familles connues (Sapho Léontias, Calliope Kehaya, Agathoniki Antoniadou, Florentia Foundoukli, Krystallia Chrysovergi, Arsinoé Papadopoulou et Alexandra Papadopoulou*, Myrtiotissa*, Irini l’Athénienne (Irini i Athinea), Avra Theodoropoulou, Sophia Schliemann, Maria G. Mavrokordatou, Euphrosyne Th. Zarifi). C. Parren, dans sa revue, luttait, entre autres, pour l’amélioration de l’éducation des femmes (enseignement secondaire pour toutes, création d’écoles techniques, entrée des femmes à l’Université), la revendication du droit au travail – elle soulignait la valeur du travail salarié pour les filles de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie –, l’éveil politique de la femme (avec les revendications pour les droits civiques et seulement indirectement pour le droit de vote), ainsi que le développement de l’action humanitaire des femmes. Elle se battait également pour l’amélioration de la condition de la femme au sein de la famille (lutte contre l’exploitation économique, l’oppression sexuelle et la violence familiale) et pour l’abolition de l’institution de la dot.

L’Efimeris ton Kyriôn ouvrit aussi ses colonnes à un grand nombre de femmes, renforçant ainsi leur expression journalistique et, également, littéraire. Dès la première année de sa parution, la publication organise un concours de nouvelles féminines. On trouve publiées dans ses pages de nombreuses œuvres littéraires dues à des femmes (de Marietta Betsou, Marika Pipiza, F. Foundoukli, A. Antoniadou, K. Chrysovergi, Virginia Evangelidou, d’A. Papadopoulou et d’autres). Parmi ces créatrices se trouve C. Parren ; elle fit paraître dans la revue l’ensemble de son œuvre littéraire, qui compte les premiers romans féministes du pays. La revue contribua de façon significative à déculpabiliser l’écriture chez les femmes, ce qui accrut le nombre de celles qui se consacraient aux lettres. Cela provoqua, durant les années 1890, des réactions violentes de la part de l’establishment masculin, réactions qui furent stigmatisées par C. Parren dans les pages de sa revue. La plus connue de ces controverses, qui se déroula dans les colonnes de la revue, opposa, en 1896, Emmanuel Roïdis, un écrivain en vue de l’époque, et C. Parren. L’opinion se partagea entre partisans et adversaires des « écrivantes » (grafousai), en fait entre partisans et adversaires de l’émancipation des femmes. Un des buts principaux de la revue semble bien avoir été d’éveiller la conscience de genre et la formation, qui en découle, d’une identité féminine collective. Pour obtenir cela, il fallait reconstituer la mémoire collective des femmes, mémoire récente et mémoire plus ancienne qui étaient passées sous silence dans l’histoire racontée par des hommes, et en même temps il fallait faire connaître les réussites de femmes étrangères illustres de l’époque. C’est ainsi que paraîtra dans la revue un grand nombre d’articles sur les héroïnes de la révolution de 1821, des impératrices de Byzance, des poétesses de l’Antiquité et des personnages féminins de la mythologie, ainsi que des portraits de Grecques ou de femmes étrangères contemporaines ou plus anciennes ayant connu la réussite. Cela fait apparaître, pour les femmes des époques anciennes, que la domination masculine est un facteur de déformation des événements historiques qui doivent être réinterprétés, tandis que, pour les femmes contemporaines, on mettra en avant un modèle positif à imiter. On voit aussi passer dans les pages de la revue toutes les informations sur le mouvement féministe en Europe et en Amérique, puisque l’Efimeris ton Kyriôn, que C. Parren l’admette ou non, pour des raisons de stratégie, était en fait l’organe officiel de l’émancipation féminine grecque. Enfin la revue fonctionnera aussi comme « instrument de rassemblement et de coordination de l’action féminine collective », lorsque, entre autres, seront réunies des milliers de signatures de femmes pour l’éducation féminine (adresse au gouvernement Trikoupis, en 1888) ou quand auront lieu des mobilisations pour l’admission de la première étudiante à l’Université (1890), ou en faveur d’une aide internationale à l’occasion de la guerre gréco-turque de 1897 – ce qui permit l’obtention d’un soutien économique et humanitaire. L’Efimeris ton Kyriôn cessa de paraître en décembre 1917, après que C. Parren eut été exilée à Hydra à cause de ses convictions royalistes par le gouvernement de Venizélos (1917-1918).

Sophia DENISSI

EFSTATHIADI, Maria [ATHÈNES 1949]

Auteure dramatique, romancière et traductrice grecque.

Entrée au théâtre en 1997, avec To aorato pou se koita (« l’invisible qui te regarde »), Maria Efstathiadi, souvent choisie par des troupes expérimentales soucieuses de monter des textes non conventionnels, n’en est pas pour autant absente des scènes institutionnalisées ni des grands festivals : Désobéissance a été joué au Kratiko Theatro Voreiou Ellados (« théâtre national de la Grèce du Nord ») en 2003 et sélectionné par la Comédie-Française en 2010 ; Démon a été mis en lecture au Festival de la mousson d’été 2010 et au studio de la Comédie-Française en février 2001, et présenté au festival d’Athènes à l’été 2011. Son théâtre suit de près la tendance de l’écriture dramatique européenne : choix de l’intériorité ; forme monologique régie par le répétitif et la fragmentation. La mémoire étant un principe structurel, le passé est parfois le seul objet du discours. Mais le voyage fragmenté dans l’espace et le temps se révèle inutile, la tentative de reconstruire la vie passée est engloutie dans un refus intérieur : le faux dialogue et le désordre disent l’incompréhensible et la détresse. Ce théâtre de la parole, inscrit dans un statut hybride, en rapport étroit avec la poésie et associé à la voix, a pour seul objectif la « quête du moi ». Ainsi, le texte To kokino xenodoheio (« l’hôtel rouge ») pourrait être qualifié de « théâtre-roman ». Basée sur ce dernier, la dernière pièce de M. Efstathiadi, Textilen, est mise en lecture en mai 2013 au théâtre de l’Atalante ; elle doit être produite à Athènes en 2013-2014. L’auteure grecque est traduite en plusieurs langues, dont le français : Gants avec mains (1996) ; Presque un mélo (2002). Elle a fait connaître en Grèce des textes de Marivaux, de Pierre Klossowski, d’Henri Michaux, d’Hugo Claus, d’Alain Robbe-Grillet (prix de la traduction 2007 pour La Jalousie), de Carole Fréchette*. Elle représente en Grèce le réseau européen TER (Traduire, Éditer, Représenter) pour la promotion des écritures théâtrales contemporaines.

Aphrodite SIVETIDOU

Désobéissance (Anypakoi, 2003), Maison Antoine-Vitez ; Gants avec mains (Gantia me heria, 1996), Paris, L’Harmattan, 2008 ; Presque un mélo (Shedon… melo, 2002), Arles, Actes Sud, 2008 ; Démon (Daimonas, 2010), catalogue de la Maison Antoine-Vitez, 2010 ; Textilen (2010), catalogue de la Maison Antoine-Vitez, 2011.

KONDYLAKI D., épilogue de Daimonas, Athènes, Kedros, 2010.

GOETZ O., « Pourquoi tant de mensonges dans cette confession ? », in Temporairement Contemporain, no 3, 2010 ; SAMARA Z., « Voix geste silence, l’insoutenable quête du moi dans le théâtre de Maria Efstathiadi », in Paravassis (revue publiée par le département d’études théâtrales de l’université d’Athènes), no 10, 2010.